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Description

Temps de Grande Guerre au canton :
Agde, Bessan, Marseillan et Vias, en Bas-Languedoc

Les thèses d’histoire régionale sont moins nombreuses qu’il y a quelques décennies, et c’est une raison supplémentaire de mettre en exergue le travail exceptionnel que Christine Delpous-Darnige 1 a mené depuis des années jusqu’à une soutenance le 11 novembre 2021 (date bien symbolique).

L’auteure se félicite, à plusieurs reprises dans son ouvrage, des possibilités offertes aux chercheurs par la mise à disposition sur Internet de documents d’archives et de séries statistiques toujours plus nombreux. C’est le même Internet qui nous donne aujourd’hui la possibilité d’accéder confortablement aux presque mille pages composant Temps de Grande Guerre au canton : Agde, Bessan, Marseillan et Vias, en Bas-Languedoc. Sans la toile et les sites scientifiques fonctionnant en open access, les quelques kilos de papier dormiraient sur les rayons d’une bibliothèque universitaire. Le fichier numérique est disponible librement à l’adresse https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03512831v2/document.

Professeure agrégée d’histoire au lycée d’Agde, Christine Delpous-Darnige (désormais CDD) a choisi d’étudier, sous la direction de Frédéric Rousseau, grand spécialiste de la Guerre de 1914-18 à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, la façon dont la population du canton d’Agde a vécu la Grande Guerre. Mais il ne s’agit pas simplement d’un récit qui nous raconterait la guerre au village, tel que Louis Secondy a pu nous le proposer avec Les Héraultais dans la guerre de 14-18. L’auteure défend une véritable thèse en s’inscrivant dans les problématiques historiographiques contemporaines. Celles-ci sont de deux ordres.

Le premier est de type épistémologique. CDD s’engage pleinement dans une histoire au ras du sol, à l’échelle la plus réduite, celle des individus dans leurs manifestations, comportements et affects les plus singuliers. Il s’agit donc pour l’auteure de tester l’efficacité de la micro-histoire – peut-être faudrait-il dire la microstoria, dont les grands historiens transalpins Carlo Ginzburg ou Giovanni Levi sont les instigateurs. Ce qui ne va pas de soi, dans un champ intellectuel qui depuis longtemps privilégie les grandes masses, qu’il s’agisse de l’histoire sociale basée sur les mouvements de fond des structures économiques, ou d’une sociologie privilégiant les comportements moyens. Ce choix de la micro-histoire est congruent avec un certain retour à la biographie, individuelle ou familiale : CDD nous l’avait montré dans les articles donnés aux Études héraultaises à propos de familles agathoises. Ici, il s’agit de saisir, dans leur singularité, les réactions de chacun aux traumatismes (eux-mêmes divers) causés par la guerre. Ceci dit, il ne s’agit pas pour l’auteure de s’enfermer dans ce seul niveau micro, mais bien plutôt de confronter en permanence, par tout un jeu d’échelles, les événements microscopiques aux données macrosociales ou sérielles disponibles. Compter, donc, compter en permanence tout ce qui est quantifiable pour le confronter aux singularités observées. CDD s’appuie ici sur la leçon donnée naguère par Jules Maurin dans sa thèse de 1982 sur les soldats languedociens.

Le second serait plutôt de type méthodologique, en choisissant comme matériau de base les témoignages écrits, des soldats comme de leurs proches. La collecte entreprise par l’auteure, au fil de ses rencontres, s’inscrit dans les vagues successives de témoignages rassemblés, depuis le livre pionnier de Jean Norton Cru en 1929, Témoins : essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, jusqu’à la grande collecte par les Services d’Archives départementales lors du Centenaire. Les documents bruts recherchés par CDD sont les traces laissées par les protagonistes de l’époque : correspondances entre le front et l’arrière, cartes postales et photographies envoyées, carnets tenus par les uns et les autres, y compris (et surtout) les moins littéraires, jusqu’aux limites de l’illisibilité, qui permettent d’accéder aux manifestations directes des acteurs de la guerre, de loin les plus nombreux, et aussi les moins visibles ; la masse des fantassins issus du monde rural et parfois encore peu alphabétisés (selon leur classe d’appel). Cette recherche de témoignages imposait des limites territoriales, sous peine de dispersion incontrôlée. D’où le choix du canton d’Agde, soit quatre communes pour une population totale avant la guerre de 19 000 habitants. Le canton s’est révélé également un périmètre intéressant comme espace de sociabilité, de liens interpersonnels, qui a permis des recoupements entre documents et parfois l’identification de scripteurs anonymes : le canton est donc une échelle pertinente comme espace de vie collective qui agrège en particulier des données politiques, sociales, économiques à confronter aux destins individuels. « Ce cadre intermédiaire, s’avèrerait donc suffisamment étendu et peuplé pour pouvoir interroger la complexité des hiérarchies et des dynamiques sociales, ces ‘fils invisibles’ en guerre. Il permettrait des variations d’échelles de l’individu au groupe, familial, social, militaire, de la rue à la commune et au canton pour permettre une démarche comparative. Ce périmètre peut donc constituer le terrain d’expérimentation d’une histoire qui documente de multiples identités individuelles composant autant de groupes sociaux complexes, eux-mêmes mus et insérés dans des dynamiques fortes. Cette histoire s’attacherait à donner à voir des itinéraires, et comment ils différent dans la longueur de la guerre, malgré, le plus souvent, une même appartenance nationale. »

