La mémoire d’un paysage disparu.
Récits de voyage et peintures sur le littoral héraultais au XIXe siècle
La mémoire d’un paysage disparu.
Récits de voyage et peintures sur le littoral héraultais au XIXe siècle
* Historien de l’art contemporain, spécialiste reconnu de l’architecture viticole en Languedoc et en Gironde, il s’intéresse également à l’évolution de l’architecture et de l’urbanisme balnéaire en particulier dans l’Hérault. Il a collaboré à plusieurs programmes de recherche dont celui portant sur le Sud Biterrois, financé par la Fondation de France (2016-2019). Il a co-organisé en 2018 le colloque de la Fondation de France à Agde et dirigé un numéro de la revue Le Patrimoine.
p. 43 à 51
Des artistes ont sillonné le littoral de l’Hérault au XIXe siècle. Leurs œuvres – réalisées préalablement à l’urbanisation du littoral et à l’avènement de la photographie – donnent à voir le rivage à travers le prisme artistique. À partir d’un corpus de peintures, de dessins et d’aquarelles, l’article souligne l’intérêt de ces œuvres car elles sont complémentaires aux travaux des cartographes. Envisager l’avenir du littoral en intégrant l’apport de l’art, c’est diversifier les sources à exploiter, et, surtout, faire le choix de mettre l’homme et sa sensibilité esthétique au cœur du projet.
Artists travelled around the coast of the Hérault in the nineteenth century. Their work – made prior to the urbanization of the coastline and the advent of photography – shows the seashore through an artistic angle. Looking at a collection of paintings, drawings and watercolors, the article highlights the interest of these works because they are complementary to the work of cartographers. By defining the future vision of the coast when integrating the contribution of art is to transform the exploitable sources, and, above all, to make a choice to put man and his aesthetic sensitivity at the heart of the project.
Le paysage du littoral languedocien a profondément été modifié de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Entre 1962 et 2016, plus de 17 000 hectares ont ainsi été artificialisés, en particulier dans l’Hérault 1. Comment retrouver ce paysage avant son urbanisation massive survenue notamment au cours du XXe siècle ? Consulter les cartes anciennes, les comparer à de plus récentes permet d’évaluer l’inversion du rapport entre les zones naturelles et cultivées et les secteurs urbanisés. En revanche, cela ne renseigne ni sur les activités littorales, ni sur la présence saisonnière des hommes, ni même sur la nature des paysages d’antan. Les récits de voyage et les peintures, jusqu’aux premières phases d’urbanisation du littoral à la fin du XIXe siècle, perpétuent la mémoire de ce paysage qui a radicalement changé.
Georges Chabot 2 est l’un des premiers géographes à évoquer l’apport des œuvres d’art à l’étude des paysages. Dans son sillage, des chercheurs tels que Lydie Goeldner-Gianella 3 et Rémy Knafou 4 ont ponctuellement délaissé les cartes au profit des premières. Les limites de ces sources résident toutefois dans le « non-dit » de l’artiste qui s’exprime par le choix sélectif de son sujet et la part d’imaginaire propre à chaque œuvre. Autre problème : le relatif désintérêt des auteurs (autres que locaux) envers le littoral héraultais au XIXe siècle. Pourquoi Frédéric Bazille a-t-il préféré les bords du Lez au rivage ? Était-ce plus commode pour lui (plus proche, moins de moustiques) ? Avant la photographie et le cinéma (Agnès Varda saisira Sète comme personne), les récits de voyage et les peintures sont donc les révélateurs du rapport entre la société et la nature à un moment donné, et témoignent de l’émergence du « désir de rivage » dont parle Alain Corbin 5.
Le rivage héraultais à l’époque romantique
Sa révélation auprès d’un public favorisé, repose sur des moyens qui peuvent apparaître sommaires à l’égard des médias actuels : l’œuvre d’art et le récit de voyages. Par rapport à ceux de la Manche, de Normandie, de Bretagne, le littoral héraultais souffre de sa situation géographique trop éloignée de la capitale. D’autre part, il ne bénéficie pas, comme la Côte d’Azur, d’un climat qui permet aux curistes et vacanciers de prolonger la saison.
La découverte du lieu, cause de sa transformation
Faire découvrir un lieu c’est déjà y porter atteinte et contribuer, volontairement ou pas à sa future transformation. L’intérêt des populations citadines pour le rivage résulte d’un long processus qui inclut un nouveau rapport entre l’individu, les classes sociales et la mer. Dans la première moitié du XIXe siècle, parallèlement à la présence de pêcheurs, de paludiers et de paysans, le bord de mer héraultais est également parcouru par les écrivains et les peintres, avant d’être fréquenté par les valétudinaires et autres curistes.
