Deux siècles de façonnement du littoral (XVIIe-XVIIIe siècles)
Deux siècles de façonnement du littoral (XVIIe-XVIIIe siècles)
* Professeur d’histoire moderne à l’Université d’Avignon, membre du Centre Norbert Elias (UMR 8562). Il travaille sur l’histoire des institutions et des politiques publiques aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ses recherches portent sur l’histoire de l’aménagement du littoral, sous tous ses aspects (techniques, politiques, économiques, environnementaux), en Méditerranée comme sur la côte atlantique.
p. 33 à 42
La période moderne voit le progressif aménagement du littoral languedocien sous l’impulsion première de l’État royal qui est à l’origine de grandes infrastructures telles que le port de Sète ou le canal des étangs. Cette action publique fortement structurante mobilisa des formes nouvelles de gouvernance et de financement, entre l’État central et la province de Languedoc, qui peuvent préfigurer la décentralisation contemporaine.
The modernist period saw the progressive development of the Languedoc coast under the origins of the Royal State which was at the source of major infrastructures such as the port of Sète or the Canal des Étangs. This strong state intervention mobilized new forms of governance and financing, between the central government and the province of Languedoc, which can prefigure contemporary decentralization.
L’aménagement du littoral du golfe du Lion doit beaucoup à l’État. Pour l’époque contemporaine, dans les secteurs où est intervenue la Mission Racine, la chose paraît évidente. Elle est cependant moins connue s’agissant de l’époque précédente, alors que de grands chantiers furent ouverts aux XVIIe et XVIIIe siècles. L’historiographie du Languedoc, qui a redécouvert depuis quelques années le caractère maritime de la région 1, permet aujourd’hui de réévaluer l’histoire des aménagements réalisés sur le trait de côte. Certes, les contemporains s’inquiétaient davantage de la progradation du littoral (son avancée) que des menaces de submersion, mais ils n’étaient pas moins confrontés à des défis naturels auxquels ils répondirent en bâtissant de grandes infrastructures.
Cette histoire montre d’abord que l’aménagement d’un espace dépend beaucoup de la vocation qu’on lui assigne parmi tous les usages qui pouvaient en être faits. Elle dévoile ensuite comment les acteurs publics se firent aménageurs du territoire et que c’est dans cette action qu’ils posèrent les principes de la gouvernance décentralisée que nous connaissons. Elle souligne enfin combien l’action publique est souvent en retard sur la connaissance des dynamiques environnementales.
Un territoire aux usages variés
Il existait dès le XVIe siècle des usages multiples du littoral. Des pêcheurs sillonnaient les eaux lagunaires et la mer à proximité de la côte pour une pêche embarquée. Il y avait par ailleurs des pêcheries fixes – maniguières et bourdigues – qui prenaient le poisson au gré de ses déplacements entre la mer et les étangs. Les fluctuations naturelles des graus et l’envasement des installations ne semblaient pas beaucoup gêner cette activité, d’autant que celle-ci ne nécessitait qu’un petit entretien régulier. La région d’Aigues-Mortes était celle où l’enjeu halieutique était le plus important. Lorsque cette ville réclama, en 1719, la réalisation de travaux au Grau-du-Roi, ce fut d’abord pour préserver le revenu de ses pêcheries fixes, ainsi que celui des salins. Le poisson se vendait dans les villes voisines – Montpellier en ce qui concernait Aigues-Mortes – tandis que le sel partait vers le Rhône ; si les propriétaires des salins n’étaient pas des pêcheurs, ils étaient cependant parfois propriétaires de pêcheries fixes.
Les eaux littorales étaient aussi des lieux de passage pour des navires de commerce. Avant la fin du XVIe siècle, il n’y avait pas de port en front de mer entre le delta du Rhône et Collioure, les communautés portuaires étaient implantées en arrière du cordon lagunaire. Celles-ci étaient situées de plus en plus loin de la mer en raison de la progradation du littoral, comme en témoignent les localisations de l’antique Narbonne et d’Aigues-Mortes la médiévale. Pour les marchands et les patrons de barques – ainsi que pour les autorités urbaines qui endossaient leurs intérêts –, l’espace littoral était une zone à travers laquelle il fallait pouvoir se frayer un passage, quitte à endommager au passage les pêcheries fixes.
