Toujours tranquille, tête lourde et l’idée fixe :
l’internement du sculpteur Paul Dardé pendant la Première Guerre Mondiale.

* Assistant de Conservation du Patrimoine,
service des archives anciennes et privées des Archives départementales de l’Hérault

Introduction

La vie et l’œuvre de Paul Dardé, célèbre sculpteur languedocien (1888-1963), sont relativement bien connues aujourd’hui. Le musée Fleury de Lodève lui consacre actuellement plusieurs salles. Quelques ouvrages permettent de suivre le récit de sa vie, qu’il s’agisse de biographies officielles 1, d’articles épisodiques, voire même des témoignages oraux complétés et même recomposés à titre posthume 2.

Ces publications ont néanmoins le point commun de présenter de manière très approximative une période relativement sombre de la vie du sculpteur. Il s’agit de son internement pendant la Première Guerre mondiale. Quelques mois après la mobilisation du mois d’août 1914, l’artiste est accusé de désertion. Emprisonné, il est interrogé et orienté vers les services psychiatriques de Montpellier. Lui-même évoquait peu cette période, et c’est à l’occasion de la commémoration du centenaire du Premier conflit mondial qu’un article s’interroge ouvertement sur cet épisode 3.

Que s’y est-il passé ? Nous avons la chance de conserver des archives à ce propos, archives médicales inédites à ce jour. Elles vont nous permettre de combler ici une lacune dans la biographie de Paul Dardé. Mais afin de bien saisir toute l’importance et la portée de ces documents, il convient de donner la parole à l’artiste lui-même, dans un témoignage qu’il en donne dix-sept ans plus tard.

Prologue

Le 4 mai 1933, Paul Dardé, demeurant alors au 3, avenue de la gare à Lodève, adresse un courrier au préfet de l’Hérault à Montpellier. Il y sollicite une audience pour exposer sa situation de « chômeur intellectuel », ainsi qu’il est inscrit à la mairie depuis le 15 novembre 1932. Mais c’est surtout pour présenter sa candidature à l’emploi d’architecte communal de la ville de Lodève.

Il y joint une « Lettre publique », imprimée à ses frais, et adressée aux Conseillers municipaux de Lodève. Sans revenir sur un litige de diffamation qui opposera pendant plusieurs années l’artiste et la municipalité, il nous semble opportun de reproduire ici un passage important. Il porte sur une accusation que l’on aurait formulée à son égard, à savoir celle d’avoir été un déserteur pendant le Premier conflit mondial. Voici comment l’accusé constitue sa défense :

« (…) Et alors, vous expliquerez bien des choses. Pourquoi par exemple, on s’est tant attaché à faire circuler le bruit que j’étais un déserteur, cela par dépit de n’avoir pu avoir ma peau pendant la guerre, quand j’étais en traitement dans les hôpitaux. Cependant, mes ennemis, ceux qui voulaient être mes maîtres étaient tout puissants à ce moment-là. C’était M. D., bannière, porte drapeau des super patriotes, représentant autorisé des partis de droite. C’était la direction du Génie, la Direction du Service de Santé, qui usèrent de tous les moyens qu’ils pouvaient avoir à leur disposition pour manœuvrer sans qu’il y paraisse le simple pioustre que j’étais, qui n’auraient pas manqué, si j’avais été déserteur, et simulateur, de me renvoyer au front, avec ces indications mystérieuses, qui accompagnaient ceux-là qui n’en devaient pas revenir.

Et vous vous expliquerez encore beaucoup mieux les choses quand vous saurez qu’à cette hostilité, née de la question religieuse, vint s’ajouter un ressentiment intense de certains membres du Comité du monument de Jeanne d’Arc à Montpellier, que j’avais arrêté net, que j’avais mâté, moi, gravement malade, en traitement à l’hôpital, simple soldat de 2e classe, parce que je leur avais rappelé opportunément qu’ils avaient une moralité douteuse et qu’ils s’étaient compromis dans certaines affaires de mœurs, et que de ce fait, je n’acceptais pas leurs décisions.

