Le château de Lunel-Viel, domaine viticole. Histoire, cadre de vie et gestion : 1843-1987
Le château de Lunel-Viel, domaine viticole.
Histoire, cadre de vie et gestion : 1843-1987
D’où qu’il vienne, le voyageur l’aperçoit de loin, bien avant de voir les maisons qui l’entourent : massive, couronnée de mâchicoulis, la tour surplombe le village de Lunel-Viel (fig. 1). Sur un cliché du début du XXe siècle, un autre monument domine les villageois qui posent devant la chambre photographique : l’orangerie du château. Bordant la route nationale, l’édifice capte le regard par sa masse autant que par l’opulence de son décor (fig. 2). Ainsi le château marque-t-il son emprise sur le paysage : où que l’on soit, à quelque hauteur que porte le regard, ce contraste s’impose. Contraste topographique ?, point, nous sommes dans la plaine. Héritage médiéval ?, moins encore, le château fut construit au XVIIe siècle et resta longtemps une demeure villageoise, spacieuse certes mais sans ostentation. C’est à la conjonction d’une ambition, celle de Paul Manse (1838-1896), et du déploiement de la viticulture de masse, que l’on doit cet héritage architectural, marquant le succès d’un modèle socio-économique de la seconde moitié du XIXe siècle : le domaine viticole.
Phénomène majeur de l’économie méridionale sous le Second Empire et le début de la IIIe République, la monoculture de la vigne produisit, on le sait, une prospérité subite dans les campagnes, source d’enrichissement pour les grands propriétaires. Ainsi les paysages languedociens reçurent-ils une nouvelle parure, des châteaux dans la construction desquels furent investis les confortables profits du vignoble. Le phénomène marqua particulièrement et marque encore les campagnes Biterroises et Narbonnaises, régions aux cent châteaux dont C. Ferras a dressé la typologie (Ferras 1989).
Sans être dépourvu de ces monuments, le Languedoc oriental (Gard et arrondissement de Montpellier) ne supporte pas la comparaison avec la région voisine. Les châteaux viticoles y sont moins nombreux et généralement plus discrets. À cela il y a une raison principale, toute simple et radicale à la fois : la prospérité du vignoble s’est trouvée stoppée par la propagation du phylloxéra entre les années 1865 et 1870. Apparu dans la bordure rhodanienne du Gard, l’insecte se déploya lentement d’est en ouest : du Nîmois au Montpelliérais les régions atteintes virent tarir leurs récoltes, tandis que les régions plus occidentales bénéficiaient d’un sursis de cinq à dix ans qu’elles mirent à profit en occupant les parts de marché ainsi libérées ! De là des effets cumulés : des bénéfices encore accrus et un rétablissement plus prompt pour la viticulture biterroise car lorsque le phylloxéra atteignit le Languedoc occidental, le fléau était en passe d’être jugulé à force de recherches. À ce facteur conjoncturel ajoutons un trait structurel, la répartition foncière jouant en faveur des grands propriétaires à l’ouest, tandis que la propriété restait plus morcelée à l’est. De ce fait, les moyens furent sensiblement moindres et moins concentrés en Languedoc oriental, d’où une marge d’initiative plus limitée ; plutôt que de construire denouveaux châteaux, les propriétaires de domaines prirent généralement option d’embellir de vieilles demeures.
On peut tout de même citer quelques créations imposantes comme le château de Guillermain près de Mauguio, celui de Grammont à Montpellier ou surtout celui de Montcalm à Vauvert, mais ce ne sont que de brillantes exceptions au sein d’un paysage mitigé. Le Lunellois, si rapidement et si profondément acquis à la viticulture de masse, ne possède que quelques châteaux viticoles, vieilles demeures aristocratiques qui reçurent alors les signes d’une ostentation bourgeoise. Avec le château de Pouget à Vérargues, celui de Lunel-Viel offre l’un des témoignages les plus aboutis de ce compromis entre héritage et innovation ; cela fait l’intérêt de son étude et, puisqu’il constitue désormais un espace public, de sa visite.
Un autre trait, et non des moindres, plaide en faveur de son exemplarité : la documentation considérable dont on dispose à son égard. Grâce à la clairvoyance et à la ténacité d’un membre de l’association d’archéologie et d’histoire du Lunellois, l’essentiel des archives de la famille Manse, propriétaire du domaine du château de Lunel-Viel, a été sauvé de la dispersion 1. Acte d’achat de la propriété, plan aquarellé du château et de son parc, plans parcellaires des cultures, registres de dépenses, commandes et factures couvrent la période des années 1910 à 1960. Il n’est pas jusqu’au fauteuil et au bureau du propriétaire, sur lequel furent établis ces documents, qui ont pu être préservés ! Pour l’essentiel, cette documentation a rejoint les archives communales conservées au château, devenu Hôtel de Ville après son acquisition par la commune en 1991.
Afin de mesurer la place et la fonction du domaine dans la vie locale, de cerner sa part dans le déploiement de la monoculture de la vigne, nous allons aborder l’étude du château de Lunel-Viel sous trois angles : successivement son histoire, son cadre de vie puis sa gestion.