En inventoriant des témoignages bruts de protagonistes de la guerre, CDD apporte aussi une contribution stimulante aux débats tumultueux qui ont pu agiter les milieux des historiens spécialistes de la Grande Guerre. Des désaccords se sont manifestés autour de la notion de ‘culture de guerre’ qui devait permettre de comprendre comment la population avait pu ‘tenir’ pendant plus de quatre ans. Bellicisme nationaliste solidement ancré dans les mœurs vs contrainte étatique imposant la discipline aux troupes comme aux civils, ces notions macro-sociales alimentaient la controverse et les débats autour de la validité des témoignages et des souvenirs des protagonistes. À l’encontre des interprétations fondées sur les ‘grandes œuvres’ des témoins (Barbusse, Genevoix, Dorgelès, etc.), CDD analyse au plus près les fragments de traces laissées par les acteurs de base, Se révèlent alors la multiplicité des expériences de vie, et les capacités d’adaptation des acteurs, qui parviennent, plus ou moins efficacement, à s’accommoder du réel et de ses contraintes, très largement en fonction de leurs trajectoires sociales. La micro-histoire rejoint ici les analyses sociologiques d’un Erwing Goffman ou d’un Bourdieu du Sens pratique.

La thèse se déploie en trois volets.

La première partie pose le décor en décrivant le canton d’Agde, son économie et sa population. Puis présente les sources utilisées : les témoignages recueillis (« 150 auteurs inconnus devenus témoins »), ainsi que la diversité des sources sérielles disponibles en Archives. Enfin, les bouleversements de l’entrée en guerre, de la ‘sidération’ à la ‘désillusion’, tandis que s’activent les Municipalités et que s’instaurent les correspondances entre le front et l’arrière.

La deuxième partie met en scène l’extrême diversité des situations « sur tous les fronts ». Les mobilisés du canton se retrouvent dispersés aussi bien dans les tranchées que sur mer, au Maroc ou dans l’armée d’Orient aux Dardanelles. Tandis que sur le front de l’arrière, la vie quotidienne se charge d’expériences nouvelles, dans les vignes comme sur la place publique, avec les femmes au premier plan : « l’expérience féminine de la guerre peut s’afficher en miroir. Ces écrits même parcellaires, restent irremplaçables, tant la diversité des expériences féminines est toujours perçue par l’intermédiaire de sources disponibles produites par les hommes ». À noter la focale posée sur la rue de l’Amour, à Agde, comme expérience de microsociété inventoriée dans son évolution (p. 592 sq).

Enfin la troisième partie évoque la ‘sortie de guerre’. C’est à la fois l’analyse des multiples stratégies de préservation de soi, entre consentement et refus, et le poids de la mort. La fin de la guerre a ceci de particulier qu’aux morts militaires viennent se joindre les ravages de la grippe espagnole. La guerre se prolonge dans ses commémorations.

Au final, « c’est un chœur d’acteurs et d’actrices de premier et second rôle voire de figurants, un bouquet de biographies d’individus inconnus dont la notoriété de presque tous n’a que peu rayonné au-delà de leur bourg, qui a formé le cœur de cette étude menée le plus souvent comme une succession de scènes sociales dans des espaces limités dont les frontières entre espaces publics et privés restaient largement fluctuantes. Il a été possible dès lors de documenter les expériences en guerre de civils, civiles et militaires, à hauteur d’une société composée, à l’égal du pays, d’individus appartenant aux classes populaires.(…) Si ce travail, par l’échelle et les sources mobilisées, a pu contribuer à l’écriture d’une histoire populaire de la guerre à partir d’une fraction de territoire de l’Europe et de la Méditerranée, il aura largement atteint ses objectifs de départ. Pour autant, c’est bien davantage une histoire de tous et de toutes, ceux et celles qui exercent le pouvoir et ceux qui l’ont moins ou pas du tout, tout comme une histoire des liens existants entre eux, qui était visée. »

Rémy Cazals et Frédéric Rousseau peuvent bien écrire que « l’histoire de l’expérience humaine fondée sur une multitude de témoignages individuels est une histoire mouvante, incertaine, chaotique. Le cours de son écriture est tortueux et précaire ; le flot documentaire est intarissable. Sans cesse, de nouveaux sédiments recouvrent les précédents. Ses historiens doivent assumer cet inconfort intellectuel qu’implique la description du chaos », le très beau livre de Christine Delpous-Darnige évoque, plus que le chaos, un océan dans lequel les lecteurs souhaiteront plonger. Ils ne s’y noieront pas.

[Guy Laurans]

Notes :

1. Professeure agrégée d’histoire, doctorante en histoire contemporaine, Université Paul-Valéry Montpellier-3, CRISES

Informations complémentaires

Année de publication

2022

Nombre de pages

2

Auteur(s)

Guy LAURANS

Disponibilité

Produit téléchargeable au format pdf