Vous vous expliquerez bien des choses quand vous saurez en détail comment et pourquoi mes dossiers, les dossiers d’un malade nerveux, qui comportent parfois des renseignements de la vie intime et qui en tout cas doivent rester absolument confidentiels, ont pu traîner pendant longtemps sur les tables de la Direction du Service de Santé, où des camarades ont pu à loisir en prendre connaissance et s’égarer même en ville chez des particuliers où j’ai pu les voir moi-même de mes propres yeux. » 4

Paul Dardé accuse ouvertement les autorités d’avoir voulu se débarrasser de lui. Contre lui figurent des patriotes zélés, et le comité du monument Jeanne d’Arc, monument dont la commande lui avait été passée peu avant la mobilisation, et sur lequel nous aurons l’occasion de revenir plus loin.

Mais Paul Dardé accuse surtout ces personnes d’avoir fait circuler son dossier médical. C’est un dossier d’instruction, constitué pour pouvoir juger si un soldat est reconnu coupable, ou non, d’avoir voulu déserter l’armée. L’artiste les décrit alors comme des documents qui ont circulé aux yeux de tous, et dont l’on n’aurait respecté ni le caractère confidentiel, ni l’importance pour pouvoir juger de sa santé mental et de son patriotisme. Il en appelle, encore en 1933, à la justice, pour se défendre de ces accusations.

Que contenaient ces pièces confidentielles ? En 1996, la clinique Saint-Charles de Montpellier, sur le point de déménager en périphérie de la ville pour devenir le CHU Lapeyronie, a effectué un versement de ses archives auprès des Archives Départementales de l’Hérault. Ces documents constituèrent l’imposante sous-série 3 HDT, aujourd’hui conservée à Pierres Vives.

Or, à l’occasion de la commémoration de la Première Guerre Mondiale, nous avons été sollicités par plusieurs chercheurs et étudiants, pour qui la consultation des dossiers des soldats internés pendant le conflit, revêtait une importance toute particulière. Loin des récits officiels, ces archives permettent en effet de raconter la guerre de l’intérieur : ses répercussions, le ressenti de ces soldats revenus souvent traumatisés du front, y sont transcrits et analysés par les médecins de cette époque. Si l’approche y demeure avant tout médicale, l’histoire sociale et celle des mentalités a pu y trouver une source majeure d’étude et de recherche.

Parmi ces dossiers, classés par ordre alphabétique des noms des patients, sous la lettre D, on trouve le dossier n°1519, à savoir celui de Paul Dardé 5. (Fig. 1)

L’enveloppe indique qu’à deux reprises, ce patient a été effectivement reçu à la clinique des Maladies nerveuses de l’Hôpital Saint-Charles. Ce service est alors dirigé par le professeur Euzières. Ce chef de service est bien connu dans le milieu médical montpelliérain. Il intègre la Faculté de médecine de Montpellier en tant qu’externe en 1902, puis interne des hôpitaux en 1903, et enfin interne des asiles. Il obtient le doctorat de médecine le 27 juillet 1907 en soutenant une thèse portant sur la « prédisposition locale ». Il est alors nommé chef de clinique des maladies mentales et nerveuses, dans le service du professeur Albert Mairet. Le premier septembre 1918, il est nommé chef du centre de psychiatrie de la XVIe Région militaire, et expert près les conseils de guerre de la 32e Division et des XVIe et XVIIe Régions militaires. Il est à noter que, bien qu’elles ne mentionnent pas le patient Paul Dardé, ses archives personnelles et professionnelles sont également conservées aux Archives départementales de l’Hérault, constituant la sous-série 227J. Nous avions pu faire une rapide présentation de ce fonds dans le cadre d’un article publié dans les Études Héraultaises6.

En bas de l’enveloppe sont indiquées les dates des deux séjours successifs de Paul Dardé dans ce service. Le premier va du 24 juillet 1915 au 3 février 1916. Le deuxième du 22 octobre 1917 au 4 février 1918. Paul Dardé aura donc passé un peu plus de dix mois au sein de ce service psychiatrique.