1. Histoire du château et du domaine
Le château de Lunel-Viel et ses dépendances se développent autour d’un vaste parc arboré situé en lisière nord du centre ancien du village. Devenue centrale après la construction de nouveaux quartiers à la fin du XIXe siècle, entre route nationale et voie ferrée, cette localisation résume l’histoire du château (fig. 3). Premier point : s’il n’occupe ni une butte ni le cœur du village, c’est que le château n’est pas médiéval. Le plan de l’édifice ainsi que les indices stylistiques trahissent plusieurs étapes de construction (fig. 4). Le noyau initial forme un logis rectangulaire de 10 m par 15 m, bordant l’ancienne Grand-Rue. Ce premier état pourrait remonter au XVIe siècle si l’on en juge par une fenêtre à croisée simple qui subsiste sur l’ancienne façade, ouverture murée lors de la construction d’un nouveau corps desservi par un grand escalier à arcs rampants et balustres (fig. 5), caractéristique de l’architecture montpelliéraine de la seconde moitié du XVIIe siècle. L’édifice connaît un nouvel agrandissement au XVIIIe siècle avec la construction d’une aile orientale qui ferme la cour centrale et établit une symétrie. L’ensemble des façades est alors repris de manière homogène, greffe dont témoignent de fausses ouvertures sur la façade, pour masquer le raccord d’un mur antérieur. La dernière touche, la plus visible de l’extérieur, intervient à la fin du XIXe siècle lorsque l’édifice est mis à la mode gothique avec l’érection d’un donjon, au nord, et la création de faux créneaux couronnant la façade occidentale du bâtiment du XVIe siècle (fig. 6).
Second point : s’établissant hors du réseau tortueux de l’urbanisme médiéval, le château préfigure une phase d’urbanisation qui verra le village s’étendre, par lotissement, hors du noyau ancien, jusqu’à atteindre la voie ferrée avant la fin du XIXe siècle.
Emblématique de l’histoire locale, le château l’est encore sur le plan social. Si l’on ne cerne pas encore le contexte de sa construction, l’histoire du château est bien illustrée à partir du XVIIe siècle. Il appartient alors à la famille Trémolet, de noblesse récente puisque le seigneur Jean-Louis a été anobli en 1678. À la demeure est attaché un domaine d’une quarantaine d’hectares essentiellement consacrés aux céréales, la vigne couvrant moins du quart de l’exploitation et produisant un peu de muscat, probablement pour la table du seigneur. Principale métairie du village, l’exploitation est régulièrement affermée car Trémolet, lieutenant du roi de la place de Montpellier — gouverneur militaire — réside en ville et ne fait que d’occasionnels séjours à Lunel-Viel (Raynaud dir. 2007, 151, 194).
Au siècle suivant, en 1785 le château et son domaine sont acquis par un riche bourgeois montpelliérain qui réalise un placement foncier. Le nouveau châtelain, Jean-Jacques-Louis Durand, n’y réside pas plus que le précédent. Maire de Montpellier, très actif au sein du Comité de Salut Public de l’Hérault, ses positions fédéralistes lui valent sa condamnation : il meurt sur l’échafaud en 1794. Confisqués et vendus aux enchères, le château et la propriété seront rachetés en 1812 par la veuve de Durand. L’inventaire des biens alors dressé par le notaire précise la répartition des cultures au sein du domaine: sur une propriété de 47 hectares, 32 sont réservés aux céréales et 9,9 seulement sont consacrés à la vigne, dont la moitié en muscat. Ainsi perdure le système agricole de l’ancien régime, au sein duquel la vigne occupe une part encore modeste.
C’est à peu de choses près dans le même état que le château et son exploitation sont acquis en 1843 par la famille Manse. Venus du notariat, les Manse occupent de hautes fonctions juridiques à Nîmes. Leur fortune culmine durant la seconde moitié du XIXe siècle sous la gestion de Paul Manse. Avocat d’affaires, Paul est fortement impliqué dans la sphère viticole : il plaide tour à tour pour des négociants, des viticulteurs ou pour les chemins de fer, à l’occasion de litiges sur l’acheminement du vin. C’est qu’en quelques années, la vigne a envahi le paysage agricole, évinçant les anciennes cultures vivrières. Juristes, les Manse sont hommes de papiers et archivent scrupuleusement toute pièce relative au château et à la gestion du domaine. Voilà qui explique la profusion d’un fonds documentaire exceptionnel au plan régional, tant les archives familiales demeurent difficiles d’accès aux chercheurs, quand elles ne sont pas perdues ou dispersées, comme le notait Y. Maurin voici deux décennies (1984).
« Plan parcellaire de la propriété de Mr Paul Manse, avocat »
Ce titre, suivi de la mention manuscrite portée à l’encre rouge « exemplaire revu et annoté par moi », figure sur la couverture d’un cahier de 20 feuilles, contenant 19 plans. La première page donne le « plan d’ensemble de la commune de Lunel-Viel » à l’échelle 1/20 000e, sur lequel sont aquarellées en rose les différentes parcelles constituant la propriété de Paul Manse (fig. 7). Les 18 feuilles suivantes présentent les plans parcellaires aquarellés de chaque quartier cadastral, à l’échelle 1/300e. La dernière feuille du cahier donne un « tableau indicatif des surfaces » récapitulant la superficie de chaque parcelle ou groupe de parcelles, classées par quartier cadastral, avec la ou les cultures que l’on y trouve. Au bas de la page figure la certification du document : « dressé par le géomètre soussigné, Montpellier, le 20 mars 1895, signé C. Mercier ».
Au total, le domaine couvre 42 hectares, 82 ares et 33 centiares, ce qui en fait l’une des principales propriétés de la commune où la plupart des propriétaires possèdent 2 à 3 ha. À l’échelle locale cela reste cependant un « petit » domaine en comparaison des centaines d’hectares que couvraient les domaines de Marsillargues ou de Mauguio.
Sans surprise, en cette fin du XIXe siècle la vigne couvre la quasi-totalité du domaine, laissant seulement 87 ares à une olivette, et 6 ares 35 à une vigne et oliviers, minuscule parcelle de culture mixte, survivance de l’agriculture ancienne.
La carte de la première page montre que les parcelles du domaine se répartissent sur l’ensemble du territoire, avec cependant une nette prédilection pour la plaine et les abords du château. Près de la demeure en effet, autour du chai se développent deux parcelles massives, le Clos Vieux et le Clos Neuf, couvrant respectivement 7,73 ha et 5,77 ha. Soigneusement clôturés, ce que l’on peut voir encore de nos jours, les clos constituent le cœur du domaine.
