Description
Histoire et mémoire. Sur quelques publications récentes
* Docteur en Sociologie.
P. 173 à 178
Amalvi Christian (dir), Ombres et lumières du Sud de la France.
Les lieux de mémoire du Midi, Les Indes savantes, 2016, 2 vol. 360 et 527 pages.
Sous cet intitulé sont regroupées les recensions de trois ouvrages parus récemment (en 2016 et 2017) sous la plume ou la direction d’auteurs universitaires de notre région. La matière traitée par chacun intéresse, pour l’essentiel, le Midi de la France, et le département de l’Hérault y trouve une place suffisante pour justifier l’attention de notre revue. Au-delà de leur même assise géographique, ces travaux illustrent un certain esprit du temps dans les sciences humaines et sociales, à savoir l’imbrication des investigations historiques et des préoccupations mémorielles. Ce substrat commun transparaît de façon d’autant plus significative qu’il est utilisé dans des démarches tout à fait différentes. D’un côté, des littéraires (issus en l’occurrence des études italiennes) s’essaient à recueillir les mémoires d’exil et les expériences multiformes de familles de migrants venues d’Italie et ayant essaimé un peu partout en Europe, et en particulier en Languedoc. De leur côté, des historiens mettent la mémoire au programme de leurs recherches, selon des modalités propres. Dans un cas, en prolongeant le récit classique d’un événement historique traumatique par la détection des traces qu’il a pu laisser dans la mémoire collective des générations ultérieures. Dans l’autre, un collectif de chercheurs applique le programme de Pierre Nora à la recension des « lieux de mémoire » spécifiquement méridionaux.
Ces trois entreprises simultanées, dès lors qu’on les confronte, interrogent le lecteur sur l’état actuel de la recherche historique. L’entreprise éditoriale de Pierre Nora1, dans la seconde moitié des années 1980, a déclenché des réactions en chaîne et alimenté les débats politiques et idéologiques sur le « devoir de mémoire », les très controversées lois mémorielles des années 1990 et 2000, et la vogue irrépressible des commémorations de toutes sortes. Nous assistons donc à l’émergence d’un nouveau paradigme dont on ne sait trop s’il s’agit d’une simple mode intellectuelle condamnée à s’épuiser rapidement – c’est ce que semblent penser, et peut-être souhaiter, nombre d’historiens, ou à un renouvellement profond de l’écriture de l’histoire. La rupture se creuse entre l’histoire orale de Philippe Joutard (pour rester dans l’historiographie régionale) et les ambitions que drainent les « lieux de mémoire » de Nora. Le premier, au milieu des années 70, a élargi les méthodes d’investigation des historiens par un recours à certaines traditions méthodologiques de la sociologie et de l’ethnographie, pour recueillir le legs des témoignages cévenols transmis de génération en génération dans les familles huguenotes. Quand il revient, récemment, sur les débats mémoriels en cours2, Joutard traite essentiellement, et de façon très classique, de l’apport et de la valeur des témoignages-souvenirs, de leur contribution à la construction historique, de leur nécessaire critique interne par les historiens. Il s’agit d’ailleurs bien souvent de questions historiques contemporaines, dont les acteurs encore vivants sont aussi des témoins qui se souviennent. Et quand il aborde le chapitre des « sociétés-mémoires », c’est dans une perspective sociologique héritée de Maurice Halbwachs3 : « J’entends par là des groupes ayant une mémoire vivante, autour d’événements fondateurs évoqués dans différents lieux de sociabilité souvent devenus en même temps des lieux de mémoire. Cette mémoire s’exprime aussi par une « tradition orale » qu’il est possible de recueillir4 ».