Les graus changeaient de morphologie, au rythme des tempêtes hivernales, et l’envasement des étangs gênait de plus en plus la navigation, d’autant que l’essor du trafic maritime à partir du XVIIe siècle imposait progressivement d’augmenter la taille des embarcations. Certes, il était toujours aisé de transporter du poisson d’Aigues-Mortes à Montpellier, mais les tartanes 2 éprouvaient des difficultés à pénétrer dans les espaces lagunaires. Ces espaces étaient interdits aux polacres et aux pinques, bâtiments d’un tonnage – et donc d’un tirant d’eau – plus important. Il devenait très difficile de rallier un port italien ou espagnol directement depuis l’un des ports d’étang du Languedoc. Les villes portuaires s’alarmaient de l’accroissement de ces difficultés et étaient sérieusement handicapées dans la compétition économique maritime qui s’affirmait au XVIIIe siècle. Leur capacité à s’inscrire dans des trafics européens qui se mondialisaient devenait illusoire.
Au lendemain des guerres de Religion, l’État jeta un nouveau regard sur le littoral. D’une part, les événements récents l’avaient convaincu de la vocation militaire de ce type d’espace ; la gêne causée à la navigation du fait d’une occupation hostile de l’îlot Brescou au large d’Agde, et les menaces de débarquement espagnol lui avaient révélé l’intérêt qu’il y avait à s’installer sur le littoral. D’autre part, il souhaitait conforter la vocation commerciale de cet espace. Ces motivations ne faiblirent jamais du début du XVIIe siècle jusqu’à celui du XIXe. À la menace espagnole succéda celle de l’Angleterre – à partir du début du XVIIIe siècle – tandis que le développement de la draperie et de la viticulture languedociennes rendait absolument nécessaire l’équipement de ports. Ce littoral avait donc une double vocation aux yeux de l’État : la défense du royaume (plutôt qu’une capacité d’attaque, laissée à la Provence et à ses ports d’arsenaux) et le commerce d’exportation.
Une pluralité d’acteurs et d’usages, rien de bien original en somme, si ce n’est que l’espace littoral languedocien était resté jusque-là très peu aménagé.
Un aménagement par grandes infrastructures
Le premier type d’aménagement, mis en œuvre à partir de la fin du XVIe siècle, fut la construction d’un port de front de mer sous la forme d’un, puis de plusieurs môles destinés à protéger les navires au mouillage. Ce fut d’abord le premier port de Sète, sur le flanc sud-ouest du mont Saint-Clair (1599-1605) 3, puis le port de Brescou, autrement appelé « môle d’Agde », appuyé sur le cap du même nom et avancé dans la mer en direction de l’îlot portant le fort (1634-1654). (Fig. 1) Des moyens très lourds furent utilisés, sous la forme de jetées dites « en pierres perdues », à savoir des monceaux de pierres jetées quasiment à l’aveugle jusqu’à ce que leurs parties émergées pussent être maçonnées, pour en faire des espaces d’amarrage, de chargement et de déchargement. Mais ces deux opérations furent des échecs, essentiellement liés à un ensablement rapide et à l’absence d’entretien. Une troisième création fut donc entreprise, mais cette fois-ci par deux jetées construites sur le flanc sud-est du mont Saint-Clair, à l’emplacement du port actuel de Sète dont la première pierre fut posée en 1666. Quelques années plus tard, un entretien récurrent fut adjugé en 1690 à un entrepreneur afin d’assurer la pérennité du site portuaire. Le Languedoc avait son premier port de front de mer.