Miraculeusement conservé, un croquis préparatoire à l’encre donne le détail des parcelles qui constituent le Clos Neuf, dont on apprend ainsi qu’il s’agit d’un remembrement patiemment opéré par achat (et par échange ?) de petites parcelles à divers propriétaires (fig. 8). Voilà la marque de cette époque, dans la façon dont Paul Manse s’efforce de rationaliser l’organisation de l’exploitation, qui ne s’étend pas mais se remembre. Sur le plan de la parcelle dite du « Clos Neuf », couvrant 5,77 ha, figure l’ancien découpage révélant que l’on est en présence d’un remembrement de 17 parcelles rachetées à douze propriétaires distincts. Le croquis préparatoire de ce plan énumère les surfaces acquises : 1,8 are à M. Pommier, 32,5 ares à M. Ensuque de Durand, 22,5 ares à M. Dugaret, etc., la plus grande parcelle couvrait 1,87 ha ! Ce dossier exemplaire mériterait une étude approfondie des papiers du domaine afin de savoir sur quelle durée s’étalèrent les rachats et de comprendre la motivation des vendeurs : remembrement pour les plus aisés, appauvrissement consécutif au phylloxéra pour d’autres ? C’est tout un pan d’histoire socio-économique qui reste à éclairer. Le présent article n’a d’autre ambition que d’établir un état des lieux et d’ouvrir des pistes d’étude. Venons-en maintenant au cœur du domaine, le château qui abrite la famille du propriétaire.
2. La vie de château : un cadre idéal une image éclectique
Plan géométrique du château de Lunel-Viel appartenant à Mr Paul Manse, avocat à Nîmes, chevalier de la Légion d’Honneur. Ainsi s’intitule un grand plan aquarellé de 140 par 76 cm, dressé en 1895 par le géomètre Mercier, déjà chargé de la réalisation du cadastre domanial (fig. 9). Encore affiché dans le grand escalier du château, ce plan manifeste le soin apporté à l’organisation du cadre de vie des châtelains.
Paul Manse est à l’aise dans son domaine. En moins de vingt ans, les revenus du barreau ajoutés aux récoltes du vignoble lui permettent de réaliser d’importants travaux dans le cadre d’un projet d’ensemble, tant pour l’agrément du parc que pour l’embellissement du château.
Sous son impulsion, le parc prend une ampleur et une qualité sans précédent. Depuis le XVIIe siècle, le château jouissait certes d’une grande cour avec un colombier, mais l’essentiel du terrain restait utilitaire avec un grand jardin de légumes, « jardin à roue », c’est-à-dire pourvu d’un puits à noria pour l’irrigation des maraîchages. Ce jardin était régulièrement affermé pour la culture. L’agrément en était donc fort limité, malgré la construction en 1673 d’une glacière, répondant à la mode des boissons fraîches et des sorbets (Raynaud dir. 2007, 152). Au XVIIIe ou au début du XIXe siècle fut construite une modeste orangerie, « ancienne serre » qui porte le n° 13 sur le plan de 1895.
Ce plan révèle un ensemble de toute autre envergure, à commencer par la grande orangerie bâtie en 1876 sur un projet de l’architecte Allard. Couvrant 29 m de long pour une largeur de 5,9 m, l’édifice en pierre de taille tendre est généreusement éclairé sur sa façade principale et sur ses murs pignons par onze larges baies en plein cintre. En façade, les baies sont encadrées de trumeaux et de médaillons ornés de placages de marbre, tandis que les baies des pignons sont encadrées de colonnes de pierres dures (fig. 2). Il est couvert par une audacieuse voûte en berceau de briques s’élevant à 7,55 m, renforcée par des poutrelles métalliques et couverte d’ardoises taillées en écailles. Sur sa façade principale et ses pignons, l’édifice a reçu une riche ornementation dessinée par l’architecte et sculptée par Michel et Brémond : grands antéfixes, vases de pierre, motif central avec le portrait en buste de Madame Manse, tympan au chiffre de Manse…, le tout pour la somme de 11 707,18 F !, (le franc du Second Empire équivaut à 3,3 euros environ). Jusqu’en 1967, l’orangerie abritait chaque hiver une trentaine d’orangers dans des vases d’Anduze du début du XIXe siècle. L’orangerie du château a été classée en 1990 à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. Depuis lors, le bâtiment a fait l’objet de plusieurs campagnes de restauration assurant sa préservation.
Si elle en constitue le fleuron, l’orangerie n’épuise pas les agréments du parc. Dans le goût du Second Empire, celui-ci s’étoffe au même moment d’un jardin anglais, sur 1,57 ha. Tandis que la partie nord du parc s’ordonne strictement autour de l’allée de l’orangerie qu’il s’agit de mettre en exergue, dans la partie sud un lacis de sentiers bordés de buis ménage une promenade plus sinueuse, égayée par la volière des oiseaux et rythmée par le jacquemart (fig. 10). Flâner dans le parc c’est un peu voyager autour de la terre, en passant du Palmier de Chine au Buis des Baléares, du Plaqueminier de Chine au Févier d’Amérique, du Cyprès bleu de l’Arizona au Cèdre de l’Himalaya, de l’if d’Irlande au Micocoulier de Virginie… Par le choix des essences, le parc témoigne encore de l’ambition du châtelain.
L’anglomanie qui préside à l’agencement du parc et de l’orangerie voisine avec le Moyen Âge mis à l’honneur vingt ans plus tard avec la construction d’un faux donjon en 1895. Médiévale encore, l’inspiration qui préside la même année à l’aménagement d’une petite chapelle privée dans le style gothique. Entre les deux versants de cet éclectisme, la décoration intérieure du château connaît elle aussi d’amples remaniements : au rez-de-chaussée s’imposent les lourdes boiseries impériales des salles à manger, salons, billard et salle de chasse, tandis qu’aux étages la décoration du XVIIIe siècle reste présente malgré la création de quelques cheminées.