Par rapport à cet enrichissement des sources dont dispose l’historien, l’ambition de Pierre Nora est d’une toute autre nature. L’entreprise des Lieux de mémoire est totalement imbriquée dans des problématiques que leur auteur juge confluentes : le « retour » à l’histoire nationale, les revendications identitaires des « minorités », la vogue patrimoniale, et surtout l’utilisation (incontrôlée ?) du terme même de « mémoire » qui en vient à baptiser systématiquement n’importe quelle opération historique. Le retour réflexif de Nora sur l’entreprise des Lieux5 est particulièrement éclairant sur ce dernier point. Dans ce recueil d’articles et de textes divers, la vingtaine de pages de l’Introduction brasse à l’emporte-pièce une multitude de faits contemporains et d’idées actuelles qui tous inexorablement retombent sur leurs pieds mémoriels. Il n’est certes pas facile de définir précisément ce que Nora entend par « mémoire », pas plus d’ailleurs que par « lieux » (difficulté qu’attestent l’usage fréquent des guillemets, et les innombrables pages qui s’efforcent de clarifier ces notions), d’autant que l’auteur a évolué durant les 30 ans qui séparent ses hypothèses de départ et les évaluations qu’il est amené à faire de la postérité internationale de sa formule. Peut-être peut-on avancer qu’il ne s’agit ni de « souvenirs partagés », ni d’une « mémoire collective » telle que l’école sociologique française a pu l’élaborer6, mais plutôt d’une « histoire au second degré » consistant à faire la généalogie des usages de « lieux » choisis7. Comme l’assure Nora, l’historien d’aujourd’hui est confronté à la nécessité d’écrire une « nouvelle » histoire de France, en rupture avec toutes celles du passé, car il ne s’agit plus de faire apparaître l’entité France en tant qu’unité organique en rassemblant une masse aussi complète et variée soit-elle de réalités tangibles (événements, structures économiques, institutions, etc.). Il convient de saisir l’histoire nationale par ses lieux de mémoire, tout à la fois « réalité tangible et saisissable » et « réalité purement symbolique, porteuse d’une histoire ». Dit autrement, « lieu de mémoire, donc : toute unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique du patrimoine mémoriel d’une communauté ». La définition peut paraître tautologique en tournant autour d’une mémoire non-définie. Et avance-ton vraiment, lorsque Nora cherche à mettre en évidence les nouvelles tâches dévolues à l’historien de la nation ? « Décrire le front de mer ou la forêt [deux lieux de mémoire qui ont suscité l’étonnement] en géographe, ou décrire ce que la façade maritime de la France et sa surface boisée, la plus grande d’Europe, incarnent encore, l’une, de sa vocation historique manquée, l’autre de son foyer profond d’imaginaire, ne relèvent pas du même travail. Faire l’histoire de Vézelay et décrire, en historien, ce que, à sa façon, le poète exprimait en disant ‟Vézelay, c’est de la mémoire”, ne sont pas la même chose8… ».
À côté des risques de confusion dus à ce choix d’appeler « mémoire » (communautaire ou collective) une opération historiographique menée par des professionnels spécifiques, il faut bien s’interroger sur tout un ensemble de choix assumés par le maître d’œuvre. Il ne s’agit pas seulement de l’abandon du récit continu et linéaire d’une histoire de France jugée « déterministe », au profit du morcellement d’un puzzle indéfini (l’allongement de la liste des Lieux) et offert aux capacités reconstructrices du lecteur.
Plus généralement, comment ne pas douter de l’opération consistant à fonder le projet critique des lieux de mémoire sur des notions aussi peu critiquées que mémoire et identité tirées sans précaution du sac des lieux communs actuels ? L’entreprise de Nora est-elle une nouvelle clé de compréhension de l’histoire ou le symptôme d’une conjoncture idéologique qu’il reste à expliquer historiquement ?
En se laissant rattraper par la question obsédante de l’identité, Nora est tenu de se plier aux impératifs logiques qui fondent celle-ci. On sait bien que l’identité, en soi, est tautologique (Sum qui sum) et sans contenu, puisque sa seule fonction est d’affirmer de pures différences (A est A, différent des non-A ; A, B et C sont des x, donc pas des y). D’où la tentation parfois d’affirmer l’identité française par le choix d’institutions dont « aucune n’a son équivalent à l’étranger » (khâgne, Collège de France…). Pari intenable d’une totale exception française, bien sûr, et qui se heurte au projet historiographique de présenter les objets patrimoniaux comme outils d’analyse de notre rapport au passé, comme points de cristallisation du passé, figures symboliques auxquelles le souvenir s’attache.
Parce qu’il vise à la réécriture de l’histoire nationale française, Nora est conduit à s’interroger aussi sur la possibilité d’une histoire supranationale, par exemple de l’Europe, ou sur les expériences parallèles menées dans d’autres pays ou ensembles nationaux (les Pays-Bas, l’Italie, les pays germaniques…). Ses conclusions sont plutôt dubitatives : lieux sans consistance, ou juxtaposition de lieux nationaux9, quand il ne s’agit pas de pointer la singularité même du rapport de la France à sa mémoire.
