Le sac – Renée Compan Julié
Le sac
Renée Compan-Julié
Un ouvrage de Rénée Compan Julié qui traite avec sensibilité un sujet si souvent évoqué. Certes. Mais c’est avant tout sa propre histoire.
Une jeunesse chamboulée par une période noire du XXème siècle. Un combat qui laisse des traces et parfois des cicatrices dont la plaie ne se refermera jamais.
Découvrez ce livre qui pour certains réveillera un passé enfoui dans la mémoire et pour d’autres leur permettra de comprendre ce que fut la vie des jeunes pendant cette période trouble.
Préface
C’est à un sombre et douloureux rendez-vous que la vie avait convié Renée ce jour-là. Ce jour où, par l’entremise d’une guenille reléguée depuis longtemps à l’oubli, les souvenirs d’une tragédie familiale, vécue dans le flot bouleversé de l’Histoire qui ne s’arrête guère aux intimes blessures, ont ressurgi. On ne peut dire du néant, mais d’un silence contenu, inconsciemment élaboré, entretenu, endigué…
Comme le mot sur le bout de la langue, qui vous obsède par son insaisissable présence, il est des douleurs qui vous accompagnent perpétuellement, au bord de l’esprit toujours, à fleur de conscience… Elles en deviennent comme des animaux familiers attachés à vos pas.
Ce que Renée vient nous raconter est de cet ordre-là.
Et soudain, tout fut à nouveau clair, présent, prégnant par le brin qui conduit à l’écheveau, et le flou d’inconsistance protecteur mais trompeur a cessé son vain travail d’effacement, d’évitement.
On trouvera à ce récit un certain lyrisme qui seul rend pour Renée Compan-Julié possible la confidence. Ce lyrisme n’est pas paradoxalement, une affèterie, pure figure de style, mais une distanciation encore aujourd’hui nécessaire pour résister à la vague destructrice que constitua la mort, ici évoquée, d’un frère, depuis lors centre évidé et vertigineusement hypnotique pour tout un cercle familial.
La forme littéraire n’est peut-être encore qu’un avatar – sera-ce le dernier ? – de ce qui si longuement imposa le mutisme. Écarter le débordement brut qui laisserait sans force face à l’épreuve, dominer par la maîtrise de l’écriture l’événement lui-même, ne pas lui laisser reprendre toute sa puissance d’anéantissement. Il s’agit cette fois, soixante ans après, d’être plus forte face à l’inadmissible. Car on ne meurt à vingt ans que d’une injuste mort !
L’aspect le plus poignant de ce récit touche au non-dit où chacun se barricade au long des années. Chacun vit sa peine avec la rageuse volonté de ne pas alourdir celle des autres… de ne pas ajouter son désarroi, ses effondrements. Une connivence, une conspiration de tous autour de ce qui ne sera pas dit. On changera de vie, on changera de murs, on changera d’amis… Mais on emportera partout ce malheur avec soi. C’est un abcès dont chacun devra guérir s’il le peut. Pour Renée, ce fut soixante années bien longues… Ils furent nombreux à supporter cette peine, dix frères et sœurs, les deux parents, mais le partage de la peine ne la divise pas… Et que penser de ce qui demeura souterrainement en chacun ?
Ayant le privilège de connaître Renée, ce texte, je ne l’ai pas lu, je l’ai entendu, scandé par le roulis des galets de sa voix, modulé, chanté parfois.
Il comporte des accents glorieux, oui glorieux, qui sonnent comme une revanche amère sur le destin. C’est là piètre consolation, mais le pire serait que s’effacent à jamais ENFIN ces souvenirs, rendant caduc et vide de sens ce qui fut un sacrifice. Si le cri a percé, c’est pour que naisse l’écho…
Jean-Michel Lévenard
Amicalement
Les souvenirs ne meurent pas, mais sont parfois asphyxiés par des événements puissants qui s’enchaînent à eux, les paralysent pour un temps indéterminé, les ensevelissent même. S’ils demeurent poignants, un simple fait suffit à les ranimer, à les extraire de leur carcan et leur redonner vie.
Alors ! Ils se dressent avec violence, fouettent, giflent, cinglent et réveillent avec cruauté la douleur endormie.
Sous la rudesse du choc, l’être humain désarçonné, bascule, meurtri, blessé toujours autant, par ce passé cruel qui a écorché, endeuillé une période de son existence, le mutilant à jamais.
Ma vie ! Désorientée, perturbée, ensanglantée à la suite d’un drame a volé en mille éclats brisant durablement ma Jeunesse.
Ah ! Souvenirs… ! Que vos rappels sont cuisants !
Nous étions en 1944, les Allemands sillonnaient notre région en tous sens, traquaient les jeunes qui désertaient leur foyer pour se réfugier dans des fermes éloignées ou des bourgades en retrait des routes principales. Cela, afin d’échapper au travail obligatoire qui les contraignait à délaisser leur patrie pour servir, de force, l’ennemi.
Il fallait faire un choix. Vivre avec la crainte de se laisser prendre ou entrer au maquis. Depuis l’appel du Général De Gaulle, le 18 juin 1940, des groupes de rebelles se formaient et prenaient le maquis, « Lieux montagneux, arides, sauvages où se retiraient les partisans dévoués à cette cause primordiale… La Liberté ! »
Les combattants volontaires rentraient dans le maquis afin de repousser les Allemands de France et retrouver la paix. Il devenait un refuge pour la jeunesse déstabilisée et il s’amplifiait de jour en jour sous le nombre des arrivants. La fin de la guerre était proche. Chacun anxieux, le pressentait. Pour moi, depuis quelque temps, la question majeure demeurait : Quel sera le destin de ces hommes ?
L’espoir tenace gonflait pavillon. Même les enfants prenaient conscience des heures graves, et l’on humait, ardemment l’odeur âpre de la Victoire… Surtout dans ce petit village proche de Lodève, où vivaient deux foyers de résistance en action. De bouche à oreille, cela commençait à se savoir et le risque devenait permanent. Les prêtres, dans cette lutte, étaient des alliés d’un grand secours.
Le nôtre, ancien combattant réformé pour ses blessures, capitaine d’un régiment de tirailleurs sénégalais, contribuait discrètement, par patriotisme, à l’action engagée. En cas de détresse, il orientait les âmes faisant appel à lui, vers l’une de ces familles aptes de les dissimuler aux regards des Allemands ou aux mains de la Gestapo. Et l’on voyait arriver à la nuit tombante, Jacques, Pierre, Paul…
Lorsqu’ils étaient accompagnés par un gars du maquis ou par mon frère, pas de problème, sinon ! Maman exigeait le mot de passe et posait adroitement quelques questions, afin de connaître le motif réel de leur venue et savoir qui les envoyait. La vie de trop de personnes en dépendait. C’est ainsi que le soir, dans la salle à manger, les derniers arrivants attendaient d’être conduits au PC.
Ma sœur aînée, responsable de cette mission, partait vers minuit, flanquée de deux ou trois jeunes gens, afin de les conduire au lieu indiqué. Elle avait 20 ans, rien ne lui faisait peur. Les circonstances étaient-elles favorables à cette force émanant d’elle ? Quoiqu’il en soit, j’en demeure convaincue… Si elle avait été prise par les forces ennemies, elle se serait tue, déterminée à aller jusqu’au bout de sa mission, quelles qu’en soient les conséquences.
Si vous êtes pris, leur disait maman, essayez de fuir, tentez votre chance ! Qu’importe si l’on vous tire dessus, plutôt la mort que de trahir. Notre mère, peu informée sur leurs agissements, rendait service au jour le jour, ne voulant pas, à juste titre, être au courant de choses trop sérieuses… Ainsi, disait-elle « Même persécutée, je ne pouvais trahir quiconque. » Forte et courageuse, elle nous communiquait son énergie.
Nous étions dix enfants à la maison. De ma sœur aînée, 20 ans, à Didier, deux ans. Mon frère, dix neuf ans, agent de liaison, s’absentait souvent. Il avait même abandonné son travail pour être disponible à toutes heures du jour et de la nuit, assurant ses liaisons à bicyclette. Il confiait à maman, des notes qu’elle devait transmettre. « A neuf heures, un dénommé Martial viendra, tu lui donneras ceci. Surtout regarde ses mains ; à la droite, il lui manque le petit doigt. »
Il soulignait toujours un détail qui avait son importance, car la porte de service donnant sur la rue, demeurait ouverte à tout venant. « A onze heures, une voiture se garera à l’angle de la tour. Il y aura une dame au volant, coiffée d’un chapeau noir avec une voilette. Elle portera des gants noirs et à son corsage, une rose jaune. Si je ne suis pas là, demande-lui : Attendez-vous quelqu’un ? Si elle te répond : Je m’appelle Mercédès, tu lui remettras cette lettre. »
Je me souviens de tout cela comme si c’était hier ! J’ai trouvé cette dame si belle sous sa voilette, si majestueuse, si imposante au volant de sa voiture, telle une Reine, bien assise sur son trône. Cette nouvelle vie où flottait un rien de mystère pour la jeune fille que j’étais, opérait en moi un changement radical. Ces faits me motivaient, me donnaient une force supplémentaire, une raison de vivre et surtout d’espérer. Ne pas se sentir inutile lorsque l’on a seize ans, assure un regain de force, une réelle satisfaction du devoir accompli. J’étais jolie, j’étais laide, la question ne se posait pas. J’étais.
Malgré la peur, ces agissements anodins me conditionnaient au point d’en oublier parfois les risques encourus. L’inquiétude qui en découlait dans la journée, nous apportait le soir un bien être inestimable au milieu de cette jeunesse qui croyait en l’avenir. Si peu soit-il, nous avions entrepris de faire quelque chose et de le faire bien. Avoir un but est primordial, cela permet d’avancer. Ce jour là, maman dont la présence dehors eut été remarquée, me permit d’effectuer ce transfert à sa place, la tour dont il est question se situe au centre du village, et je me souviens y être allée en longeant le mur.
Il y aurait beaucoup à dire sur ces va-et-vient journaliers ! Sur ces petits faits accomplis avec précision, sachant combien ils pouvaient être lourds de conséquences, mal exécutés. Par instinct, conscients du danger sans doute, les petits observaient tout et se taisaient.
Plus le temps passait, plus maman appréhendait les regards extérieurs, par crainte de représailles. Elle tremblait pour nous et ne cessait de nous mettre en garde contre d’éventuels ennemis et ennuis de tous ordres, nous incitant à la prudence.
Depuis peu nous avions du pain. Oh ! Une moitié de miche équivalente à un kilogramme et demi qui prenait à nos yeux des proportions énormes. Nous en avions si peu à la carte ! Nous n’en percevions plus le goût, même avec des mets sans saveur. Il variait de jour en jour depuis le début de la guerre et passait par toutes les couleurs, hormis la sienne.
Du pain ! Du pain ! Pas question de le crier sur les toits, certes ! Mais nos battements de cœurs rythmaient son nom : Du pain ! Du pain ! Vous vous rendez compte ? Une tranche de plus pour chacun ! Quelle aubaine ! Elle fut vraiment appréciée ! Oh pas tout de suite ! Le manger tendre eût été criminel pour nos estomacs affamés. Là encore, il fallait patienter. J’ai le souvenir cuisant de cette attente. Le supplice ressenti durant ces heures de jeûne et l’envie folle de mordre dans cette moitié de miche qui nous torturait l’estomac. Impudique, elle nous offrait sa chair blanche aussi large qu’un battoir.
Sa bonne odeur chaude nous chatouillait les narines lorsque nous ouvrions le placard où elle reposait dans un torchon… La tête nous tournait, c’était à s’en trouver mal ! Ah ce pain ! Tant et tant contrôlé, mesuré, aux tranches coupées si fines que l’on se voyait au travers ! Ce pain attendu, désiré, souhaité… Il était là enfin, à notre portée et nous ne pouvions pas y toucher.
Après une journée, longue d’un siècle, nos papilles en émoi percevaient son goût et c’est presque religieusement, que nous avons regardé maman couper ce pain. Tous groupés autour de la table, suçant notre index, nous cueillions les miettes de croûte s’échappant sous la lame du couteau qui l’entaillait.
Un soir sur deux, arrivaient à la maison, sept à huit jeunes gens, plus parfois, tout dépendait de la mission et des directives du lendemain, dont nous ignorions tout. Ils se pointaient à la nuit tombante pour prendre refuge chez nous. Maman et moi les accueillions de quelques mots gentils, ensuite, je les orientais vers la salle à manger vacante… Nous ne nous en servions que pour les repas de fête. Là, chacun s’installait autour de la grande table ovale et la fraîcheur habituelle du lieu, s’amenuisait, pour disparaître totalement à la clarté ambiante du lustre et de leurs chaudes présences.
Les mêmes visages revenaient souvent. Quelquefois, maman, s’accordant un instant de répit, se mêlait au groupe afin de bavarder avec l’un ou l’autre, juste le temps de se défouler un peu, avoir des nouvelles, et les enfants suivaient, heureux d’êtres parmi ces grands, puis : « Hop ! Au lit ! » Disait-elle frappant deux fois dans ses mains. Sur cet ordre qu’elle ne répétait pas, je montais coucher mes petits frères et je redescendais m’intégrer à la joyeuse escouade animant nos soirées. Oui, ils étaient joyeux ces jeunes ! Ils se taquinaient, plaisantaient, bavardaient le plus naturellement du monde comme si au dehors rien ne changeait. Ce n’était qu’une façade ! A l’extérieur, tout paraissait semblable mais rien n’était pareil.
Un orage invisible tempêtait, tournoyait, grondait de plus en plus fort et la bourrasque prenait une ampleur qui frisait la démence. Avec ses coups répétés, à chaque battement de cœur : l’attente, l’anxiété s’éternisaient cruellement. Mon frère rentrait de moins en moins, sa présence me faisait défaut et parfois, lorsque l’angoisse avec violence me harponnait, mon teint mat devenait gris de chagrin. Ma sœur à présent s’absentait tous les soirs pour aller au P.C. et, pratiquement tous les soirs, nous faisions salle comble disaient mes frères de 15 et 13 ans que la présence de ces jeunes enthousiasmait. Les évènements s’aggravaient, l’affluence des derniers jours devenait intense. Paulette s’en allait vers onze heures, avec les nouveaux. Les jeunes qui restaient ici se couchaient à même le sol, sur de vieilles couvertures.
Je restais près d’eux, dans un coin, recroquevillée auprès de la fenêtre, sur le carré de tissu matelassé du repassage, sans parvenir à trouver le sommeil. Ils étaient étendus sur le dos, certains vêtus d’un pantalon de grosse toile ou bien confectionné de drap vert, épais, destiné au chantier de jeunesse. Leur revolver à barillet à portée de main, tandis que les grenades étaient déposées dans l’angle de la cheminée. Ils dormaient peu d’un sommeil léger, très léger, prêts à bondir à la première alerte. Je percevais dans le silence leurs moindres mouvements. Lorsque parfois je levais la tête vers eux, dans la pénombre, j’avais la vision d’un champ de bataille identique à ceux, vus, dans les livres d’histoire, et malgré moi je frissonnais.
Tant d’images d’horreur alimentaient la chronique, et les radios n’annonçaient rien de bon. Cette image entrevue me ramène à un fait marquant qui aurait pu tourner au drame, il nous laissait abasourdis. Un nouvel arrivant qui se trouvait ce soir là dans le groupe, ne partit pas avec ma sœur et les deux autres jeunes au PC. Il venait d’un autre maquis, ses références étaient bonnes, nous pouvions le garder en toute confiance. Après le repas du soir, maman est venue se joindre à la petite troupe et, tandis qu’elle bavardait avec les anciens, voila que ce joyeux luron sort une arme de sa poche, la pointe vers le jeune assis près de lui et dit, presque arrogant :
— Un mot de plus et tu es mort !
Le garçon ainsi menacé, ne comprend pas. Il se cabre, se fige… Alors, maman se dresse et lui dit d’un ton ferme :
— On ne pointe pas ainsi son arme sur quelqu’un, je n’aime pas ce geste… Posez-là. !
— Je plaisantais vous pensez bien ! Elle n’est pas chargée.
Mais il n’abaissait pas son arme, tenant toujours le gars en respect.
— On n’est jamais sûr de rien, posez cette arme !