Pour amener les baigneurs à la lame, à s’adonner aux plaisirs d’un séjour sur la côte, il faut choisir le lieu qui va les accueillir, puis l’aménager, le faire connaître et l’exploiter. C’est par les artistes, parfois associés à des entreprises promouvant des récits illustrés de divers territoires, que sont découverts, puis portés à la connaissance du public les sites jusque-là délaissés à cause des moustiques ou d’accès difficile. Quel meilleur agent que l’artiste itinérant 6 pour découvrir cette contrée et la restituer, aussi bien dans un salon mondain, où poèmes et descriptions sont lus, que dans les salons officiels où les toiles sont exposées et vues par tous ? C’est là que le concept du « bord de mer » se construit, et incite la noblesse et la bourgeoisie à prendre leurs habitudes sur la côte.
Une fois faite la publicité de la côte héraultaise, les estivants provenant de l’ensemble du département, mais également de régions limitrophes (notamment Toulouse et Lyon) s’y retrouvent grâce à des transports modernes et sûrs. Pêcheurs et vacanciers s’y côtoient alors, sans se mêler pour autant, chacun possédant son propre espace. Les stations balnéaires de l’Hérault deviennent très vite des destinations incontournables pour les membres de la bourgeoisie régionale, dès l’instant où les nouvelles infrastructures sont à même de les accueillir avec tout le confort et le luxe dont, malgré leur envie de dépaysement, ils ne peuvent se passer.
Les images de ce monde en devenir inspirent toute une génération d’écrivains et d’artistes. Leurs œuvres sont diffusées dans la première moitié du XIXe siècle à la faveur des récits de voyage illustrés. Ancêtres du guide touristique actuel, ces ouvrages se veulent fonctionnels tout en privilégiant les aspects paysagers, pittoresques et historiques de la région parcourue. Ce genre littéraire se développe avec le mouvement romantique dont les aspirations esthétiques reposent, entre autres, sur le primat de l’émotion, le goût du mystère, du fantastique, de l’exotisme et des temps médiévaux. Certains de ces récits de voyage doivent une partie de leur succès aux planches lithographiques qui y sont insérées. Par son procédé économique et rapide, la lithographie se répand, comme peu de moyens de communication sont capables de le faire à l’époque.
Les récits de voyages illustrés
D’autres guides, moins connus et quelquefois antérieurs aux Voyages pittoresques, traitent de l’Hérault et de sa côte. Le Guide du voyageur dans le département de l’Hérault, publié en 1827, est l’un des premiers à faire une description détaillée des villes et villages du département. L’auteur et illustrateur Jean-Marie Amelin (1785-1858), professeur de dessin à l’école régimentaire du génie de Montpellier, est connu pour être l’un des artistes les plus prolifiques de vues pittoresques de la région, témoignages des prémices de la transformation du littoral héraultais 7. Ses écrits sont très descriptifs, mais c’est précisément ce en quoi ils sont aujourd’hui utiles (architecture, économie locale, etc.). Il livre également aux lecteurs des anecdotes sur le lieu et ses habitants. Ainsi de la future ville de Palavas, qui n’est alors qu’un hameau, il dit : « il y’a ici une brigade de douaniers et un sémaphore. Nous y rencontrons une vingtaine de cabanes, quelques pêcheurs plus que brusques les occupent ». Il précise : « Un Parisien qui se réveillerait là un beau matin, serait bien attrapé ! La plage est commode, on commence à y prendre des bains de mer ; mais on manque de tout en ce lieu. » 8
Pourrait être cité pareillement l’ouvrage de Renaud de Vilback (Voyages dans les départements formés de l’ancienne province du Languedoc. Esquisse de l’histoire de Languedoc. Département de l’Hérault, 1825) ou encore celui de Maxime Fourcheux de Montrond (Souvenirs d’un voyage dans le Bas-Languedoc, le Comtat et la Provence, 1835). Les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France 9 du baron Isidore Taylor et de son compatriote l’écrivain et académicien Charles Nodier, dans des volumes très luxueux à faible tirage, offrent une documentation qui reste rare sur l’aspect de la France au XIXe siècle 10. Neuf ans après la sortie du second volume consacré à la Normandie, la région du Languedoc est honorée de la parution, en 1833, d’un premier volume. Trois autres suivent, datés de 1834, 1835 et 1837. Le deuxième volume portant sur le Bas-Languedoc est illustré par des artistes romantiques tels qu’Adrien Dauzats, Jean-Joseph Bonaventure Laurens, James Duffield Harding, Isidore Taylor et l’architecte Eugène Viollet-le-Duc.