Quid alors des lieux de mémoire infranationaux ? En liant les lieux à l’identité collective de l’histoire nationale, des lieux régionaux ne présupposent-ils pas la possibilité, ou la nécessité, d’une identité régionale ? La réponse va probablement de soi, pour la déferlante de publications locales ou régionales de ces dernières années10. La question se pose pourtant en même temps que celle des limites spatiales (et tout autant temporelles) de l’ensemble considéré. Nora s’est choisi une France strictement hexagonale, sans lieux et sans mémoire de son histoire ultramarine – ce qui n’est pas très novateur11. Du moins les frontières en sont-elles clairement tracées. Plusieurs articles des Lieux sont consacrés aux territoires infranationaux et à leurs limites – ce qui va ensemble. Mais ceux qui s’attachent à analyser « Paris-Province » (Corbin) ou « Nord-Sud » (Le Roy Ladurie) ou encore « La ligne Saint Malo-Genève » (Chartier) ne traitent pas de chaque entité distincte, mais de leurs relations dialectiques au sein de l’ensemble national.
Christian Amalvi a participé à l’entreprise des Lieux de mémoire12, et a entrepris de renouveler l’opération au bénéfice du vaste ensemble de régions constituant… le Sud ? le Midi ? L’hésitation est marquée dès le titre, entre un Sud objectivement géographique et un Midi aux connotations lourdes de sens. Et parce que ce Sud est saisi pour lui-même, sans référence au Nord, il lui faut bien en définir les limites. D’où toute une série d’approximations préalables, dont l’auteur a conté les péripéties13. Des « évidences » personnelles mais manifestement peu partagées lui font choisir les quatre anciennes régions administratives (Aquitaine, Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon et PACA) comme territoire de référence du Sud, en dépit de possibles critères linguistiques qui feraient remonter ses limites nord jusqu’au Limousin14.
La confrontation à la « méridionalité » lui fait aussi découvrir que les identités collectives sont affaires de revendications/dénégations, et que des Aquitains récusent leur appartenance au « Midi » au profit d’une communauté « atlantique », tandis que des Corses s’étonnent de ne pas être intégrés au « Sud ».
Cette expérience de lieux de mémoire du Midi illustre ainsi la difficulté majeure de l’entreprise mémorielle. En reprenant le programme de Nora d’analyser des lieux « éléments symboliques du patrimoine mémoriel d’une communauté », Chr. Amalvi se heurte à l’absence de communauté du Sud. Délimiter d’un trait de plume un territoire identifié comme « Sud » ou « Midi » a pour seul effet de le séparer d’un « Nord » tout aussi arbitraire. Mais l’opération ne préjuge en rien d’une histoire commune de ce territoire, qui se retrouverait dans des symboles partagés. Pour reprendre la comparaison avec son modèle, on pouvait reprocher à Nora bien des choix : la khâgne plutôt que l’école communale, la conversation (de salon) plutôt que la dictée, les grands corps d’État au lieu du petit paysan. Pourtant, ces lieux élitistes et fortement minoritaires n’en symbolisent pas moins une certaine singularité nationale, et s’intègrent pleinement à une histoire de France en construction. Dans le Midi d’Amalvi, il n’existe pas – et pour cause – d’histoire du Sud comme communauté, encore moins d’histoire nationale du Midi. Inutile donc de chercher les traces d’une mémoire collective qui symboliserait une histoire absente. Les quelques 150 « lieux » convoqués ont pour caractéristique commune d’être situés « dans le Sud », mais on ne les voit pas symboliser le Sud. Ils ne symbolisent d’ailleurs rien, faute du travail historiographique d’« histoire au second degré » qui fait tout l’intérêt et souvent l’originalité de chacune des contributions des Lieux de mémoire de Nora. Sauf exceptions, nous n’avons ici qu’une succession de courtes pages purement factuelles, qui n’offrent pas de place à leur mise en perspective dans une histoire commune.
Dépassé l’agacement qui naît de voir systématiquement enrôlée sous la bannière de la « mémoire » toute notice biographique ou encyclopédique, on reste frustré de ne pas être invité à de véritables investigations historiographiques devant bien des titres alléchants. Il est dommage que soient traités en une ou deux pages des « lieux » aussi prometteurs que les jardins (I, 54-55), la sorcellerie dans le Labourd (I, 206), les Maghrébins du Midi (II, 55-56), les frères Péreire (II, 144), les Anglais à Bordeaux et Pau (II, 191-192), les travailleurs indochinois en Camargue (II, 211), ou la mission héliographique de 1851 (II, 406-408), etc.