Jimmy, c’était souvent lui qui intervenait, en tant qu’habitué de la maison et, conscient du danger, il fit le mouvement de se lever… D’un regard, maman lui fit signe de ne pas intervenir ; il bouillait sur son siège, nous, nous étions sidérés, muets comme des carpes. Le jeune homme, entêté redit à nouveau :
« Elle n’est pas chargée, regardez Heureusement qu’en disant ces mots il lève son arme vers le plafond… Tire… ! »
Un grand boum nous bloqua tous sur nos sièges… Il restait une balle dans le canon. Jimmy se dresse, fonce sur lui :
— Laisse-le, dit maman, la leçon lui suffit.
Le jeune homme en effet n’eut pas besoin de réprimande, il comprit aussitôt ce à quoi il avait échappé. Livide, il s’est affalé sur la chaise semblable à un pantin désarticulé. Va lui chercher de l’eau me dit maman et porte la bouteille, nous en boirons tous. Nous avons eu vraiment peur ; quant au jeune homme, paniqué par son geste, il but un grand verre d’eau, se leva et alla remercier maman, assuré que sans son intervention il provoquait un drame. Certain que l’arme était vide, s’il avait appuyé sur la gâchette au moment où il visait le jeune homme, il le tuait.
La soirée s’acheva dans le calme le plus complet. Ma sœur étant absente, il fallait un volontaire pour la relayer à l’aube afin d’aller à la boulangerie chercher la fournée de pain, faite exprès pour les maquisards. C’est la raison pour laquelle je couchais près d’eux, afin de ne pas éveiller, au petit jour, la marmaille qui dormait au premier étage.
Je somnolais sans dormir tout à fait. A trois heures du matin, je partais avec le garçon désigné la veille, chercher le pain. Le boulanger avait ordre de n’ouvrir qu’à ma sœur et à moi, sur un nombre de coups donnés sur la porte, côté fournil. Un deux : Re-née. Un deux trois : Pau-let-te. Montrer patte blanche à un boulanger, cela nous faisait rire.
Aidée de mon compagnon, nous transportions les belles miches dans une cuve à lessive, en fer, au diamètre imposant, puisque nous y mettions à tremper dedans, une fois par semaine, toute la nuit, les draps de la famille afin de pouvoir mieux les décrasser ensuite.
Le savon manquait. Toutes les astuces étaient valables pour rester propres sans trop user de matière première. Existait-il déjà des machines à laver le linge ? Je ne m’en souviens pas, mais un lavoir public, oui ! Les femmes qui lavaient le linge à la main pour les gens riches : Des lavandières. La contenance de ce cuvier était importante et son pourtour spacieux… Nous aurions pu nous y baigner dedans. Mais pas question ! Dans les familles respectables, l’éducation stricte n’autorisait pas les grands à se dénuder !
Seuls les tout petits avaient droit au bain. Les aînés se débarbouillaient devant l’évier ou le lavabo, les pieds dans une bassine afin de ne pas mouiller le sol. Heureusement, depuis que nous habitions sur la place, nous avions chez nous, fait exceptionnel, une salle d’eau. Revenons-en au pain, que cet intermède m’a fait délaisser. D’où nous venait-il ? De Lodève, d’un stock réservé aux allemands. Il fut signalé à Pascal, qui se souciait constamment du confort de ses hommes !
Pascal, un jeune homme féru d’idéal, aguerri par les coups du sort et désireux de combattre l’ennemi. Il a œuvré pour cela dès qu’il s’est libéré du triste STO en s’évadant avant d’être embarqué. Il a connu la faim, la crainte d’être dénoncé, d’être capturé. Il a cherché, trouvé d’autres jeunes qui comme lui, étaient motivés pour chasser avec lui les nazis. Un jour, il entend parler du Capitaine Demarne. Un homme qui ne craint rien dit-on. Droit, honnête, courageux, leur rencontre est flamboyante. Marcel, lui est l’agent de liaison du Capitaine Demarne. Ces trois hommes ne peuvent que s’entendre. Animés du même idéal, ils éprouvent l’un pour l’autre une sympathie et une confiance extrême et c’est ainsi que, par la suite, maman est appelée à participer à leur combat.
La porte leur étant ouverte, le foyer devient le point de ralliement des jeunes qui cherchent refuge auprès des combattants. Certains arrivaient au maquis dans des conditions lamentables, après des heures et des jours de marche, souvent le ventre vide. Ils étaient venus pour se battre, il fallait s’en soucier et ce n’était pas une mince affaire. Informé de cette montagne de victuailles si proche, dérobée peut-être aux Français… Pas d’état d’âme ! Il a foncé. Avec Spahi, jeune homme qui, depuis son entrée au maquis, logeait dans l’autre foyer d’où, d’ailleurs, il dirigeait bon nombre d’opérations, ils ont organisé une rafle sensationnelle. Quel sacré coup ils ont accompli cette nuit là ! Quelle audace et quel courage de la part de ces hommes ! Oui ! Les dirigeants et les jeunes du maquis Bir-Hakeim, se battaient vraiment sur tous les fronts et leurs coups faisaient mouche. Je ne sais combien de voitures se sont groupées pour transporter ces provisions, il y en avait un grand nombre. Une telle tentative ne pouvait s’effectuer qu’en une seule fois. Il fallait taper fort dans la réserve, ce qu’ils ont fait.
De la farine… Des sardines, des pâtes, du sucre, de la confiture, une vision à défaillir de joie paraît-il ! Alors, décrire leur élan, leur crainte et leur satisfaction ensuite, eux seuls peuvent le dire. Certaines de ces victuailles ont été déposées sous la terrasse de notre curé où je suis allée quelquefois, avec Francis, puiser dans la réserve pour satisfaire un brin l’estomac des affamés qui arrivaient chez nous pour manger et dormir.
Francis n’est autre que le fils du garagiste où le P.C. s’était replié à cette époque. Je courais chez eux car ils détenaient la clé du réduit, c’est pourquoi leur fils m’accompagnait. Je me revois encore accroupie sous cet antre. La porte rabattue sur mon dos, tenant la lampe de poche d’une main, un sac à patates de l’autre. Francis, courbé sur les victuailles amoncelées, (vraie caverne d’Ali Baba), déposait dans le sac des pâtes, trois boîtes de sardines et un pot de confiture, le pain s’y trouvait déjà. Ce n’était pas pour nous.
Pour huit ou neuf bonshommes, il fallait tout croyez-moi ! Cela leur évitait de passer la nuit le ventre creux et papa offrait le vin. Pour l’instant, avec mon coéquipier, tenant chacun une anse du cuvier de fer, le cœur serré, nous marchions à pas de loup en débouchant sur la place. Il ne fallait pas se faire remarquer, la nuit cachait des ombres derrière les volets entrouverts ! Des ombres redoutables. Ombres imbues de vengeance, pas du même bord ou bien, trop lâches pour s’investir, elles épiaient sans vergogne les agissements des autres.
Entre temps, les maquisards se préparaient. Le deuxième voyage de pain terminé, ils nous laissaient la moitié de miche de rigueur. Ensuite ils sortaient par la porte de service et s’en allaient quérir dans le deuxième foyer, les nouvelles, et prendre les jeunes gens qui s’y trouvaient. J’attendais un moment guettant leur vrai départ. S’ils allaient vers Clermont, ils passaient devant chez nous et je les apercevais par l’entrebâillement des volets de la cuisine, agglutinés à l’arrière d’une vieille guimbarde. Alors, rassurée, mon devoir accompli, je montais me coucher.
Quelquefois, je croisais papa dans l’escalier, il partait au travail de bonne heure. Peu expansif, il m’adressait un petit signe et disparaissait sans bruit. Papa n’a pas été mobilisé compte tenu de sa nombreuse famille. Que de désagréments cela nous a valu de la part des villageois durant cette période de guerre ! De mille manières méchantes certains nous le rappelaient. Si les heures graves unissent parfois ceux qui s’aiment, la jalousie exacerbée voire mesquine engendre la haine et nous en étions submergés.
Ce matin là, comme je ne parvenais pas à m’endormir, je suis descendue à la cuisine, me suis emparée de mon tricotage, espérant chasser l’anxiété qui me rongeait, cliquant des aiguilles, en attendant Marcel. Mon frère allait sans doute passer aux nouvelles, il n’en fut rien. La journée pour moi s’annonçait maussade sans son bonjour matinal. Adieu mon rayon de soleil.
J’adorais mon frère, les deux ans passés à Fonseranes (une école de frères à Béziers) où il poursuivait ses études nous avaient beaucoup rapprochés, grâce aux lettres que nous nous écrivions. J’assurais la correspondance et de ce fait, après maintes plaidoiries auprès de maman, j’acquis le droit d’ouvrir son courrier la première. Quel bonheur pour moi de trouver, mis à part, un petit mot en plus de la lettre pour tous ! Je le fourrais dans la poche de mon tablier et je le savourais toute seule, accroupie dans le recoin formé par la commode et le mur de la chambre, où je me réfugiais. Marcel représentait à mes yeux, le garçon idéal. Aimable, attentionné, compréhensif, par lui j’existais. J’étais fière de ne pas être à ses yeux le vilain petit pruneau, mot aimable dont me gratifiait ma grand-mère paternelle qui ne m’aimait pas.
Ce grand-frère comptait beaucoup pour moi. Je voyais en lui l’homme de demain dans toute sa force vive et j’étais heureuse et fière lorsqu’il m’emmenait avec lui sur son vélo. Tous, nous l’adorions. Nous ne pouvions que l’aimer tant il émanait de lui une énergie physique, incontestable. Une volonté féroce et ses qualités de cœur nous le rendaient encore plus cher. Nous avions conscience de sa valeur morale hors du commun. De son honnêteté scrupuleuse, de son désir puissant de venir en aide à quiconque et nous lui faisions confiance. Il ne trichait pas, il était Lui !
La dernière semaine de juillet 1944, si ma mémoire est bonne, ma sœur arriva vers midi et dit à maman :
« Le parachutage d’hier au soir a mal tourné. Les Allemands se trouvaient en face, les jeunes ont dû se replier en laissant certains paquets tomber dans la rivière.
— Et les dégâts ?
— X a été tué.
— Oh ! Et ton frère ?
— Rien ! Juste un coup à la jambe qu’il s’est fait en sautant de la barque sur la rive, car les balles pleuvaient fort de partout. Ils ont eu le temps de se sauver en se dispersant.
— Pas possible ! Ils étaient attendus ?
— Sans aucun doute ! La présence des Allemands juste en face n’est pas due au hasard.
— Tu vas devoir être prudente et attentive. L’ennemi se replie, cela va faire du vilain. Puis se tournant vers moi : Toi aussi fais attention ! Ne te confie à personne, il faut te méfier même des amis ! Avec ces évènements dramatiques qui s’enchaînent, on ne sait plus à qui se fier ?
Cela commençait à pétarader ferme. Des attaques avaient lieu un peu partout et à chaque départ de la petite troupe quittant la maison, je me disais : pourvu qu’ils rentrent tous ce soir ! Ou bien : combien va-t-il en manquer demain ? Cette hantise cognait fort à mes tempes, et me chagrinait à l’extrême, au point d’en devenir insupportable.
Après Marcel que l’on ne vit pas de trois jours, ce fut le tour d’André. Blessé à bout portant, la balle destinée à atteindre le cœur, dans un mouvement brusque de corps à corps, a dévié et traversé la cuisse. Rien de grave, heureusement ! Mais, être attaqué dans cette lutte par un français sapait quelque peu le moral !
Je suis allée le voir chez les compatriotes qui l’hébergeaient. Aucun maquisard blessé ne rentrait chez lui, c’était trop dangereux. Cela, afin d’éviter des représailles s’il était dénoncé. L’ennemi avait tôt fait de jouer avec les sentiments et de remonter la filière jusqu’au réseau. Je suis restée abasourdie, déconfite face à son sourire de conquérant. Il ne trahissait aucune angoisse et il éclata de rire à la vue de ma mine paniquée. Il me dit avec flegme « je suis là, bien vivant, n’est-ce pas le principal ? Pourquoi t’alarmer pour moi ? » Il avait bien raison.
Pourtant, les circonstances s’aggravaient. Depuis le débarquement du 18 juin 1944, la France entière s’investissait, s’émouvait du revirement de la situation. Les hommes en masse se dressaient, faisant front. L’ennemi, à bout de ressources, se battait en vaincu, avec toute la hargne et la rage du désespoir, dénouement catastrophique. Pour ma part, le cœur lourd, je continuais d’aller chercher le pain tous les jours, avec le compagnon désigné la veille. Un matin, alors que le boulanger pliait un sac de farine, il me dit, s’emparant alors d’un autre sac qu’il secoua à l’envers, le plia en deux, le roula, et le glissa sous mon bras : « Tiens ! Celui-ci n’est pas à moi, prends-le cela te fera un souvenir. »
Ce que je fis sans chercher à comprendre. Je l’emportais à la maison et je le déposais dans un coin du cellier en attendant que maman se lève pour lui en parler. « Une aubaine ce sac ! Nous allions pouvoir réparer le sommier des garçons, il en avait vraiment besoin, il agonisait. Mais avant, il fallait demander à Pascal si nous pouvions le garder. » Nous pûmes garder le sac. En le tournant à l’endroit afin de le découdre, plus vite en tirant sur la couture, apparurent à nos yeux, ses origines. C’était un sac de farine nazi. J’ai eu un haut le cœur, nous mangions du pain allemand.
Quelle impression bizarre tout à coup, ce creux dans l’estomac ! Presque du dégoût. Maman me dit : « Allons, allons ! Ils mangent bien nos victuailles ! Qu’importe d’où vient cette farine ? Ce sac, saisi à Lodève par les dirigeants lors de la rafle effectuée, me permit d’apprécier le mérite de ces jeunes combattants. Maman savait cela bien sûr !
Nous avons cousu ce fameux sac, directement sur les ressorts du sommier afin de remplacer le tissu troué, brûlé par l’urine. Puis, nous avons couvert l’ensemble d’une toile de matelas rapiécée afin de lui redonner un air de jouvence. Ouf ! Quel travail de titans pour maintenir les lits propres durant ces années de guerre où l’on manquait de tout ! Il n’y avait pas d’autres solutions que la débrouillardise. Les draps n’encombraient plus l’armoire. Nous avons fait le lit, effectué le raccommodage sans rien dire à personne et plus jamais nous n’avons reparlé de ce sac. Il faut bien comprendre que nous n’avions plus de confort. Le troc était de mise alors, nous avons échangé le café contre des draps.
Nous vivions de plus en plus dans l’angoisse, les « boches » maintenant se trouvaient partout et les combats devenaient fréquents… Et Théo trouva la mort.
Théo, ce gentil garçon de l’âge de Marcel qui venait jouer au football les jeudis lorsqu’ils étaient ensemble au collège à Clermont ! Théo qui, comme lui, avait poursuivi ses études à Béziers jusqu’à la fermeture des portes de l’école lorsque les frères, eux aussi, ont du fuir les Allemands. J’eus mal, très mal ! Un brin de mon enfance s’en allait avec lui, je me sentais amputée de mes joies puériles et son absence allait peser lourd dans mes souvenirs.
⁂
Le temps suivait son cours, inconscient des heures graves et du malheur qu’il semait sur son passage, dans le cœur des humains. Ma sœur ne passait à la maison que pour récupérer les notes laissées. Selon les ordres reçus, elle partait ensuite les transmettre à qui de droit puis, on ne la voyait plus de la journée. Elle réapparaissait entre 8 et 9 heures le soir, mangeait rarement avec nous et repartait emmenant les derniers arrivants au PC. Depuis trois semaines, un fait me paraissait étrange. Tous les parachutages du mardi soir viraient à la catastrophe. Cela confirmait bien un fait supposé, quelqu’un trahissait !
Les Allemands, informés des opérations des maquisards se trouvaient sur les lieux du rendez-vous avant eux, ainsi, les rôles étaient inversés. Les jeunes pris au piège devenaient victimes de l’affrontement, la riposte trop faible rendait les pertes inévitables. Pascal, le seul responsable du réseau, à qui nous devions faire confiance, après le capitaine, poursuivait sa tournée journalière du matin en passant à la maison. Il s’informait des messages reçus la veille et transmettait à maman les instructions à venir. Puis, il repartait avec les jeunes venus exprès chez nous, pour l’attendre. Nous faisions quai de gare en quelque sorte ! Selon Maman, Pascal était notre seul interlocuteur.
