Le testament de Louis Médard : un modèle républicain et patriote
Le testament de Louis Médard : un modèle républicain et patriote
p. 191 à 198
Médard, né en 1768 dans une famille protestante de Lunel, est négociant à Montpellier au début du XIXe siècle, associé à J. Parlier dans le commerce des indiennes.
Bibliophile érudit et averti, il a acheté, échangé, collectionné depuis les débuts de la Révolution jusqu’à son décès en 1841, manuscrits et livres, certains très rares et anciens.
Républicain, patriote, soucieux de développer l’instruction dans sa ville natale, L. Médard lui donne, par son testament, sa bibliothèque comptant plus de cinq mille volumes. Les conditions posées à la réalisation de ce legs sont acceptées par la ville de Lunel mais les héritiers, ses neveux, considèrent que les dernières volontés de leur oncle ne sont pas respectées… le procès est inévitable.
Au décès de Mme veuve Médard, le juge du tribunal de Montpellier donne raison ci la ville. Depuis 1858, la bibliothèque Médard, qu’on peut admirer à Lunel, est un des plus riches et des plus beaux fonds d’ouvrages anciens du Languedoc.
« Aux magistrats de la ville de Lunel,
Messieurs :
Daignez accueillir le legs d’un compatriote qui, par cet acte, a cru bien faire. Ne jugez que l’intention, je l’ai crue bonne et je l’ai produite. Puisse-t-elle, ci l’aide d’un nouveau collège, augmenter dans ma ville natale le nombre des bons citoyens utiles à leur patrie ? Je l’ai toujours chérie, et, en m’attachant plus aux principes qui ne varient pas, qu’aux hommes qui peuvent errer.
Que le Maître de toutes choses répande le bonheur sur vous et vos administrés. » 1
Ainsi s’exprime Jean-Louis Médard à la fin de son testament rédigé en 1834 au Vigan, département du Gard. Appelé communément par son second prénom, Louis Médard est connu aussi sous le qualificatif de Médard oncle. Ce personnage, né à Lunel dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, est au début du XIXe un négociant de Montpellier associé à Jean Parlier sous la raison commerciale Médard-Parlier. Ils ont pratiqué tous les deux pendant une trentaine d’années le commerce des indiennes.
Quelques années avant son décès, L. Médard rédige son testament et, en même temps que d’autres legs, il donne à Lunel, sa ville natale, sa bibliothèque et les livres qu’il collectionne depuis longtemps. C’est un don original, les personnes aisées, celles dont les revenus le permettent, laissent d’habitude une somme d’argent (plus ou moins importante selon leur richesse) destinée à leur église ou aux œuvres charitables de leur cité. Quelques années après Médard, Antoine Sauvajol, négociant, ancien maire de Lunel, lègue huit mille francs-or au bureau de Bienfaisance de Lunel et une somme équivalente à l’église réformée dont il est membre. Dans son codicille, L. Médard explique en partie son geste, cet acte gratuit, son « intention » : il a voulu, dans la ville qui l’a vu naître, où il a passé une grande partie de son adolescence, « augmenter le nombre des bons citoyens utiles à leur patrie », favoriser leur instruction.
Pour bien comprendre la portée et la valeur de ce don, il est intéressant d’abord, de mieux connaître l’homme, sa famille et son milieu, d’étudier ensuite les principales dispositions du testament pour savoir les véritables intentions du testateur et enfin, d’examiner les conditions du legs et sa réception par la ville de Lunel. Tels sont les trois points développés dans cette étude où l’on s’est servi des documents suivants : l’état civil, catholique et protestant de Lunel, les fonds communaux concernant les délibérations municipales, le collège et les bâtiments publics de la ville déposés aux archives départementales de l’Hérault à Montpellier; du recueil d’études, « La bibliothèque de L. Médard à Lunel », mélanges publiés par l’Association Sauvegarde et Valorisation du patrimoine imprimé et le Centre d’Études du XVIIIe siècle, Montpellier, 1987 ; du remarquable et passionnant livre de Jean-Paul Chabrol, Les seigneurs de la soie, trois siècles de la vie d’une famille cévenole (XVIe-XIXe) 2.
I. Louis Médard sa famille, son milieu
Les Médard sont originaires d’Aigues-Mortes, une branche de cette famille s’installe à Lunel au milieu du XVIIe : trois frères se sont mariés à Lunel, Jean, marchand, a épousé Marie Desferre, un autre Jean, mangonnier, est marié avec Catherine Melon et, en 1674, Barthélémy Médard, revendeur, épouse Jeanne Palatan, ils ont trois fils, Marcelin né en 1675 mort en 1680, Jean né en 1677 et Barthélémy né en 1684 3.
En 1741, Jean Médard, négociant, épouse Marie Colombier dont la famille est installée à Marsillargues, grosse bourgade rurale à une lieue de Lunel ce couple a treize enfants au milieu du XVIIIe, les Médard sont alliés avec plusieurs familles de la région, entre autres, les Delon, de Lunel et Galzy, de Montpellier, toutes deux marchandes.
Jean-Louis est le dernier fils d’une nombreuse famille, sa mère, Marie Colombier, a donné naissance à un enfant tous les deux ans en moyenne, et, si la natalité est élevée sous l’Ancien Régime, la mortalité l’est également : cinq enfants Mèdard seulement, dépassent cinquante ans. Revendeurs, mangonniers à la fin du XVIIe, les Médard se lancent dans le négoce au siècle suivant, dans le commerce des céréales et des vins grâce au canal de Lunel qui permet aux négociants de trafiquer avec Saint-Gilles et Sète en recueillant les vins et eaux-de-vie de la plaine orientale du bas-Languedoc pour les expédier vers Sète accompagnés de muscat de Lunel aussi bien coté que celui de Frontignan. Les relations familiales et confessionnelles favorisent aussi l’obtention de places pour les fils. Jean-François Médard, l’aîné, travaille auprès de Barthélémy Fornier, négociant en grains de Nîmes, et meurt à 33 ans, le deuxième enfant, David, est associé et correspondant à Cadix de la maison de commerce Simon Fornier, de Ribeaupierre, Médard Cie. Après la faillite de la société, David reste dans le port andalou comme consul de France 4. Pierre et Henri, les troisième et quatrième enfants Médard, participent à la maison de commerce fondée et dirigée par le père jusqu’à son décès en 1786 : Henri lui succède, Pierre part pour Toulouse d’abord et Paris ensuite, le premier a épousé Françoise Mathieu, le second Anne Vignolle, filles de familles de Lunel ; Marie-Jeanne, sœur aînée de Jean-Louis, est mariée à Sète avec Louis Rogé, négociant ; César, né deux ans avant Jean-Louis, meurt en 1789, à 24 ans.