Il est tout aussi frustrant de ne pas voir véritablement traitée la question du Midi, qui pouvait espérer donner une assise à la spécificité de l’espace étudié. Certes, des articles reviennent sur la stigmatisation du méridional et la légende noire née de la Grande Guerre, ainsi que sur la « fabrique de l’histoire » méridionale ou la vision des géographes sur les Midis qu’ils souhaitent distinguer. Mais la brève note introductive empruntée à Charles-Olivier Carbonell est bien insuffisante, et une véritable archéologie du mot Midi (pourquoi Midi et pas Sud ? Midi comme Mezzogiorno, et non comme South ou Sur…) avait sa place dans ce type de recherche. Pierre Triomphe (cf. infra) pointe une naissance possible avec le rêve toulousain du duc d’Angoulême en 1814 : on rêve, nous, d’en savoir plus.
Il faut lire les pages introductives de Christian Amalvi qui défend son projet avec pugnacité15, et on aimerait se laisser convaincre. Mais les confusions héritées de Nora qui brouillent les perspectives ne sont pas compensées par des réussites incontestables dans le traitement des lieux de mémoire choisis. Il faut craindre que nous assistions là à une marée mémorielle qui n’est pas prête de se retirer.
Triomphe Pierre, 1815, La Terreur blanche, Privat, 2017, 470 pages.
Pierre Triomphe a publié chez Privat une vaste étude sur les troubles de l’année 1815 dans la France méridionale. Les soubresauts qui accompagnent la chute de l’Empire et le retour à la Monarchie sont particulièrement chaotiques dans cette vaste zone éloignée de Paris, et qui, de Bordeaux jusqu’au Var, accumule bien des raisons favorisant les crises paroxystiques. De la présence dans le Sud-Ouest des troupes anglaises remontées d’Espagne, à l’équipée de Napoléon retour de l’île d’Elbe, en passant par les velléités politiques du duc d’Angoulême à Toulouse et les haines religieuses accumulées dans le Gard huguenot, tout conduit à un enchevêtrement de circonstances favorables aux attitudes extrêmes.
À cette confusion générale qui s’empare des esprits, entre hésitations prudentes des uns et jusqu’auboutisme frénétique des autres, il n’est pas simple de donner un nom. Épisode fébrile à tout le moins, embryon de guerre civile peut-être, terreur blanche en réplique du séisme rouge de 1793, l’historien est confronté à la nécessité de peser et d’évaluer la multitude des événements de toutes tailles.
L’auteur a focalisé son étude sur les quelques mois qui suivent la seconde abdication de Napoléon et voient le rétablissement de la Restauration, et sur le département du Gard, où se sont déroulés les événements les plus sanglants entre Catholiques et Protestants. Ce qui ne l’empêche nullement d’élargir son champ de vision à des échelles spatio-temporelles variables, selon que de besoin. C’est ainsi que les deux cartes figurant en tête de l’ouvrage situent, pour la première, les mouvements de l’armée royale d’Angoulême au printemps 1815 dans un quadrilatère Nîmes-Valence-Gap-Toulon, et pour la seconde l’ampleur des violences royalistes dans 23 départements méridionaux, de la Gironde au Var, et des Basses-Pyrénées aux Hautes-Alpes. De la même façon, la centaine de pages de la première partie « Le déclenchement d’une guerre civile » choisit comme point d’origine l’année 1811 qui marque le début des difficultés structurelles de l’Empire et la renaissance des ambitions royalistes. L’auteur choisit ainsi de ne pas traiter les violences royalistes de la période révolutionnaire et ce que certains historiens ont appelé la première terreur blanche, dans la Provence de 1795 et le Sud-Ouest de 1799. Par contre, à l’autre extrémité de l’axe chronologique, le terminus ad quem est plus flou, puisque si l’auteur accepte l’hiver 1815-1816 comme fin des violences royalistes (pp. 247 sq), il consacre toute sa copieuse troisième partie aux effets de la terreur tout au long du XIXe siècle. Le récit de la Terreur de 1815 se poursuit alors en historiographie de la mémoire de la Terreur. Nous y reviendrons.