Ce mardi là, maman lui fit part de ma déduction : Quelqu’un trahit !
Pascal me remercia, adressa un clin d’œil complice à maman… En fait, eux-mêmes l’avaient pressenti. Je me sentis soudain ridicule d’avoir osé énoncer une chose sûre. Étais-je bête ! Face à ma déception il me dit en souriant : « C’est bien de t’en être rendue compte ! Il te faut être vigilante et nous signaler tout ce qui te paraîtra anormal, même si nous en avons été déjà informés ! Il vaut mieux savoir deux fois que pas du tout. »
Puis, se tournant vers maman : « Redoublez de prudence, les Allemands ont des postes d’observation pas très loin d’ici, l’étau se resserre. »
Qui trahissait ? Il fallait ouvrir l’œil.
Le mardi suivant, un parachutage important, risqué même, eut lieu du côté de Gignac. Dangereux, ils le devenaient tous à présent puisqu’ils livraient argent et armes. Subitement, une fusillade terrible éclata, brisant le silence de la nuit. L’accrochage fut immédiat. Mieux armés, sur leurs gardes, les maquisards dominèrent la situation grâce à l’aide d’un supérieur qui veillait. Alerté par la puissance des tirs, il n’hésita pas avec ses hommes à leur apporter du renfort.
La moiteur du mois d’août amenuisait les esprits. Les heures de sommeil étaient très courtes. La tournure des événements attisait nos réflexions. Ce soir-là, la chaleur étant dans les esprits autant que dans l’air, certains hommes somnolaient sur leur balcon.
Ce même soir, une âme charitable que le sommeil fuyait, sillonna la nuit et vînt informer le capitaine du grabuge. Vos jeunes se battent vers Carabotte… Je crois ! Le capitaine déjà sur pieds, prend peur pour ses hommes et avec son lieutenant, ils enfourchent la moto pour se rendre à l’endroit désigné. Ils ne purent l’atteindre.
Les Allemands alertés eux aussi par les coups de feu, leurs barrent la route. Les deux hommes se retranchent dans une vigne, se réfugient derrière un mas afin de riposter à l’attaque. Le tir est nourri, les ennemis en trop grand nombre, le capitaine blessé crie à son compagnon :
— Sauve-toi ! Sauve-toi ! Pour moi c’est foutu… va-t’en !
Ce garçon dévoué à son supérieur ne veut pas le quitter…
— File ! C’est un ordre ! Dit le capitaine avec véhémence. Ils vont nous encercler… Pars vite !
A contre cœur le jeune homme s’exécute, persuadé de pouvoir encore porter secours à son supérieur. Le capitaine se défend jusqu’à l’extrême limite de ses forces, il n’est pas question qu’on le prenne vivant. Plutôt mourir que de se rendre. Encerclé, il succombe sous le nombre des balles qui l’atteignent, son arme s’étant enrayée. Ces faits, je les résume pour les avoir entendus maintes et maintes fois au cours de la journée par les jeunes venus chez nous. Le bruit de la fusillade a éveillé la population du village proche, en un rien de temps, tout le canton est informé. Les gens sont en alerte, que va-t-il se passer ? Tant de cruautés sont déjà à leur actif !
Les trois sans doute ! Pour désorganiser le réseau, un seul but : Viser la tête, c’est fait !
Les maquisards n’en devinrent pas plus vulnérables, au contraire. Il fallait rendre hommage à cette mort et reprendre aux Allemands le corps du capitaine qu’ils détenaient en otage. Je ne saurais dire lequel prit l’initiative de ravir, à la barbe et au nez de l’ennemi, la dépouille du capitaine, mais cet enlèvement fut effectué avec succès, sans combat. Cet homme de cœur n’aurait pas voulu d’autre mort que la sienne.
Il fut conduit chez lui où les Allemands ne tardèrent pas à arriver furieux et menaçants. Roulés de mains de maître, ils acceptaient mal ce camouflet. Son épouse leur fit face et s’interposa. Il n’était pas question pour elle de leur laisser prendre une deuxième fois le corps de son époux. « Il est mort, qu’en ferez-vous ? » Un Allemand ayant pointé son arme vers le défunt elle s’écria : « Allez-y ! Tirez !… Il est mort ! Ne voyez-vous pas qu’il est mort ! » Je retrace ici juste une partie de ce qui se passa et dont je suis sûre, pour l’avoir entendu de mon frère et de ma sœur ensuite tant et tant de fois. Seuls, ceux qui ont vécu un drame analogue peuvent aisément comprendre la douleur éprouvée par sa femme et ses enfants.
Pour moi ce fut terrible, poignant, l’annonce de cette disparition. De ce jour, je connus plus intensément l’angoisse et la peur.
La nouvelle de cet affrontement se répandit comme une traînée de poudre. La population des villages voisins, craignait des représailles. Les maquisards, ignorant tout des conséquences que pouvait engendrer cet exploit, demeuraient en attente, prêts à intervenir. Des moments pareils demeurent inoubliables et dans la salle à manger, il n’était question que de cette perte cruelle pour le groupe qui était venu se réfugier chez nous.
Il apparut que, le mobile de l’attaque étant « la mort du capitaine » il n’y eut pas de menaces. Mais l’inquiétude grandissait dans les cœurs ! Elle atteignait un degré qui ravageait la pensée et semait le trouble chez certains. Les Allemands se retirèrent après avoir salué la dépouille du capitaine. En hommes de devoir ils honoraient, ceux qui savent se battre, se taire et mourir pour leur Patrie.
La question majeure demeurait : Où sont les traîtres ? Le mardi suivant, même crainte que les précédents. Des bruits couraient : « Les Allemands se replient, on se bat à l’Escalette ! » L’Escalette au-dessus de Lodève, en allant sur Millau ! C’est la route directe conduisant à Montpellier !
Chacun, anxieux, se tenait sur ses gardes ! Les « Chleuhs » ne vont pas tarder aurait dit mon grand-père. Je pensais soudain à lui et à sa guerre de 14 ! Que pen-sait-il de celle-là lui qui vivait encore la sienne ?
Ils étaient neuf à la maison ce soir-là à dormir sur le sol, comme d’habitude. Ils partirent vers quatre heures du matin avec le pain chaud. Parfois, quelques miches demeuraient dans le placard de la salle à manger, destinées à un autre poste le temps qu’on vienne les libérer. Il me semble revoir mes petits frères humer ce pain, dont la saveur n’avait pas de prix, presque avec dévotion… Ah ce pain de chaque jour ! C’est drôle comme les images affluent avec le déroulement des souvenirs et l’enregistrement de la pensée !
La veille, mon frère n’était pas parmi eux. Même s’il ne couchait pas à la maison, il venait jeter un coup d’œil afin de voir si tout allait bien et surtout, rassurer maman par sa présence. Nous eûmes de la part de Jean, la réponse rituelle : « Il doit manger dans l’autre foyer. » Il est certain que s’il n’était pas là, c’est qu’il était ailleurs, Lapalisse n’eut pas dit mieux. Il fit son apparition à l’aube à l’instant où la petite troupe quittait les lieux. Ils discutèrent un instant mais il ne les suivit pas. Il semblait préoccupé, en attente de quelque chose de précis, je restais avec lui. Assise sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, je tricotais un gilet de laine, bleu ciel, lui, debout, me faisait face et me taquinait.
— Arrête de tricoter ! Tu en fais un bruit avec tes aiguilles ! Pire qu’une crécelle.
— J’aimerais bien le finir avant les vendanges parce que, après, on ne le verra pas sous mon manteau.
— Tiens tiens ! Deviendrais-tu coquette ?
— Ce n’est qu’une question d’amour propre. J’en ai bien besoin de ce gilet.
— Tu n’auras pas le temps de terminer.
— Et pourquoi ?
Il leva les épaules et ne répondit pas. En souriant, j’ai délaissé mon ouvrage pour entreprendre la vaisselle que nous faisions rarement le soir. Les veillées étant plus longues avec le regroupement dans la salle, il fallait d’abord s’occuper des gamins.
— Tu es inquiet ?
— Non !
Il allait de la cuisine au sellier, apparemment soucieux et il me dit soudain : « Je sors un moment. » Le jour se levait, la colonne allemande signalée descendre l’Escalette, n’était toujours pas annoncée… Et pour cause !
Trois jours avant, les panneaux indicateurs avaient été barbouillés de peinture noire afin de dérouter l’ennemi. Marcel tenait cet ordre d’un supérieur, mais ne pouvant le transmettre lui-même, il me chargea d’en faire part à sa place à quelques jeunes gens du village, ce que je fis. Heureux et fiers d’intervenir, ils exécutèrent à la lettre ce qu’on leur demandait et le soir venu, mission accomplie, ils vinrent nous en faire part. Là étonnés, ils rencontrèrent Martin. Martin, un jeune homme du village qui faisait partir du groupe et nul ne s’en doutait. Ils nous regardèrent, ahuris et nous avons éclaté de rire. La sympathie allait s’élargissant et nous en fûmes ravis.
Nous avions un atout maître dans cette clandestinité, si je puis sans ambages, employer ce mot, c’était notre porte de service donnant sur la rue. Rue de l’Église que nous longions pour aller et venir chez le curé sans que quiconque ne nous voie, à moins bien-sûr, d’être présent sur notre parcours. Personne ne passait par la place, la grande porte était fermée à double tour et nul ne l’empruntait. Nous étions donc à couvert des regards indiscrets qui se regroupaient le soir, au centre du village, pour faire la causette. Il en était de même pour aller dans l’autre foyer, nous passions tous par l’arrière de l’Église, eux faisaient de même. Encore un petit intermède qui permet de comprendre pourquoi les allées et venues ont pris un certain temps avant d’être remarquées et que nos petits frères pouvaient courir chez le curé sans attirer l’attention. Nous débouchions uniquement sur la place que pour aller chercher le pain.
Les panneaux : j’y reviens. La colonne, face à ces panneaux indéchiffrables, fut désorientée. Elle bifurqua, délaissant la route nationale, semant le trouble dans les bourgades qu’elle traversait. Soudain dans la rue, quelqu’un cria : « Les Boches arrivent par Saint-Guilhem-le-Désert ! »
Marcel rentrant à ce moment là, ne prit pas le temps d’avancer jusqu’à la cuisine et le bruit de la porte se refermant sur lui, me fit sursauter. Était-ce les mots qu’il guettait pour s’en aller ainsi ? J’ai laissé la vaisselle, bondi au dehors afin de l’apercevoir… Mû par une puissance invisible, il avait déjà empoigné la grosse moto qu’on lui avait attribuée depuis quelques jours, tourné l’angle de la rue poussant son engin, afin d’éviter le bruit de la pétarade et masquer son départ jusqu’au tournant de la place.
Affolée, j’ai couru derrière lui faisant de grands gestes avec le torchon que je tenais en main, peine perdue. Il avait atteint la descente de la route conduisant à St. André, sauté sur sa moto alors que je courais encore sans pouvoir le rattraper.
Sachant qu’il allait emprunter le virage allant vers la route de Jonquières j’ai crié ! Crié sans me soucier si l’on pouvait m’entendre : « Marcel ! Marcel ! » Trop tard. Dissimulé de ma vue, le vrombissement le la moto couvrait ma voix. Je demeurais éperdue sur la route déserte. Il avait fui. « C’est fini, je ne le verrais plus. » Je le pressentais si fort, trop fort pour me tromper.
Je rentrais, malheureuse, vidée. Il était parti sans un au revoir, sans un geste de la main. Un pressentiment affreux m’envahit, me glaça, suite à cet appel désespéré et ces mots incendiant ma tête : « Je ne le verrais plus ? »
Ils résonnaient en moi comme un glas. Au rythme saccadé de mon cœur, ils amplifiaient, me transperçaient, m’anéantissaient : Ban… g ! Ban… g ! Ban… g ! Bang… g !
Il arborait ce matin là, son brassard bleu, blanc, rouge « F.F.I.(1) » brodé sur un grand V de, victoire, surplombé de la croix de Lorraine. Un des nombreux brassards que nous avions confectionnés avec ma sœur et mon amie Isabelle et même Fernande, apprentie couturière, il fallait maintenant démontrer le camp auquel l’on appartenait, et tous les maquisards se devaient de le porter.
La journée fut interminable, triste, maussade, sans chaleur. Le train-train habituel ne parvenait pas à chasser le malaise ancré en moi. Il me submergeait, me suffoquait, sans que je puisse réellement le définir. La crainte ? La peur ? La prescience du danger qui maintenant prenait vraiment corps ?
Pendant ce temps, à bicyclette, Paulette sillonnait les routes. Elle roulait aux aguets d’évènements imprévisibles ou des nouvelles à glaner. L’atmosphère bouillonnante échauffait les esprits, l’inquiétude grandissait, nous mettait en émoi, on pressentait le drame. Cela craquait de partout, la peur nous collait à la peau, même les enfants dans les rues faisaient silence, l’angoisse dominait nous laissant extrêmement tendus.
Certains allemands se trouvaient sur la route de Clermont l’Hérault conduisant à Ceyras. Là, passait souvent une camionnette de maquisards effectuant une ronde ou, de retour d’une mission. Ma sœur s’en doutait, habituée à rencontrer ces jeunes. Ce matin du 23 août 1944, elle guettait le moment propice pour les prévenir, craignant que les boches les aperçoivent avant elle. Il fallait à tout prix éviter la rencontre. S’ils interceptaient leur guimbarde, ils couraient à la catastrophe. Ils seraient tués sans pitié par les rafales de mitraillettes. Les Allemands n’hésitaient plus, d’office ils entraient en action.
Nous n’apprîmes que le lendemain ce qu’elle fit au péril de sa vie. Je crois l’avoir dit, rien ne l’effrayait. Elle combattait avec ardeur et agissait selon sa conscience en cas de danger. Elle est rentrée disant seulement : « Ça pète aux alentours ! »
Ni maman ni moi ne pûmes déceler sur son visage un quelconque émoi, discerner un rien de frayeur malgré ce qu’elle venait de vivre. Entre temps, la fenêtre ouverte, nous écoutions les rumeurs énoncées par les hommes debout à l’angle de notre rue : « Sur la route de Ceyras menant à St André, les Allemands ont tué un homme, prétextant qu’il se cachait, alors qu’il cultivait son jardin ; deux cantonniers aussi ont été tués sur le lieu de leur travail ; ça marque mal ! Répondit l’adjoint au maire ; mieux vaut ne pas traîner ! »
Certains messieurs avaient délaissé la place où ils se regroupaient avant le repas, pour une raison primordiale. Placés aux angles des rues, il leur était possible et surtout utile de se retrancher en cas de danger. La prudence, la méfiance imposaient ce changement de vie. L’ennemi en fuite tirait sur tout ce qui bougeait.
(1) Forces françaises de l’intérieur
Vers 4 heures de l’après midi, n’y pouvant plus tenir d’être claustrée à la maison, je demandais à maman de sortir un peu dans la rue, à droite, en direction de l’Église. Elle accepta.
Je préférais la rue. Sur la place du village quelques hommes encore se rejoignaient après la sieste pour discuter. Les vignes se travaillaient le matin, à la fraîcheur, et si peu en août. Ils profitaient, à juste titre de ce temps mort en attendant la corvée des vendanges. Ils restaient là jusqu’au repas du soir, pendant que les femmes cousaient, tricotaient à l’ombre des platanes, ou s’affairaient chez elle autour de leurs gamelles. La gent féminine ne s’intégrait pas au groupe masculin.
Le boucher discutait dans la rue. Il pouvait tout voir en prenant le frais, si quelqu’un entrait dans sa boutique. Ses voisines se réjouissaient de sa présence. Évadé d’Allemagne après avoir affronté le danger, comme ceux qui ont frôlé la mort, il possédait vraiment le goût de vivre. Me voyant, il s’avança :
— Ton frère est rentré ? Me demanda t-il.
— « … » La gorge serrée, je ne pus répondre.
— Tu sais qu’on se bat vers St Guilhem ?
— je sais !
— Les Allemands sont à Clermont et dévalent sur Montpellier.