Enveloppe du dossier médical de Paul Dardé : AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519
Fig. 1 Enveloppe du dossier médical de Paul Dardé : AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519

Que s’y est-il passé ? Qu’en ont pensé les médecins chargés de son expertise médicale et mentale ? Les données bibliographiques sont peu précises à ce propos, mais elles nous permettent de reconstituer le contexte de cet internement.

Suite à une tentative de désertion le 7 avril 1915, au cours de laquelle il saute d’un convoi ferroviaire à Soissons (Aisne), le soldat Paul Dardé est interpellé dix-sept jours plus tard à Riom dans le Puy-de-Dôme. Il est ramené par les gendarmes à Montpellier, où il est incarcéré pour être présenté devant le Conseil de Guerre. Il est alors reconnu comme malade. À défaut d’être réformé, il est placé en service auxiliaire. Du 11 février 1916 au 8 février 1917, il est affecté à Pamiers, dans une usine de montage d’obus. Suite à une deuxième hospitalisation, il termine la guerre à l’armurerie de son régiment d’origine, à Montpellier, occupé à nettoyer des balles.

Les auteurs présentent ensuite des points de vue divergents sur l’importance de cet épisode. Christian Puech, biographe de l’artiste, nous raconte cet épisode en quelques pages 7. L’artiste, pacifiste convaincu, va à la guerre malgré lui. Brancardier, il est témoin de scènes qui ne le laissent pas indifférent. Ce sont les chocs et un traumatisme latent qui l’auraient poussé à sauter du train en marche dans la Somme.

Les entretiens imaginaires composés par Bernard Derrieu abordent également cette période. Ils racontent le saut du train. L’auteur met en scène rapidement l’hospitalisation à Montpellier, soulignant la volonté de l’équipe médicale de le renvoyer coûte que coûte sur le front, d’où il ne devait pas revenir 8.

Jacqueline et Henri Vallat évoquent la période en quelques lignes seulement, se contentant de faire de la guerre et de l’internement de Paul Dardé une source d’inspiration pour ses créations ultérieures relatives à la folie 9.

Enfin, un article récent montre tout l’intérêt porté à cette période de la vie de l’artiste. L’auteur y situe à son tour toute une série d’émotions qui seront recyclées dans sa création. Mais il ne donne que peu de détails, et encore moins de sources pour étayer ces hypothèses 10.

Si la lettre de 1933, évoquée plus haut, a pu être considérée comme un « accès de colère contre des autorités mal définies et des soupçons de complots imaginaires », 11 remontant à cette période d’hospitalisation, il semble néanmoins que cette période a été charnière pour l’artiste et ses créations.

Or, le dossier 1519 permet de retracer plus précisément cet épisode de la vie de Paul Dardé. Il est question ici de comptes rendus officiels, provenant des autorités médicales et de police, chargés de l’instruction de ce dossier. Le point de vue y est surtout médical. Ces archives nous apportent des éléments contemporains très précis, ce qui nous permet d’apporter ici une vision plus nette de ce qu’il s’est véritablement passé.

Présentation des sources

L’enveloppe contient en tout 36 documents classés chronologiquement, et que pour plus de facilité méthodologique dans le référencement des notes de bas de pages, nous avons arbitrairement numéroté 12. Il s’agit principalement de comptes rendus médicaux, et de rapports présentés pour l’instruction du dossier, que ce soit à l’occasion de la première hospitalisation (et dans le cadre de l’accusation de désertion de l’intéressé), ou de la deuxième (et dans la perspective de sa réforme définitive des services de l’armée). À l’occasion de visites régulières, le médecin transcrit les propos de Paul Dardé, les réponses aux questions qui lui sont posées, et donne une description précise de son état physique et mental. S’y ajoutent les transcriptions de comptes rendus rédigés à l’occasion de deux séries d’enquêtes effectuées par la gendarmerie, tout d’abord à Montpellier et Castelnau, où demeurait l’artiste avant la mobilisation, puis dans la région de Lodève, dans le but de récolter des données sur son histoire familiale et ses éventuels antécédents. Suivent enfin plusieurs notes rédigées par le professeur Mairet, et conservées ici sous forme de brouillons, les originaux ayant été expédiés aux autorités militaires. Ces documents donnent des détails très précis sur les circonstances de toute cette affaire.