Les Médard sont-ils restés protestants, attachés à la foi de leurs pères ? On connaît par l’état civil de l’église réformée de Lunel l’appartenance de la famille à cette communauté jusqu’en 1684. Après la révocation de l’édit de Nantes, et jusqu’en 1788, date où sont enregistrés les naissances et mariages des protestants après l’édit de 1787 qui leur accorde enfin un état civil, tous les actes des Médard, baptêmes, mariages, sépultures sont enregistrés par le prêtre de la paroisse Notre-Dame du Lac de Lunel « selon les cérémonies accoutumées ». Les Médard conservent en leur for intérieur les croyances réformées mais respectent la loi, ils font partie de ceux qu’on pourrait appeler les protestants légalistes.
Jean-Louis (disons Louis comme à son époque), le petit dernier, naît en 1768, le 2 juillet, à Lunel et meurt le 24 juillet 1841 à Montpellier (a-t-il été choyé davantage que ses aînés ?, cela n’est pas certain) mais sa sœur, qui est également sa marraine, l’a en partie élevé, il montre beaucoup d’affection pour ses frères aînés rappelant la réussite de Jean-François en Espagne ou les succès scolaires de César. Pendant une vie assez longue, il a connu quelques-uns des événements les plus importants de l’histoire de France : Louis a 21 ans en 1789 au début de la Révolution française, 32 ans lorsque Napoléon Bonaparte devient empereur en 1804, 47 ans en 1815 lors de la Restauration et 73 ans à son décès. Louis se prépare au métier de négociant, pour suivre la trace de ses frères, dans une société nîmoise. Mais la maladie, il attrape la petite vérole en 1785 (on en meurt encore à cette époque, lui en réchappe) 5 et le décès de son père l’année suivante, le détournent un temps du grand commerce. Il faut le placer afin qu’il gagne sa vie et apprenne un métier. Sa mère l’installe apprenti-canut à Lyon, chez Suchet-oncle, où il se perfectionne dans la fabrication des étoffes d’or, d’argent et de soie. Il ne se laisse pas distraire ni tourner la tête par la coquetterie des jeunes et jolies ouvrières. Il réussit avec persévérance et habileté ce travail à la fois rude et délicat. La Révolution entraîne un déclin de l’industrie lyonnaise de la soie, Louis revient à Lunel et ne trouve pas tout de suite sa voie ; à la fin de la Révolution ou au début de l’Empire, il fonde une société en association avec Jean Parlier qui devient son ami : la maison Médard-Parlier (M.P. pour sa marque) est spécialisée dans le commerce de la soie et surtout des indiennes, toiles de coton peintes ou imprimées concurrençant les tissus anglais.
Cette maison Médard-Parlier fonctionne jusqu’à la fin de l’Empire où J. Panier prend sa retraite, L. Médard continue ensuite jusqu’en 1821 avec son neveu Jean et deux autres associés membres de la précédente société. Le commerce des indiennes n’est pas une activité de tout repos, il faut acheter au meilleur prix le produit auprès des industries manufacturières les plus actives, celles de Montpellier sont en déclin : l’Alsace (à l’entreprise Davillier), la région de Rouen (Keittinger), Paris (Oberkampf) et Lyon (Perregaux) sont les principaux fournisseurs français ; la société Fillietaz d’Anvers, dirigée par le beau-père de L. Médard, est un des fabricants des Pays-Bas, des marchandises viennent aussi de Suisse. S’approvisionner en tissus est difficile à cause de l’opposition politique et économique de l’Empire avec l’Angleterre, à cause des guerres, la vente subit ainsi des hauts et des bas ; les principaux clients de la société se trouvent dans le midi de la France, de l’Atlantique à la riviera italienne. Malgré les variations de la conjoncture économique, la société a profité de la « prospérité impériale » 6.
Le milieu du négoce et, en particulier celui du commerce international, est souvent proche de la Réforme protestante lorsqu’il n’en est pas issu, on vient de le voir avec Fornier et Médard installés à Cadix, Fillietaz à Anvers, les exemples sont nombreux. Les protestants français qui ont émigré après la révocation de l’édit de Nantes ont tissé un réseau de relations commerciales intra-européennes et parfois même au-delà, ce que certains historiens ont appelé « l’internationale huguenote ». Les Médard, eux, n’ont pas choisi l’exil en 1685. Comme beaucoup d’autres familles protestantes restées en Languedoc, ils pratiquent le double jeu, sont catholiques « de bouche et non de cœur » comme on dit alors. L’Église détient jusqu’en 1792 l’état civil, le registre des âmes ; les protestants, les nouveaux convertis, on les nomme ainsi pour les distinguer des anciens, vont à l’église aux fêtes carillonnées, sont baptisés et mariés par le prêtre.
A Lunel, on a abjuré en masse aux mois de septembre-octobre 1685 (« les mois de vendange des âmes ») comme dans les autres communautés réformées du Languedoc ; que pouvaient faire d’autre les protestants à ce moment si ce n’est sortir du royaume, la résistance existe quelques années après. L’église réformée de Lunel est réorganisée clandestinement au milieu du XVIIIe siècle, vers 1740-50, et devient quasi officielle en 1770. Écartés d’un certain nombre de professions et activités (médecine, offices de police et justice), les réformés de Lunel se retrouvent dans trois activités principales : l’agriculture, l’artisanat et le négoce, ils forment une minorité démographique dont l’impact économique est parfois considérable fin XVIIIe début XIXe, ce fait est relevé par plusieurs historiens 7. Parmi les négociants protestants les plus connus de Lunel, on peut citer pour la première moitié du XIXe siècle : Barry, Farel, Martin, Reboul, Sauvajol et Valentin. Combien de réformés dans cette petite ville ? 500 personnes environ dirigées par le pasteur L. Bazille sur une population totale de 6 200 d’après le recencement de 1851, soit à peine plus de 8 % 8. C’est très peu par rapport au gros bourg voisin de Marsillargues dont les deux tiers de la population est de religion protestante, ou par rapport au village gardois de Gallargues-le-Montueux qui compte un peu plus de 85 % de réformés.