— C’est grave ? demanda une voisine.
— Dis plutôt qu’ils détalent ! Répondit la deuxième, croyant nous amuser.
— Et ton frère ? S’enquiert à nouveau le boucher.
J’avais l’esprit ailleurs. Et oui ! A présent, les gens se tournaient vers nous pour obtenir des renseignements. Nous côtoyer leur semblait être un réconfort mais nous n’étions pas maîtres des événements extérieurs pour apaiser leurs craintes. Nous attendions, comme eux, le dénouement qui mettrait fin à ce cauchemar.
Alors j’ai crié, me tournant vers le petit groupe comme pour expulser ce sentiment horrible qui m’envahissait depuis le matin : « Mon frère ne rentrera pas. Il ne rentrera plus ! » Et je me sauvais, la tête farcie d’idées baroques.
J’ai senti tout à coup mon cœur prêt à exploser dans ma poitrine. Une sensation bizarre s’empara de moi : Pourquoi ai-je lancé ces mots ? Pourquoi ? Mon subconscient savait-il qu’il ne pouvait en être autrement ? Mes paroles m’atteignirent tel un coup de poignard, je rentrais chez nous chancelante.
Après Rintintin, Théo, le capitaine… Marcel non ! Pas lui ! Surtout pas lui ! Chaque semaine disparaissait un être cher. Quelle cruauté de vivre cette idée épouvantable !
Le destin en marche n’allait pas s’arrêter sur ce cri du cœur lancé par une toute jeune fille en plein désarroi ! Peu lui importe ! La mort n’a pas de logique, elle frappe partout. Mais Lui ! Oh non ! Quand cela cessera-t-il ?
Paulette, elle aussi ne tenant plus en place, repartit vers le PC, considérant sa présence là-bas, plus utile. Elle s’inquiétait et pensait obtenir quelques indications et surtout, avoir connaissance des drames extérieurs. Le soir, nous revoilà avec Jimmy, Jean, André, Martin que nous connaissions bien, et certains autres les accompagnant. Neuf au total pour passer la nuit chez nous. Cela ne nous surprenait plus. Par contre, l’inverse eut été angoissant. Question rituelle, maman demanda :
— Marcel n’est pas avec vous ?
— Il est avec un autre groupe.
— Ah, bon !
La réponse ne variait guère. S’il n’est pas là… Il leur fallait répondre quelque chose pour calmer son inquiétude et la tranquilliser ! Après avoir discuté brièvement sur les faits marquants de la journée lourde de conséquences, chacun s’allongea pour étendre ses membres. Couchés sur leur couverture, les yeux fermés sur des images intérieures que le silence mettait en exergue, ils se taisaient, trop meurtris pour parler.
Dormir se révélait impossible. Tant de choses se passaient au dehors dont ils apprendraient demain le déroulement glorieux ou néfaste, qui sait ? Comment rester insensibles aux problèmes qui les atteignaient tous ? Je les devinais inquiets, fébriles, aux aguets du moindre bruit… Où situer le danger ? Comment le maîtriser le moment venu ?
Malgré l’expérience acquise des derniers jours, l’anxiété transpirait dans leurs mouvements saccadés. En parler maintenant ne ferait qu’accentuer la douleur, autant feindre. Chacun essaya de rester impassible, replié sur lui-même, mais je n’étais pas dupe. Leurs pensées se bousculaient, s’enchevêtraient, sous leurs paupières closes. Les soupirs profonds émanant de leur poitrine, en disaient long sur leur état d’âme et sur la crainte du lendemain. « Être là, inactif alors que d’autres se font trouer la peau. »
Ces mots entendus, concrétisaient mon sentiment, je les ressentais et le silence pesant qui envahit ce 23 août la petite troupe, n’avait rien de réjouissant.
Dans une pièce, même les volets clos, il pénètre à l’aube, un brin de lumière qui permet d’atténuer l’obscurité, elle apaise lorsqu’on se lève. J’eus droit, ce même soir, à mon rayon de clarté minimisant l’angoisse qui me harcelait. Il y avait parmi eux, autour de la table, un tout jeune homme que nous n’avions jamais vu, dix huit ans à peine. Il était beau ! Beau à vous couper le souffle. Brun, légèrement frisé, des yeux bleus, magnifiques, je ne pouvais détacher mon regard de son visage. Je n’en avais jamais vu d’aussi beau, (mis à part les acteurs de cinéma, vus sur des magazines.)
Un physique aussi parfait me laissait perplexe et je devais avoir l’air de gober les mouches tout en me disant, hantée par les évènements lugubres : « Faut-il qu’il meure comme eux, lui aussi ?
Jimmy, le garçon hébergé par mes parents depuis le tout début du maquis, gardait sa chambre chez nous pour ses affaires personnelles, mais il se couchait maintenant avec le groupe. Me voyant en extase, il se permit de me taquiner. Il est vrai qu’avec ma blouse à carreaux bleus et blancs, je semblais sortir fraîchement émoulue d’un pensionnat, ce qui l’amusait, mais il m’aimait bien. Lui, baraqué, un cou de taureau, de longs cheveux blonds rejetés en masse à l’arrière, jusqu’à la nuque, m’impressionnait. Face à ma surprise, il dit me poussant du coude : « Veinarde ! C’est avec lui que tu iras chercher le pain demain matin ! Chouette non ? »
Habituée à ses boutades, je lui souris sans répondre. Il me regarda, n’insista pas et le silence s’installa entre nous.
L’opération du pain se fit dans le calme, comme à l’accoutumée, et je ne sus de ce garçon : R i e n ! Pas même son prénom. Autant timide l’un que l’autre, nous ne nous adressâmes même pas un mot. De plus, la consigne était stricte : Moins on en dit, mieux on se porte. Je n’avais pas envie de parler, le regarder et marcher de front avec lui, me suffisait amplement… Demain… Son visage demeure pour moi un mirage, une image entrevue simplement pour le plaisir des yeux. Éblouissante, elle a fait surface émergeant de la cohorte de sentiments contraires qui déferlaient sur notre pays : Haine, amour, violence. Sa présence m’apportait un instant de pur bonheur.
Maman n’avait pas du dormir beaucoup, elle descendit, chose rare, à quatre heures et proposa aux jeunes gens :
— Un peu de « jus de chaussettes » pour laver l’estomac ?
— Nous allons d’abord aux nouvelles, nous le boirons en remontant.
— A tout à l’heure !
Les nouvelles, ce jeudi, devaient êtres transmises dans l’autre foyer où quelques jeunes gens avaient dormi. Peut- être allait-on apprendre les faits survenus dans la nuit ? J’avais déposé les tasses sur la table de la cuisine, entre-bâillé les volets de quelques centimètres afin de guetter leur retour : « Ils sont là ! J’entends la camionnette. » Son bruit de casserole me la faisait deviner lorsqu’elle grimpait la côte.
Soudain je la vis passer sans s’arrêter, sans avoir vu le geste habituel de la main, sans un regard vers la maison…
— Ça alors !
— Qu’y a-t-il ? Me demanda maman, empoignant la cafetière, prête à servir…
— Ils sont partis.
— Ah ! Dit-elle dépitée.
Papa, parti avant eux revînt deux heures plus tard, accompagné de Pascal… Il n’y eut pas besoin de mot.
— Marcel ? Dit maman dans un souffle.
— Ma pauvre femme !
Papa, effondré ne put en dire plus. Maman, muette de douleur, s’est assise sur une chaise que Pascal lui avançait, balbutiant des mots que l’on n’entendait pas. Dans son cœur de mère elle avait perçu le drame, son mutisme de la veille en disait long sur ses craintes. Papa se tordait les mains sans oser s’approcher d’elle, sans quoi, ils se seraient effondrés, ils ne le voulaient pas. Moi, accoudée à l’évier, je ne voyais rien d’autre que son trou noir, énorme où j’eus, l’espace d’un instant l’impression de disparaître.
Je lâchais aussitôt la courgette que j’étais en train de farcir avec des herbes. Je me souviens de m’être lavé les mains, les avoir essuyées machinalement au torchon pendu juste près de l’évier, et les avoir posées sur le dossier de la chaise où maman avait pris place.
— Comment est-ce arrivé ?
— Nous ne savons pas grand-chose pour l’instant.
— Dites-moi ce que vous savez !
Sa voix rauque semblait rouillée par les larmes intérieures, pas une seule ne jaillissait.
— Nous avons si peu de détails ! Il revenait de la Vacquerie, les Allemands faisaient halte à Montpeyroux. Au virage il leur est tombé dessus… Il n’a pas pu se défendre vous comprenez ! Cria t-il presque.
Malheureux, ému aux larmes, choqué, il cherchait lui même à se convaincre de la réalité. Il avait pour mon frère une très grande amitié. Une estime équivalente à celle qu’il éprouvait pour le capitaine, ce n’était pas peu dire ! Le coup s’annonçait rude, cruel. Ils représentaient tous les trois un des premiers noyaux de la résistance. Il fallait maintenant reprendre le flambeau après l’affreuse tuerie de la Parade. Le capitaine Barot, fut l’un des vingt-sept fusillés du lendemain matin.
Après cette horrible journée, il fallait de nouveau s’organiser. Sous la mitraille ennemie, le trio faisait bloc, tel un noyau de nèfle, il se désagrégeait. Seul Pascal demeurait témoin de cette force qui les avait maintenus, un trop court instant unis dans le même combat.
— A-t-il souffert ? Demanda encore maman.
Cette idée que l’on puisse torturer ses enfants lui était intolérable.
— Non ! Répond Pascal.
Il savait mais, trop bouleversé, il ne pouvait pas, ne voulait pas, sur le vif de la douleur, nous expliquer ce dont on l’avait informé. Maman n’insista pas. « A quoi servaient les mots en pareille circonstance ? Je devinais sa pensée à son haussement d’épaule qui semblait vouloir dire : Il est mort, en savoir plus ne le ramènera pas… Affreuse vérité qui ne résolvait pas le problème. Papa repartit avec lui et maman s’écria :
— Les petits ! Il ne faut pas qu’ils sachent !
— C’est jeudi, il n’y a pas école.
— Ah oui ! Comment leur expliquer ?
Il fallait le leur dire. Dans le village, ce malheur serait le cri du jour, ils ne pourraient qu’en être informés sans ménagement.
Ce fut horrible pour maman et pour moi. Eux, paraissaient ne pas comprendre. Les plus grands peut-être… Qui sait ? A leurs yeux, l’issue semblait fatale. Tant de morts déjà avant lui. Stoïques, nous n’avions pas une larme alors ! Ils nous écoutèrent sans pleurer.
Ma sœur, de retour, n’eut pas besoin d’explication, elle savait. Elle savait depuis la veille que, sur le chemin du retour, sa mission accomplie, Marcel avait croisé bien des personnes lui faisant de grands gestes pour lui signaler les occupants, en vain. Notre frère, tellement connu dans les environs, les perçut comme des signes amicaux, il ne s’arrêta pas, d’où le drame. C’est ce qu’il en fut déduit aux dires de plusieurs témoins.
La suite ? Certains de mes frères furent hébergés, dans le village, chez des habitants amis. Il fallait pouvoir agir librement et vite. Si les Allemands arrivent jusqu’à nous, cela pourrait faire du vilain dit maman préoccupée par cette hypothèse. Nous avions quelques armes et des grenades à la cave, tout comme il y en avait ailleurs. Il fallait tout prévoir. Au cas où le P.C. aurait sauté, pas question de se trouver démuni pour parer rapidement au danger.
Avec maman, nous devions faire disparaître toutes traces susceptibles de dénoncer notre coopération, avant qu’il ne soit trop tard. Je ne sais plus si c’est Roland ou Georges qui courut chez notre bon curé pour faire appel, une fois encore, à son aide. Un homme formidable, à la dent dure croyez-moi ! Il n’a jamais failli à son devoir et il nous a apporté beaucoup de réconfort. Qu’aurions-nous fait sans son soutien quand tous les partisans étaient absents ? Quel allié il fut pour nous à ce moment là.
Oh ! Il est certain que si : Retrouver la famille du maquisard avait été ordonnée, rien ne les aurait empêché de poursuivre leurs recherches. Heureusement, les circonstances ne s’y prêtaient pas, ils fuyaient.
UN BREF RAPPORT
Mercredi, 23 août 1944. Leur forfait accompli, les Allemands détroussèrent leur proie de ses papiers d’identité mentionnant son domicile : St Félix-de-Lodez. Ils questionnèrent les personnes présentes sur ce lieu-dit. Un monsieur, pris dans la colonne répondit à leur interrogation : « St Félix ! C’est au-dessus de Lodève à seize kilomètres. Il faut vous retourner. Seize kilomètres ! » Remonter sur Lodève… Pas question, ils en venaient.
Il y a effectivement un Saint-Félix plus haut, d’où le quiproquo, sans quoi, peut-être seraient-ils arrivés jusqu’à nous. Nous n’étions qu’à six kilomètres de Montpeyroux. La présence d’esprit de ce Monsieur nous a sans doute épargné le pire. Il a immédiatement compris l’importance de taire la vérité, des vies étaient en jeu.
QUE SONT DES YEUX ÉTEINTS ?
Que sont des yeux éteints ? Même en pleine lumière
Ils sont vides et froids, comment se réchauffer
Aux regards glaciaux qui gardent vos chimères
Et vous laissent au cœur un éternel regret.
(18 décembre 1944 pour ses 20 ans)
Ce quatrain écrit à cette époque me ramène loin en arrière. Oui ! Que sont des yeux éteints ? C’est ainsi qu’ils laissèrent les yeux de notre frère, éteints à jamais, avec son corps criblé de balles, dans le fossé. Certains boches restèrent pour monter la garde tandis que la colonne poursuivait sa route sur Montpellier, emmenant avec eux les personnes prises sur le parcours. Certains témoins de la scène propagèrent vite cet acte barbare et « Madame Commeyras » de Montpeyroux, dont le fils combattait avec Marcel et qui, de plus, connaissait papa, osa demander aux allemands, le droit de prendre chez elle la dépouille de ce garçon./
— « Vous êtes une parente ? » Lui fut-il demandé.
— Non !
— Vous le connaissez ?
— Non !
— Pourquoi alors vouloir le prendre chez vous ?
— Parce qu’il est français. Ne feriez vous pas de même pour l’un des vôtres ? Le laisseriez vous croupir dans le fossé tel un animal ?
L’allemand parut sensible à cet argument. Avait-il atteint son quota de tuerie ? En avait-il assez de semer la terreur ? Il parlementa avec les autres et demanda :
— Que voulez-vous en faire ?
— L’enterrer tout simplement !
— Soit ! Prenez-le.
Et c’est ainsi que cette personne, aidée par d’autres fidèles amis, put amener chez elle notre frère.
Il n’était pas question de laisser Marcel dans l’état pitoyable où il se trouvait. Elle s’occupa de lui, courut commander un cercueil, pendant que la population, ayant eu connaissance du massacre, se cotisait pour le payer. Hélas oui ! Il a été exécuté de sang froid par les boches. En partant, l’ennemi semait la terreur sur son passage. Souvenons-nous d’Oradour-sur-Glane. La fin de la guerre s’annonçait, les Français se dressaient, faisaient face, la rage au corps pour chasser de France… Notre France !…, l’adversaire nazi.
Belle France tant convoitée ! Combien sont morts pour toi ? Pauvres humains ! Que pouvons-nous changer à cette guerre affreuse, cruelle, monstrueuse qui brisa tant d’êtres ? Tua tant d’hommes qui ne demandaient qu’à vivre et sont morts sans vraiment comprendre parfois… Pourquoi ? Il faut du sang pour anoblir la terre, beaucoup trop le payent de leur vie. Leur mort, un véritable fléau qui laisse une empreinte glaciale et marque à jamais les êtres restés vivants.
Les Allemands veillaient toujours au village. La majorité des français, heureusement, sont restés humain et ont su se taire quand il le fallait. Rien n’avait transpiré qui puisse les inciter à s’attarder davantage, ils poursuivirent leur route vers Montpellier… Il fallait tout de même rester prudent. Le lendemain, vers trois heures de l’après-midi, le cercueil où reposait Marcel fut amené sur une charrette. Enfoui sous des balles de fourrage, en plein été, le 24 août 1944, afin de franchir, anonymement le seuil de la maison où l’on attendait. Tué la veille, à quatre heures de l’après-midi, huit jours après le Capitaine… Après Théo, après Rintintin, après tant d’autres… Et ce n’était pas encore fini, la lutte continuait.
