Paul Vigné d’Octon, le romancier

À propos de Paul Vigné d’Octon (1859-1943)

* Professeur d’histoire émérite à l’Université de Perpignan

Dans le numéro 49 de 2017 d’Études héraultaises, est paru un article de Christian Roche intitulé « Paul Vigné d’Octon, homme politique et pamphlétaire, 1859-1943 ». Ayant moi-même commis plusieurs études sur l’Héraultais Paul Vigné, en littérature Paul Vigné d’Octon, j’ai été surpris qu’aucun de mes travaux ne soit cite dans cet article d’autant que je connais bien son auteur, Christian Roche. Celui-ci, averti de mon étonnement a bien voulu s’en excuser auprès de moi en rappelant l’aide que je lui avais apportée lorsqu’il travaillait à son livre intitulé Paul Vigné d’Octon (1859-1943). Les combats d’un esprit libre, De l’anticolonialisme au naturisme (L’Harmattan, 2009).

Il va sans dire que j’accepte ses regrets et que je ne lui en veux aucunement. Des oublis, nous en avons tous fait et nous en ferons. Je reconnais aussi bien volontiers que son article est une synthèse intéressante à laquelle cependant je souhaite apporter quelques compléments et un éclairage différent. La personnalité de Paul Vigné d’Octon est pour moi un sujet sensible. Je lui ai consacré plusieurs articles entre 19771 et 20162 et en 1982, j’ai rencontré sa veuve3 à la veille de son départ en maison de retraite. 

Paul Vigné d’Octon en 1900, portrait par Paul Saïn
Fig. 1 Paul Vigné d’Octon en 1900,
portrait par Paul Saïn

Celle-ci m’a alors confié le seul ouvrage, paru jusque-là sur son mari, ouvrage qu’elle avait publié en 1959 sous le nom d’Hélia Vigné d’Octon : La vie et l’œuvre de Paul Vigné d’Octon, et quelques papiers personnels de son mari, l’essentiel ayant été légué aux Archives départementales de l’Hérault. Je pense que la puissante personnalité de ce médecin, écrivain, député, défenseur des colonisés et promoteur du naturisme, vaut bien qu’on lui consacre quelques pages de plus.

Je voudrais attirer l’attention sur trois points de la vie et de l’œuvre de Paul Vigné d’Octon qui méritent a mon sens d’être portés a la connaissance des lecteurs d’Études Héraultaises.

Le premier point peut paraître marginal dans la carrière de Vigné parce qu’il est ponctuel et date des années 1894-1896. Pourtant ses conséquences pour l’histoire des universités françaises et donc de l’histoire de France sont très importantes. À cette époque, les universités n’existent pas en France car elles ont été supprimées par la Convention en 1793 et il n’y a dans telle ou telle grande ville que des facultés indépendantes les unes des autres mais non des universités. Depuis Napoléon, il existait bien une « Université », dite « Université de France » mais ce nom recouvrait tous les ordres d’enseignement en France des plus petites classes de l’enseignement primaire aux facultés de tout le pays ! L’Université napoléonienne était ce que nous appelons aujourd’hui le ministère de l’Éducation nationale.

Dans les années 1890, en France, l’absence des universités dans telle ou telle ville comme organismes regroupant les facultés sous une même autorité paraît intolérable à beaucoup de professeurs de faculté qui souffrent de la comparaison de leurs facultés avec la puissance des universités allemandes. Depuis des années, des parlementaires ont tenté sans succès d’ouvrir la discussion à la Chambre des députés sur ce sujet. C’est alors qu’avec appui de quelques collègues, Vigné dépose le 8 novembre 1894 une proposition de loi qui permet la réouverture des débats. C’est en effet sa proposition de loi qui est discutée et cette discussion aboutit à la promulgation de la loi du 10 juillet 1896 après que Vigné ait prononcé un grand discours le 5 mars 18964. C’est donc au député de l’Hérault que l’on doit le rétablissement des universités en France5. Il est piquant de remarquer que c’est aussi à un parlementaire né comme Vigné dans l’Hérault, Edgar Faure, que l’on doit le vote de la loi du 12 novembre 1968 qui établit l’autonomie des universités en France.

Second point, il y a, bien sûr, la question fondamentale de l’anticolonialisme de Vigné d’Octon. Sur ce point, si je suis en désaccord avec Christian Roche auteur de l’article Paul Vigné d’Octon, homme politique et pamphlétaire, je suis en parfait accord avec le même Christian Roche auteur en 2009 du livre intitulé Paul Vigné d’Octon (1859-1913). Les combats d’un esprit libre, de l’anticolonialisme au naturisme. Christian Roche voyait donc en 2009 en Vigné un anticolonialiste mais, quelques années plus tard dans l’article qu’il public dans le numéro 49 de la présente revue, il récuse la qualité d’anticolonialiste appliquée à Vigné. Bien sûr, tout chercheur a le droit de modifier ses appréciations en fonction de ses lectures et de ses analyses. Du moins cette situation me permet-elle d’être plus libre dans le développement de mon argumentation en faveur de la thèse selon laquelle Vigné est devenu au fil du temps anticolonialiste.