Si la majorité des planches lithographiques représente les villes et édifices de la région, celle qui porte le numéro 249 quart, intitulée Pics basaltiques près d’Agde, prend pour sujet l’une des curiosités de la côte du golfe du Lion : la plage de la Grande Conque, au cap d’Agde. Dessinée par Laurens et exécutée par Joly, cette lithographie montre la fascination des hommes devant une nature quasi-mystique où communient pêcheurs et bourgeois face aux formes évocatrices des rochers dressés sur une mer étale. D’esprit romantique, cette œuvre témoigne des premières incursions sur la côte héraultaise d’une population autre que locale.
Une autre curiosité architecturale attire durant le XIXe siècle les artistes, mais aussi les historiens et les curieux. Dominant depuis son îlot de forme circulaire, les marais d’un côté, et la mer Méditerranée de l’autre, l’ancienne cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Maguelone est devenue, avant l’établissement de la station balnéaire de Palavas, un site proto-touristique avant l’heure. Par sa situation géographique, son histoire et la qualité de ses vestiges, il peut correspondre au pittoresque romantique. Les ruines du saint lieu, acquis en 1856 par Frédéric Fabrège, intéressent plusieurs historiens, dont le premier d’entre eux : Prosper Mérimée.
De Prosper Mérimée à Eugène Thomas
Nommé inspecteur général des Monuments historiques en 1834, le futur auteur de Colomba et Carmen parcourt la France, pour étudier et inventorier des édifices présentant un intérêt historique, artistique ou architectural remarquable. De sa prospection méthodique des bâtiments à travers les provinces, il tire la substance de ses « notes de voyage » qui sont publiées entre 1835 et 1840. Parmi elles, celles du Midi de la France 11, parues en 1835, traitent de la cathédrale de Maguelone. Si dans sa notice, Mérimée se focalise uniquement sur l’aspect architectural de l’édifice et n’aborde nullement son environnement paysager. Il nous renseigne toutefois sur l’activité humaine qui s’y déroulait (élevage d’un cheptel d’ovins et de caprins) dont le foin encombre la cathédrale transformée en entrepôt, et lui empêche d’examiner les éléments architecturaux et de décoration de plusieurs chapelles qui font référence principalement au gothique « ainsi que plusieurs des tombeaux d’anciens évêques de Maguelone, enfouis sous ce foin. » 12
Mérimée n’insère pas de lithographie dans ses « notes ». En revanche, Jules Renouvier, fortement influencé par les Voyages Pittoresques, en fait usage dans plusieurs ouvrages dont son « Histoire, Antiquités et architectonique de l’église de Maguelone » publiée en 1836. Cet érudit montpelliérain, nommé inspecteur divisionnaire des Monuments historiques et correspondant du ministère de l’Instruction publique pour les travaux historiques, fait illustrer son étude par 6 lithographies toutes signées de la main de Jean-Joseph Bonaventure Laurens. Pour Renouvier, ces dessins, ne sont pas de simples supports visuels.
Comme par exemple la première planche, Vue générale de l’île, qui est là pour appuyer son propos sur la topographie des lieux. Après avoir situé l’endroit d’une manière générale entre Aigues-Mortes et Sète, puis plus précisément à proximité de l’embouchure du Lez, il évoque les étangs qui l’entourent ainsi que la plage qu’il juge « malsaine », avant de décrire le site proprement dit : « un mamelon d’environ vingt-sept hectares de terres cultivées, qui porte une métairie, le squelette d’une église et des ruines éparses. C’est là Maguelone. » 13
Laurens fait le choix de présenter dans une vue panoramique l’île, sa cathédrale et son environnement naturel. Pour renforcer l’isolement de l’édifice cultuel d’avec le reste du continent, il place son premier plan au niveau de la grève de l’étang où deux barques sont échouées. Sur l’une d’elles, deux hommes, un patron pêcheur et un citadin, reconnaissable à son costume et son haut de forme, se préparent à partir en direction de l’île. Le second plan, occupé par l’étendue liquide du marais, est animé par trois embarcations. La première, la plus proche du rivage, avec ses rames et son mât qui n’attend plus que sa voile, abrite un pêcheur qui s’apprête à transborder ce qui semble être un couple de citadins. La deuxième, dans le prolongement de la précédente, rentre à la rame sur l’étang. La dernière, toutes voiles dehors, se dirige vers le grau pour prendre la mer. Le troisième plan, occupé par la silhouette de l’île et de sa cathédrale, ferme l’horizon. Cette œuvre renseigne sur le paysage et surtout sur les activités sociales : la pêche sur les étangs, la pêche en haute mer ainsi que les premières incursions de curieux sur le rivage.