Ne sachant pas comment se déroulerait ce qui allait suivre, avec maman, avant qu’il ne soit là, nous avons rangé sa chambre, couvert le miroir, comme le veut la coutume, sorti les cierges, accomplissant en silence les gestes à faire en pareil cas. Le cercueil où reposait Marcel fut déposé sur trois chaises dans la salle à manger, lieu de rencontre de tous les maquisards, face à la porte donnant sur le couloir.
Lorsque fut soulevé le couvercle de cette boîte le cachant à nos yeux, un silence douloureux envahit la pièce, bloqua nos poitrines, paralysa nos sens, de vraies momies pétrifiées par l’horreur. Les respirations étaient inaudibles. Pas un cri, pas un sanglot, rien. Nous étions saisis, figés, tétanisés par le choc. L’image diabolique de cette vision, un véritable cauchemar. Les yeux exorbités, nous regardions. On va se réveiller, se frictionner, rire !… Il n’en fut rien, nous étions en plein dans une réalité qui frisait la démence.
Jimmy, André, Martin et Jean, dont le père était un des cantonniers tué la veille, mais nul ne le savait, restèrent avec nous pour passer la nuit, au cas où !… Pascal lui, se démenait en démarches de toutes sortes, pour son ami, veillant à tout ce qu’il était possible de faire, pour la sécurité de tous. Puis, ce fut le défilé des gens du village venant adresser leurs condoléances, ces mêmes gens qui avaient envié, dénigré, maudit même le sort du père, resté à son foyer ! Eh bien ! Ce foyer a été le seul à faire don d’un fils à la Patrie de cette manière, en combattant.
Un autre jeune homme du village, agréable, gentil, n’est pas rentré, il est mort au travail obligatoire (STO). Ses parents avaient pensé qu’il valait mieux se soumettre, espérant ainsi garder leur fils, ne présageant pas pareille issue. Aussi, lorsque sa maman embrassa la mienne ce jour là, je vis deux douleurs s’étreindre, deux regards se croiser, se confondre, se noyer dans un même flot de détresse et de désespoir. Toutes deux savaient. Toutes deux connaissaient le goût du sacrifice La mort cruelle d’un fils. Leurs mains unies traduisaient intensément leur peine, et j’eus mal de leur mal. Levant les yeux, je regardais sans voir, ce cordon humain se dérouler, passer devant nous, semblable à une interminable colonne de fourmis géantes. Colonie en marche, vers une quelconque proie. La proie était là, je la surplombais et son image m’envoûtait, me tourmentait, s’immisçait dans mes veines : Mon frère !
Marcel ! Là. Coincé dans cette boîte de fortune, les paupières baissées, il semblait dormir. Non ! Sous celle de gauche, c’était le vide, l’œil avait été crevé. Le coup de grâce de l’officier nazi, revolver contre la nuque… Comme si après une rafale de mitraillette qui vous laboure la poitrine à bout portant, on peut encore vivre ? De ses blessures nous ne vîmes rien, ses vêtements avaient été changés. Et les gens passaient, circulaient, tête basse. Moi ! J’avais les yeux rivés sur cette paupière frémissante.
Il vit, ce n’est pas possible, il vit ! Qu’est-ce qu’il fait là ? Il va se lever, me sourire, me traiter de petite sotte, me faire tourner ! Et la colonne s’étirait toujours. Comment ne pas devenir fou dans un moment pareil ?
Papa avait été à Clermont chercher Jeannette, la jeune fille pour qui mon frère avait un sentiment profond, supérieur à l’amitié. Ce sentiment stagnait depuis qu’il était au maquis, mais il n’en était pas moins réel. Nous l’avions adoptée sans difficulté et elle participait à toutes nos réunions familiales. Mon père l’avait préparée à la vision douloureuse qui l’attendait. Malgré cela, ce moment fut terrible tant sa peine à fleur de peau l’écorchait. Elle pleurait, hurlait presque la tête dans ses mains, et papa dut lui faire quitter la pièce afin d’accorder un répit à son mal.
Nous, c’était notre frère, Elle, ses espoirs qui s’effondraient. Son premier amour balayé, emporté par la mort, tué au berceau. De longtemps elle ne pourra l’oublier, il marquait au fer rouge sa jeunesse, son existence, sa vie. Mais nous ? Comment extraire de nos vies cet être merveilleux qui durant sa courte existence nous a apporté tant de joies ? Ce frère qui a donné à tous le meilleur de lui-même, apaisant nos chagrins d’un sourire éblouissant ? Ah son sourire ! A ce stade de mes pensées je lève la tête, un déclic, l’image change, le réel m’interpelle.
Papa, rigide, sur le seuil de la porte séparant la salle à manger du hall d’entrée, papa me fit signe d’aller vers lui. A pas lents, je quitte l’emplacement qui semblait m’être réservé, là, tout près de ce visage dont je ciselais les traits du regard, pour me rendre à la cuisine relayer mon père auprès de Jeannette. Elle quitta ses bras pour se jeter dans les miens, se cramponna à mon cou, se lamentait sur mon épaule puis, elle empoigna ma sœur venue nous rejoindre. Fait incompréhensible pour nous, elle seule pleurait à fendre l’âme, alors que nous ne le pouvions pas. Je me dégageais, j’avais mal mais je tenais debout me demandant par quel miracle. Je perdais mon protecteur, mon ami mon confident, mes espérances, je doutais de l’avenir… Est-ce que je vivais ?
A ce stade de mes pensées, entre l’incertitude et l’effroyable, je retournais m’agripper à cette caisse diabolique contenant un corps qui demain ne serait plus qu’un souvenir douloureux. Elle est donc vraie cette mort que je refuse ? Dans un état second, j’observais des images qui ne me concernaient pas puisque mon ego ne pouvait les accepter, même implantées dans le décor comme des banderilles dans le cou d’un taureau. Ma sœur et moi, nous poursuivions nos gestes habituels sans comprendre l’étendue du drame que nous vivions, pendant que maman, assise, subissait le calvaire de la croix.
Étrange cette vision de l’irréel ! On voit, on regarde, on entend sans accepter. Les heures douloureuses que le temps nous imposait semblaient inconcevables, grotesques, si lointaines du réel. Le son plaintif des condoléances n’était autre qu’un couinement voulu pour alimenter les scènes d’épouvantes d’un film lugubre, en noir et blanc…
Silence, on tourne ! Nous regardions partir les gens en larmes, nous serrions des mains, mais ce cortège passait au dessus de nous si vaporeux, presque bouffon, alors que ces mots hantaient mon esprit : A la scène suivante : On tourne !
Nous tournions en effet une scène terrible… La dernière.
Ce qui se passait à l’arrière me parvenait en bruits sourds, rauques, larmoyants, pour faire suite à des gémissements étouffés. Quelques hoquets mêlés à ces sons variés, laissaient présager de l’angoisse contenue dans les poitrines, lourdes de douleurs repoussées. L’ensemble restait vague, flou. Tout était flou d’ailleurs Le prêtre, allant d’un côté à l’autre de l’Autel, léger, silencieux, presque félin dans ses mouvements, un rien téléguidés par des ondes supérieures.
Les acolytes se déplaçaient religieusement à sa suite, sur un simple coup d’œil de sa part. Le front baissé, les mains jointes, ils ne marchaient pas, ils glissaient… D’où sortaient-ils ? Rien ne paraissait normal. Tout semblait contrôlé dans ce décor aux teintes magnifiques issues des vitraux. Le silence conseillé en ce lieu saint, crevait sous les bruissements servant de toile de fond à une représentation douloureuse, poignante à l’extrême, commentée par le sermon de notre bon curé. Marcel représentait tellement pour lui, de part son comportement exemplaire. J’entends encore sa voix tonitruante s’élever dans la nef, avec des trémolos à vous chavirer l’âme.
— Marcel ! Tu n’hésitais pas, seul jeune homme de ta Paroisse, à venir t’agenouiller à la table Sainte. Les railleries ne t’atteignaient pas. Seule, ta conscience guidait tes actions et tes gestes et jusqu’au bout, tu es resté fidèle à ton image.
Entrecoupés de sanglots, ces mots résonnaient sous la voûte de l’église. De temps en temps, le soleil faisait une trouée et illuminait, tel un flash, le cercueil posé au centre du sanctuaire, face au tabernacle. Ce phénomène se produisait lorsque les jeunes gens, massés devant la porte de l’Église, ouverte à deux battants, s’écartaient afin de laisser le passage aux personnes incommodées par le cérémonial bouleversant. Alors, la clarté extérieure pénétrait jusqu’à nous, survolait les têtes, apportant jusqu’au pied de l’Autel : La vie, face à la mort. Qu’il fallait peu pour passer de l’une à l’autre ! Que l’écart était minime ! Il suffisait de franchir une porte, le tour était joué.
Le soleil brillait outrageusement ce jour là, jour de deuil, mais une mort reste une mort, aussi honorée soit-elle. Pour cette mort, que de vies agglutinées ! Près de cinq mille paraît-il ! Toutes ces personnes amassées, groupées entre l’église, le parvis, le quai, tout proche et sur le parcours conduisant au cimetière, ressemblaient à un jour de foire. Je me souviens de cette marée humaine se divisant l’approche du cortège, tout comme se fendirent les flots pour les Hébreux fuyant l’Égypte, lors du passage de la mer rouge, vers le Pays de Canaan : La Terre promise.
Et le cercueil, porté à mains nues par six maquisards, s’engageait, fendait la foule et devenait prisonnier des êtres qui se regroupaient derrière lui, sans le voiler aux regards, il dominait. Silencieusement, le cordon de vie s’étirait pour terminer en nœud géant, face à l’antre de l’éternel repos.
Comment étions-nous placés ? Je ne m’en souviens plus. Je devais être près de ma sœur puisque papa se trouvait devant avec les trois frères nés après moi ! Maman n’est pas venue à l’enterrement. Elle ne figure pas dans ce court métrage de mes tragiques souvenirs. Quelle cruauté pour une mère de perdre un fils ! Qu’il en faut du courage pour affronter une mort pareille ! Quand j’y pense, elle avait quarante ans et la vie l’éprouvait durement. Notre grand-père maternel et nos grands-mères n’étaient pas là. Le frère de maman et son épouse non plus. Les routes étaient peu sûres, aucun d’eux n’ont pu se déplacer pour ces obsèques dramatiques.
Par contre, restent figées en moi comme toutes ces images enregistrées avec une précision qui me déroute, les paroles prononcées par papa. Debout, face à cette ouverture sombre, avant qu’on ne glisse le cercueil dans le caveau destiné aux Morts pour la France, il a murmuré : « Adieu Marcel ! Tu étais un bon petit gars. » Submergé par la douleur, il ne put en dire davantage.
Et la vie continue… Il fallait porter le deuil. Je n’avais que ma robe mauve, teinte à présent en noir. Elle était moche, mais la beauté et l’apparence ne me préoccupaient pas. Pourtant, j’avais besoin de quelque chose de convenable en ce début de septembre, ne serait ce que pour aller à la messe. J’étais attendue chez la couturière en prévision d’une robe justement. Mal fagotée, un fichu sur la tête, je devais ressembler à une veuve éplorée se rendant au calvaire prier pour son époux. Après avoir traversé le quai afin de me rendre chez elle, une camionnette farcie de jeunes gens s’arrêta à deux pas de moi. Ce véhicule, style vieille guimbarde, me ramena à la semaine précédente avant que…
Je regardais sans voir, ces visages anonymes. Hébétée, d’autres visages m’apparaissaient, si proches et, je restais là, immobile à dix centimètres d’eux, rivée sur place. Face à mon air triste, un jeune homme me dit :
— T’en fais pas petite, on les aura !
Cette voix, ces mots tant de fois répétés, ce troupeau d’hommes compatissants, déclencha en moi un mécanisme inattendu qui ouvrit les vannes jusque là restées closes. Je me mis à pleurer, pleurer, accotée au chambranle de la porte du bureau de tabac. Une jeune fille venue à mon secours dit au garçon qui avait sauté du camion pour me soutenir :
— Son frère a été tué il y a huit jours.
Là, j’ai su que c’était vrai. Le cauchemar prenait fin pour faire place à une réalité plus atroce encore. Marcel tué ! Marcel mort.
On me conduisit chez la couturière, ne voulant pas effrayer maman. Je ne tenais pas sur mes jambes et sanglotais à en perdre le souffle. Elle me garda chez elle près de trois quarts d’heure, afin que je puisse me ressaisir. Entre temps Fernande avait prévenu maman et, lorsque je revins, les yeux bouffis, le visage pâle maculé de larmes, vidée, elle ne me dit rien. Ne me demanda rien. Si elle avait osé un geste vers moi, cela eut été le déluge. Elle ne le voulait pas, peut-être plus pour elle que pour moi afin de garder son courage.
A cette période terrible, je ne l’ai jamais vu pleurer. Peut-être le faisait-elle en cachette, elle aimait tant son fils. Ce fils si attentionné, qui s’attardait en sortant du collège, afin de cueillir pour elle les premières violettes, des boutons d’or, tout ce qui apportait une note de gaieté à cette maman sortant peu de la maison. Il était merveilleux ce grand frère, je ne peux le définir autrement. Je montais donc à ma chambre avec au cœur son image, et en moi, une haine féroce tranchante comme une guillotine, doublée d’une envie folle de cogner sur quelque chose. Il me fallait briser cette hargne qui me submergeait.
Soudain les rats firent un vacarme énorme, courant d’un bout à l’autre du grenier, sans ménagement, juste au-dessus de ma tête. Ces mêmes rats qui avaient détruits mon bien : les lettres de Marcel. Je les avais placées entre deux poutrelles, afin que nul ne puisse les trouver. Comment aurais-je pu prévoir pareille chose ? Une rage inexplicable m’envahit. Je m’armais d’un balai, d’une canne, d’un grand torchon, je fermais la porte donnant sur le petit hall d’entrée de notre deuxième étage et j’ouvris toute grande la trappe située au milieu de la chambre. Dans leur cavalcade, un premier rat est venu s’écraser à mes pieds puis un deuxième, gros comme mon avant bras, et j’entrais en action tandis qu’un troisième faillit me tomber sur l’épaule. Et je cognais, cognais de toutes mes forces les coinçant à tour de rôle dans les angles de la pièce, tapant du bâtant, du torchon, j’étais une furie, ils se ruaient sur moi, sautaient sur mes mollets, mais cette horde ne m’effrayait pas tant j’étais survoltée et déterminée à les éradiquer. Maman aux bruits retentissant des coups, se précipita.
— Ferme la porte ! » Ai-je crié.
— Mais que t’arrive-t-il ?
Je lui passais le balai, et à toutes deux, nous eûmes raison de ces montres mangeurs de souvenirs. J’étais fourbue mais apaisée. Maman stupéfaite me regardait sans comprendre quel démon m’avait envahi. De ce jour, je sus que plus jamais rien ne serait pareil, que ma jeunesse était finie sans même avoir commencée, hachée menue, tout comme l’avaient été mes lettres, ses lettres. Mon copain, mon frère, mon confident, ne serait plus jamais là pour me conseiller, m’apporter son réconfort, me tendre la main pour m’aider à passer le cap. J’avais tant besoin de tendresse, à part lui, qui allait m’en témoigner ?
Personne n’eut vent de ma colère. Tout ayant été remis en place, les rats noyés avec précaution, puis jetés à la poubelle, ne pouvaient réapparaître. Maman ne fit jamais allusion à cette scène. Papa l’a-t-il su ? Je l’ignore. Il avait bien assez de souci sans y joindre cette peccadille, ce minuscule brin d’existence d’une jeune fille meurtrie et révoltée.
Saisie par la rage soudaine de ne pouvoir combattre la mort, cette mort croqueuse de vies, cette semeuse de malheur avec ses flots de larmes, ses angoisses insurmontables, il me fallait COGNER ! Que de frayeurs et de douleurs engendres-tu ?