Des le début de sa carrière, Vigné stigmatise avec force les massacres auxquels se livre l’armée française aux colonies mais on peut voir dans cette attitude un simple sentiment humanitaire. En 1893, il déclare être oppose a une « expansion coloniale à outrance ». Mais, des 1900, il va plus loin écrivant, dans La gloire du sabre : « Les atrocités de la guerre tropicale sont partout les mêmes chez les peuples prétendus civilisés… Pendant la période active de conquêtes : massacres, viols, incendies, pillages, vols et traite de la chair humaine. Une fois la pacification faite, le but poursuivi consiste à achever ce qui a survécu des peuples conquis par l’importation de l’alcoolisme, de la syphilis, de la tuberculose…Voilà plus de dix ans que je mène cette campagne pour l’humanité, que je dénonce les conquêtes meurtrières et stériles…Je continuerai l’histoire des abominations coloniales… ». Cette fois, il ne s’agit plus de dénoncer tel ou tel acte que l’on pourrait penser isolé mais de stigmatiser la colonisation elle-même dans son principe et dans ses actions. II y a donc bien chez lui une attitude anticolonialiste.

On peut citer d’autres exemples. En 1910, il publie un livre intitulé Brigandages officiels en Afrique du Nord, dans lequel il dénonce les « crimes de la colonisation » et révèle les opérations financières douteuses des colonisateurs. En 1911, il écrit dans La sueur du burnous : « J’ai fait un rêve…Fatigués d’être spoliés, pillés, refoulés, massacrés, les Arabes et les Berbères chassaient leurs dominateurs du Nord de l’Afrique, les Noirs faisaient de même pour le reste du continent et les Jaunes pour le sol asiatique ». On croirait entendre Martin Luther King le 28 août 1963, un demi-siècle plus tard « I have a dream » !

Rares à cette époque sont ceux qui osent alors aller aussi loin que lui dans la condamnation de la colonisation et qui souhaitent ouvertement l’indépendance des colonies tant la pression idéologique est forte en faveur de la colonisation dans l’enseignement, dans la presse et dans les discours des hommes politiques.

Enfin, troisième point, c’est Vigné qui fournit aux colonisés comme Ho Chi Minh les arguments pour son action anticoloniale. Ses rapports avec Ho Chi Minh qui s’appelait alors Nguyen Aî Quoc sont très éclairants et probablement essentiels pour l’histoire du Vietnam. C’est notre collègue Daniel Hémery qui a fait cette découverte exposée dans son livre Ho Chi Minh. De l’Indochine au Vietnam, Gallimard, 1990. Daniel Hémery écrit : « À la fin de 1919, Nguyen Aï Quoc, conseillé par Paul Vigné d’Octon, inlassable publiciste anticolonial, travaille assidûment à la Bibliothèque nationale à la préparation d’un livre Les Opprimés, première ébauche du futur Procès de la colonisation ». Cette proximité entre les deux hommes est aussi attestée par Roland Andréani, autre collègue, qui a découvert que lorsque le futur Ho Chi Minh est venu assister au premier congrès du nouveau Parti communiste français tenu à Marseille, il a demandé l’hospitalité à Vigné6. Enfin, dans un courrier qu’il m’adressait le 21 décembre 1990. Daniel Hémery me signalait que, selon un rapport de police daté de 1920, Ho Chi Minh, hospitalisé à l’hôpital Cochin pour un phlegmon a reçu la visite de Vigné d’Octon.

Tout cela atteste de la proximité qui existait entre Vigné et Ho Chi Minh, le premier conseillant et aidant le second. Lorsque l’on sait la place qu’Ho Chi Minh occupera plus tard dans l’histoire du Vietnam, on peut mesurer l’importance du rôle que Vigné a joué auprès de lui.

Ainsi, Vigné d’Octon a non seulement critiqué la colonisation dans ses méthodes et dans son principe même montrant que la conquête coloniale était toujours violente comme l’était le maintien de la domination coloniale et qu’elle donnait lieu à des opérations financières douteuses, mais il a aussi donné aux colonisés, notamment en la personne d’Ho Chi Minh, les armes idéologiques pour leur libération. Il est difficile dans ces conditions de lui dénier sa qualité d’anticolonialiste.

On a souvent dit et écrit que Paul Vigné d’Octon était bien oublié, que c’était un homme d’un autre temps. Rien n’est plus faux. Non seulement, ses livres ont récemment été réédités, La gloire du sabre en 2000 (également en 2006 en Algérie) et La sueur du burnous en 2001 et un ouvrage lui a été consacré en 2010 par Marie-Joëlle Rupp, Vigné d’Octon. Un utopiste contre les crimes de la République.