Situation militaire du patient

Un « État général des services et campagnes », rédigé le 19 novembre 1915 et certifié véritable par les membres composant le Conseil d’administration du deuxième régiment du génie, permet auparavant de faire le point sur sa situation et sa carrière militaire avant le premier conflit mondial 13. (Fig. 2)

Paul Adolphe Marie Dardé, né le 5 juillet 1888 à Olmet-et-Villecun (département de l’Hérault), est le fils de Fulcrand Basile et de Jourdan Marie Philomène. Il est présenté comme occupant la profession de cultivateur. Dans l’armée, il tient le grade de Sapeur Mineur.

D’après ce document, il a été compris sur la liste de recrutement de la classe 1908 de la subdivision de Montpellier, canton de Lodève, identifié sous le n° 1182 au registre matricule. Engagé volontaire à partir du 6 mai 1909, il est alors incorporé au deuxième régiment du génie. Il a alors le numéro matricule 1899, et est affecté à la compagnie 17/2. Nommé musicien le 18 mars 1911, il passe dans la réserve de l’armée active, un an plus tard, le 6 mai 1912. Il est alors affecté au régiment du génie stationné à Montpellier, au sein de la compagnie D/26, sous le numéro matricule 06636. Il se retire ensuite officiellement à Delbert (canton de Lodève, département de l’Hérault). La « guerre franco-allemande » le rappelle à l’activité par décret du premier août 1914. Il arrive au corps le 3 août 1914. Il est dès lors affecté à la compagnie 17/1, comme brancardier, le 31 août 1914. Ses campagnes comprennent la mention « Allemagne » à partir du 3 août sans aucune autre mention.

La fugue : les faits

Il s’agit ici non plus de faits rapportés de mémoire par les protagonistes de cet évènement de nombreuses années plus tard : plusieurs documents donnent la transcription exacte de ce que Paul Dardé a exposé tandis qu’il est détenu à la prison militaire de la XVIe Région à Montpellier.

État général des services et campagnes de Paul Dardé (19 novembre 1915). AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 2
Fig. 2 État général des services et campagnes de Paul Dardé (19 novembre 1915). AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 2

Le premier document est un « rapport sur l’examen médico-légal du nommé Dardé Paul Alphonse Marie, sapeur-brancardier au 2e génie, inculpé de désertion à l’intérieur en temps de guerre », et il date du 19 juillet 1915 14. Ce rapport reproduit les observations de Dreyfus Rose Félix, médecin aide-major de 2e classe. Voici ce qu’il rapporte à propos de la désertion :

« Après avoir fait campagne pendant plus de six mois, Dardé quitta son corps au cours d’un déplacement de celui-ci, en gare de Saint-Pol, dans la nuit du 6 au 7 avril, et fut arrêté le 25 avril à Riom, où après avoir donné une fausse identité, et après avoir été emprisonné pour vagabondage, il écrivit ensuite au Procureur de la République pour avouer sa véritable identité.

Selon ce qu’il raconte, il aurait quitté le wagon dans lequel il était avec ses camarades, un peu avant Douillens parce que, dernier arrivé, il ne voulait pas déranger ceux qui étaient allongés sur les bancs et il dit qu’il allait se coucher dans la voiture d’ambulance (ce fait et ces dires sont confirmés par les témoins). Il s’y mit à sommeiller, et ce n’est que deux ou trois heures après qu’il sauta du train qui venait de quitter Saint-Pol, tombant comme une masse sur le gravier, puis marcha à travers la campagne, butant et tombant à plusieurs reprises. Il se souvient ensuite avoir passé à Cluny-le-Château, traversé la Somme, être passé à Gisors, avoir traversé la Seine entre Mantes et Meulan, puis avoir été à Orléans et de là à Riom. »

Le document est relativement explicite sur les motivations officielles du déserteur.