Entre ces deux blocs, la deuxième partie : Le temps des Royalistes (juin-décembre 1815) traite de la période paroxystique des « excès », comme on dit à l’époque, et propose une sociologie des milieux royalistes méridionaux, caractérisés par une relative symbiose des masses populaires urbaines avec les élites aristocratiques. L’auteur n’est pas tendre avec ces dernières, qui se révèlent rarement à la hauteur de la situation. Notons enfin que le volume s’achève sur un Index des noms très utile, précédé de 50 pages de bibliographie qui, au-delà des archives classiques, rassemblent une multitude d’écrits et de libelles divers à caractère de sources, en provenance des protagonistes, observateurs et commentateurs plus ou moins directs des événements.
Tel qu’il nous est proposé, l’ouvrage de Pierre Triomphe est une contribution essentielle à l’histoire de ce phénomène majeur qu’est le Midi blanc – majeur et pourtant négligé si on le compare à la Vendée et à la pléthorique littérature consacrée aux Chouans. Il prend place aux côtés de la thèse de Philippe Secondy consacrée à l’Hérault voisin, et nous aidera à comprendre cette étrangeté (à notre entendement de modernes éduqués à la morale de l’intérêt et à la rationalité politique) d’un petit peuple dévoué à la Monarchie et à l’Église.
La richesse profuse du livre suscite de nombreuses réflexions ; je n’en retiendrai que quatre, de portée inégale, afin de ne pas alourdir inconsidérément mon compte rendu.
Cette année 1815 a été vécue dans une confusion extrême provoquée par l’instabilité politique et la précipitation des événements. On voit bien combien cette confusion a été accrue par l’incertitude constante touchant à la situation à Paris et aux armées en campagne, elle-même due aux délais de la poste. Les nouvelles et les ordres (et contre-ordres) venus de la capitale sont menacés d’obsolescence : à qui obéir ? Qui croire ? Ces questions se posent en permanence, et alimentent aussi bien l’attentisme des prudents que les passages à l’acte des exaltés. Le lecteur n’est pas totalement à l’abri de toute cette confusion, à essayer de suivre le déroulement de faits obéissant à plusieurs chronologies enchevêtrées. Il aurait certainement été utile de disposer d’un tableau synoptique permettant de suivre au jour le jour les décalages entre Paris et la province : peut-être à l’occasion d’une réédition ?
L’un des aspects les plus intéressants de l’histoire du « Midi » au XIXe siècle est cette tentative – peut-être faudrait-il dire cette velléité – du duc d’Angoulême de se tailler un fief à Toulouse. Pierre Triomphe donne des indices qui laissent penser que certains, dans l’entourage du prince, ont cru ou rêvé à la possibilité d’un royaume méridional. Angoulême rentra vite dans le rang, mais il serait intéressant d’étudier si, et comment, ces velléités ont pu nourrir l’imaginaire du royalisme méridional tout au long du siècle (et qui n’est peut-être pas très éloigné des rêveries mistraliennes sur l’empire du soleil, ou le fédéralisme du jeune Maurras).
L’auteur semble tenir pour acquise la pertinence du terme de « Terreur » dont les événements de 1815 ont été affublés assez rapidement par les observateurs. Il est vrai qu’en centrant son étude sur le département du Gard, il est au cœur de l’agitation sanglante. Mais n’est-il pas quelque peu exagéré de parler de « guerre civile », de « chaos », au regard des statistiques produites pour les départements méridionaux, lorsque les contemporains évoquent plutôt les « excès » ? Pour atroces qu’ils soient, les assassinats du maréchal Brune en Avignon, du général Ramel à Toulouse, les exactions des verdets ou des Trestaillons paraissent sans commune mesure avec les guerres de Vendée ou la Terreur parisienne de 1793-94.
En tant que principales victimes, les Protestants gardois ont gardé le souvenir de ces épisodes terrifiants pendant plusieurs décennies. La troisième partie du livre évoque l’oubli progressif de 1815, relayé dans le martyrologe huguenot par les victimes du coup d’État de Louis-Napoléon en 1851. On peut se demander si la divergence constatée entre l’oubli progressif de la Terreur blanche de 1815, et le souvenir entretenu de la Terreur rouge en Vendée – indépendamment de l’intensité et de la durée des deux épisodes – ne tient pas avant tout au destin historique des victimes tout au long des XIXe et XXe siècles. Pour faire vite, les Vendéens, monarchistes fervents, catholiques du Syllabus, ont développé une contre-mémoire16 faite pour étayer leur situation de vaincus de la République et de la modernité. La bourgeoisie protestante gardoise est, elle, dans le camp des vainqueurs, celui du libéralisme et de la démocratie. Elle n’a pas besoin d’entretenir une mémoire victimaire.