Médard fait son instruction religieuse à seize ans (c’est encore une preuve supplémentaire, pourrait-on dire, de la permanence des croyances réformées de cette famille) sous la direction du pasteur Rabaut Saint-Étienne, premier fils de Paul Rabaut, un des rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. En septembre 1807, à 39 ans, L. Médard épouse à Paris Jeanne-Jacqueline-Sara Fillietaz, fille d’un négociant d’Anvers d’origine suisse, il renforce ainsi ses liens avec la diaspora huguenote : le mariage est béni par le deuxième fils Rabaut dit Pomier, un des trois pasteurs de l’église réformée de Paris pendant l’Empire, un des inventeurs de la vaccine contre la petite vérole en même temps que Jenner. Les trois fils Rabaut, placés en Suisse pour suivre leurs études, reçoivent des surnoms, le troisième est surnommé Dupuy 9.
Le monde du négoce et celui de la Réforme vont souvent de pair avec la culture et l’instruction : le commerce nécessite un savoir minimum pour la tenue des livres de compte et le protestant lit la Bible. Les négociants s’intéressent aux idées nouvelles développées par les philosophes à la fin du XVIIIe siècle.
Médard a commencé ses études à Eyguières, en Provence, et les termine de 13 à 17 ans au Collège de Nîmes où il montre de bonnes dispositions pour les belles lettres, il obtient un premier prix de version latine la même année que son frère César qui est dans une classe supérieure. Louis reçoit de « la bienveillance toute affectueuse de M. Fornier de Lédenon » les œuvres de Virgile et conserve cet ouvrage dans sa bibliothèque, écrit-il dans la notice qui précède le texte 10. Pendant ses vacances au Pont de Lunel, auberge réputée et relais de poste que la famille dirigea un temps, son père lui donne à lire deux ouvrages qui doivent lui permettre de se familiariser avec les échanges internationaux d’alors : L’histoire de l’Amérique de Robertson et surtout L’histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes de l’abbé Raynal. Paru en 1770, réédité deux fois ensuite, ce dernier ouvrage connaît un grand succès, il propage les idées des Lumières contre le despotisme et l’Église, contre l’Inquisition et l’intolérance, c’est un « brûlot politique ». En lisant, Louis doit prendre des notes, c’est « le premier ouvrage dont j’ai fait des extraits », dit-il dans la notice 11 ; cette habitude il l’a conservée, il la pratique tout au long de ses lectures. Il aime la lecture, lire, dit-il, c’est « faire un échange des heures d’ennui contre des heures délicieuses, prendre des notes, c’est renforcer sa mémoire et s’en créer une nouvelle » 12. On croirait entendre Montaigne. Il ne faudrait pas croire que L. Médard est un rat de bibliothèque, qu’il n’a pas quitté son cabinet de lecture. Il a voyagé pendant presque tout l’Empire, visitant les fabricants d’indiennes, les imprimeurs suisses, allemands et hollandais sans oublier les centres bancaires ou consommateurs, Paris, Lyon ou Genève.
Ces notices-préfaces, disposées au début de chaque ouvrage, sont très intéressantes à différents points de vue, elles précisent parfois de quelle façon L. Médard s’est procuré tel ouvrage et à quel prix ; les livres n’ont pas grande valeur au début du XIXe siècle à tel point que les notaires négligent souvent de les inventorier en totalité ; mais les ouvrages de collection se vendent parfois très cher, L. Médard parle de cinquante à soixante francs pour un exemplaire rare (ce qui représente les trois quarts de la dépense alimentaire d’une famille ouvrière de l’époque). Ces notices indiquent souvent la valeur du livre, de l’édition ou de la reliure ; c’est aussi une manière de présenter l’œuvre accompagnée d’un commentaire sur la forme et le fond. Grâce à cette dernière partie, on connaît mieux les goûts littéraires de L. Médard, ses pensées politiques et sa culture, dont voici quelques exemples
Il exalte chaque fois qu’il peut le patriotisme, celui de Démosthène, bien sûr, « parce qu’il fut un grand citoyen, il fut aussi un grand orateur et un grand homme d’État, le patriotisme fécondit sa parole » 13. Il accorde un satisfecit à Voltaire à propos du Siècle de Louis XIV « s’il vante les grandes actions du monarque, il ne dissimule ni ses fautes, ni ses malheurs, ni l’extrême misère du peuple, Voltaire fait preuve d’un zèle patriotique, il s’y montre véritablement français » 14.
En bon protestant, Médard loue les actions des réformés, lors de l’accession au pouvoir d’Henri IV, il écrit, « les protestants déjà persécutés sous d’autres règnes… donnaient leurs biens et leur vie pour anéantir la faction de l’Espagne et conserver le trône à celui qui, quoique venant d’abjurer leur culte, se déclarait l’appui de tous les Français et le soutien de l’indépendance nationale » 15, il blâme ceux qui ont été injustes envers les réformés et dit à propos des Lettres de Mme de Sévigné, relevant le rapprochement intéressant entre Mme de Sthaèl et la marquise, « la première représente une société nouvelle, la seconde, une société évanouie, elle exalte la révocation et applaudit aux dragonnades » 16, il dénonce enfin le fanatisme à quelque époque qu’il se produise, dans les œuvres de Rabelais, il relève « les traits de satire continuels lancés contre les moines, l’audace avec laquelle Rabelais tourne en ridicule parfois le dogme, souvent le culte et les prêtres » 17 dans les œuvres de Cyrano de Bergerac, il trouve la Lettre contre les sorcières, « un des modèles les plus parfaits de la discussion philosophique » 18. La Bible est « le premier, le plus important, le plus attrayant de tous les livres.., ouvrage le plus précieux… c’est l’histoire non d’un peuple en particulier mais de tous les peuples en général » 19.