Mais il y a plus : le combat acharné de Vigné contre la colonisation a reçu récemment la consécration du prestigieux Institut de France. En 1998, l’Académie des sciences morales et politiques, une des cinq académies qui constituent l’Institut de France, a créé un prix Paul Vigné d’Octon. Et cette académie a ainsi défini les conditions d’attribution de ce prix : « Ce prix annuel d’humanisme sociologique et littéraire est destiné à récompenser un auteur, médecin de préférence, ayant fait la preuve par ses écrits, son comportement professionnel ou sa vie courante d’un dévouement réel et tangible à la cause du progrès dans les rapports entre humains ou groupes humains ».

Il n’est pas possible que cette autorité qu’est l’Académie des sciences morales et politiques ait choisi Vigné d’Octon, parmi beaucoup d’autres, sans avoir une connaissance approfondie des écrits et des actes du médecin-écrivain et homme politique qui a condamné d’une façon claire les rapports inégaux que la colonisation installait entre groupes humains d’origines diverses. Le texte de l’Académie est parfaitement clair et il se réfère aux « écrits » de Vigné d’Octon dont on a vu ce qu’ils étaient. C’est en parfaite connaissance de cause que les académiciens ont pris cette décision attestant ainsi que les écrits de Vigné d’Octon allaient dans le sens de « la cause du progrès dans les rapports entre humains ou groupes d’humains » et, en 2010, les académiciens ont d’ailleurs attribué ce prix à Marie-Joëlle Rupp7.

NOTES

  1. Longue notice biographique, signée, sur Paul Vigné d’Octon dans le Dictionnaire du mouvement ouvrier français, 1871-1914, de Jean Maitron. Éditions Ouvrières, tome 15, 1977. En 1985, j’ai proposé aux éditions Larousse une notice sur Paul Vigné d’Octon pour le Grand Dictionnaire encyclopédique Larousse. Cette proposition a été acceptée et cette notice figure dans le tome 10 du GDEL.
  2. « Paul Vigné d’Octon, un anticolonialiste sous la Troisième République » in Ils voulaient changer le monde, Éditions du Mont, 2016. pp. 127-154. Voir aussi mon article « Montpellier dans la seconde moitié du XIXe siècle » d’après les souvenirs de Paul Vigné d’Octon » in Hommage à Jean Combes, Société archéologique de Montpellier, 1991.
  3. Madame Vigné d’Octon était née Marie-Victorine-Rose Clément-Béridon (1900-1984). Le prénom d’Hélia lui avait été donné par son mari. Le mariage entre Hélia et Paul Vigné, veuf depuis 1936, eut lieu en 1939.
  4. Sur ce point, on se reportera à l’ouvrage intitulé Il y a cent ans la renaissance des universités françaises. Textes législatifs et débats parlementaires (1885-1896). Textes présentés par Jean Sagnes, préface par François Bayrou, ministre de l’Éducation nationale et Jean-Marc Monteil, premier vice-président de la Conférence des présidents d’université, CPU, 1996. L’intégralité du discours de Paul Vigné figure dans cet ouvrage de la page 259 à la page 264.
  5. Ibidem, p. 334-335. Toutefois, au cours des débats. Henri Wallon, président de la commission sénatoriale préparant le projet de loi, ainsi qu’Agénor Bardoux, rapporteur, affirment avec netteté qu’après le vote de la loi rétablissant les universités, l’Université de France subsistera dans son ancienne acception, n’ayant plus toutefois la personnalité civile. Ainsi, après le vote de la loi de 1896, un professeur de lycée ou de collège ainsi qu’un instituteur peuvent encore aujourd’hui se présenter comme « universitaire » en tant que membre de l’Université de France. Pour la petite histoire, précisons qu’Henri Wallon est l’auteur du fameux amendement qui, le 30 janvier 1875, introduit dans la constitution le mot « République » à travers l’expression de « président de la République »et qu’Agénor Bardoux est le grand-père de Valéry Giscard d’Estaing !
  6. Roland Andréani, « Les correspondants de Paul Vigné d’Octon (1859­-1943) », Actes du Xe congrès national des sociétés savantes, 1995.
  7. Pour compléter la bibliographie sur Paul Vigné d’Octon, il faut ajouter plusieurs articles publiés par le Bulletin du GREC (Groupe de Recherches et d’Études du Clermontais) sur celui qui fut député de cette région de l’Hérault de 1893 à 1910. Gaston Combarnous en 1977. Yvon Courty en 1997 et en 1999 ont présenté la vie et l’œuvre de Vigné d’Octon en puisant largement dans les souvenirs de celui-ci, notamment ceux publiés dans Le Petit Méridional de 1924 à 1928 ainsi que dans l’ouvrage cité d’Hélia Vigné d’Octon édité en 1959. Dans ces articles, les écrits de Vigné sur la colonisation sont pratiquement absents. L’article le plus original publié dans le Bulletin du GREC est celui de Jacques Thibert sous le titre : Paul Vigné d’Octon réédité. L’auteur souligne l’anticolonialisme de Vigné mais estime que la colonisation n’avait pas que des aspects négatifs. Je remercie Christian Guiraud de m’avoir communiqué ces références.