Une seconde phase d’aménagement s’ouvrit à partir de l’extrême fin du XVIIe siècle ; elle consista à assurer la stabilisation des graus. Il s’agissait à la fois d’en fixer la localisation, en empêchant leur fermeture intempestive, et de maintenir une profondeur suffisante pour que les barques de commerce pussent les emprunter. Ce type d’intervention avait été mené antérieurement, mais avec des moyens assez sommaires et mis en œuvre ponctuellement. Ce fut par exemple le cas au Grau du Vert, près de Frontignan (vers 1612-1617), puis au grau de Palavas (1663). Mais à partir de 1698 furent successivement lancés les grands travaux du grau d’Agde (1698), du grau de La Nouvelle (1704) puis du grau du Roi (1727), les deux premiers pour assurer un accès maritime satisfaisant à deux vieux ports de la province – Agde et Narbonne –, le troisième pour réguler la zone humide de la région d’Aigues-Mortes et ses ressources halieutiques et salines. Les mêmes moyens techniques furent utilisés sur ces trois sites, à savoir la construction de môles en « pierres perdues » – amoncèlement de pierres jetées à la mer – appuyés sur les rives du grau et couronnés de maçonnerie, ce qui en faisait des lieux de halte autant que les bords d’un canal de circulation. La crainte de ne pas avoir suffisamment d’eau à l’intérieur des lagunes pouvait ainsi en faire des points de rupture de charge. Le port de Sète fit paradoxalement aussi partie de ce type de site, avec le percement du canal de communication de l’étang de Thau à la mer, qui débouchait à l’intérieur du port.
Dès la fin du XVIIe siècle s’imposa la vision stratégique d’une voie de navigation intérieure permettant d’aller de Bordeaux à Lyon sans passer par la mer : grâce au « canal royal » – aujourd’hui canal du Midi 4 – et au chapelet de lagunes languedociennes, il devait être possible, moyennant quelques aménagements, de réaliser cette utopie. Le canal construit par Pierre Paul Riquet entre la Garonne et l’étang de Thau fut ouvert à la navigation en 1682. En 1701 commençait la construction du « canal des étangs » entre Agde et Aigues-Mortes, avant que ne soit enfin lancé le recalibrage de la liaison rhodanienne par le « canal de Beaucaire à Aigues-Mortes » à partir des années 1770. Sur cette voie principale devaient se raccorder le port de Narbonne, par le canal de jonction de la Robine, le port de Montpellier, par le canal de Grave, les petits ports du Languedoc oriental par les canaux de Lunel et du Vistre en attendant un canal de Nîmes qui ne vit pas le jour. Ce système de voies d’eau artificielles devait structurer l’espace littoral et son immédiat arrière-pays. (Fig. 2 et 3)
Ces aménagements portuaires étaient complétés de locaux de service. À chaque point d’entrée maritime de la province fut bâti un « bâtiment des fermes » – c’est-à-dire de la Ferme générale –, pour le contrôle des marchandises et la perception fiscale. Des feux furent érigés pour guider les embarcations en mer. Une écurie publique fut même construite au port de La Nouvelle, sans compter la chapelle, que l’on bâtissait à l’ouverture de chaque nouveau chantier.
Ces grands aménagements, en facilitant l’entrée et la sortie de la province par voie de mer, posaient évidemment un problème de sécurité. Cette côte basse, jusqu’ici inhospitalière pour les navires à fort tirant d’eau, devait être protégée des coups de main hostiles, comme le rappela la descente des Anglais à Sète en 1710. Des redoutes à batterie, ainsi que des signaux, constructions beaucoup plus légères 5, furent édifiés à intervalles réguliers sur le littoral au début de la guerre de la Succession d’Autriche (1743), dont certains sur les môles des graus pour en défendre l’entrée. À Sète, les aménagements militaires furent plus importants, avec une série de fortifications égrenées depuis le grand môle jusqu’au sommet du mont Saint-Clair. C’est le seul site du littoral qui fut véritablement marqué par une forte emprise militaire. De fait, l’État a joué un rôle considérable dans l’équipement de cet espace.
Une gouvernance par ajustements réciproques
L’aménagement du littoral a interrogé le système de gouvernance du Languedoc des XVIIe et XVIIIe siècles de façon d’autant plus aiguë que ce type d’action paraissait neuf. Qui avait donc vocation et compétence pour réaliser ce type d’opération ? La programmation de ces travaux, l’ouverture des chantiers et leur suivi nécessitèrent des ajustements entre les différentes parties prenantes, elles-mêmes porteuses d’intérêts parfois contradictoires. Comment décider et financer les grands aménagements à réaliser ? Comment arbitrer les conflits d’usage ?