Médard place les valeurs morales au premier rang, il apprécie les Élégies de Properce mais dit-il, « cette Cynthie qui vend ses charmes et ses caresses me fait honte pour Properce qui attache tant de prix à des faveurs vénales » 20. Il aime J.-J. Rousseau même lorsque celui-ci révèle ses faiblesses ; posséder les œuvres de Marat ne mérite pas un blâme car, écrit-il, « j’ai purgé ma petite bibliothèque de bon nombre de livres érotiques bien plus dangereux qu’un Marat dont le type ne peut se reproduire » 21. La dernière partie de cette assertion peut paraître optimiste, voire naïve. Il peste contre les mœurs dissolues des cours royales de l’Ancien Régime, contre l’ignorance et le fanatisme et conclut de façon peut-être utopiste qu’un Charles IX ou une Catherine de Médicis ne pourraient plus ordonner ni surtout faire exécuter de massacres comme celui de la Saint-Barthélémy (car leur responsabilité est entière, pense-t-il).
L’obligation de lire pour étudier s’est transformée en plaisir, en passion, l’attrait des livres a suivi. Se constituer une bibliothèque a été un des buts de toute la vie de L. Médard, sa position de fortune lui a permis de satisfaire ce penchant, il passe commande régulièrement auprès des libraires de Paris qui le représentent lors des ventes publiques importantes. Il est devenu collectionneur et amateur d’ouvrages rares, anciens ou modernes : on lui a donné des livres dès son adolescence, il en a acheté avec des assignats, il en a échangé et augmenté ainsi son fonds, il est un bibliophile averti et érudit et possède vers 1830-40 une des plus riches bibliothèques du Languedoc. Il souhaite laisser au service de ses compatriotes les richesses littéraires que sa passion et son aisance lui ont permis de réunir.
II. Le testament de Louis Médard
Qu’est-ce qu’un testament ? Selon la définition du dictionnaire, l’acte par lequel une personne dispose des biens qu’elle laissera après sa mort en respectant les formes légales, « les biens qu’il a plu à la divine providence me départir » dit-on parfois. Cet acte peut se présenter de deux façons une simple déclaration devant témoins ou bien un document écrit et signé par le testateur, clos, scellé et remis à un notaire en présence de témoins; L. Médard choisit cette dernière forme.
Le 31 août 1834, alors qu’il se sent malade et fatigué, L. Médard rédige, au Vigan, un testament mystique devant maître H.-L. Gendre, notaire en ce lieu. Ces quelques pages du registre sont cousues avec de la soie violette et fermées en quatre endroits avec de la cire rouge portant les lettres M.P. (Médard-Parlier). Étant donné sa composition, son contenu, ce testament n’a pas été décidé sur un coup de tête, il apparaît comme une décision mûrement réfléchie.
Le testament Médard peut sembler à première lecture un acte comme beaucoup d’autres, un testament ordinaire on n’y trouve aucune invocation ni prière, c’est une suite de legs. Très souvent, les chrétiens recommandent leur âme à Dieu, implorant le pardon de leurs fautes : les catholiques demandent l’intercession des saints et saintes et surtout celle de la Vierge Marie, les protestants prient Jésus-Christ, leur sauveur et rédempteur. N’ayant pas d’enfants, L. Médard décide de répartir ses biens entre ses proches et fait des legs à ses neveux, les enfants de ses frères Pierre et Henry : Eugène Mathieu et Colombier, fils d’Henry et Françoise Mathieu, Jean, fils de Pierre et Anne Vignolle.
— à Eugène Médard, un champ candinière (chenevière, pensez à la Canebière) voisin de celui dont Eugène est possesseur ;
— à Colombier Médard, l’argenterie, étant donné le riche mariage qu’il a fait, celui-ci a épousé en 1830 Clémentine Mathieu (une cousine ?) qui lui apporte la coquette somme de cent mille francs de dot 22 ;
— à Jean Médard, une pension annuelle et viagère de 1 000 F ;
— à Eugène Mourgues, autre neveu de Marsillargues, une montre en or, la même est donnée au fils Bertrand, le secrétaire de L. Médard.
Louis n’oublie pas « sa chère et bien aimée épouse », Sara Fillietaz, elle a la jouissance de tous ses biens, propriétés et immeubles, dont elle aura également l’usufruit sa vie durant ; ses héritiers légataires et testamentaires, sont ses neveux, Eugène et Mathieu, comme ils habitent Lunel, ils pourront conseiller leur tante car, dit L. Médard, « les biens ruraux de Lunel acquièrent tous les jours plus de valeur ». La propriété de Louis, terres, prés et vignes ne constitue pas un domaine très vaste, 13 ha en tout mais les terres qui sont les plus proches de la ville peuvent être construites.
Ces dispositions testamentaires semblent n’avoir rien de très original, elles montrent L. Médard comme un homme avisé qui met ses affaires en ordre vers la fin de sa vie, qui pense à tous n’oubliant aucun membre de sa famille. Cet acte contient cependant deux articles qui lui donnent toute sa valeur, qui font de ce testament un modèle, qui dépeignent le testateur comme un chrétien qui veut aider ses coreligionnaires, comme un patriote soucieux de l’instruction des habitants de Lunel.
C’est le testament d’un protestant, certes on ne sait pas, comme au siècle précédent, s’il s’agit de la manifestation d’un croyant qui veut être en règle avec sa conscience et avec Dieu (au XIXe siècle, les testaments sont « neutres » au point de vue religieux). On connaît cependant l’appartenance à la communauté réformée de la famille Médard, on a parlé plus haut de l’instruction religieuse et du mariage de Louis. Dans le testament, on trouve deux indications de son intérêt charitable et religieux il charge Eugène et Mathieu, ses héritiers, de distribuer 300 F aux familles indigentes des deux cultes de la ville de Lunel ; L. Médard lègue la même somme aux écoles d’enseignement mutuel de l’église réformée de Montpellier dont il soutient l’essor depuis 1818 (à cette date, il a souscrit avec les autres négociants protestants de Montpellier pour permettre l’agrandissement de ces écoles dans un local situé près du temple, rue Maguelonne), ses actions sont laissées au consistoire de Montpellier par ses héritiers après sa mort 23.
Ce legs en faveur des familles pauvres des deux cultes de Lunel, au profit des écoles de l’église réformée de Montpellier, le premier du testament, n’a pas été placé au début par hasard, il annonce la couleur, pourrait-on dire. L. Médard a le souci d’aider les nécessiteux, catholiques et protestants, il veut aussi favoriser le développement des connaissances la lecture et l’enseignement de la Bible font de bons chrétiens et de bons citoyens, l’étude et la réflexion à partir des auteurs antiques également. Les legs à une institution charitable, à une église sont des manifestations de la piété répandues depuis toujours; le don d’une bibliothèque est quelque chose d’original a on retrouve un des principes du protestantisme, l’accroissement de l’instruction.