Les autres planches lithographiques se focalisent sur les aspects architectoniques de l’édifice cultuel. Elles sont toutefois agrémentées de petites scénettes comportant des animaux domestiques (chèvres, vaches) ou des personnages locaux (enfant berger, paysans, moine), habitant sur les lieux mêmes ou à proximité. L’ambition de l’artiste romantique est de faire revivre une scène pittoresque dans son cadre architectural. L’ensemble aspire à une reconstitution documentée, ressemblante mais non exempte de libertés. L’architecture et son cadre fascinent Laurens qui n’hésite pas à se déplacer pour peindre d’après motif.
En 1857, soit près de trente ans après la parution du Guide du voyageur, un autre érudit local, Eugène Thomas, alors archiviste du département de l’Hérault et membre de la Société archéologique de Montpellier, évoque dans son ouvrage sur Montpellier, ce petit hameau de pêcheurs, qui doit sa métamorphose à l’engouement pour la pratique des bains de mer. Il propose au lecteur de descendre le cours du Lez de Montpellier à Lattes, au croisement des canaux de Lunel et de Sète, à l’endroit où sur les bords de la rivière se dressent des cabanes de pêcheurs couvertes de chaume, qui selon Eugène Thomas, valaient bien par leur pittoresque « la vue d’une antiquité ». Après avoir regretté leur disparition au bénéfice d’habitations plus confortables qui désormais s’élèvent dans la nouvelle commune de Palavas, il reconnait que « celle-ci a tout gagné dans cette métamorphose. Les bains de mer l’enrichissent tous les ans. » 14
À la parution de ces recueils, un intérêt certain se propage dans le monde artistique, les habitués des Salons et les adeptes des bains de mer. Des peintres popularisent également le rivage héraultais, en l’abordant à la manière des explorateurs.
Représentations du littoral héraultais au XIXe siècle
Le fait a déjà été évoqué, l’éloignement du territoire héraultais par rapport à la capitale s’avère être un inconvénient pour les artistes languedociens : s’ils veulent asseoir leur renommée, ils doivent fréquenter assidûment les foyers d’artistes et les salons de la capitale. Avant l’avènement du chemin de fer, seules les côtes de la Manche et de la Mer du Nord (de Port-en-Bessin à Dieppe, Boulogne-sur-Mer) répondent à cette condition pour les peintres attirés par le rivage. Hormis Gustave Courbet, les grands noms figurant aux places d’honneur sur les cimaises des Salons parisiens ne font pas du littoral héraultais leur source d’inspiration. C’est donc à des pratiquants moins célèbres, originaires de la région, et exposant le plus souvent dans les Salons régionaux, que l’on doit la percée picturale du littoral héraultais.
Les artistes du rivage héraultais
L’évocation de ces quelques noms : Fernand Balaman (1855-1919), Numa Bancal (1812-ap. 1892), Victor Faliès (1849-1901), Gustave Fayet (1865-1925), Léon Février (1830-1896), Julius Hintz (1805-1862), Augustin Huguet-Moline (1815-1899), Jean Laurens dit « Laurens aîné » (1801-1890), Édouard Marsal (1845-1929), Robert Mols (1848-1903), Jean-Pierre Monseret (1813-1888), Paul Moutet (1856- ?), Charles Node (1811-1886), est loin d’être exhaustive. Malgré tout, la représentation des paysages héraultais souffre toujours d’un manque de reconnaissance, du fait qu’il n’y a pas eu d’école languedocienne, comme il y a eu une école provençale, et que le rivage héraultais manque par trop de reliefs pittoresques. La venue d’un peintre reconnu, tel que Gustave Courbet à Montpellier, en 1854, sur une invitation du collectionneur et mécène Alfred Bruyas, est une heureuse exception.