Au début du XVIIe siècle, la configuration des pouvoirs donnait surtout à voir une forte asymétrie entre les capacités d’intervention des parties en présence. Seules les autorités politiques, telles que les consulats urbains, les États de Languedoc ou le pouvoir royal, avaient les moyens financiers suffisants pour entreprendre des travaux d’importance, mais de manière très inégale. Peut-on comparer les moyens du roi et ceux des consuls d’Agde ? En outre, la nature lagunaire de la côte languedocienne et la localisation des agglomérations – toutes assez loin du trait de côte – posaient un problème spécifique : toute tentative d’aménagement supposait une projection loin des noyaux urbains, sur le rivage, avec les problèmes techniques et juridiques que cela impliquait. Dès lors, si les villes étaient capables d’aménager leurs quais, elles n’étaient pas en mesure de construire de longs môles à l’entrée des graus. Il ne restait plus que deux acteurs capables de le faire : les États de Languedoc et la puissance royale.
Les États de Languedoc – assemblée représentative des habitants de la province – ont d’abord considéré que ce type d’action ne les concernait pas, surtout lorsque le roi en prenait l’initiative 6. Cela explique l’action solitaire du pouvoir royal sur le site du premier port de Sète. Pour l’assemblée des États, l’aménagement portuaire était d’abord une affaire urbaine, comme cela avait toujours été le cas auparavant. D’où la volonté de rendre la ville d’Agde responsable de l’entretien du môle du cap du même nom en 1651, entretien qu’elle ne parvint jamais à mettre en œuvre, pas plus que celui des môles du grau d’Agde qu’on voulut lui confier à la fin du XVIIe siècle. Les grands travaux ne pouvaient raisonnablement relever que des États ou du roi, avec le triple avantage de pouvoir concevoir un aménagement à l’échelle de toute la côte, de faciliter la projection des moyens au-delà des territoires urbains et de réunir des fonds correctement dimensionnés aux ambitions techniques. Mais comment ajuster l’action du roi à celle des États ?
En fait, l’État royal dicta sa vision de l’aménagement du littoral par sa prépondérance politique, accrue par la pratique particulière du pouvoir de Louis XIV. Mais il l’imposa aussi par l’initiative, en ce qu’il eut pendant plus d’un siècle une action volontariste, par éclipse au XVIIe siècle et de manière pérenne au siècle suivant, le changement s’expliquant notamment par la prise en charge des opérations par un corps d’ingénieurs d’État, les ingénieurs des fortifications 7 (corps créé en 1691). Dans un premier temps, les États de Languedoc furent simplement contraints de payer, mais ils voulurent suivre l’emploi de leurs propres deniers et créèrent un embryon de technostructure pour cela. Ils lancèrent ensuite de timides opérations d’entretien dans les années 1660, perfectionnèrent leur contrôle des chantiers commandés par le roi à partir de 1701, notamment grâce à la mise en place d’une commission des travaux publics. Mais leur véritable conversion à l’aménagement du territoire date de la fin des années 1730. Dès lors, s’affirma une gouvernance essentiellement duale. Au roi l’impulsion des travaux, le contrôle administratif du rivage par les officiers d’amirauté et le règlement du contentieux par l’intendant, principal agent civil du roi dans la province. Aux États, le financement des opérations, la participation de sa technostructure à leur mise en œuvre (commission des travaux publics, inspecteurs travaillant sur place sous la supervision des ingénieurs du roi) et la capacité d’entreprendre d’autres travaux que ceux demandés par le roi. Après avoir longtemps renâclé, les États trouvèrent de l’intérêt dans ce type d’action, jusqu’à en récupérer la compétence exclusive à partir de 1778, dans un mouvement de décentralisation de l’État royal.