Troisième point, le testament d’un patriote : ce terme pourrait faire penser, de prime abord, à un farouche révolutionnaire, la pique à la main, repoussant les menées des aristocrates, il n’en est rien. L. Médard aime sa patrie non pas pour la défendre mais pour la servir. Il entend ce terme au sens que lui donne le XVIIIe siècle, le patriote est « celui qui dans un gouvernement libre est dévoué au bien public », on pense à la respublica des Romains. Médard est un républicain, certes il n’est pas allé manifester en juillet 1830 mais il pense que la Charte ayant été révisée, le corps électoral élargi, la situation est favorable pour l’installation d’un gouvernement libre, indépendant, d’autant que l’élection des conseillers municipaux renforce l’autorité, de ce corps et favorise la vie politique dans la cité.
Médard souhaite apporter son concours aux magistrats qui administrent sa ville natale. Le plus grand bien qu’il puisse faire, pense-t-il, c’est de participer à l’instruction des habitants. Ce vœu, exprimé dans un des derniers articles du testament, le septième, donne une toute autre portée à ce document : « au décès de ma femme et plutôt si elle y consent, je confie à mon neveu Mathieu Médard, à défaut à son frère Eugène et au besoin à mon neveu Colombier, mon cabinet composé de divers corps de bibliothèque.., de tous les livres inscrits dans mon catalogue.., le tout représente mon cabinet que je donne et lègue en toute propriété à ma ville natale de Lunel » 24.
N’est-ce pas là une preuve de patriotisme, un exemple de l’amour que porte L. Médard aux lieux de sa naissance et de son adolescence, une démonstration de son affection envers ceux qui ont été ses compagnons de jeux et envers leurs enfants. Apprenti-canut à Lyon, voyageur pour son commerce plusieurs années en Europe, installé à Montpellier avec son épouse, Louis n’a pas oublié son « pays », il reçoit des nouvelles de Lunel où ses frères demeurent, où ses neveux ont suivi les cours du collège dans leur jeunesse ; ce gros bourg connaît dans la première moitié du siècle une croissance démographique rapide : 4 200 habitants en 1801, 6 200 en 1851, plus de 51 % d’augmentation.
Médard lègue tous les ouvrages qu’il a réunis pendant sa vie à sa ville natale parce qu’il n’a pas d’enfants mais il aurait pu les partager entre ses neveux ou les donner à l’un d’entre eux. Une anecdote familiale rapporte que ses neveux n’en ont pas hérité parce qu’ils auraient oublié d’aller souhaiter la bonne et heureuse année à leur oncle ! Il est vrai que la visite, les premiers jours de janvier aux oncles et aux tantes, rapportait friandises et étrennes mais l’oubli de cette « tradition » ne suffit pas à expliquer le geste de l’oncle qui agit d’abord par patriotisme, il souhaite « concourir au bien général ».
Et cette vertu ne souffre pas d’exception : L. Médard résiste aux sollicitations pressantes et répétées de la ville de Montpellier, « aucune proposition n’a pu me séduire » dit-il. Le musée Fabre lui a proposé d’installer sa bibliothèque portant son nom ; payée par la ville de Montpellier, elle serait réservée aux habitants de Lunel, il a refusé ; sa décision était bien arrêtée, il tenait à faire bénéficier sa ville natale de sa bibliothèque.
Lorsque les termes du testament sont connus, en 1841, le legs de la bibliothèque à la ville de Lunel est un événement ; il devient pendant quelques jours le seul objet des conversations dans le petit monde des libraires, bibliophiles et lettrés du département. Déjà, en 1825, la donation, par le baron Fabre, de sa collection d’œuvres d’art à la ville de Montpellier, avait été grandement commentée.
On a tout dit ou presque : L. Médard, bibliophile érudit et averti, donne à la ville de Lunel quelque cinq mille volumes rassemblés depuis les débuts de la Révolution jusqu’à peu avant sa mort. C’est une des plus importantes, si ce n’est la plus nombreuse et la plus riche collection de l’Hérault. La bibliothèque des frères Parlier, dispersée l’année du décès de L. Médard, contient douze cents à quinze cents volumes. Une indication comparative est donnée par une enquête départementale de 1873 : à Montpellier, la bibliothèque protestante compte mille livres, l’œuvre catholique, sept mille cinq cent 25. Collectionneur d’ouvrages rares et divers depuis, par exemple, des manuscrits médiévaux jusqu’au Répertoire du Théâtre républicain en passant par L’histoire naturelle de Buffon et ses planches en couleurs jusqu’à la Doctrine sur la sujétion et obéissance due aux rois et aux magistrats, sermon de Calvin de 1562, L. Médard aime la lecture et la réflexion qu’elle entraîne, il aime les livres aussi pour leurs illustrations, leur reliure. Sa bibliothèque est celle d’un lecteur cultivé dont les préférences vont d’abord aux belles-lettres et à l’histoire sans négliger sciences, arts et théologie 26.
Médard prise fort la littérature de l’Antiquité il juge Cicéron « un des plus grands littérateurs mais un médiocre philosophe » 27, dans les œuvres de Pindare il relève « deux grandes pensées, la religion et la gloire de la patrie » 28. Cependant les auteurs du siècle des Lumières sont pour lui les plus grands. La plupart des philosophes, Diderot, Voltaire, Raynal et Rousseau ont lutté contre l’absolutisme, ont propagé les idées de liberté et de tolérance favorables aux progrès de l’humanité. Même s’il réprouve les extrêmes, il s’intéresse aux écrits de Marat dont il possède la collection complète des œuvres ainsi qu’aux publications contre-révolutionnaires. Le XVIIIe siècle, a droit « à la reconnaissance des hommes.., il a défriché ces champs où la liberté croît aujourd’hui » écrit Médard dans son catalogue. Les hommes du XIXe siècle bénéficient des droits et libertés établis par la Révolution ; les progrès politiques et sociaux obtenus doivent être poursuivis et maintenus, le développement de l’instruction par exemple.