Le changement dans les techniques picturales joue également son rôle dans la représentation fidèle des lieux. Dans la première moitié du XIXe siècle, les artistes ne peignent pas toujours sur le motif et se contentent de mener des études pour lesquelles ils emploient le graphite, la mine de plomb, le fusain, l’aquarelle et le pastel, c’est notamment le cas pour l’œuvre à la mine de plomb, Grau du Lez à Palavas (Charles Node), réalisée en juillet 1828 par Jean-Marie Amelin. En 1841, la peinture connaît une véritable révolution dans ses outils comme dans la préparation de ses matériaux. Le tube de peinture en étain est créé cette année-là. Le chevalet pliant, la virole plate, qui offre un meilleur maintien des poils du pinceau, et les toiles préparées, sont autant d’avancées facilitant le travail et les déplacements des artistes sur leurs lieux de prédilection. La préférence des artistes locaux se porte sur l’embouchure des fleuves (Vidourle, Lez, Hérault, Orb), le port de Sète, mais aussi les cabanes de pêcheurs implantées aux abords des étangs et sur le cordon dunaire. Dans le dernier quart du XIXe siècle, la création des stations balnéaires éveille également leur intérêt.
Le port de Cette, un sujet plébiscité
Le port est l’un des premiers sujets de la côte héraultaise à être représenté, dans une veine préromantique, par un artiste de renom. À l’origine de cette réalisation, une commande de Louis XV passée à Claude Joseph Vernet (1714-1789) portant sur une série de 24 tableaux représentant les grands ports de France. Parmi eux figure celui de Cette (Sète). Vernet séjourne six mois (du 1er novembre 1756 au 12 mai 1757) dans cette « méchante ville », comme il l’écrit au marquis de Marigny alors directeur général des Bâtiments royaux 15. Pour la Vue du port de Cette, Vernet peint le tableau du côté de la mer et introduit dans le sujet des éléments mouvementés : « J’auroy là occation de faire sur le devant du tableau une mer un peut en mouvement, et peut-être fairoy-je une tempête, ce qui produiroit un effet assez rare dans le nombre des tableaux que j’ay à faire pour le Roy, peignent ordinairement l’intérieur des ports et par conséquent la mer tranquille ou bien du côté de la terre. » 16 (Lettre adressée au marquis de Marigny datée du 6 septembre 1756.)
Le tableau, par-delà le thème de la tempête, représente le lieu : au second plan, le phare et le môle d’un côté ; l’autre, la jetée sur laquelle les flots s’écrasent. À l’arrière-plan sont campés la Butte Ronde, le fort, le mont Saint-Clair et sa forteresse, l’église Saint-Louis, les quais et leurs maisons à étages.
Cette œuvre, aujourd’hui conservée au musée national de la Marine, est la première d’une longue série prenant pour thème le port sétois. Outre les activités qu’il engendre, un port est un lien entre deux mondes. Il réunit l’un par son ancrage à la côte, l’autre par son ouverture sur le large. Le rapport à l’eau y est multiple : pêche, transport, voyage, désir d’un ailleurs, crainte d’un non-retour.
En 1848, Julius Hintz peint Vue de la ville et du port de Sète dans une facture classique aux touches lissées. La vue réalisée à partir d’un quai évoque la grande activité qui règne dans le port et occulte la notion du grand large, bien loin des reflets de cette eau domestiquée. Le peintre Robert Mols, en 1891, exécute un tableau intitulé simplement Port de Sète. L’artiste réduit l’activité du port à l’essentiel : une barque de pêcheurs qui tangue sur place et un navire qui pointe vers sa destination et suggère l’immensité à venir. Si Sète est le port héraultais le plus souvent peint au XIXe siècle, certains artistes s’attachent à des installations plus modestes, propres aux besoins locaux de la pêche et du commerce. Celles d’Agde, Bouzigues, Marseillan et Palavas sont parmi les plus prisées.