En définitive, la question que pose le livre de Pierre Triomphe concerne la pertinence d’une analyse mémorielle (la Terreur blanche, lieu de mémoire ?). L’analyse historiographique n’est évidemment pas en cause, et garde toute son utilité, ne serait-ce que pour constater l’enlisement dans les sables de l’oubli. Au reste, la terreur n’est probablement pas pour ses auteurs un sujet de fierté dont il conviendrait de garder le souvenir17 : la mémoire terrorisée est celle des victimes. Pour l’auteur, il est entendu qu’il s’agit de raccorder cette mémoire à l’histoire du protestantisme dont la Terreur de 1815 serait un épisode douloureux. Parce que les troubles se sont concentrés dans le Gard et ont opposé principalement les royalistes catholiques aux patriotes protestants, ce sont les effets de ces troubles sur la communauté réformée qui sont le fil conducteur et qui donnent sens à l’ensemble des événements relatés.
Mais si la terreur de 1815 s’est diluée dans l’oubli de la conscience protestante, peut-être serait-il plus intéressant de raviver cet objet historique en l’incluant, non plus dans une histoire mémorielle protestante, mais dans le processus d’élaboration d’une tradition blanche de longue durée, dont les épisodes de violence sanglante de 1815 sont peut-être un moment fondateur. A partir des mêmes deux premières parties, factuelles, une troisième historiographique et alternative à celle de l’auteur, verrait se perpétuer jusqu’aujourd’hui tout un ensemble d’attitudes et d’événements récurrents18. Une tradition idéologique, catholique et contre-révolutionnaire, perpétuée dans des familles et des milieux sociaux. A Montpellier, sinon à Nîmes, les messes des confréries de pénitents en l’honneur du roi-martyr, la grande Mission de 1821 qui draine des processions innombrables, sont des réponses aux « crimes » de la Révolution et soldent les « excès » de 1815 ; elles trouvent des échos encore aujourd’hui dans les mouvances catholiques traditionalistes : la persistance du Midi blanc selon Philippe Secondy.
Felici Isabelle (dir), Sur Brassens et autres « enfants » d’Italiens,
Presses Universitaires de la Méditerranée, 2017, 259 pages.
Si le Languedoc, et l’Hérault en particulier, ont été marqués depuis plus d’un siècle par une grande immigration espagnole, il ne faudrait pas méconnaître le peuplement italien, plus concentré sur des zones littorales privilégiées.
Isabelle Felici, professeur d’Italien à l’Université Paul Valéry, s’est spécialisée dans l’histoire des émigrés italiens, et dirige des campagnes de recueils de la mémoire italienne en France auxquelles participent ses étudiants. Le présent ouvrage, publié à Montpellier, est ainsi le troisième d’une série commencée en 2006 à Toulon avec Racines italiennes, et poursuivi en 2009 par Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?, aux objectifs plus explicitement socio-linguistiques. Je ne saurais d’ailleurs trop recommander aux lecteurs de la présente note de se procurer ce dernier volume, disponible sur Internet et librement téléchargeable à l’adresse http://circe.univparis3.fr/EnfantsdItaliens.pdf (consulté le 29 mars 2018), qui complète heureusement le propos de l’auteur.
Ce propos tient en quelques lignes : il s’agit de recueillir des récits d’expériences migratoires telles qu’elles ont été gardées en mémoire par des « enfants » (ou plus généralement descendants) d’Italiens. Ce choix d’une stratégie mémorielle révèle la diversité irréductible des parcours familiaux et des traces qu’ils ont laissées dans les familles, à la fois largement communs et d’une grande hétérogénéité dans leur accomplissement. I. Felici cherche à se déprendre des discours sur l’immigration, empêtrés dans des catégories idéologiques telles que l’intégration, l’identité, la nostalgie, et qui menacent d’être autant de filtres formatant les situations vécues de ces immigrés et de leurs descendants. Pas de naïveté pour autant dans cette démarche : l’auteure sait bien que les mémoires, même intimes, ne sont pas indemnes des contaminations médiatiques et de l’air du temps. Elle défend cependant vigoureusement la conviction que « si une seule impression devait rester à la lecture de l’ouvrage, c’est celle d’un brassage, constant et constamment renouvelé, des populations, autochtones et immigrées, auquel les Italiens ont contribué sous des formes variées. C’est sans doute dans cette variété que réside l’utilité de témoigner, encore et toujours, alors que les questions des origines et des « identités », autant de créations idéologiques qui n’ont finalement d’écho que parce qu’elles sont récupérées politiquement et médiatiquement, continuent d’être un frein à la mobilité et aux échanges. » (p. 18)
Cette diversité des témoignages tient en partie à l’ancienneté du fait migratoire, mais aussi à sa géographie : les familles sont dispersées dans un vaste espace ; plusieurs régions françaises, mais aussi la Belgique, et jusqu’au Canada. Et de même, elles proviennent de presque toute l’Italie, du Frioul à la Sicile. Bien entendu, plusieurs témoignages portent sur des familles installées dans l’Hérault ou le Gard voisin, à commencer par l’emblématique Georges Brassens, à qui est dévolu le rôle de porte-drapeau. Mais l’île singulière est également représentée par Eric Battista, figure reconnue sous le double titre d’ancien champion d’athlétisme et de peintre à succès, ou Renée Biascamano, qui se fait l’interprète de sa famille de pêcheurs et d’artistes pour imaginer, sur le ton de la fiction, le départ des ancêtres de leur village calabrais.