Médard est un homme de grande culture : culture bourgeoise et protestante diront certains avec condescendance, peut-être. Le docteur Schweitzer, maniant l’humour, définissait la culture comme le fait d’entasser du fumier, on pourrait dire que Médard a entassé des livres. C’est un humaniste dont les études ont été basées sur « la latinité, l’étude du grec et du latin », nécessaire à l’éducation au XVIIIe comme au XIXe siècle, pense-t-il. La lecture et la réflexion faites à partir des auteurs anciens et modernes sont indispensables pour bien comprendre les événements. Grâce aux ouvrages de sa bibliothèque, les habitants de Lunel pourront accroître leurs connaissances. Au début du Grand catalogue, recueil de tous ses livres, Médard s’adresse aux gens de Lunel, « mes compatriotes, j’ai toujours eu l’intention de vous destiner mes livres » et il précise sa pensée dans le codicille de son testament : qu’on place des écritoires et des plumes, pour les lecteurs, que des livres puissent être prêtés « aux personnes qui, par leur genre habituel d’ordre, soignent bien ce qui ne leur appartient pas » 29, il étend cette autorisation « par exception, aux personnes studieuses de Montpellier et Nîmes » 30 ; les nombreux livres « classiques » de la bibliothèque seront utiles aux professeurs et aux élèves du collège, de ce qu’on appelle maintenant l’enseignement secondaire.
III. Les conditions du legs et sa réception par la ville
En même temps que la description de son cabinet de lecture « composé, 1°) de divers corps de bibliothèques fermant tous hors un seul, 2°) de tous les livres inscrits dans mon catalogue, 3°) d’un bureau ou table plate et d’une échelle en acajou qui fait également table, 4°) de douze vues de Suisse, d’une gravure de François Ier le tout encadré et de quatre petits tableaux à l’huile qui m’ont été donnés par l’hoirie de mon beau-père, 5°) de ma pendule en marbre antique » 31. L. Médard énonce les conditions liées à la réalisation du legs. Son épouse ayant la jouissance de tous ses biens, le don ne sera effectif qu’à son décès, « plus tôt si elle y consent ».
Les quatre premières obligations sont assez simples et visent à une bonne conservation de la bibliothèque :
la ville doit fournir à Mathieu Médard, neveu, un des héritiers, une copie du catalogue afin qu’il puisse vérifier que la bibliothèque est conservée complète,
la ville s’engage à ne jamais dénaturer la collection de livres, elle ne peut donc ni en vendre, ni en échanger, ainsi le fonds ne sera pas dispersé,
la ville doit en faire jouir les habitants de Lunel, L. Médard répète ce qui est son vœu principal, on l’a déjà vu, que son legs soit utile,
la ville doit désigner un bibliothécaire agréé par la famille, c’est-à-dire par les héritiers, Eugène et Mathieu Médard : ce spécialiste, homme sage et instruit, connaisseur des documents anciens ou bibliophile, sera une aide précieuse et une garantie autant pour la ville que pour les lecteurs. Il ne communiquera pas à n’importe quelle personne certains ouvrages, ceux qui, par exemple, sont placés dans l’enfer. L. Médard a fait un catalogue particulier pour ces livres : sont mis à part, les œuvres libertines comme les Contes et nouvelles de Jean de la Fontaine, les écrits contre la papauté, Anatomie de la messe par P. de Moulin ou contre les jésuites ; mais on trouve aussi de côté l’Heptaméron de Marguerite de Navarre ou les Lettres philosophiques du baron d’Holbach. Il explique le pourquoi de ses choix : ces écrits peuvent être consultés à la bibliothèque royale, se trouvent chez de nombreux amateurs mais il s’arroge un droit moral de censure car, « étant membre de l’église réformée », il ne veut pas favoriser la divulgation de lectures qu’il juge dangereuses.
Les conditions évoquées ci-dessus ne posent aucun problème au conseil municipal de Lunel. L. Médard meurt le 25 juillet 1841 : le conseil, averti du legs dès le 9 août, exprime sa gratitude, sa reconnaissance à Mathieu Médard, l’un des héritiers, et désigne une commission pour accepter ou refuser ce legs. Le rapporteur est d’avis d’accepter, les avantages étant bien plus considérables que les charges : les frais de succession et de transport sont minimes, la charge d’un bibliothécaire sera réduite car plusieurs personnes ont offert leurs services.
Reste une dernière condition et un souhait : L. Médard désire que « ses livres soient placés dans la maison patrimoniale », propriété actuelle de Mathieu Médard. Le testateur prévoit une grande salle bien éclairée, au premier étage, peut-être pense-t-il que de cette façon son neveu et héritier pourra surveiller la bibliothèque.
La condition, un peu plus particulière, mérite un examen attentif L. Médard demande de « maintenir en tout temps le collège ».
De quel collège veut-il parler ? De celui qu’il a connu sous l’Empire, celui dans lequel ses neveux ont reçu leur instruction secondaire ? Ou alors mentionne-t-il le collège existant en 1834 et les années suivantes ?
Il ne s’agit pas, bien évidemment, d’enseignement primaire ; à Lunel comme ailleurs il est religieux. Les frères des écoles chrétiennes, installés dès les premières années de l’Empire, ont ouvert une école primaire subventionnée par le conseil municipal. En 1813, le consistoire protestant de Lunel demande et obtient un secours de la commune pour instruire gratuitement les enfants des familles indigentes : un instituteur et une institutrice accueillent les jeunes protestants, quelques-uns viennent de Marsillargues.
Le collège dispense un enseignement secondaire. Autorisée en 1804, l’école secondaire communale ne fonctionne vraiment bien qu’à partir de 1809. Le collège universitaire de Lunel, c’est son nom, est installé dans l’ancien couvent des capucins (le bâtiment sera transformé ensuite en hôpital) ; on y étudie toutes les matières même celles dites d’agrément : musique, danse, dessin et escrime. Le recteur nomme les professeurs et le principal qui dirige l’établissement avec un nombre d’élèves très variable, d’une trentaine à soixante-dix environ ; les plus nombreux sont externes, il y a des demi-pensionnaires et des pensionnaires. Un bureau d’administration veille à la discipline, à la comptabilité et aux progrès des études, il est composé de parents habitant à Lunel et ayant des enfants au collège. Alors que ses membres sont habituellement cooptés, en 1835, ils sont élus selon une nouvelle procédure : chaque membre du conseil municipal propose quatre pères de famille (les conseillers municipaux étant élus, on se dit à Lunel qu’il faut aussi élire le conseil d’administration du collège). C’est une façon d’avoir une représentation à peu près conforme à la composition sociale de la ville, en fait, les propriétaires et les bourgeois sont les seuls représentés : sont élus, Reynaud, aîné, négociant, J. Rouet, propriétaire, Poirier, percepteur, et Eugène Médard, l’un des neveux de Louis ; les Lunellois sont tolérants, une place a été laissée à un représentant de la religion réformée minoritaire 32.