L’omniprésence des paysages de mer et de lagune
Les ports ne sont pas le seul sujet à intéresser les paysagistes du bord de mer. Pour certains, le « paysage de mer », appelé ainsi par Gustave Courbet, loin de toute histoire contée, ou de localisation d’éléments précis, concerne uniquement la célébration de l’eau. Les lagunes forment de véritables barrières naturelles qui ne peuvent être traversées qu’à certains endroits connus des seuls autochtones. Ainsi toute personne arrivant de Montpellier et souhaitant se rendre sur le lido gagne-t-elle la commune de Lattes afin d’être transbordée. À partir des années 1820, des artistes emploient ce moyen de transport pour faire des études de l’embouchure du Lez, de ses paysages environnants et de son hameau de pêcheurs. Dans son Guide du voyageur, Jean-Marie Amelin, relate la façon dont il procède pour s’y rendre : « Nous prenons une petite embarcation, et nous voilà, moyennant qu’on a tiré la maille, arrivés, à force de bras, fort promptement à Palavas. » 17
Lorsque Gustave Courbet arrive sur les lieux en 1854, il parcourt durant quatre mois la campagne et le littoral, privilégiant le lido du côté de l’ancienne cathédrale de Maguelone, ainsi que l’ancien hameau des cabanes, situé à l’embouche du Lez. Celui-ci est érigé depuis peu (29 janvier 1850) en commune indépendante et porte désormais le nom de Palavas. D’après ses œuvres, Courbet, lors de ses deux séjours dans la région (il revint trois ans plus tard, en juin 1857), ne s’intéresse pas au village, mais à la mer et aux étangs. En 1854, il peint à plusieurs reprises la Méditerranée depuis le rivage, dont le célèbre tableau Bord de Mer à Palavas. Cette œuvre tire sa puissance de la simplicité de sa composition et nous livre une mer entièrement dénudée. La sobriété de l’œuvre s’accommode de la figure qui établit les proportions et le rapport entre l’individu et l’immensité. Le sujet, repris plusieurs fois en 1854 puis en 1857, n’évoque plus la silhouette du peintre et connaît quelques variantes, tant par l’anecdote (présence de voiliers à l’horizon), le point de vue (le spectateur est convié directement sur la plage), que dans le traitement technique. En 1857, le tableau Les Étangs à Palavas, réalisé face aux collines de l’arrière-pays, révèle la présence de l’homme par l’habitation paysanne du premier plan et le hameau silhouetté de l’autre côté des passes. Souvenir des cabanes, également exécuté en 1857, accuse paradoxalement la solitude du lieu, ou du moins de ses abords, par la présence de trois cabanes excentrées sur le côté droit, structurant les lointains.
Les espaces naturels ne manquent pas de susciter aussi l’intérêt d’une partie des artistes régionaux. Le Lever de lune sur les marais de Palavas, œuvre de Léon Clavel, le Crépuscule à Palavas, de Jean-Pierre Monseret, ou bien l’aquarelle intitulée Les Étangs de Palavas, de Jean-Joseph Bonaventure Laurens, apportent leur témoignage. Dans cette dernière œuvre, l’artiste s’attache à représenter la pêche sur des étangs peu profonds. Le rapport à l’eau est serein, intime. La silhouette du pic Saint-Loup, à l’horizon, situe le point de vue saisi par l’artiste, dos à la mer. D’autres peintres régionaux privilégient les masures des habitants. Ulysse Cros expose au Salon de Montpellier (1847) son tableau : Les cabanes. Vue prise au grau de Palavas, Joseph Veyrat reprend le thème avec ses Cabanes de pêcheurs (environs de Montpellier). Ces œuvres donnent à voir un paysage quasi intact qui cependant voisine avec les premières infrastructures, situées hors du cadre, prémices des transformations qui allaient modifier profondément le paysage côtier.
Palavas ou la mémoire des lieux
C’est à partir de la seconde moitié du XIXe siècle que la littoralisation de la côte héraultaise prend son essor en raison de la proximité avec Agde, Béziers, Montpellier et Sète. Les hameaux de pêcheurs implantés sur le cordon dunaire commencent, dès lors, à esquisser leur mutation balnéaire, aidés en cela par la construction de nouvelles infrastructures de transport (chemin de fer et routes). Cela explique l’engouement pour ces nouveaux lieux de séjour. Parmi toutes les stations, Palavas-les-Flots 18 est celle qui va retenir le plus leur attention. Les œuvres expriment le nouveau rapport au littoral à travers divers thèmes et sont sensibles aux nouveaux usages et comportements nés de l’engouement pour le bord de mer. Ainsi sont représentés les valétudinaires dans leurs occupations, mais aussi les autochtones dans leur vie quotidienne. Promeneurs, élégantes, baigneurs, lavandières, pêcheurs sont présents sur les toiles, comme le sont les éléments marquants du paysage urbain palavasien 19.
Les quelque 70 représentations de Palavas et de son environnement immédiat, à ce jour recensées, permettent une plus grande compréhension du site et de son évolution 20. À la différence de Courbet, dont les cadrages ne font que suggérer l’occupation du lieu par l’homme, des artistes, tels Amelin, Février, Laurens, Marsal, s’inspirent du village de Palavas et de ses habitants. Jean-Marie Amelin est le premier à représenter le hameau des pêcheurs avant que celui-ci ne se constitue en commune autonome.