Trente-cinq récits se succèdent ainsi, de facture et de longueur très variable, qui se partagent entre recueils de souvenirs sollicités par des étudiants enquêteurs, et récits nés sous la plume d’enfants d’Italiens. Selon la personnalité et la formation de leurs auteurs, certains de ces récits, parmi les plus développés, transcendent la simple remémoration et se chargent de tout un travail de réflexivité. C’est en particulier le cas d’Yvonne Fracassetti Brondino, qui choisit de retourner en Italie et de s’y marier (« Enfants d’Italiens : la force du non-dit », pp 89-102), ou celui de Maryse Vassevière-Magnaldi (« J’ai donné à la France un professeur et un ouvrier, c’est déjà bien, non ? », pp 57-63) devenue professeur de français, et qui s’intéresse particulièrement aux situations linguistiques complexes de sa famille.
À côté de ces témoignages, il faut mettre à part la copieuse étude qu’Isabelle Felici consacre à Brassens, et qui ouvre le volume (« Brassens, le fils de l’Italienne », pp 19-44). Il n’était pas possible, pour d’évidentes raisons, de solliciter la mémoire du musicien. L’auteure s’est donc résolue à scruter dans les entretiens ou déclarations diverses de Brassens, dans les témoignages de ses amis d’enfance, dans ses écrits et son œuvre, ainsi que dans les biographies qui lui ont été consacrées, les bribes d’Italie qui pouvaient affleurer. Dans la famille Brassens, ce sont les grands-parents maternels qui sont venus d’Italie, et Georges n’a connu que sa grand-mère, pendant quelques courtes années. La transmission mémorielle directe est ainsi limitée à fort peu de chose, que réduit encore le faible intérêt manifesté par Brassens pour ses origines transalpines : (« je ne suis pas une plante, et n’ai donc pas de racines », se félicitait-il). Il y avait donc là un cas – tout aussi intéressant et significatif que tout autre – de quasi fracture mémorielle pour le « fils de l’Italienne », qui illustrait l’une des évolutions possibles de l’immigration : la rupture avec le passé et l’immersion pleine et entière dans le monde présent19.
De façon curieusement déphasée par rapport à l’objectif affiché de l’ouvrage qu’elle dirige, Isabelle Felici ne se résout pas à ce constat, et se lance dans une enquête biographique sur la famille maternelle (resituée dans la Basilicate, et non dans une vague origine « napolitaine ») et dans la recherche des traces d’italianité dans l’œuvre littéraire et musicale de Brassens. Ce travail d’histoire (histoire généalogique, histoire littéraire) qui vise à combler les vides de la mémoire ou les refoulements de l’oubli, introduit dans la spontanéité revendiquée des témoignages l’acuité objective du regard extérieur. On regrette évidemment que le traitement appliqué à Brassens n’ait pas bénéficié aussi aux autres interviewés. Peut-être Isabelle Felici n’a-t-elle pas cru possible de demander à ses étudiants une compétence d’historien ou d’ethnographe qu’ils ne pouvaient posséder. Reste une certaine frustration de constater le fossé entre souvenirs « spontanés » et travail méthodique de re-mémorisation tel qu’il peut être mené dans des histoires de vie ou des recueils d’expériences20. Reste que, dans leurs dimensions modestes, ces témoignages d’enfants d’Italiens sont constamment émouvants, et d’un intérêt tout particulier lorsqu’ils évoquent les pratiques linguistiques des générations successives.