Après 1835, le collège universitaire est remplacé par une école secondaire libre qui n’est plus reconnue par l’Académie, une école primaire y est annexée. La ville paye sa part et essaye de réduire les dépenses 33.
A propos des conditions posées par L. Médard, la ville de Lunel consulte un cabinet d’avocats de Montpellier (Vernhettes, Granier et Durand) ; les hommes de loi estiment que « les moyens de jouissance ou de conservation de la bibliothèque sont facultatifs et non obligatoires » 34, on peut donc installer les livres dans la salle du conseil municipal selon les prévisions. Deux conditions sont à respecter pensent les avocats, la nomination d’un bibliothécaire agréé par la famille et le maintien du collège. Trois conseillers municipaux, A. Ménard, Chambon et Renard offrent de remplir à tour de rôle la place de bibliothécaire. Le collège de Lunel existe, fonctionne, les conditions imposées par le testateur sont donc remplies. Le vœu principal de L. Médard était de favoriser l’instruction de la jeunesse, pense le conseil de Lunel.
Évidemment, les héritiers Médard ne sont pas d’accord avec cette analyse. Ils consultent également un avocat qui, d’après le testament, énonce les principes à respecter : la salle des délibérations du conseil ne convient pas pour loger la bibliothèque, le bibliothécaire doit être un spécialiste qui veillera à la conservation de ce fonds si riche, qui sera à la disposition des lecteurs en échange d’honoraires conformes à sa qualification. Enfin, Mathieu Médard considère que son oncle n’a pas parlé d’un collège, d’un quelconque établissement d’instruction publique mais il a écrit le collège. Il expose son point de vue au maire dans sa lettre du 18 octobre 1844 35 et propose de racheter le legs fait par L. Médard, « j’offre de compter cinq mille francs moyennant l’entier abandon par la ville de tous ses droits, tels qu’ils résultent du testament de L. Médard, mon oncle » 36. Cette somme paraît modeste, voire mesquine, au conseil municipal.
Les deux parties, la ville et les héritiers, sont en complet désaccord, chacune accusant l’autre d’intentions perfides et de malhonnêteté. Eugène et Mathieu Médard reprochent au conseil municipal de ne pas respecter les conditions imposées par leur oncle, de ne pas respecter cet acte sacré que sont ses dernières volontés. La ville pense que les héritiers exagèrent, profitent des termes ambigus d’une des conditions, « maintenir en tout temps le collège », ils veulent récupérer le bien de leur oncle et faire une bonne affaire « ils sont dans une position de fortune avantageuse, le legs Médard ne changerait en rien cette position » 37, dit le conseil, autrement dit, ne les rendrait guère plus riches.
Par l’intermédiaire du préfet, l’affaire remonte jusqu’au ministre de l’Intérieur, celui-ci propose de transiger avec les héritiers, non pas sur le legs lui-même, mais sur l’interprétation de la clause litigieuse, le collège à Lunel. Mathieu Médard reste sur ses positions ainsi que le conseil municipal qui renouvelle sa délibération du 20 décembre 1841 : l’acceptation pure et simple du legs Médard. Le 28 mars 1845, le préfet autorise la ville de Lunel à accepter la donation qui lui est faite, cette autorisation étant confirmée, le 1er avril, par le roi Louis-Philippe.
La dispute en reste là. Sara Fillietaz, veuve Médard, possède « la jouissance pleine et entière pendant sa vie » des meubles, vins, linge, argenterie, bibliothèque légués par son époux, il faudrait s’occuper du legs si elle renonçait à cet avantage. Attendre et voir, conclut le conseil municipal.
La question redevient d’actualité en juillet 1857, à l’annonce du décès de Mme L. Médard. Depuis douze ou treize ans, les positions des uns et des autres n’ont pas changé. Mathieu Médard formule toujours les deux mêmes griefs la bibliothèque doit être installée selon les désirs de son oncle, le collège de Lunel, dirigé par des instituteurs libres et non par des membres de l’Université, ne correspond pas à celui que souhaitait L. Médard. La ville soupçonne Mathieu Médard de « vouloir profiter personnellement et lui seul » de la bibliothèque: elle oppose l’oncle et le neveu, le premier, patriote et généreux, soucieux de l’instruction de ses concitoyens, le second recherchant son profit et non l’intérêt commun. Cette opposition de principes et d’intérêts laisse entrevoir la suite : le procès.
Le 24 juillet 1857, le maire de Lunel, Charles Bézard, soutenu par le conseil municipal, assigne Mathieu Médard en délivrance du legs, ce dernier refuse ; le 19 décembre, le tribunal civil de Montpellier, saisi, donne raison au maire. Mathieu Médard fait appel, sans plus de succès le 18 mai 1858. Le tribunal fonde sa décision sur les trois points suivants 38 :
Médard n’a pas marqué de date pour préciser à quel collège il se référait et comme le dit collège de Lunel « a traversé de (nombreuses) vicissitudes »,
le recours au« testament lui-même (permet) d’y trouver les véritables intentions du testateur »,
Médard a chargé son neveu et lui seul d’un mandat de confiance, cette mission ne peut être transmise à ses héritiers.
Dès le 20 août 1858, la bibliothèque est transportée de Montpellier à Lunel, installée dans la salle des réunions de la mairie (l’ancienne maison du négociant Paulet achetée par la ville en 1828) elle s’y trouve toujours ; le libraire Virenque, de Montpellier, en établit l’inventaire, les vitrines sont réparées l’année suivante, on peut encore admirer dans cette pièce les beaux et rares ouvrages du fonds Médard.
Louis Médard, membre de la communauté réformée de Lunel dans sa jeunesse, de l’église réformée de Montpellier sous l’Empire et la Restauration, n’assiste peut-être pas assidûment au culte dominical mais n’a pas oublié les principes appris lors de son instruction religieuse : venir en aide lorsqu’on le peut aux démunis, aux plus pauvres. Un des legs de son testament est destiné aux indigents des deux cultes de la ville de Lunel. Ce protestant pense qu’il doit secourir tous ceux qui connaissent la misère et les difficultés sans distinction de croyances. La somme de 300 F léguée aux écoles protestantes de Montpellier est la seconde manifestation des croyances réformées de L. Médard, la nécessité de développer l’instruction, et elle annonce le legs fait à la ville de Lunel.