L’artiste y retourne à de nombreuses reprises comme en atteste sa mine de plomb, du 10 juillet 1849, intitulée Au village de Palavas (seul). Celle-ci offre une image du bourg primitif avec ses cabanes en roseaux, la première église, la redoute et sa maison douanière. Elle renseigne sur la localisation et la facture des édifices (cabanes en roseaux, premières habitations en dur), et donne à voir les prémices d’un urbanisme irrégulier et concentrique, sans schéma directeur cohérent. Les œuvres, du dernier quart du XIXe siècle, livrent quant à elles la physionomie de la station balnéaire nouvellement créée, comme c’est le cas avec La Plage à Palavas, peinte en 1882 par Jean-Pierre Victor Faliès. Cette huile sur bois montre les constructions de la rive droite destinées aux nouvelles pratiques, alors que la plage n’est pas encore aménagée pour la villégiature et porte témoignage du front bâti de la première ligne implantée sur la crête des dunes, aujourd’hui disparu.
Conclusion
Même avec une couverture des lieux incomplète, et un choix de sujets ou de cadrages qui leur est propre, peintres et écrivains transmettent la mémoire du littoral héraultais et son évolution durant la première moitié du XIXe siècle. Ils témoignent de son état avant que les premières photographies de la côte héraultaise dues à la Mission Héliographiques créée en 1851 et commanditée par la Commission des Monuments historiques, ne soient publiées 21. Les œuvres de leurs successeurs témoignent à leur tour du processus d’aménagement de la côte qui va en s’accélérant.
Déclenché initialement par la pratique des bains à la lame, prônée par le corps médical envers une clientèle aisée durant la première moitié du XIXe siècle, le mouvement échappe au cadre strict de la médecine. Plus d’un siècle plus tard il aboutit au pic d’urbanisation dont les installations s’égrènent le long du rivage languedocien et roussillonnais sous l’autorité de la Mission Racine créée en 1963 pour aménager la zone côtière et y accueillir un tourisme de masse. Le nouveau paysage, obtenu par une artificialisation de l’espace, renvoie dans les oubliettes de l’histoire, l’état naturel de ces zones avec leur diversité biologique.
Induit par le réchauffement de la planète, l’érosion et le risque de submersion marine justifient, selon les pouvoirs publics, le déplacement de certaines activités et infrastructures vers l’intérieur des terres 22. Extraire le réalisable du vœu pieux promet de rudes débats. L’alentour de Maguelone décrit en 1825 par Renaud de Vilback est suffisamment évocateur à ce sujet. Ne nous signale-t-il pas une mauvaise communication des eaux entre les étangs et la mer par des graus qui s’ensablent ou pire, disparaissent ? Ne nous signale-t-il pas le manque d’hygiène par la présence de « miasmes putrides » qui « rendent les bords des étangs très malsains en été » ? Pour constater que « les villages sont désolés par des fièvres que l’on dit peu dangereuses, cependant la mortalité est plus grande que dans les terres, et la population est loin d’offrir l’apparence de la santé. » 23
Il est certain que de tels espaces évolutifs ne peuvent être reconduits : d’une part, parce que la sophistication de l’activité des hommes requière désormais une grande fiabilité et que l’hygiène de vie a acquis d’autres principes ; d’autre part, parce que la morphologie d’amont qui amène à celle du rivage a été également bouleversée par de nombreuses réalisations tant publiques que privées. Alors, en quoi les œuvres des écrivains et des peintres du XIXe siècle, à part faire œuvre de mémoire, peuvent-elles nous éclairer ? Peut-être dans un rapport plus direct avec la nature, le respect de l’esprit des lieux qui passe par ses vérités premières, sa respiration, qu’on ne peut indéfiniment contrarier.
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GANIBENC Dominique, 2018, « Les peintres et les premières stations balnéaires de l’Hérault », Le Patrimoine, n°52, Portet-sur-Garonne, EURL Éditions midi-pyrénéennes, mai 2018, p. 62-67.
GOELDNER-GIANELLA Lydie, FEISS-JEHEL Corinne, DECROIX Geneviève, « Les oubliés du désir du rivage ? L’image des zones humides littorales dans la peinture et la société française depuis le XVIIIe siècle », Cybergeo: European Journal of Geography [en ligne], Environnement, Nature, Paysage, document 530, mis en ligne le 20 mai 2011. URL : http://cybergeo.revues.org/23637 ; DOI : 10.4000/cybergeo.23637.