Avec le recul, je me demande encore où je suis allée puiser cette force ? Dans la haine ? Dans l’amour porté à ce frère trop tôt parti ? Qu’importe ! J’ai compris qu’il y a des sentiments si forts, si profonds, des choses si horribles et cruelles qu’elles vous déstabilisent et vous poussent à l’extrême. A partir de ce moment, tout me devint indifférent. Inconsciemment, je me créais une aura galvanisée ou pas, un coin de ciel n’était visible, il m’aurait laissée entrevoir ma misère, je préférais fermer les yeux. Je n’eus plus jamais de colère de ce genre, j’avais percé l’abcès, mais je gardais le mal et, comme le raisin, il fermentait en moi.
Depuis ce jour, 25 août 44, combien de drames sont venus bouleverser ma vie et greffer à ce passage douloureux de mon existence, bien des déceptions. Chacune d’elle amplifiait le mal au lieu de l’étouffer, brisant à tous les coups mes plus chétives espérances. Cette vision de cauchemar m’a sauté au visage, cinquante ans après, avec une telle violence ! Je me suis retrouvée les fesses plaquées à l’évier de notre petite cuisine, à Millau. Nous avons gardé notre appartement et nous y passons maintenant nos vacances. Depuis que nous habitons Dijon, c’est notre lieu de ralliement.
Ne croyez pas qu’entre temps j’ai oublié ! Non ! Chaque année, les 23, 24, 25 août ne peuvent passer inaperçus. Rien ne peut les soustraire au rappel du passé. C’est ancré en moi, jusqu’à l’éternité. Jacques Brel chantait « On n’oublie rien, de rien. On s’habitue c’est tout ». Pour ma part… Eh bien non ! On ne s’habitue pas à la souffrance, on la subit.
Avant de poursuivre mes écrits, je tiens à retracer ici l’hommage rendu à mon frère Marcel par Madame Prades, épouse de Monsieur Henri Prades, le dénommé connu sous son nom de code : Pascal.
Téméraire, lumineux, combien ces mots sont justes !
La compagnie du rocher des vierges surveille la nationale Lodève-Montpellier. Un détachement ennemi arrive devant Arboras. Il ouvre le feu. Les hommes ripostent avec les quelques armes dont ils disposent. J’entends les rafales de mitraillettes et j’ai peur pour Henri.
Et c’est au soir de cette chaude journée, que Marcel, l’ami, le confident, le frère, trouve la mort.
Il revient de la Vacquerie où il est allé acquitter une dette du maquis, sur l’ordre de Montaigne.
Henri l’a mis en garde : « N’y va pas ! Une colonne allemande erre sur le plateau ». Réponse : « J’ai reçu un ordre, je l’exécute. »
Tel est Marcel ! Téméraire, lumineux, si jeune ! Il se promène toujours en short et le pétard est si gros, si lourd, que la poche dépasse le vêtement.
De plus, il porte fièrement le brassard FFI… A l’entrée de Montpeyroux, il tombe sur la colonne qui passe la nuit dans le village. Avec son brassard, son pétard et sa moto, il fait une cible idéale, il n’a aucun moyen de s’en tirer. Il tombe sous les balles, il est détroussé, mutilé.
Les villageois bouleversés ont l’ordre de ne pas toucher à son corps. Le maquis ne peut intervenir, il y a trop de risques pour les civils.
La colonne sera attaquée en rase campagne par un autre maquis, descendu de l’Aveyron.
Bir-Hakeim est meurtri une nouvelle fois. Henri est terriblement éprouvé par la mort de son ami.
Des obsèques imposantes sont faites au jeune héros. Toutes les issues du village sont gardées par des hommes en arme.
Un chagrin intense nous étreint pendant le sermon de l’Abbé Cros et surtout, tout au long du cortège funèbre qui conduit Marcel à sa dernière demeure.
(Extrait de. De Bir-Hakeim à Lattara
de Marguerite Prades).
P.S. : Henri Prades, « Pascal » décédé le 11 mai 1989, était un homme de cœur remarquable. D’une intégrité absolue, d’une droiture incontestable. Une énergie sans borne qu’il a mise au service des hommes, toute son existence. Il a consacré sa vie à l’enseignement. Sa passion fut l’archéologie, un musée lui rend hommage à Lattes près de Montpellier dans l’Hérault.
Ceux qui l’on connu peuvent en êtres fiers et j’affirme être de ceux-là.
Sont-ils à marquer d’une pierre blanche ces jours ? Même pas ! D’un long silence, oui ! A l’heure fatidique où tu mourais, le souvenir s’impose à mon esprit, et avec lui, les jours affreux qui suivirent. Je l’ai décrite de tellement de façons cette souffrance, pour m’en libérer ! Peine perdue. Près de dix ans j’ai traîné mes 17 ans, trimballant ce fardeau à m’en pourrir l’existence. Ne pouvant pas oublier. Je me suis abreuvée des douleurs physiques et morales que la vie m’octroyait, ne me jugeant condamnée qu’à cela, souffrir. Tout me craquait dans les doigts et l’espoir filait à vau-l’eau. Sans ton soutien pour m’épauler, j’allais à la dérive.
Cela peut paraître exagéré, mais mon cœur de 17 ans entrevoyait des perspectives réjouissantes rien qu’à ces mots : « Quand la guerre sera finie ! » Et j’y croyais !… Je devais reprendre mes études, ce qui m’aurait été salutaire et, bénéfique. Je ne rêvais que de cela… Il n’en fut rien. Marcel n’étant plus de ce monde, la guerre s’est terminée dans la bourrasque. Ma vie endeuillée, mes espérances broyées d’une affreuse manière, me coupaient littéralement du monde extérieur.
Quant au verbe aimer, ô catastrophe ! Quand un garçon me faisait la cour, je me voyais déjà mariée, mère de famille et tout le « bazar ! » Sentimentale à souhait, ma naïveté et mon ignorance m’ont joué bien des tours. Ce que je ne souhaite à personne. Mais, plutôt mal que bien, la vie a suivi son cours, et… Tout d’un coup !
Cette vision de tes funérailles me saute au visage avec une violence telle que, soudain ! Me voilà transbahutée, propulsée vers ces heures douloureuses au possible. En un éclair ! L’atrocité de ta mort refait surface, m’éclaboussant de manière excessive, au point que je défaille.
Je revois tout. Je revis avec une telle intensité ces moments, que j’entends avec précision, la Sonnerie aux Morts jouée dans la salle à manger, face à Marcel, par six Anglais venus d’on ne sait où, j’en demeure figée.
Elle vibre encore à mes oreilles, lugubre, bouleversante. Elle m’envahit, me glace. Soudain la pierre tombale qui a enseveli mes 17 ans, vole en éclats et je découvre après ces cinquante ans… ce que je croyais enfoui au plus profond de ma mémoire…. LE SAC !
Il a fallu à nouveau qu’il réapparaisse à ma vue ce sac de farine nazi ! Qu’il ébranle mon existence, qu’il ravive les souvenirs impérissables et douloureux, que petit à petit, j’avais tenté de maîtriser. Ils commençaient à somnoler en moi et soudain…
Il est là, il me fait face et je tremble comme une feuille au rappel de ce temps. Cinquante ans ! Cinquante ans que je vais essayer de résumer afin de traduire cette situation intolérable presque incroyable !
Après la mort de mon frère, mon père eut un anthrax sur la colonne vertébrale, un anthrax énorme, aussi gros qu’un couvercle de boîte à cirage. Cette douleur, ajoutée à celle d’avoir perdu ce fils formidable, dont il n’avait jamais eu à se plaindre, le fit vieillir de dix ans en six jours. En ce qui me concerne, j’ai eu aussi un anthrax sur le pied droit, ce qui m’obligeait à jouer à cloche-pied. Sans plus, la douleur, je la supportais. Le plus terrible, c’était de ne pouvoir se débarrasser de : « L’autre mal ». Il nous rongeait comme la lèpre, à qui en parler ? Quel remède employer ? Où se réfugier ?
Maman, toute retournée, souffrait trop. Nous évitions la moindre remarque susceptible de raviver sa peine. Elle faisait en sorte de la dissimuler à nos yeux, nous agissions de même. Chacun gardait pour soi, ce mal lancinant, croyant le neutraliser, en être maître.
Les petits ! Que pouvait-on leur dire ? Pas question de les traumatiser davantage. Le dernier, Didier, deux ans, cherchait partout son aîné, j’en avais des frissons dans le dos. Quand le soir je montais le coucher, nous passions devant la porte de la salle, « Marcel ! Où l’est Marcel ? L’est là marcel ? » ces mots murmurés d’une voix plaintive me chaviraient.
Et Bruno, cinq ans, s’accrochait aux barres du dossier de la chaise où reposait le cercueil pour voir. Il apercevait seulement deux pieds, avec chaussettes, soutenues entre elles par une épingle de sûreté, afin de maintenir leur équilibre. Cette image lui est toujours restée et le hante parfois. Marcel, le grand frère qui réalisait beaucoup de leurs désirs. Il bricolait leurs jouets, les faisait tourner, planant tout comme un avion. Il était toujours disponible pour eux lorsqu’il était présent. Quel plaisir de les entendre rire avec lui !
La maison du bonheur avait clos ses volets. Maman ne chantait plus, nous nous taisions. Papa rentrait tard, triste, fatigué, on ne le voyait que le dimanche après-midi. Le matin il nettoyait son camion. Il parlait peu. Plus d’enfants à gronder, à faire tenir tranquille, la peine verrouillait les langues. Seuls, de temps en temps, Bruno, 5 ans et Didier, 2 ans, parvenaient à nous faire sourire de leur verve enfantine quand leur jeune âge se libérait.
Parfois, nous allions tous au jardin avec papa, longeant le chemin le long de l’église. Nous évitions de croiser qui que ce soit. Ne pas avoir à parler, taire notre peine. Elle nous égratignait. Maman ne venait pas avec nous, elle s’isolait. Là, les petits jouaient, sur les monticules de terre sortie du puits, creusé par papa, Marcel et Régnier, notre fileur de guerre. Entre ces monticules, ils avaient enfoui sous 50 centimètres de terre, un gros bidon de fer où papa avait caché quelques victuailles offertes par les clients aveyronnais. Nous souffrions énormément de la faim et, craignant encore le pire, on l’ouvrait bien peu, mais le voir, nous ravigotait.
Quelques mots sur mon filleul de guerre. L’école était terminée pour moi. Écrire est devenu vital. Lorsque le curé proposa à ses ouailles de prendre un filleul, je sautais sur l’occasion. Et c’est ainsi qu’un matin d’avril il arriva chez nous. Frayeur, c’était un noir ! Notre curé avait oublié de mentionner qu’il était capitaine d’un régiment de tirailleurs sénégalais. Quelle surprise. Il devient pour nous plus qu’un ami et nous sommes toujours restés sa famille de France.
Au jardin, les grands s’activaient à la besogne, il y avait du travail pour tous et l’on ne chômait pas, mais on décompressait un peu… Hélas, quand le mal vous ronge, il n’y a pas vraiment de remèdes efficaces.
Notre petite sœur, sept ans, le jour où l’on ramena Marcel, s’est échappée de chez les personnes qui l’hébergeaient et, préoccupés, aucun de nous ne s’en aperçut. Est-elle venue près du cercueil ? A-t-elle vu, horrifiée, son frère étendu là dans cet espèce de coffre ? Certainement et son esprit a basculé.
Ce n’est qu’à la rentrée des classes que le choc est survenu. L’institutrice, face à son mutisme, ses yeux dans le vague, sa somnolence, prit conscience de son état et vînt en informer maman. Elle avait vu son frère, cela ne faisait aucun doute et son cerveau effrayé par cette image ne réagissait plus, c’était trop tard ! Le coup fatal était porté ! Notre petite sœur, le soir même, sombrait dans le coma.
Les médecins appelés à son chevet ne purent diagnostiquer son mal, il fallait attendre qu’il se déclare. Un foyer infectieux la maintenait dans cet état de léthargie, mais où se trouvait-il ? Comment le localiser ? Que faire ?
Et la vie suivait son cours monotone, angoissante, plus rien n’avait d’attrait, mêmes nos mouvements devenaient mécaniques.
Comment la nommer cette tourmente qui nous poussait à mille folies ?
Ma sœur tournait en rond depuis que les jeunes du ma-quis avaient pris une autre direction. On se querellait pour des riens. La vie mouvementée du maquis lui manquait. Attendant les vendanges, elle se morfondait dans sa chambre. Que devenir durant ces heures qui tournaient au ralenti ? Je parle pour elle !
Pour ma part, habituée à seconder maman, je n’avais jamais de temps libre, il y avait tant de choses à faire ! C’est pourquoi, je me rebellais contre sa nonchalance. Les Belges étant rentrés dans leur Patrie, l’usine où travaillait Paulette avait fermé ses portes. Alors, rester dedans à se partager le boulot de la maison… Une affaire d’état. Il faut vous expliquer.
En 40, lors de la venue des réfugiés belges dans notre village, mes parents ont hébergé une famille pendant plus de trois mois, au deuxième étage dans les trois chambres laissées à leur disposition : le père, la mère, un garçon de 17 ans, une fille de 12 ans. Grâce au mari, qui dans le nord travaillait dans une filature, ils avaient rouvert une ancienne usine située entre Saint-Félix et Ceyras. Mais voilà, les Belges repartis chez eux, l’usine a de nouveau fermé ses portes, définitivement cette fois-ci. Plus de Maquis, plus de travail. Il faut bouger, se démener, courir à droite, à gauche.
À la mort de notre frère, finie l’activité débordante de ma sœur ! Seuls les hommes poursuivaient la lutte. Ceux du Maquis Bir Hakeim rentrent dans Montpellier, pas elle. Ensuite certains partirent se battre en Indochine, en s’engageant dans l’armée. D’autres reprirent leur métier et ceux de l’extérieur, rentrèrent chez eux. La disparition de Marcel nous avait tous déboussolés et, pour une divergence avec ma sœur, les vendanges terminées, je quittais la maison pour me placer à Montpellier comme boniche. « Bonne à tout faire ».
Le travail ne manquait pas, du fait que l’instruction, pour les filles, s’arrêtait à 14 ans. J’avais le certificat d’études primaires. C’était suffisant. Il fallait des bras à la maison. Pourquoi aller plus loin ? Rares étaient celles qui poursuivaient leurs études, mises à part « les riches » comme nous disions. Chez les ouvriers, les garçons d’abord. Le rôle des hommes étant : Être chef de famille… Sans offense, c’était ainsi.
Sans le soutien de mon frère, je n’acceptais plus les rebuffades de ma sœur. Ne plus le voir rentrer le soir, pendre sa veste au portemanteau du cellier, quelle torture ! Être toujours reléguée aux travaux pénibles me révoltait. Nous étions deux filles à la maison. La plupart du temps, Marcel prenait ma défense. Là plus rien, alors j’ai fui pour garder en moi son image et l’évoquer, pour un temps, toujours vivant, là-bas, afin de « ménager mon mal ».
C’était ridicule. Je le sais. Dés le réveil, mon unique robe noire me ramenait à la réalité, mais la petite Marie-Paule dont je m’occupais, amenuisait cette souffrance. Ma sœur à son tour, pour des raisons que j’ignore, se plaça à Rodez et papa me demanda de revenir au foyer. J’étais bien chez mes patrons. A mes moments de liberté je pouvais assouvir mon besoin d’écrire et je savais que de retour chez nous, ce serait à nouveau la galère et que la plume serait bannie.
Mais avais-je le droit de laisser mes parents dans l’embarras. Les religieuses vers qui je suis allée en descendant de la gare m’avaient trouvé ce travail dans les deux heures suivant mon arrivée à Montpellier. Quel exploit cette fuite et que de frayeurs aussi. Je n’avais que 17 ans et aucune connaissance de la ville. Tout de suite, ces jeunes personnes, 29 et 26 ans, m’ont laissée me débrouiller. Elles étaient là quand j’avais besoin d’aide mais je devais assumer. Mes patrons appréciaient mon travail, ils étaient ravis le soir de retrouver leur fillette souriante. Le ménage était fait, l’appartement était coquet. Je m’occupais de tout mais avec plaisir. Sans ce chagrin que je traînais, c’eut été vraiment une vie agréable.