Patriote généreux, L. Médard veut se rendre utile, il souhaite accroître le nombre des bons citoyens de sa ville natale, c’est ce qu’il dit aux magistrats de Lunel. Un bon citoyen est un homme instruit, capable de comprendre et de réfléchir. En donnant sa bibliothèque à Lunel, L. Médard offre ainsi aux habitants l’occasion de développer leurs connaissances.
Soucieux de l’instruction de ses compatriotes, il demande le maintien du collège afin que l’instruction secondaire soit développée (en 1834, l’école n’est pas encore obligatoire). L. Médard pense que « la nouvelle génération, naturellement studieuse, me saura gré de mes labeurs d’une vingtaine d’années ». Il est vraisemblable que le collège universitaire avait sa préférence et il aurait certainement repris à son compte le programme défini en 1810 par le principal du collège qui disait : les maîtres doivent former de bons chrétiens, des hommes probes et de bons citoyens. Ce sont ces qualités que L. Médard a voulu appliquer dans sa vie et perpétuer par son testament : bon chrétien, il s’est montré généreux envers les autres, honnête homme, il a été épris de culture et de justice, bon citoyen, il a mis une partie de ses richesses au service de la chose publique et de l’instruction.
Médard énonce les principes et les buts qui ont guidé et animé sa vie dans la notice-préface de la Discipline des Églises réformées de France: « aimer les hommes comme nous-même, concourir au bien général et faire tout ce qu’on peut pour le bonheur de chacun en particulier, voilà la vertu suprême » 39. Il mérite la reconnaissance de la ville et de ses habitants. Grâce au legs Médard, les élèves du collège de Lunel ont bénéficié de la gratuité des livres jusqu’à ces dernières années.
Notes
1. Extraits du testament Médard, Archives départementales de l’Hérault (A.D.H. ensuite) 2 O 145 45.
2. P. Chabrol, Les seigneurs de la soie… Presses du Languedoc, 1994.
3. D.H., G.G. Lunel, Église réformée.
4. Les seigneurs…, p. 246, on peut consulter aussi le mémoire de D. Bertrand-Fabre et R. Chamboredon : Une maison de commerce languedocienne à Cadix au XVIIIe, Simon et Arnail Fornier et Cie (1768-1780) M.M. ss d. L. Dermigny, université Paul Valéry, 1971, et R. Chamboredon, Fils de soie sur le théâtre des prodiges du commerce. La maison Gilly-Fornier à Cadix au XVIIIe siècle (1748-1786), Thèse de doctorat, université Toulouse-Le Mirail, ss d, B. Benassar, 1995.
5. Médard est soigné avec dévouement par sa sœur aînée, Jeanne, qui a épousé Louis Rogé, négociant-commissionnaire de Sète.
6. Les seigneurs…, p. 253-268.
7. G. Cholvy, Une minorité religieuse dans le Midi au XIXe: les protestants de l’Hérault, Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, 1975.
8. A.D.H. recensement de 1851, 6 M 448, et Bulletin historique de la ville de Montpellier, n° 8 et 9, sans date, Généalogie de la famille Bazille, Paul Romane-Musculus.
9. Les Rabaut, du désert è la Révolution, colloque de Nîmes, Presses du Languedoc, 1988.
10. Œuvres de Virgile, A 58, Paris, 1722, notice. Fonds Médard ; Lunel, tous mes remerciements à Mme Rouger, responsable du Fonds Mèdard à la bibliothèque municipale, que l’on peut contacter pour visiter la bibliothèque.
11. Raynal (abbé), Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, 1770, 1re édition, n° 61, notice, Fonds Médard.
12. Grand catalogue des livres de J.-L. Médard, Fonds Médard.
13. Démosthène, Œuvres complètes, A 44, Paris, 1819-1821, notice, Fonds Médard.
14. Voltaire, Le siècle de Louis XIV E 1, Paris, 1819-1825, notice, Fonds Médard.
15. Pérefixe, Histoire du roi Henri le Grand, L 2, Amsterdam, Elzevir, 1641, notice, Fonds Médard.
16. Les lettres de Mme de Sévigné, C 29, Paris, 1818, notice, Fonds Médard.
17. Rabelais, Œuvres, B 215, Paris, 1823, notice, Fonds Médard.
18. Cyrano de Bergerac, Œuvres diverses, C 5, Amsterdam, 1710, notice, Fonds Médard.
19. La Bible, notice, Fonds Médard.
20. Properce, Élégies, A 19, 1802, notice, Fonds Médard.
21. Marat, Œuvres, O 6, notice, Fonds Médard.
22. A.D.H., 2 E 43/138, notaire Raffin, contrat de mariage, 29 avril 1830.
23. A.D.H., 12 J 313, listes de souscription pour les écoles d’enseignement mutuel de l’église réformée de Montpellier.
24. A.D.H., 2 O 145 45, Testament de L. Médard.
25. Sources travaux historiques, 1995, Ch. Amalvi, Usages des bibliothèques populaires et scolaires de l’Hérault de la fin du Second Empire à la naissance de la IIIe République.
26. La bibliothèque de L. Médard…
27. Cicéron, Œuvres complètes, A 10, 1821-1825, notice, Fonds Médard.
28. Pindare, Œuvres en grec. A 22, Rome, 1515, notice, Fonds Médard.
29. A.D.H., 2 O 145 45, Testament de L. Médard.
30. idem, ibidem.
31. idem, ibidem.
32. A.D.H., série T, collège de Lunel, 1835.
33. idem, ibidem,
34. A.D.H., 2 O 145 45, Délibération du conseil municipal de Lunel.
35. A.D.H., 2 O 145 45, Lettre de Mathieu Médard, 18 octobre 1844.
36. idem, ibidem,
37. A.D.H., 2 O 145 45, Commission municipale legs Médard, 26 novembre 1844.
38. A.D.H., 2 Ul 125, Tribunal de Montpellier.
39. Discipline des Églises réformées de France, t. 6, Genève, 1676, notice. Fonds Médard.