Le style gothique avait aussi été retenu par la famille Sabatier d’Espeyran pour rebâtir le château de la Tour de Farges, sur les coteaux au nord-ouest du village : si finalement le projet ne vit pas le jour, les études des façades ont été conservées dans les archives de l’architecte Louis Garros, fameux pour ses nombreuses réalisations en Biterrois, à qui le projet avait été confié (Ferras 1989, 45). Éclectisme et ostentation caractérisent ainsi cette « renaissance châtelaine » du second XIXe siècle. S’ils ne créent pas de nouvelles demeures, les grands propriétaires ne manquent pas d’ambition pour donner un nouveau lustre aux demeures aristocratiques, passablement défraîchies depuis le XVIIIe siècle. C’est un trait caractéristique de l’époque que d’investir dans la pierre les bénéfices du domaine, ce que fit aussi près de Vérargues, au domaine du Pouget, la famille Coulondre, mettant au goût du jour le château du XVIIe siècle (fig. 11).
3. Le domaine viticole
Sitôt franchies les limites du parc s’impose un autre paysage : aux sentiers de plaisance, au gargouillis des fontaines succède l’ordre implacable des champs. Vigne du clapier, vigne du nouveau Jardin, vigne du Moulin à Vent…, sans négliger les pépinières : tout l’espace est voué à la culture qui fait la richesse du domaine. Ce domaine, le maître peut l’embrasser du regard lorsqu’il franchit son perron et s’avance dans la cour : de là une allée tranche le parc et traverse le vignoble sur près de 700 m sans fléchir. La vigne enserre le château sur plus de 10 ha, et représente le cœur du domaine. De façon significative, le plan géométrique du château n’établit ni hiérarchie ni rupture entre l’outil de production et la résidence : le château c’est le domaine, et le domaine c’est le château. Sur la légende du plan, sitôt après le château et les jardins sont énumérés les bâtiments d’exploitation : revue de détail.
L'équipement du domaine
Les bâtiments d’exploitation qui sont sur le derrière du parc…, composés d’une écurie, d’une bergerie et de deux cuves désignées sous le nom de petites cuves qui forment le couchant de la basse-cour. C’est en ces termes que l’acte d’achat du château par Léon Manse en 1843 décrit l’équipement du domaine : deux petites cuves pour vinifier la production du domaine, voilà un équipement d’avant la révolution viticole. À cela s’ajoute une distillerie qui appartenait initialement au château mais ne fait plus partie du domaine et apparaît citée parmi les bâtiments voisins (Girard 1987, 24).
Pour mesurer l’ampleur de l’évolution, lisons maintenant le plan géométrique de 1895 déjà cité, source incontournable pour notre enquête. La basse-cour n’a pas changé de place mais sa composition paraît sensiblement étoffée : écurie et bergerie sont toujours là, à l’ouest, au plus près du château où l’on reconnaît l’ancienne métairie disposée autour d’une petite cour (fig. 9 n° 14). Une convention établie en 1879 entre M. Manse et le bourrelier Dalichon, pour l’entretien et le renouvellement des harnachements, nous apprend que le domaine disposait de huit chevaux de trait. À cela s’ajoutent au sud et à l’est logement du régisseur et dortoir des domestiques, mais surtout une cave de 50 m de long couvrant plus de 1 000 m2 et un « hangar des charrettes » d’égale envergure : le centre de gravité de la métairie a basculé vers l’est, autour d’une cour de 1 200m2 (n° 15). Un couple stéréo-photographique pris en 1898 ne laisse aucun doute quant au changement d’échelle de l’exploitation : la cave et le hangar flambant neufs, imposent au regard la blancheur de leurs enduits, l’ordonnance de leurs piliers de pierre et leurs soupiraux, ouvertures dont l’ampleur trahit le volume des moûts qui fermentent dans ces murs (fig. 12).
Plusieurs fouloirs et deux pressoirs attendaient les tombereaux de raisin à l’entrée de la cave. La vinification s’effectuait dans cinq grandes cuves en pierre et s’achevait dans des foudres qui restèrent en usage jusqu’aux dernières récoltes, dans les années 1960. Douze foudres de 500 hl s’alignaient de part et d’autre de l’allée centrale, à quoi s’ajoutaient cinq foudres de 200 à 250 hl dans l’espace voisin, soit une capacité totale de 7 500 hl. C’est plus du double de la production déclarée vingt ans plus tard par L. Manse dans l’annuaire de l’Hérault en 1906, année de forte récolte pourtant : 3 500 hectolitres. Le chai aurait-il été surdimensionné afin de pouvoir héberger deux récoltes, par anticipation des problèmes de mévente ?
Près de vingt ans avant la construction de la cave coopérative villageoise, le domaine du château manifeste la radicalité du changement agricole : agrandie et modernisée en 1895, sa cave claironne la modernité de la viticulture de masse. Regroupant les terres, employant à la journée les prolétaires et petits propriétaires, le domaine s’inscrit en rupture contre l’ancien ordre des champs. Vingt années et plusieurs crises de marché : c’est le temps et les épreuves qu’il faudra pour voir naître le mouvement coopératif dont le projet technique s’inspire du modèle domanial des années 1890.
Une autre photographie des années 1890 permet de compléter cette description du domaine et d’en approcher la dimension laborieuse. La photographie est prise dans la cour de la ferme, qui n’a guère changé d’aspect jusqu’aux dernières années du XXe siècle. À l’arrière-plan, l’espace est fermé par un bâtiment à étage, logement du régisseur et des ouvriers à l’année (fig. 13). Sur la façade, installée par l’horloger du village et encore en place aujourd’hui, l’horloge compte le temps de chacun : on est moderne au château ! À gauche s’élève la masse de la cave dont on distingue l’angle sud-ouest. Entre les deux bâtiments, un large portail charretier surmonté de fausses meurtrières, dans le goût du donjon voisin : à la ferme comme au château, rien n’est laissé au hasard.