Au-delà des ajustements institutionnels, quelle était la logique politique de ce système de gouvernance ? Le roi, les États et les villes avaient intérêt au développement du commerce. Les corps de marchands et les propriétaires fonciers qui profitaient du débit des denrées étaient bien représentés dans les conseils de ville et avaient accès aux États, qui devinrent même – dans une certaine mesure – une « arène de lobbying », à l’image du parlement européen aujourd’hui. Rien à voir avec le noyautage du Parlement d’Angleterre, à la même époque, par des intérêts privés, mais la Ville d’Agde orchestrait une campagne en faveur de son port, tandis que Narbonne pouvait dénoncer une cabale contre ses intérêts, et l’évêque de Nîmes contre ceux d’Aigues-Mortes. En revanche, les villes dont les consuls ne siégeaient jamais aux États avaient peu de chance d’obtenir un traitement égal à celles qui y avaient toujours une voix. Cet état de fait souffre cependant une exception de taille : Sète, objet de toutes les attentions, bien que n’ayant pas de siège aux États, était devenue à la fois un symbole politique et un poumon économique.
La seule véritable pierre d’achoppement était la présence de pêcheries fixes, qui gênaient réellement la navigation, telles que la bourdigue de Sète. Celle-ci occupait une largeur importante du canal de communication de l’étang de Thau au port. Si certaines de ces installations étaient anciennes, d’autres furent construites justement pour profiter des graus artificialisés. Ce fut le roi lui-même qui accorda l’autorisation de bâtir la bourdigue de Sète, contre l’avis des États, et elle perdura jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. En effet, les pêcheries fixes n’appartenaient pas à de pauvres pêcheurs, mais bien plutôt – en raison de leur extraordinaire rapport – à de riches personnages suffisamment influents pour défendre leurs propriétés. Le système de gouvernance progressivement mis en place trouvait là une limite à sa capacité de résoudre des conflits d’usage.
Une question urbanistique singulière
Outre la sécurisation de la circulation maritime, les chantiers portuaires ont aussi posé une question urbanistique singulière, notamment à cause de la configuration particulière de ce littoral 8. La mise en place d’une gouvernance de l’aménagement du littoral s’est faite au détriment des villes, incapables de rassembler les moyens nécessaires à la réalisation des infrastructures souhaitées. Si elles gardaient la maîtrise de leur espace, l’essentiel des travaux se faisaient loin des noyaux bâtis. Dès lors, ces installations portuaires étaient susceptibles de fixer des activités et des habitants, débouchant éventuellement sur des créations urbaines plus ou moins spontanées. L’étude des archives ne suffit pas à documenter cette question car les sources de nature technique parlent très peu d’urbanisme. Les justifications les plus enthousiastes évoquent toujours la sécurité d’un havre salvateur sur une côte hostile et la prospérité d’un commerce qui y fera naître une ville. En fait, la vérité se situe quelque part entre le silence des documents techniques et les discours enflammés qui n’engageaient à rien.
Hormis dans le cas de Sète, les aménagements portuaires étaient pensés pour accueillir un trafic commercial de transit ; il y avait certes quelque chose de paradoxal à vouloir abolir le point de rupture de charge que constituait un grau tout en développant tout le nécessaire pour y transborder les marchandises, et c’est bien là l’ambivalence des ouvrages qui y furent réalisés. Il faut alors interroger l’urbanisation spontanée de ces lieux. Concrètement, ni le port de Brescou ni les graus d’Agde et du Roi ne fixèrent d’agglomération au XVIIIe siècle. En revanche, un véritable village put éclore à La Nouvelle, malgré la proximité du village de Sigean et l’inconfort des lieux, soumis à la submersion lors des tempêtes d’hiver. Sans doute le port de Narbonne était-il suffisamment loin pour permettre cette urbanisation, au contraire de la situation d’Agde par rapport à son grau. Bien sûr, l’industrialisation et le tourisme modifièrent ensuite cette dynamique aux XIXe et XXe siècles, mais le commerce seul expliquait le peuplement de La Nouvelle. (Fig. 4)