Il y avait tellement de travail à la maison ! Les femmes de notre génération, faisaient pratiquement tout. De la couture au tricot, de la lessive aux conserves, même jusqu’à réparer un sommier avec du fer plat d’un centimètre de large. Ce fer destiné à maintenir les balles de fourrage entaillait nos doigts, malgré les tenailles dont nous nous munissions pour le tirer en le croisant !
Réparer les chaussures, couper le bois, faire la cuisine à petit feu… Çà, ce n’était pas trop mal ! J’arrête là l’énumération des tâches qui nous incombaient, cela vous ferait frémir. Je ne cite pas les plus ingrates, mais voilà !… L’idée de dorloter un nouveau petit frère fut la plus forte – j’avais un instinct maternel exacerbé – il l’emporta et je rentrais chez nous pour faire « tourner » le ménage avec grand-mère Louise, la mère de maman.
J’en reviens à Monique, ma petite sœur, laissée un temps, celui de mon absence. Grâce au curé qui ne m’a pas abandonnée et aux sœurs, j’avais des nouvelles de tous. Toujours alitée, squelettique, identique aux déportés de guerre, je la retrouvais avec une peine incroyable et là encore, une immense détresse m’envahit. Qu’avait-elle fait pour mériter cela ? Son corps frêle me fit peur et j’ai du quitter la chambre pour me ressaisir.
Elle est restée cinq mois entre la vie et la mort, la glace sur la tête et le ventre, alimentée uniquement par du sérum, dépérissant de jour en jour. Plus les heures passaient, plus elle devenait maigre et le mal n’étant toujours pas localisé, l’espoir s’en allait, agonisant. Maman ne quittait pas la chambre où Monique reposait dans un petit lit proche de celui de mes parents. Nous lui montions même ses repas.
Voulait-elle fuir l’ambiance familiale ? S’éloigner de la table où manquait l’un de ses enfants ? S’isoler, se retrancher, cacher sa peine, souffrir seule ? Se coupait-elle volontairement de tout ce qui se passait en bas pour noyer son chagrin ? Voulait-elle boire jusqu’à la lie ce breuvage empoisonné en se terrant dans cette chambre où suintait le malheur ? À sa manière, comme nous l’avions fait, elle fuyait un mal qui la dépassait.
À cette même époque, Didier eut une broncho-pneumonie, la situation s’aggravant, la pièce devint, près de sept mois, une salle d’hôpital. Maman entre temps, avait pris de l’embonpoint. À la mort de mon frère, elle ignorait son début de grossesse. La naissance devait avoir lieu en avril. Heureusement, malgré ces ennuis, le balcon de leur chambre avait vue sur la place ! Cela compensait un peu son manque d’activité. Elle pouvait se permettre d’aérer à sa guise, de laisser rentrer le soleil et de s’y accouder quelquefois quand tout dormait et qu’il faisait bon. Cela semble anodin mais c’était à l’époque des petits riens qui aidaient à vivre.
Avec les beaux jours, notre petite sœur, 7 ans, ne reprenait pas encore des forces et les visites assidues du docteur étaient bénéfiques à maman. Il passait sans relâche tous les soirs avant de clore sa journée. Qu’il en a passé des heures à chercher à comprendre d’où pouvait provenir la fièvre incessante qui indiquait une infection ! Médecin de campagne, imprégné d’une volonté farouche, il voulait savoir.
Un matin, ce fut bref et alarmant. Maman, voulant renouveler la glace sur le ventre de Monique, poussa un cri horrible. Avec grand-mère, nous sommes montées en trombe, craignant le pire. Maman, les yeux exorbités, tenait à deux mains le drap levé jusqu’au fond du lit de ma petite sœur et semblait terrassée. Bouleversées, nous nous approchâmes et là ! Oh l’affreuse vision ! Monique c’était totalement vidée du contenu de ses intestins et baignait dans ses immondices. Image repoussante, d’où son cri. L’origine de son affolement et l’immobilité de la gamine nous faisaient peur.
Le docteur arrivait à cet instant avec le sérum et s’écria voyant cela : « Elle est sauvée ! Elle est sauvée ! Regardez, elle dort ! »
Sa respiration calme dénotait de son bien-être et le docteur avait foi en son réveil. Il aida maman à soutenir Monique pendant qu’on s’occupait du lit, Dieu qu’il était heureux de ce dénouement ! « Comment se douter lui dit-il, qu’un abcès s’était formé dans l’intestin ? » Ouf ! Il a crevé enfin, annonçant le terme de sa souffrance. Quel soulagement pour nous. Le calvaire se terminait.
Il fallut lui apprendre à nous retrouver à cette petite sœur. A marcher, à parler, les mots pour elle, n’avaient plus aucun sens. Elle nous regardait, les yeux grands ouverts comme des billes, la bouche ouverte sans rien dire. Sa belle chevelure avait souffert aussi, il fallut lui raser le crâne, un véritable petit bonze. Ses jambes, deux poteaux de la che ville au bassin. Elle avait grandi sans grossir et faisait peine à voir. Elle nous revenait d’un autre monde.
Ces huit mois de galère nous avaient tous atteint à des degrés différents. Malheureux, meurtris, nous vivions, sans plus, pareils aux plantes qui stagnent sous la neige, espérant le printemps. Maman redescendit de la chambre après avoir mis au monde son douzième enfant, le 2 avril 1945. Cette naissance allait-elle lui redonner courage ?
Nous revoilà en partie regroupés. Monique aussi est descendue et Jeannot, de 15 mois son aîné, s’occupe d’elle avec beaucoup de patience. Accrochés l’un à l’autre, lorsque les pieds de Monique ne suivent pas, c’est la culbute et elle rit. Elle rit aux éclats l’entraînant au sol avec elle, les jambes en l’air ! Quelle joie de les voir ainsi !
Se cramponnant à une chaise, mimant quelques difficultés, Jeannot l’aide à se relever et ils recommencent leur petit tour de piste jusqu’à la chute suivante. Le bonheur montre timidement son nez, mais la malchance, quand elle vous guette, ne vous lâche pas d’aussitôt.
Durant cette période, la fille du patron chez qui travaillait papa, s’est mariée. Ce n’est plus, hélas, le père qui commande, mais la mère de son époux. Cela n’allait plus du tout.
Finis les repas sympathiques à la table du dit « patron ». Gérant le bien de sa fille, elle est devenue héritière à sa majorité du commerce laissé par sa mère décédée et son père se retira. D’autorité, la belle mère et le jeune mari ont pris les rênes des Chais.
Papa mangeait souvent avec eux lorsqu’il effectuait un deuxième voyage dans la journée et arrivait vers midi pour se ravitailler en vin. « Mélanie ! Ajoutez un couvert, Arthur est là ! » A ce moment sacré du repas ! Ils discutaient travail, fait ou à faire et pas une minute n’était perdue. Cet échange créait, entre eux un lien très fort. Papa était de la trempe des bons ouvriers, ne parlant jamais pour rien dire, ces deux hommes s’appréciaient vraiment.
A dater de cette union, papa fut relégué à la cuisine où la belle-mère lui apportait les restes avariés de la veille. Il n’était pas difficile. D’ailleurs il ne l’a jamais été. Alors, devenir délicat à cette période où nous souffrions encore de la faim ! Où beaucoup d’aliments se trouvaient toujours à la carte !
Cela nous aurait beaucoup étonnés. Ce n’était pas son genre. Alors ! Oser lui apporter de la soupe avariée que même un chien n’aurait pas voulu ! C’était trop de mépris. La jeune femme, toute à son bonheur, ne voyait pas combien ce lien de sympathie se désagrégeait et que papa n’acceptait pas ce dédain. Lui qui se donnait sans compter à sa besogne, ne calculait jamais ses heures, ne cherchant qu’à les satisfaire tant il prenait à cœur son travail… Non, il ne pouvait pas poursuivre dans de telles conditions. Il y eut quelques tentatives de réconciliations, sans résultat, l’emprise de la belle mère était trop forte.
Notre papa, chauffeur très connu et estimé pour sa bonne conduite, son honnêteté scrupuleuse et sa force de travail, ne se faisait aucun souci pour trouver ailleurs une autre place. Plusieurs offres lui furent faites et, déçu par ces nouveaux patrons, il choisit sans hésitation, la proposition d’un marchand de vins de Millau.
Il fallut partir, quitter ce village, se dépayser. Tout ici parlait de l’absent et les regards qui nous étaient adressés ne nous permettaient pas d’oublier ce passé si proche. Peut-on d’ailleurs faire abnégation d’heures si douloureuses ? Non ! Ces instants dramatiques nous suivront sans cesse tout au long de notre vie. Le choix de mes parents comportait une raison sérieuse que la ville leur permit d’entrevoir : l’avenir des enfants. Les garçons grandissaient, il fallait les orienter vers un métier, alors… Au petit bonheur la chance !
Nous voilà donc à Millau en décembre 46, dans un froid de canard. Au ventre, une appréhension presque insoutenable après ces deux ans de deuil. Coupés en partie de la vie extérieure, nous refaisions surface et : Vlan ! Encore une cassure qui nous déstabilisait et repoussait l’espoir de revivre enfin presque normalement ! Ce fut dur, très dur. Je dois avouer en toute franchise que l’on ne brillait guère.
Roland, 18 ans, fût employé comme second pour travailler avec papa, condition exigée pour son acquiescement. Georges, 16 ans, pût rentrer au centre Montcalm, apprendre le métier d’ajusteur. Jacky, 13 ans, Jean, 11 ans, Bruno, 8 ans, furent tous les trois inscrits au collège du Sacré-Cœur, où ils mangeaient à midi, le chemin à faire ne leur permettait pas de rentrer. Quant à Monique, elle, fut acceptée à l’école Sainte Marie.
Didier, 4 ans, Bébé, 20 mois, de son nom de baptême Marcel, mais nous n’arrivions pas à l’appeler ainsi, et, jusqu’à plus de 20 ans, il resta « Bébé ». Trop de souvenirs avec le grand pour parvenir à l’appeler ainsi. Le tout dernier, Gérard, 8 mois, de santé fragile, occupait beaucoup maman. Il fallait s’installer, aménager, faire toutes sortes de démarches, ce qui n’est pas peu dire dans une ville qu’on ne connaît pas. Cet hiver-là, il faisait un temps glacial à pierre fendre. Froid auquel nous n’étions pas habitués.
A chaque sortie, je rentrais frigorifiée. Mes vêtements trop légers ne me protégeaient pas du froid cinglant. La cape de berger qui couvrait mes épaules laissait à découvert mes jambes nues. Ne portant ni bas ni chaussettes, j’avais froid à pleurer. Depuis deux ans que nous vivions en vase clos, l’élégance pour moi était rudimentaire. Mes frères, allant en classe, avaient assez pour se vêtir, ils se trouvaient nantis. Moi !, de quoi avais-je besoin sous une blouse ? « Un cache misère » disait-on de ce vêtement ! En classe, la blouse nous plaçait, riches et pauvres, au même niveau.
Il fallait quelqu’un à la maison pour s’occuper des gamins. Maman plus démunie que moi et ne sachant pas rouler à vélo, je devais me débrouiller seule avec les papiers administratifs. Quel affreux souvenir !
Nous étions à trois kilomètres et demi de Millau, il me fallait, à vélo, parer à tout ce que maman ne pouvait faire. Que de va-et-vient dans ce Millau, ville classée première en ganterie ; je me sentais perdue. Surtout entre midi moins le quart et midi, heures de sortie des usines. Près de cinq mille employés se répandaient dans les artères de la ville ! C’était fou tous ces gens qui marchaient sur la route, encombraient les rues. Jamais je n’avais vu pareille effervescence. Je me frayais un passage, tenant mon vélo des deux mains, jusqu’à la descente du pont de Cureplat, là je l’enjambais pour rentrer.
En tant que travail, le plus pénible, le plus servile de tous, pour une femme, c’est la lessive. La faire à la main, deux jours par semaine, les jours passent vite ! Les bleus de travail, les chemises, les blouses, les chaussettes… Assez ! Rincer le tout au bassin situé au fond du jardin et cela au mois de décembre, par un hiver rigoureux, casser la glace. Un réel supplice.
Seule fille à la disposition de maman, elle me chargeait de cette besogne et croyez-moi, ce n’est pas peu dire… Grand-mère, une fois encore est venue à mon secours… Et allez donc ! Le bac en zinc sur la table, à deux, la tâche allait plus vite et il nous arrivait de rire. Avec elle j’étais bien. Je l’aimais beaucoup cette grand-mère, elle comprenait tout sans rien dire.
Grand-mère ! Je l’adorais. Je gardais en moi l’étreinte de ses bras de velours lorsqu’elle me serrait sur son cœur. Que de joies elle m’a données durant ce laps de temps où je suis restée chez eux. Maman s’occupait des jumeaux !… Allons, allons Renée ! Poursuis ton chemin. Tu as encore beaucoup de choses à dire pour te libérer du mal qui t’étouffe ; ils sont loin tes trois ans, refais surface !
Le destin suit son cours, la vie du petit Gérard fut courte. Il mourut en janvier, pour mes 20 ans. Malgré ma constance à l’emmener à la pouponnière, place de la Capelle, à pied, espérant du secours et quelques renseignements pour guider nos démarches ; il est mort sans que l’on sache exactement de quoi. Avait-il subi dans sa chair les conséquences néfastes du deuil ? Être enfanté dans un corps qui a souffert, n’est-ce pas nuisible ? C’est la question que je me suis posée à ce moment là, compte tenu de sa difficulté à vivre.
Et mes parents descendirent à St Félix pour l’enterrer. Je restais seule trois jours à me dépêtrer avec toute la marmaille, plutôt bien. Mes frères furent parfaits et je n’eus pas à sévir. J’ai dit adieu à mon anniversaire, un berceau vide n’engendre pas la gaieté. Qu’avais je fait au destin pour qu’il s’acharne ainsi sur moi ? Il gâche toutes mes joies le jour même de leur arrivée ? Mes 20 ans passèrent aux oubliettes, comme beaucoup d’autres choses avant cela. Les problèmes étaient nombreux et chaque escarmouche du destin m’atteignait au plus profond de mon être, sensible comme je l’étais.
Après les études que les événements de la guerre ne m’auront pas permis de poursuivre, je n’ai pas été placée pour apprendre la couture, pas plus que la coiffure, deux choses pour lesquelles l’on me prétendait douée.
Lorsque nous serons à Millau ! Disait maman ! Il n’en fut rien. La malchance se chargeait de blackbouler mes espérances. Je ne pouvais pas laisser maman dans de pareilles circonstances : Adieu veaux, vaches… « Quand la guerre sera finie ! » Où étaient-ils ces mots d’espoir ? Longtemps je me suis bercée d’illusions. Où trop en avance, ou bien, toujours trop tard, jamais l’instant propice pour entreprendre quelque chose.
Je me suis mariée avec Gilbert Julié, le 9 juin 1951 et, en 1958, nous achetions l’immeuble situé, 7 rue Claude Peyrot. Maman, pour qui la vie à la campagne devenait lourde à gérer, nous conseilla cet achat après avoir vu le grenier qui, une fois aménagé, deviendrait habitable pour eux. Un bel avantage qui fut vite mis en pratique.
Il restait au foyer, Didier 16 ans, et Marcel 13 ans. Ils déménagèrent de St Lambert dans l’appartement fait à leur intention, reprenant avec eux la literie, encore bonne, apportée de St Félix-de-Lodez. Cinq ans après le travail en ganterie se faisant plus rare, les heures de travail s’en trouvaient réduites et nous décidâmes de tenter ailleurs notre chance. Le 17 octobre 1964 nous avons quitté Millau pour nous installer à Dijon où le travail ne manquait pas.
Nous y avions un point d’attache ; la sœur de Gilbert et son époux s’y trouvaient. Ils eurent la gentillesse de nous héberger durant le temps où mon époux, pris à l’essai comme chauffeur, soit accepté définitivement. Mes parents disposèrent alors de la maison, à leur guise.
Malgré nos tentatives à louer le 2e étage, nous avons échoué. En tirer profit ne nous rapporta que des désagréments. Les hommes d’affaires ne nous « flanquaient » que de gens non solvables et nous y avons beaucoup perdu, sans compter les ennuis qui découlèrent de tout cela.