KNAFOU Rémy, « Scènes de plage dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle : l’entrée de la plage dans l’espace des citadins », Mappemonde, Vol.2, N°58, 2000, p. 1-5.
LAGRANGE Léon, « Joseph Vernet, sa vie, sa famille, son siècle », d’après des documents inédits, Bruxelles, imprimerie de A. Labroue et Compagnie, 1858, 191 p.
MÉRIMÉE Prosper, Notes d’un voyage dans le Midi de la France, Paris, Librairie de Fournier, 1835.
RENOUVIER Jules, « Histoire, antiquités et architectonique de l’église de Maguelonne », dans Monuments de quelques anciens diocèses du Bas-Languedoc, expliqués, dans leur histoire et leur architecture, Tome 2, Montpellier, Typographie de Madame Veuve Picot, née Fontenay, 1836.
THOMAS Eugène, Montpellier. Tableau historique, topographique et descriptif pour servir de guide à l’étranger dans cette ville et dans ses environs, Montpellier, Félix Seguin, Libraire-éditeur, 1857.
TAYLOR Isidore, NODIER Charles, DE CAILLEUX Alphonse, « Voyages Pittoresques et Romantiques dans l’ancienne France », 2ème vol., 2ème partie, Paris, Imprimerie de Firmin Didot Frères, 1834, 612 p. URL :https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9820564z/f17.image.r=taylor%20bas%20languedoc%20agde
NOTES
1. « Les zones les plus impactées se situent dans et autour des grandes villes (Montpellier, Béziers) et touchent les communes littorales. Ainsi, 80% de la population héraultaise habite sur cette bande littorale qui ne représente que le 1/3 de la surface du département », Hérault, l’évolution de la consommation de l’espace, p. 2. https://www.herault.gouv.fr/Publications/Documentation/Agriculture-Foret-Alimentation/Evolution-de-la-consommation-de-l-espace-dans-l-Herault.
2. CHABOT, 1949, p. 78.
3. Goeldner-Gianella, Feiss-Jehel, Decroix, 2011.
4. KNAFOU, 2000.
5. CORBIN, 1988.
6. Guy de MAUPASSANT, en 1884, dans sa nouvelle intitulée Miss Harriet, qualifie cet artiste itinérant de rapin, ou peintre bohème, et définit son parcours comme un « […] vagabondage sac au dos, d’auberge en auberge, sous prétexte d’études et de paysages sur nature [ajoutant] je ne sais rien de meilleur que cette vie errante, au hasard ».
7. Conservé à la médiathèque Émile-Zola de Montpellier, son fonds d’atelier comporte 2 476 dessins dont 2 195 traitent des communes du département de l’Hérault.
8. AMELIN, 1827, p. 295.
9. C’est la plus grande collection de lithographies (plus de 2 700), consacrée aux vues de villes, monuments gothiques, églises, châteaux, paysages, publiée en France. TAYLOR, NODIER, DE CAILLEUX, 1834.
10. Les Voyages pittoresques sont notamment à la source de l’engouement pour la côte normande.
11. MÉRIMÉE, 1835.
12. MÉRIMÉE, 1835, p. 379.
13. RENOUVIER, 1836, p. 1.
14. THOMAS, 1857, p. 270.
15. DAYOT, 1898, p. 28.
16. LAGRANGE, 1858, p. 70.
17. AMELIN, 1827, p. 295.
18. La commune de Palavas ajoute à son patronyme : « Les-Flots » à partir de 1928.
19. GANIBENC, 2018, p.
62-67.20. Nous avons pu identifier près de 70 œuvres représentant Palavas et son environnement immédiat. Seuls les lieux de conservation de 37 d’entre elles sont connus.
21. Il faut attendre l’année 1851 et la création de la Mission Héliographique, commanditée par la Commission des Monuments historiques, pour voir les premières photographies de la côte héraultaise. Gustave Le Gray, qui est l’un des 5 photographes retenus par la Commission pour recenser les monuments du territoire national part du Val-de-Loire pour aller au Sud-Ouest, puis vers le Languedoc et l’Auvergne. Inspiré par l’École de Barbizon, il est surtout connu pour ses marines prenant pour sujet les côtes normande, bretonne et languedocienne. Parmi ses « paysages de mer », certains sont pris depuis Sète et Agde. Évoquons deux œuvres majeures à savoir : La Grande Vague, Sète (1857) et La Vague brisée. Mer Méditerranée n°15 (1857).
22. BRUN, HAGUE, GANIBENC, COURSIÈRE, 2017.
23. DE VILBACK, 1825, p. 351.