Le port de Sète donna naissance à une ville de plus de 6 000 habitants à la fin du XVIIIe siècle 9. Les premiers aménagements du second port, dans les années 1660, ne devaient en faire qu’un avant-port pour le bassin de Thau, dont les rives recelaient déjà plusieurs petits ports dédiés au cabotage méditerranéen. Mais les plans changèrent très tôt ; Sète fut désormais considérée comme un port, lieu de rupture de charge entre le trafic des petits ports de l’étang de Thau et le trafic maritime, au moyen d’un canal de communication franchi par un pont, encombré d’une bourdigue et finalement assez mal dragué. À partir de là, le site fut doté de tous les attributs d’une ville portuaire : officiers d’amirauté, garnison, agents de la Ferme générale, capitaine de port et, assez tôt, en 1685, une administration municipale. La descente des Anglais en 1710 n’enraya pas le mouvement ; l’agglomération se développa progressivement, notamment grâce à l’engraissement du rivage consécutif à la construction des jetées. De création récente, elle ne pouvait pas prétendre être représentée aux États, où l’histoire donnait autant de droits, voire plus, que le poids démographique, mais son importance était toutefois stratégique pour une économie provinciale de plus en plus tournée vers la mer, comme toutes les économies européennes du XVIIIe siècle. (Fig. 5)
Sur le rivage languedocien naquirent donc une ville programmée, Sète, et un village improvisé, La Nouvelle, tous deux fruits du développement commercial de la province, et initialement émancipés des plus anciennes villes. Ces dernières profitèrent cependant de ce contexte globalement très favorable aux économies littorales. Il en émergea des utopies urbaines : le capitaine Le Peletier des Ravinières imagina en 1778 une ville nouvelle construite à l’endroit exact où se trouve aujourd’hui Le Cap d’Agde ; le géomètre Vignat rêva d’un port de Montpellier, dont l’idée peut faire penser au Port Marianne de la fin du XXe siècle. Mais aucune concrétisation n’était possible sans les moyens politiques et financiers de l’État royal ou des États de la province. Sur le rivage du golfe du Lion, une seule de ces utopies vit le jour, à Port-Vendres, dans le Roussillon voisin.
Ensablement des équipements et problèmes sanitaires
La description de ces opérations d’aménagement ne doit pas laisser accroire qu’elles furent menées sans autre obstacle que celui des moyens politiques et financiers à réunir pour les réaliser. Du début du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe, les ingénieurs luttèrent sans répit contre l’ensablement des graus et la progradation d’un littoral qui chaussait les jetées et menaçait de les engloutir. À titre d’exemple, une comparaison des cartes du grau d’Agde de 1698 et de 1735, assortie d’un calcul approximatif de l’engraissement de la plage, donne une progression de 8,5 mètres/an à l’abri du premier môle. Certes, le phénomène avait ses avantages : il colmatait des zones humides, autour de La Nouvelle ou entre Sète et Frontignan, facilitant ainsi la viabilisation des terrains pour l’urbanisation. Mais il était extrêmement coûteux en frais d’entretien des bassins et des graus et il poussait des ingénieurs sans imagination à prolonger toujours davantage des jetées au-devant desquelles se formaient inexorablement des barres de sable gênant la navigation.
En fait, le corps des ingénieurs des fortifications disposait bien de machines à curer pour recreuser les bassins et déblayer les graus, même s’ils ne maîtrisaient pas vraiment la technologie de construction de ces outils.
Qu’importe : ils surveillaient des entrepreneurs, propriétaires des machines, à qui ils désignaient les lieux où intervenir. En revanche, ils ignoraient presque tout de l’hydrodynamique et se contentaient de reproduire des recettes, efficaces à court terme, mais sans avenir. Ce n’est qu’à l’extrême fin du XVIIIe siècle que parurent les travaux scientifiques décisifs de Gaspard de Prony, auteur d’un premier volume de la Nouvelle architecture hydraulique (1790). Ce n’était pas que les institutions savantes de l’époque eussent négligé la question de l’ensablement – les archives de la Société des sciences de Montpellier montrent qu’elle la traitait depuis 1736 – mais elles ne parvinrent pas à avancer des propositions crédibles avant les années 1780 10.