Minutieusement mis en scène, les salariés du domaine posent devant la chambre noire, figés dans les postures représentatives de leur fonction. Ils sont quinze, depuis le laboureur entre deux mules attelées à des charrues brabant, à la droite de la scène, jusqu’au berger, bâton en main et chien en laisse, en passant par le sulfateur au premier plan, tenant par la bride la mule chargée des citernes de sulfate… Il faudrait encore des pages pour analyser ce document d’histoire sociale, parler des tenues vestimentaires contrastées, des positions symboliques, de l’équipement technique, confronter avec d’autres scènes de genre. Beaucoup reste à faire pour connaître et comprendre l’imagerie viticole languedocienne.
Les travaux et Les jours
Découvrons maintenant la vie du domaine à travers sa comptabilité. Il faut pour cela franchir quelques décennies car les comptes du XIXe siècle ne nous sont pas parvenus. Parmi les dizaines de cahiers de comptes, nous avons étudié, de façon aléatoire, le registre de l’année courant d’octobre 1935 à septembre 1936. Ces dates peuvent surprendre car l’année du vigneron n’est pas l’année civile : elle commence après les vendanges pour s’achever avec les vendanges suivantes ! L’agriculteur mesure la réussite de son activité annuelle à sa récolte. Autre surprise : pourquoi choisir l’année 1936, au plus creux de la crise qui secoue la viticulture languedocienne, certainement l’un des moments les plus difficiles de son histoire ? Fallait-il pour cela effectuer un second choix en faveur d’une année plus « moyenne » ? C’était alors renoncer à observer les effets de la crise et la montée du mouvement social qui aboutit au Front Populaire. Sombre ou prospère, une année seule ne peut prétendre résumer une histoire séculaire; il faudra à terme entreprendre l’étude de l’ensemble des archives domaniales.
Cette comptabilité est tenue minutieusement par le propriétaire lui-même qui gérait le domaine avec le concours d’un régisseur. Ce dernier, on l’a vu, disposait d’un logement sur le plan de 1895 mais la situation semble différente après la Grande Guerre. La présence d’un régisseur reste exceptionnelle, comme ce fut le cas en 1933 à la mort de Léon Manse : Louis Lannes, grand-père de Jean-Louis Girard, assura alors la gestion durant quelques mois, le temps pour Paul Manse de prendre en main le domaine dont il héritait.
Recettes et dépenses sont notées semaine par semaine. Chaque registre comporte sur les pages de gauche des « recettes » sous le titre : « pris à la banque » ou « donné », c’est-à-dire pris sur les revenus du vignoble. Sur les pages de droite figurent les dépenses notées en détail, ce qui permet de suivre la vie du domaine dont nous allons évoquer les aspects les plus significatifs.
Dans un premier temps, on peut globaliser les dépenses en salaires et les lire comme un calendrier des travaux. Les salaires, comptés en journées, constituent le poste le plus élevé avec une moyenne mensuelle qui tourne autour de 5 200 F, tandis que la moyenne mensuelle des dépenses d’entretien et de fournitures s’élève à 3 689 F. Les temps forts de l’année sont marqués par les points hauts du graphique : sulfatage au printemps et vendanges en septembre ; la taille occupe aussi beaucoup de bras mais elle s’étale sur plusieurs mois (fig. 14).
Les cahiers de comptes des années 1930 éclairent l’organisation du travail, dont l’essentiel est assuré à la journée par des ouvriers du village ou des environs. Les noms des journaliers sont notés sur le semainier qui accompagne le registre de comptes. L’équipe est stable, on retrouve les mêmes noms au fil des mois. La plupart sont de petits propriétaires auxquels leur exploitation n’assure pas des revenus suffisants. S’ils sont tous villageois, certains le sont de fraîche date comme Lopez et Sola qui trahissent une immigration espagnole, afflux constant depuis le début du siècle.
Deux tarifs distinguent hommes et femmes dont le travail est compté en journées : 16 à 18 F pour les hommes, 8 à 9 F pour les femmes et les adolescents 2. Ces ouvriers sont dirigés par un baïle, chef d’équipe lui aussi employé à la journée avec un supplément de 0,50 F, mais resté anonyme sur le registre. Des informations plus détaillées sont consignées dans le semainier qui donne, au jour le jour, le détail des travaux : le temps qu’il fait, les labours et les charrois, la nature des travaux réalisés par les ouvriers, leurs noms, ceux des femmes et des enfants. Ces détails sont portés d’une même main sur des feuillets doubles, un par semaine, portant titres, lignes et colonnes imprimés à cet effet.
Deux travailleurs seulement reçoivent un salaire mensuel, le jardinier pour les mois de mars à juin, et un certain Ronge dont les fonctions nous échappent : ce n’est pas le baïle, Bosc (ici chef d’équipe et non régisseur), qui est compté parmi les journaliers avec un supplément de 0,50 F à la journée ; il s’agit plus probablement du païre (littéralement « le père »), ouvrier plus âgé, généralement logé au domaine, à qui incombait l’encadrement des ouvriers, le soin des chevaux et l’entretien du matériel et des bâtiments. Son épouse, la maïre, tenait généralement la même fonction auprès des ouvrières, ou préparait les repas des journaliers, mais dans le cas présent les registres n’en font pas état.
Voyons maintenant le déroulement des travaux durant l’année viticole, à travers les notations les plus significatives du registre, portées en italiques. Ces quelques exemples sélectionnés de façon empirique ne prétendent pas fournir une vue complète de l’année domaniale ; du moins donnent-ils un aperçu de la documentation qui reste à exploiter de façon systématique.
Octobre 1935 : après tes vendanges commence L'entretien du vignoble 3
- 898 trous à 0,50 F : on arrache les pieds de vigne crevés puis on creuse des trous pour replanter.
- expédition fût vin rouge Jean ; régie, chemin de fer : vente et expédition de vin par un courtier du village.