Guy Laurans
NOTES
- Nora, Pierre (dir.), « Les lieux de mémoire », 7 volumes parus entre 1984 et 1992, Gallimard, collection Bibliothèque des histoires ; réédition augmentée en collection Quarto, 1997, 3 volumes, 4700 pages.
- Joutard, Philippe, « Histoire et mémoires, conflits et alliances », La Découverte, 2013, 342 pages.
- Halbwachs, Maurice, « Les Cadres sociaux de la mémoire » (Alcan, 1925) et La Mémoire collective (PUF, 1950).
- Philippe Joutard, op. cit., page 79.
- Nora, Pierre, « Présent, nation, mémoire », Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2011, 420 pages.
- Mais il ne semble pas que Nora ait vraiment lu Halbwachs, pourtant resté longtemps le seul pionnier de la question.
- Voir en particulier, Lavabre, Marie-Claire, « Usages et mésusages de la notion de mémoire », Critique internationale, vol 7, 2000, pp 48-57.
- Pierre Nora « Comment écrire l’histoire de France ? », Les Lieux de mémoire, éd. Quarto, T. 3, pp 2226-7.
- Je renvoie à la discussion serrée menée par Anne-Marie Saint-Gille, « Canonisation culturelle et identités nationales : l’élaboration des ‟lieux de mémoire” », Études Germaniques 62 (2007), 3, p. 573-586.
- Une simple requête sur un moteur de recherche ou sur le site d’Amazon donne des résultats édifiants, depuis les Guides annuels du Petit Futé sur les lieux de mémoire en France, jusqu’aux 100 lieux de mémoire de la Bretagne (Pascal Ory), en passant par trois (!) ouvrages sur les lieux de mémoire en Lorraine.
- La plupart des « histoires de France » sont hexagonales. À comparer à L’histoire mondiale de la France, dirigée par Patrick Boucheron, autre entreprise collective et morcelée, dont les partis-pris sont assez exactement inversés (Seuil, 2017, 984 pages).
- Il est l’auteur du chapitre sur le 14-Juillet.
- Amalvi, Christian, « Quelle(s) mémoire(s) pour quel(s) Midi(s) ? », Revue d’histoire de Nîmes et du Gard, n° 33, mars 2018, pp 85-92.
- Il est pour le moins étrange que Christian Amalvi ait, à cette occasion, « découvert » la carte des langues d’Oc. Tout aussi bizarre qu’il se soit arrêté aux découpages régionaux, alors que l’échelle départementale, beaucoup plus souple, lui permettait d’agréger des zones nord-occitanes à son grand Sud. De toutes façons, le lecteur ne peut que constater que ce maillage administratif est sans aucune pertinence ni utilité, au regard des lieux choisis et de la manière dont ils sont traités.
- « Grand Sud : Introduction », pp 12-21
- Sous cette bannière de « Contre-mémoire » figurent l’article de Jean-Clément Martin sur la Vendée, comme d’ailleurs celui de Madeleine Rebérioux sur le mur des Fédérés, in Nora, Les Lieux de mémoire, La République.
- Chez Nora, pas de mémoire de la Terreur (de 93) ni de la guillotine, pourtant bel objet emblématique…
- Pourquoi d’ailleurs parler de mémoire ? On y trouverait plutôt des « lieux de savoir », bibliothèques familiales constituées des « bons » auteurs, supports d’une contre-culture, et ce que Pierre Bourdieu appelle des habitus, dispositions mentales et physiques héritées et transmises. Parmi ces dernières, un certain rapport à la violence, bouffées d’affrontements physiques qui expriment les turbulences d’une minorité refoulée. Cf. par exemple l’article de Bernard Rulof, « Des sujets dévoués et fidèles ? A la recherche des légitimistes populaires montpelliérains », Etudes héraultaises, n°43, 2013, pp. 109-118.
- A titre d’illustration, je renvoie au bel article de Christine Delpous-Darnige : « Une histoire de marchands de sables en Languedoc, XIXe-XXe siècles », Études héraultaises n° 49, 2017, pp. 84-97.
- Par exemple, sous la direction de Pierre Bourdieu, « La misère du monde », Le Seuil, 1993, 956 p.
Informations complémentaires
Année de publication | 2018 |
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Nombre de pages | 6 |
Auteur(s) | Guy LAURANS |
Disponibilité | Intégralement consultable en ligne, Produit téléchargeable au format pdf |