Les deux pièces du rez-de-chaussée donnant sur la rue, abritaient une locataire qui buvait beaucoup. Un jour, elle provoqua une explosion qui ébranla le rez-de-chaussée et ces pièces furent consolidées mais pas réparées. Il fallait trop investir pour tout remettre aux normes, nous nous en sommes abstenus. Papa descendait dans ces pièces tout ce qui l’encombrait chez lui (baignoire, tuyaux, vieux poêle, sommiers etc.), lorsqu’en 1987 on décida de vendre, il fallut tout débarrasser.
C’est alors, que je demandais à Gilbert, je ne sais pas pourquoi, de garder ce sommier déposé par papa, afin de faire de son encadrement, une bibliothèque. Avec la toile, je voulais faire des torchons. Il se moqua de moi mais il céda quand même. Ce sommier, trimballé de droite à gauche, posé en long en large, commençait à me créer quelques querelles : « Et fiche-moi ce truc en l’air ! » Je ne parvenais pas à m’en défaire.
Apparut à mes yeux, un aigle gigantesque, magnifique, les ailes grandes ouvertes, fier, imposant, il parut se dresser, me narguer… LE SAC ! Le sac de farine allemand était là, dans toute sa splendeur et son horreur première, avec l’année inscrite dessus : 1941.
C’est ainsi, qu’en un éclair, furent balayés ces 50 ans, jour pour jour, à 4 heures de l’après-midi, heure précise à laquelle les Allemands mitraillaient mon frère.
Ahurissant, machiavélique au plus haut point, je reculais, tremblante, afin de m’adosser à l’évier tout proche, tant j’étais mal. Agressée de la sorte par ce passé qui surgissait d’outre-tombe, inattendu, bouleversant au possible, ma tête en fit les frais. C’est alors que j’ai vu le sol se dresser face à moi, comme un mur, puis ce fût le trou noir…
Plaquée au sol, j’ouvrais les yeux, levais la tête, l’aigle était toujours là, les serres crispées sur la croix gammée et le coup de poignard ressenti, fut aussi fort que le premier. Que j’ai eu mal ! Qu’ils sont cuisants les souvenirs !
Le soir, émue, j’annonçais à ma fille cadette, qui était là en vacances avec sa famille, cette étrange découverte. A me remémorer pour eux ce jour fatidique, je frissonnais comme une feuille prise dans la tourmente, sans pouvoir refréner mes pulsations ; j’ai bien cru défaillir à nouveau.
En écrivant ces lignes, encore maintenant, mon cœur cogne fort à mes tempes, hanté par cet aigle surgissant du passé. J’en ai des sueurs froides. Pour clore ces souvenirs douloureux, il ne me faut pas omettre le risque couru par ma sœur, ce même 23 août 1944.
Je crois l’avoir mentionné, on aurait pu dire d’elle comme de Bayard : « sans peur et sans reproche. »
Donc, ce jour là, elle arpentait en tout sens sur son vélo, les routes environnantes, allant de Ceyras à Clermont où se trouvaient des Allemands, sachant qu’une camionnette de maquisards devait arriver par là. Elle fut arrêtée et se plia aux exigences de l’ennemi. Que faire ? Pour nous, Paulette raconte :
« Le 23 août 1944, jour de marché à Clermont l’Hérault, on annonce l’arrivée des Allemands à Villeneuvette. Me trouvant là, je me renseigne et un monsieur me dit :
— Partez vite, les Allemands entrent dans Clermont.
Je pars, mais comme j’allais amorcer en descendant le premier virage au sortir de la ville, je vois Candide, une jeune fille de Ceyras, et je lui dis à mon tour :
— Arrête-toi, les Allemands sont à Clermont.
Elle me répond :
— Ma mère m’attend, elle ne sait pas où je suis, je dois rentrer.
Juste à ce moment-là, deux allemands arrivent à vélo, elle prend peur…
— « Cachons nous dans la vigne ! », lui dis-je.
Nous grimpons le petit chemin, les Allemands nous suivent. Arrivés à notre hauteur, ils braquent sur nous leur fusil et, Candide accroupie derrière une souche commence à crier :
— « Si nous ne sortons pas de là ils vont nous tirer dessus.
« Elle comprend, se tait, et nous sortons de la vigne pour suivre les Allemands sur la route. Sans mots dire, nous restons à leur côté, attendant un ordre de leur part… Rien !
De là où nous sommes, nous pouvons voir aisément si quelqu’un monte la côte et l’on voit arriver un jeune homme, je le connais de vue. Lorsqu’il se trouve à notre hauteur, sans réfléchir, sous le regard étonné des Allemands, je lui dis : il faut que Candide rentre chez sa mère, elle va s’inquiéter. Ce petit chemin conduit-il à Clermont ?
— « Oui ! »
Alors prenez Candide et conduisez là chez elle. Montrez d’abord vos papiers aux Allemands ce qu’ils font tout de suite sans rien dire, surpris de ma réaction, il fallait bien gagner du temps. Les Allemands regardent les papiers du jeune homme et, au fond de mon sac, il a une liasse, avec une entête. Je me dis : « On jugerait un journal ». Une chance, pas d’intérêt pour eux. Ils me regardent et l’un deux dit, autoritaire :
— « Vous ! Restez avec nous ?
— Oui ! »
Candide à son tour montre sa carte d’identité et ils les laissent partir. Aussitôt après, je vois un camion grimper la côte et derrière lui, la voiture du PC de Mourèze qui revient d’un parachutage.
Je n’avais pas lâché mon vélo, je saute dessus, deux grands coups de pédale. En descente cela va vite et je connais bien ce parcours ! Je lève un bras, coupe la route au camion qui monte. En côte, il n’allait pas vite, et agitant cette fois les deux bras, je fais signe au chauffeur de reculer. La voiture fait marche arrière, je leur crie en arrivant près d’eux : Les Allemands ! Ils ont compris et s’en retournent. Au bas de la côte, je vois Joseph Ortis de Ceyras, il me crie à son tour :
— « On te tire dessus ! »
Je sais, rentre chez toi, les Allemands sont là. Réaction machinale, aux coups de feu, il avait compris. La voiture avec les maquisards m’attendait sur la route de Saint Félix, ouf ! Nous avons eu chaud ! Il y avait « Willy » et un nommé « Toutpetit » – il mesurait deux mètres ! -, un autre jeune homme et le chauffeur.Ils m’ont suivie. Arrivée à la maison, je dis à maman, sans lui donner de détails :
— « Il faut les héberger jusqu’à demain.
— Je ne peux pas les faire coucher tous, va voir monsieur le curé. »
L’Abbé Cros accepte en me disant : je n’ai pas de draps. Je retourne chez nous et maman me donne les deux seuls draps convenables qui lui restaient dans l’armoire : les jolis draps brodés qu’elle gardait jalousement pour parer son lit à chaque nouvelle naissance… Se doutent-ils de l’honneur ? Qu’importe ? Tout s’est bien passé, c’est le principal.
Par la suite, j’ai connu Denis, de Clermont, le chauffeur du camion qui a reçu les balles qui m’étaient destinées. Une s’était logée dans sa cabine, juste en plein, côté passager, à quelques centimètres, il y passait. J’ai appris aussi qu’il avait été arrêté avec son camion, sur la route de Canet, fait prisonnier, et condamné à être fusillé le lendemain… Oh le choc !
Il n’en fut rien, heureusement. Au moment où ils allaient passer au peloton d’exécution, le maquis de Ganges est intervenu, ils ont eu la vie sauve. Quelle frousse j’ai eue ! Apprendre le contraire m’aurait marqué à vie. A partir de ce moment, les évènements se bousculèrent, les maquisards poursuivirent leur route plus loin. La mort de Marcel mit fin aux attroupements des jeunes sous notre toit, ainsi qu’à mes activités.
Les circonstances d’après guerre l’ayant permis, mes parents s’étaient installés à Millau, j’ai pu, trente ans plus tard, leur présenter Denis, mon sauveur au cours du mémorial pour Marcel. Lors de l’inauguration de la plaque au nom de Marcel Compan, 1924-1944, posée de surcroît sur le mur de la maison ayant appartenu à mes parents, il se trouvait présent. Beaucoup d’autres aussi ; témoins de cette vie où le risque était permanent. Bien triste période en fait que nous avons partagée ! Je fus très contente de les revoir.
Ce jour-là, maman se remémorant les faits, dit à madame Arbignac l’épouse du maire de Saint-Félix ils auraient pu y rester tous les deux, le destin ne l’a pas voulu. Elle nous livre aussi quelques confidences :
— « Tout comme mon frère, je préférais être seule pour agir, me fiant à mon instinct. Certains soirs, j’ai du transporter sur le vélo, une balle de farine donnée par Viguier de Rabieux, homme qui a beaucoup fait pour le maquis et dont on parle peu. Comme tant d’autres anonymes d’ailleurs qui ont risqué leur vie et se taisent ! »
Puisqu’il m’est possible de le faire aujourd’hui au travers de ces écrits, j’en profite pour leur rendre à tous, un grand hommage. De ce fait, un soir, un sac de farine, sur le vélo de papa qui à lui seul pesait 18 kg, j’arpentais la nuit, et à chaque apparition de phares, je devais me laisser glisser dans le fossé, ne sachant pas qui se trouvait dans le véhicule. Ce n’était pas marrant. Il me fallait ensuite en ressortir ! Remonter la pente, tirant derrière moi, la farine et le vélo. J’en ai bavé plus d’une fois, mais il fallait que les hommes mangent.
Et que dire aussi de la réaction des jeunes de la parade ? Quand ils m’ont vu arriver dans ce vieux Monastère de Cournil où ils s’abritaient !… Il ne restait plus que la valeur d’une arche, abri précaire. Quelle peine j’ai ressentie.
En premier je les vis les uns contre les autres, leurs pieds sortant des couvertures, puis, se découvrant à mon approche, j’ai discerné leurs habits et leurs visages tellement gris, qu’ils semblaient avoir pris la couleur des pierres. Vous décrire ce que j’ai éprouvé à cet instant… Du chagrin, du dégoût pour cette guerre et une immense foi en l’avenir. Car, pour ces hommes, il fallait réellement y croire pour se cacher en un lieu pareil !
Qui étaient-ils ? Des visages sans nom, des silhouettes entr’aperçues dans l’obscurité… Que représentaient-ils ? Le courage, la liberté, le désir de vaincre et de demeurer Français. Et moi, qu’étais-je pour eux ? Un sourire de réconfort, après l’instant pénible. J’étais la providence, la main tendue, l’espoir ! C’est beaucoup croyez moi que d’apporter l’espoir !
Pour certains, connaissant Marcel, j’étais Marcelle. Pour d’autres Paulette, ou Colette, la résonnance était la même, mais pour un bon nombre, je reste une ombre dans la nuit. Mes petits enfants ignorent tout de cette période où une seule chose importait : se battre ou mourir. Et nous nous sommes battus. Maman a amplement œuvré pour le maquis, déjà, en hébergeant ces jeunes et en s’investissant avec la conscience du danger.
Ce que j’ai appris sur mon frère de la part de ses supérieurs : Marcel Compan, agent du Capitaine Demarne, a apporté les plans du débarquement auprès des Anglais le 3 août 1944 et il a eu un accident, léger, ce qui a nécessité un temps de repos, retardant son arrivée.
Papa a voulu le remplacer, mais il n’a pas pu. A ce niveau d’information, il fallait montrer patte blanche et il ne put intervenir. Je souligne donc le fait que les plans soient parvenus aux Anglais avec un peu de retard.
Je voudrais ici remercier le lieutenant Latant qui a dit en nous quittant : Si je m’en sors je viendrai effectuer une descente en piqué au dessus de votre maison. Il l’a fait, nous avons su ainsi qu’il s’en était sorti.
Je déplore que beaucoup trop de gens ignorent combien il leur en a coûté de sacrifices à tous ces jeunes ! Je sais et je suis sure qu’ils sont fiers d’avoir accompli ces actes.
Paulette
PS : je terminerai, joignant pour tous les membres de ma famille, certains documents en ma possession qui attestent de la véracité de ces souvenirs. Notre frère était bien tel que nous le décrivons et tous ceux qui l’ont connu, l’ont aimé pour son grand cœur et sa bravoure.
Comme moi, ce passage douloureux de notre existence, l’a marquée à jamais, nous ôtant quelquefois le goût de vivre. Oui, pendant des années, personnellement, j’ai subi les conséquences, du choc de cette mort. Le bonheur, lors-qu’il se pointait, je n’y croyais pas, il me faisait peur et se faisait trop cher payer.
Courage, inconscience, pour moi les deux vont de pair. Ne faut-il pas être légèrement inconscient du danger pour le narguer et être courageux ?
Vous est-il arrivé d’accomplir un geste ou un acte dont vous ne vous sentiez pas capable, sans l’avoir prémédité ? Sans en comprendre la raison, certain de réussir ? Est-ce cela qui a poussé ma sœur à cette action dangereuse ?
Marcel reste Marcel et, sans jamais nous êtres concertés, nous parlons toujours de lui au présent. Même les petits qui ne l’ont pas connu disent : Marcel, le grand frère. Il me faut, avant de clore ces écrits, citer encore certains faits.
La colonne qui a exécuté Marcel fut arrêtée plus tard, sur la route conduisant à Montpellier, par le maquis descendant de Millau. Pascal est venu, à ce sujet, en informer maman.
— « Nous avons entre les mains, l’officier qui a tué Marcel. Si vous le voulez, nous vous laissons libres de son sort ».
Disant cela, nous le vîmes porter la main à sa ceinture, geste significatif.
— Pourquoi ? Pourquoi dit maman ? Le tuer ne changera rien. Il a peut-être une mère, une épouse, des enfants…
— On se devait de vous le dire.
— Vous avez bien fait.
Triste, lasse, elle resta silencieuse un instant, perdue dans ses pensées, puis ajouta. Sur le moment :
— Oui je l’aurais fait. Oui, je l’aurais tué si j’avais vu mon fils exécuté sous mes yeux. Oui j’aurais bondi sur lui au risque d’y laisser ma vie… A présent… A quoi bon !
Elle poussa un grand soupir et murmura le regard dans le vague :
— Pourquoi m’abaisser à cet acte, il ne me rendra pas mon fils.
Pour toute réponse, Pascal l’embrassa très fort. Il continue son combat, des hommes se battaient encore. Un bon nombre d’entre eux lui sont restés fidèles. Pascal surtout n’a jamais oublié mes parents, il les a suivi toute leur vie et son amitié n’était pas un vain mot.
Aux funérailles de maman, nous avons eu la surprise de voir un détachement des anciens de Bir-Hakeim, marcher à l’arrière du cercueil. Certains, en uniforme, portant haut les couleurs de France, pour rendre hommage à celle qui fut des leurs.
— « Vous voyez, nous n’oublions pas ! » Nous ont-ils dit simplement.
Nous non plus nous ne pouvons oublier de pareils moments, mais la vie nous sépare les uns des autres. Seule la mort a le pouvoir de nous rassembler encore, quand disparaît l’un et l’autre de ceux que nous avons connus et j’ose espérer que ceux qui sont morts, ne sont pas morts pour rien.
Je comprends maintenant la raison de la Sonnerie aux Morts jouée par les Anglais dans la salle à manger ! Quel bel hommage ils lui ont rendu en venant jusqu’à nous !
Ces souvenirs trop amers, il me fallait les écrire pour conter la présence de ce sac dans notre vie. La mort subite de Marcel l’avait rélégué à l’arrière, l’enfouissant au find fond, dans une case de ma mémoire, jusqu’à me le faire oublier.
Il a ressurgi violemment avec une force peu commune pour me replonger encore dans ces heures dramatiques au possible. Ce navrant témoin marque pour nous l’époque cruelle de la deuxième guerre mondiale.
Il faut surtout se souvenir que tant d’autres ont connu des heures semblables, ont enduré les mêmes choses et ne peuvent l’oublier. Le sang versé pour sa Patrie demeure à jamais pour tous ceux qui souffrent, le ferment de la Terre puisque ceux qui sont morts sont morts pour cela… Pour que les autres vivent !
Qui trahissait ? Je ne l’ai jamais su. Par contre, certains Français sont passés au peloton d’exécution… Était-il du nombre ?
Renée,
Millau – 24 août 1994