- note Nayral : le maçon du village reblanchit à la chaux les bâtiments de la ferme.
- factures La Chazette à Nîmes, Roussille : réparation ou remplacement du matériel agricole. L’usine La Chazette fut l’un des fleurons de l’industrie nîmoise de mécanique agricole.
- assurance des chevaux et des mules: contre le risque d’épizootie ou de blessure.
Novembre : plantation et distillation
- 562 trous: toujours la préparation des replantations.
- étrennes Antoine pour la distillerie : une distillerie coopérative existe depuis 1913 à Lunel-Viel mais M. Manse distille au château, faisant appel à un entrepreneur de distillation, Jean Raynaud, grand-père de l’auteur, dont on a conservé les reçus pour la pesée du marc à distiller en septembre 1933.
- payé les assurances sociales pour 6 hommes, 66 F : assurances instaurées en 1930 par le gouvernement, première couverture sociale avant les avancées du Front Populaire. Famille de juristes, les Manse étaient très au fait du droit social ; en témoigne la présence dans leurs archives du Manuel des Syndicats agricoles, de la Mutualité et de la Coopération Agricole, édition Dalloz de 1925.
Le semainier donne des indications plus circonstanciées, nous apprenant par exemple que les jours de pluie sont consacrés à couper du bois de chauffage, à préparer les liens en fil de fer pour le ramassage des sarments… Mais les mois d’automne, comme le mois de juillet, sont souvent des temps de chômage.
Décembre : fin de la vinification et début de la taille
- 1174 trous, achat 2 800 porettes… (jeunes pieds de vigne) : poursuite des replantations.
- 3700 pieds: début de la taille ; ramassage des sarments par les femmes et les enfants.
- analyse des vins à l’école d’Agriculture de Montpellier: contrôle et fin de la vinification.
- deux paquets de fûts neufs ; étrennes à Antoine pour les soutirages: mise en fûts du vin nouveau.
- Pont-de-Crau fourrage: nourriture pour les chevaux du domaine ; le fourrage de Crau est l’un des plus recherchés.
Janvier 1936 : replantations, entretien, préparation du jardin
- encore 389 trous pour les replantations.
- 24 500 pieds: poursuite de la taille et du ramassage des sarments.
- payé à Durand, charron, sa note: le charron répare charrettes et charrues.
- à Henri pour le jardin: préparation des plantations.
Février : replantations, entretien, amendement
- encore 625 trous pour les replantations.
- payé à Algrain sa note: réparations de sellerie, harnachement, bourrellerie, maréchalerie.
- payé à Lamat sa note: entretien des foudres et futailles.
- note Bosc chaux à amender: épandage de chaux dans les sols argileux de la plaine pour améliorer le drainage et la fertilité ; la chaux était aussi utilisée pour préparer le sulfate de cuivre utilisé contre le mildiou.
Mars : fin de la taille, début des labours
- solde sarments carignans: fin de la taille et du « gavelagex », le ramassage des sarments, les « gavels ». Ce travail était réservé aux femmes et aux enfants ainsi que d’autres travaux d’hiver : épandage du fumier, échaudage contre les insectes, cueillette des olives, de même que d’autres tâches plus pénibles tels le soufrage et le sulfatage au printemps, ou encore le sarclage en été.
- déchaussage vigne Lydie: après le labour, le déchaussage consiste à dégager les pieds de vigne du cavaillon, bourrelet de terre laissé par la charrue. Lydie est l’une des journalières du domaine, probablement veuve ou célibataire, donc sans homme pour « faire marcher » son bien.
- payé à M. Gaujoux à Alzon 8 100 kgs fumier de bergerie: le meilleur engrais biologique !
- achat d’une petite charrette, probablement pour épandre le fumier.
Avril : labour, soufrage et sulfatage
- déchaussage: encore plus de 20 000 pieds !
- plantations au jardin: emploi du jardinier à temps plein.
- 5 000 kgs sulfate de cuivre Péchiney: attention au Mildiou !
- 500 kgs de Soufralo Roger Simon: avec le soufre on combat l’oïdium.
- 1 200 kgs fleur de chaux: pour amender le sol.
- note Durand: forge et charronnage.
Mai : fin des labours, sulfatage et dernières replantations
- journées salariées : fin du déchaussage, important poste pour le sulfatage.
- Jardinier: encore un mois à plein-temps.
- payé à Mr Jourdan à Garons 1 000 porettes rupestres : replantation de vitis rupestris, porte-greffe américain ; depuis le phylloxéra on ne renouvelle plus la vigne par provignage mais en plantant des porettes ou greffons (boutures) achetés aux pépiniéristes.
- note Fajon, tonnelier.
- pour tondre le chien: 10 F, soit 2 F de plus que le salaire journalier d’une femme !
Juin : sulfatage, entretien du château
- journées salariées : encore un important poste pour le sulfatage.
- Indemnité de grève (11½ journées à 20 F): le mouvement social du printemps 1936 est sensible dans le Languedoc viticole où les travailleurs agricoles se mobilisent pour obtenir des conventions collectives ; large soutien électoral au Front Populaire dans l’arrondissement de Montpellier.
- payé à Mr Ortallego, maçon à Lunel, réparations au château.
- payé à Mr Guilhem, Lunel, le port de 6 500 kgs fourrage de Scamandre: fourrage ou roseau des marais de Scamandre ? le fourrage était souvent coupé de roseaux.
- note Marcou: grains et farines à Lunel.
- assurances sociales.
Juillet : sulfatage, entretien de la cave
- journées salariées: encore le sulfatage.
- notes Durand et Marcou: bourrellerie, grain, farine pour les volailles.
- note Arnaud, foudrier: réparations à la cave en préparation des vendanges (fig. 15).
Août : mois creux avant les vendanges
- peu de journées salariées, probablement pour le désherbage des vignes.
- riz pour les poulets… petites pommes de terre pour canards…
- graines et plants pour le jardin.