L’intervention humaine sur ce littoral produisit en outre deux effets collatéraux qui marquèrent les contemporains. Ils constatèrent d’abord que la mer n’ouvrait plus intempestivement de graus comme elle le faisait auparavant. Les graus stabilisés par l’artificialisation de leurs rives semblaient suffisants pour assurer la vidange des étangs et absorber le soulèvement de la surface de la mer (la surcote) dû aux tempêtes. En d’autres termes, si l’homme n’intervint qu’en certains points du littoral, son action contribua à façonner tout le trait de côte en évitant l’ouverture de nouveaux graus. Cet effet-là n’inquiéta pas les autorités. (Fig. 6)
Le second effet collatéral fut vraisemblablement produit par la construction du canal des étangs, dont les digues, traversant la lagune, perturbèrent l’écoulement des eaux des petits fleuves côtiers vers la mer ainsi que la pénétration de l’eau de mer à l’intérieur des étangs. Il en résulta une détérioration de la qualité des eaux de la lagune et, selon les témoignages des contemporains, une augmentation des fièvres mortifères. Identifiés comme les maîtres d’œuvre, les États de Languedoc furent appelés au secours par le curé de Pérols, dont les paroissiens souffraient de ce fléau. Ils agirent à partir de 1781 pour rétablir une meilleure circulation hydraulique et résoudre ce problème de santé publique. Mais il s’avérait désormais très difficile de remédier aux perturbations créées par la construction du canal. À vrai dire, plus que l’ensablement des infrastructures portuaires, cet exemple est caractéristique des effets d’une action publique menée sur le littoral sans en maîtriser les dynamiques environnementales. Il ne restait plus aux autorités qu’à essayer de réparer autant que possible les conséquences imprévues, et négatives pour les habitants du littoral, de leurs décisions d’aménagement.
Conclusion
Le premier défi à relever dans l’aménagement du littoral languedocien fut l’arbitrage entre les vocations assignées à cet espace ainsi que la définition de la place que chacun des acteurs pouvait prétendre y prendre. L’asymétrie des forces en présence déboucha sur la victoire d’un schéma étatique privilégiant une vocation commerciale appuyée sur de grands aménagements répartis en quelques points de la côte. Le Languedoc connut une action publique discriminante et fortement structurante.
Sur le front de mer étaient privilégiés quatre points de passage (grau de La Nouvelle, grau d’Agde, Sète et grau du Roi), dont un seul, Sète, avait vocation à fixer une ville-port pour un trafic à longue distance. C’est là que naquit un « nouveau » littoral languedocien, forgé par une politique d’aménagement cohérente.
Le proche arrière-pays littoral – celui des anciennes villes portuaires – était structuré par un système de canaux reliés à ces quatre points de passage qui verrouillaient les étangs. Le « vieux » littoral languedocien était subordonné au « nouveau ». Dans cette zone, les intérêts des pêcheries fixes, propriétés de riches individus, furent aussi favorisés, au détriment d’autres usagers des lieux.
La question de l’aménagement contribua aussi à faire émerger un nouveau système de gouvernance territoriale, dans lequel l’échelon régional – politiquement incarné par l’assemblée des États de Languedoc – devint le lieu d’ajustement des rapports de force, une arène politique où se croisaient à la fois les impulsions de l’État central et les intérêts des villes. Décentralisation étatique ou centralisme provincial ? La qualification de ce système de gouvernance mérite discussion 11.
Ces dynamiques illustrent une évidente capacité d’adaptation des acteurs aux défis économiques d’une mondialisation progressive des échanges, même si, bien sûr, ils ne parvinrent pas à effacer les handicaps naturels de cette côte basse sans marée. En revanche, la technostructure élaborée pour mettre en œuvre les aménagements se révéla peu prévoyante et peu inventive ; dans une assez grande ignorance des dynamiques environnementales, elle fut souvent contrainte de réparer les effets de ses précédentes erreurs.
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NOTES
1. DUMOND, DURAND, 2008 ; LOUVIER, 2012 ; GALANO, 2017.
2. La tartane est un petit bâtiment à voile capable d’assurer une navigation de petit cabotage, y compris sur d’assez longues distances, sur les rives de la Méditerranée (voir : BUTI, 2005).
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5. CATARINA, 1992.
6. Sur les États, voir : DURAND et alii, 2014.
7. BLANCHARD, 1979.
8. Sur ce point, voir : DURAND, 2016b.
9. SAGNES, 1987, p. 72. Voir aussi : JACOMET-BOYER 1993.
10. DURAND, 2016c.
11. DURAND, 2016a.