- payé à la Bruyère 10 655 kgs paille : stockage en prévision des vendanges.
- payé à Lydie 25 hectos de vin à 71,50 F moins 200 F de culture: cette dépense concerne la petite propriété de l’employée évoquée plus haut, dont M. Manse assure les travaux de culture et se charge de vendre le vin, du produit duquel il soustrait les frais d’exploitation.
Septembre : vive les vendanges !
- payé les vendanges à la journée. 32 F les hommes, 20 F les femmes : 11 234,50 F: principal poste de dépense de l’année (fig. 16).
- payé la semaine de pressurage: salaire pour le travail au pressoir.
- note Jayet (luzerne): avant la mécanisation, mules et chevaux travaillent dur pour les vendanges.
- payé l’anhydride sulfureux, méta-bisulfite de potasse, plâtre: produits pour la vinification.
- payé à Pierre Jayet 1 050 kgs de chaux: prévision des amendements d’automne.
Ainsi s’achève une année de labeur au domaine du château… Les dernières pages du registre récapitulent recettes et dépenses et l’on voit apparaître, aux pages 198-199, les recettes du domaine, vente du vin pour l’essentiel, (à quoi s’ajoutent de petites ventes de tartre et de fourrage) pour un total de 115 729,65 F. Sauvaire, Grassion, Boutang et Meloux : M. Manse traite principalement avec quatre négociants qui règlent par mensualités. Chaque acompte mentionne le prix de vente à l’hectolitre, qui varie de 51 à 85 F: le marché du vin est saturé et les prix sont au plus bas (Berger, Maurel 1980, 83).
Mis en regard des « dépenses sur la propriété » (p. 192-193), le montant des recettes fait apparaître un solde positif de 5 354,05 F pour la saison 1935-36. Un peu plus de 5 000 F de bénéfice (3 000 €), cela représente moins de 5% du chiffre d’affaires du domaine, ce qui est bien mince et ne laisse qu’une fragile marge d’évolution : impossible notamment d’acquérir un tracteur, dont le prix s’élève à 10 000 F et plus. Comment dans ces conditions moderniser l’équipement ? Les factures des artisans le montrent clairement : on entretient, on répare, on remplace peu en ce temps de crise. Les années 1930 marquent un sévère étiage pour le revenu viticole : comment maintenir les exploitations alors que le prix de vente du vin s’avère régulièrement inférieur au coût de production, qui s’élève entre 60 et 100 F l’hectolitre ?
Beaucoup reste à faire pour exploiter le riche fonds documentaire et éclairer d’autres aspects de l’exploitation domaniale. Entre autres questions, il serait particulièrement instructif d’observer l’évolution des revenus du domaine dans la longue durée et de mesurer l’impact des crises viticoles. De même, il faudrait étudier la part de la charge salariale et des assurances sociales, parallèlement au mouvement social. On pourrait aussi, dans une perspective de micro-histoire, analyser les réseaux d’encadrement du domaine, salariés, clients, fournisseurs, courtiers… À chaque lecture des documents émergent de nouvelles questions.
Transmettre : La formation d'un propriétaire dans Les années 1930
Bien évidemment, la préoccupation première de tout propriétaire est d’assurer la pérennité du domaine en le transmettant à son héritier dans les meilleures conditions. La gestion directe d’un domaine viticole, confrontée à des questions techniques d’une complexité croissante entre mécanisation du travail, conduite de la vinification et mise en marché de la production, ne pouvait s’apprendre de façon empirique, « sur le tas ». Dès les dernières décennies du XIXe siècle, une formation scientifique et technique s’était développée à Montpellier à l’École Nationale d’Agriculture, établie au domaine de la Gaillarde en 1870, au plus fort de la crise du phylloxéra (Maurin 1992).
Les archives de la famille Manse livrent des documents révélateurs à cet égard : les cahiers de cours de Paul Manse, deuxième du nom et petit-fils de l’avocat. Au début des années 1930, Paul Manse était élève à l’École Nationale d’Agriculture de Montpellier où il suivait les cours des professeurs Branas, Lamau et Ventre, qui ont formé toute une génération de propriétaires viticulteurs. L’enseignement agricole n’était alors pas obligatoire et concernait principalement les fils de propriétaires aisés, détachés du labeur quotidien qui dans les familles plus modestes retenait à la vigne les pères et leurs fils. Ainsi la bourgeoisie terrienne préparait-elle ses descendants à la gestion du domaine.
Les cahiers portent sur trois matières principales : technologie agricole, viticulture et machines agricoles. Connaissance des cépages, conduite de la vigne, labours, fumure, irrigation, maladies et parasites, vinification, distillerie…, le jeune Paul reçoit une formation très complète. Entre les notes de cours, impeccablement calligraphiées, sont insérés des éléments de documentation : tableaux statistiques, articles de presse spécialisée, schémas techniques, brochures vantant les mérites de telle charrue et des premiers tracteurs. Parmi les sujets d’interrogation se pose spécialement celui de la mécanisation. Le tracteur pourtant ne fera pas son apparition au domaine avant les années 1950. Un prospectus décrivant le « Super-Tracteur Universel », un petit motoculteur de 6 cv, fournit un élément d’explication de cette mécanisation tardive : en 1932, ce petit engin coûte 9 800 F, soit à peine moins que le coût total des vendanges de 1936 (fig. 17) ! On comprend dans ces conditions, au plus fort de l’une des plus graves crises viticoles, que le rapport restait favorable au travail manuel et animal ! Cas local et particulier ? Certes pas : enquêtant à la fin des années 1930 dans la plaine de Vistrenque, entre Lunel et Nîmes, E. Jourdan recense seulement cinq tracteurs pour neuf villages : un à Gallargues, à Vergèze et à Uchaud, deux à Aigues-Vives, aucun dans les bourgs de Bernis et d’Aimargues ! (Jourdan : 1941, 39).
4. En guise de conclusion : crise et disparition du domaine
Dans les années 50 se perpétuait à Lunel-Viel la traditionnelle kermesse annuelle : le parc du château accueillait régulièrement cette manifestation en faveur de la paroisse ; on y donnait sous les arbres exotiques des scènes théâtrales. Des années 1900 jusqu’aux années 1980, rien n’était plus prisé que d’aller prendre les photographies de mariage ou de cérémonies devant l’orangerie du château, avec l’autorisation bienveillante des châtelains (fig. 18). Indéfectible lien social : quelle famille, parmi les villageois, n’avait jamais trouvé un emploi au château, pour la taille, les labours ou les vendanges ?
Comme toutes les exploitations languedociennes, le domaine Manse a traversé les vicissitudes de la viticulture, entre crise phylloxérique et mévente des années d’après-guerre. Longtemps stable, l’exploitation peu à peu vacille sous l’effet des crises des années 1950. Elle est mise en fermage dans les années 1970 puis commence le déclin : l’une après l’autre les vignes sont vendues ou vouées à l’arrachage primé. Acte symbolique fort, un hectare du parc est vendu à la commune en 1967, sur souscription des conseillers municipaux : les villageois découvrent ou retrouvent alors un espace de promenade fort apprécié. Lorsqu’en 1984, à un mois d’intervalle, M. et Mme Paul Manse décèdent, aucun de leurs descendants ne souhaite prendre la succession à la tête d’un domaine amoindri, dans la conjoncture difficile de la restructuration du vignoble régional.
Devenus une lourde charge d’entretien et d’impôts, le château et le reste du parc sont vendus à leur tour à une société privée en 1987, puis rachetés en 1991 par la commune qui réunit ainsi l’ensemble de la demeure et du parc. Le château devient l’Hôtel de Ville et le parc municipal s’agrandit. De plus en plus visités au cours des dernières années, le château et le parc se relèvent peu à peu des outrages du temps, constituant l’un des fleurons du patrimoine culturel et architectural du Lunellois. Quant à la vigne, elle a disparu aux abords du château et du village, se repliant sur les coteaux où l’on cultive le muscat. Partagée et réhabilitée en appartements, la grande cave du domaine se fond désormais dans un quartier résidentiel : ainsi s’achève un siècle et demi d’aventure viticole.
Scénario banal. Durant les dernières décennies du XXe siècle, sur sept autres domaines que comptait la commune de Lunel-Viel au premier tiers du siècle, quatre ont disparu et trois seulement ont subsisté, tous situés en aire d’Appellation d’origine Contrôlée : la côte du Mazet, le Grès Saint-Paul et la Tour de Farges. Les autres domaines, Vedel, Nabrigas, Font-Cendreuse et le mas de Gachon, ont vu l’exploitation s’anémier puis se fractionner. Leurs bâtiments sont aujourd’hui, pour la plupart, occupés par des logements.
Bibliographie
Berger, Maurel 1980 : A. Berger et F. Maurel, La viticulture et l’économie du Languedoc du XVIIIe siècle à nos jours, Montpellier, 1980, 211 P.
Ferras 1989 : C. Ferras, Châteaux de la vigne en Biterrois et Narbonnais, GREGAU, Recherches, 4, 1989, Montpellier, 160 p.
Girard 1983 : J.-L. Girard, Le château de Lunel-Viel, Lunel-Viel, 1983, brochure, 31 p.
Jourdan 1941 : E. Jourdan, La côte calcaire du Languedoc entre Nîmes et le Vidourle, Bulletin de la Société Languedocienne de Géographie, XII, 1941, p. 35-52.
Maurin 1984 : Y. Maurin, La gestion du domaine viticole aux XIXe et XXe siècle en bas-Languedoc et en Roussillon : permanence et évolution, La vigne et la civilisation du vin en pays languedocien et catalan. Actes du LVIIe Congrès de la Fédération Historique du Languedoc méditerranéen et du Roussillon, Montpellier, 1984, p. 119-127. Réédition in Hautes et basses terres languedociennes, Mélanges offerts à Y Maurin, Montpellier, 2006, p. 321-335.
Maurin 1992 : Y. Maurin, Université et économie régionale, l’École d’Agriculture de Montpellier, Septième centenaire des universités de l’académie de Montpellier, Montpellier, 1992, p. 168-171. Réédition in Hautes et basses terres languedociennes, Mélanges offerts à Y Maurin, Montpellier, 2006, p. 163-171.
Raynaud 2007 : Cl. Raynaud dir., Archéologie d’un village languedocien. Lunel-Viel du Ier au XVIIIe siècle, Monographies d’Archéologie Méditerranéennes, 22, Lattes, 2007, 407 p.
Sagnes 1994 : J. Sagnes, La condition des ouvriers agricoles en Languedoc méditerranéen-Roussillon dans la première moitié du XXe siècle, Recherches Contemporaines, 2, 1994, p. 45-52.
Notes
1. Nous tenons à remercier chaleureusement Jean-Louis Girard pour son attachement à la préservation du château de Lunel-Viel, tant dans ses bâtiments que dans ses archives. Grâce à l’amitié qu’il porte à la famille Manse, J.-L. Girard a pu sauver aussi la mémoire vive des dernières générations ayant vécu au château. Sans ses souvenirs précis portant sur mille détails de la vie quotidienne, la présente étude n’aurait pu être écrite.
2. Salaires et dépenses sont en « anciens francs » qu’il faut multiplier par 0,665 pour les convertir en euros… un salaire journalier de 18 F en 1936 correspondrait aujourd’hui au pouvoir d’achat de 10,8 euros (cours de 2002 selon l’INSEE). Pour l’historien, la comparaison terme à terme des niveaux de revenus est un exercice complexe et imparfait ; il n’en reste pas moins que les salaires des années 1930 étaient bas. Sur la condition des ouvriers agricoles en Languedoc, voir Sagnes 1994.
3. Les passages en italique sont des citations littérales du registre.