« Depuis janvier, il dit avoir été surexcité au point que la seule vue des lettres de sa maîtresse lui faisait perdre la notion du monde extérieur : il avait une sensation d’étreinte, de déchirement dans la tête. C’est à ce moment aussi qu’il commença à sentir violemment le désir de revoir sa femme, et ce désir le mettait dans un état d’hébétude. Celui-ci n’était pas alors suivi de l’idée de partir, parce qu’il savait qu’il n’y avait pas de moyen légal de le contenter. Jamais il n’eut l’idée de risquer le coup. Il cherchait au contraire à réconforter la femme et il ne s’explique pas comment il a pu déserter.

Pour en arriver à la désertion elle-même, il pense que, en se réveillant peu de temps avant d’arriver à Saint-Pol, il devait avoir le désir de partir, pour rejoindre sa maîtresse. Il a marché ensuite sans arrêt, faisant 50 à 60 kilomètres par jour, se couchant dans les champs à l’endroit même où il se trouvait quand il n’en pouvait plus, se remettant en marche dès qu’il s’éveillait, talonné sans cesse par le désir d’arriver. Il dit que, pendant cette marche de dix-huit jours, jamais il ne s’étonnait, au réveil, de se trouver là où il était. Jamais il n’eut l’idée de commettre une faute, toute sa pensée était absorbée par son désir. Quelques jours après son départ, il fit choix d’une fausse identité (son livret militaire avait été perdu, ainsi que ceux de beaucoup de ses camarades, lors de la bataille de la Marne). Il prétend que cette idée lui est venue instinctivement, sans éveiller l’idée de sa faute. Il écartait ainsi simplement tout obstacle à la réalisation de son désir. Ce qui semble d’ailleurs le prouver jusques à un certain point, c’est qu’il ne songea pas à se débarrasser du paquet de lettres de sa maîtresse, ni des enveloppes.

Ce n’est que lors de son arrestation, à Riom, qu’il inventa un curriculum vitae, et il remit spontanément les lettres, disant qu’il les avait trouvées. En prison, son premier sentiment fut celui de l’impossibilité d’arriver à Castelnau. Puis, se voyant au milieu de vagabonds, il reconnut sa faute. Cette idée lui est venue tout d’un coup ; il se demande comment il avait pu faire cela. »

La version diffusée encore aujourd’hui selon laquelle Dardé aurait déserté à cause des horreurs de la guerre n’est pas du tout évoquée ici : l’excuse mise en avant est avant tout amoureuse !

Dardé amoureux

Le duplicata de certificat d’une visite du docteur Mairet, rédigé le 9 novembre 1915, 15 apporte des détails intéressants à ce propos. Il affirme que Paul Dardé est alors « marié à demoiselle Marie Lakmanovich (ou Lackamovick, ou Lechmanovic), alors domiciliée à Castelnau le Lez, près de Montpellier ».

Si les ouvrages divergent sur l’identité et l’histoire de cette femme avec laquelle Paul Dardé vécut quelques années, 16 le dossier nous permet de faire le point sur elle. Des précisions apportées par le premier rapport du 19 juillet 1915 nous facilitent la mise en scène 17 :

« Il y a deux ans, 18 travaillant à Paris, il fit la connaissance d’une jeune polonaise, qui avait été fort malheureuse dans son pays, et sa famille, et qu’il se mit à aimer d’un grand amour. Depuis, il vécut maritalement avec elle et il l’emmena avec lui à Castelnau-le-Lez en mai 1914, lorsqu’il reçut la commande d’une statue de Jeanne d’Arc pour Montpellier. »

C’est donc à peine trois mois avant la mobilisation que le couple s’installe dans la périphérie de Montpellier, pour des raisons avant tout professionnelles, liées à cette commande d’une statue de Jeanne d’Arc sur le boulevard Louis Blanc, sur laquelle nous reviendrons plus loin.

Le rapport continue : « Mobilisé le 11 août, il partit brusquement pour le front avec son régiment le 29 août, sans avoir pu faire ses adieux à sa maîtresse. Celle-ci vécut sans ressources dans un pays dans lequel elle était sans relations, ne toucha pas d’allocation jusqu’en février 1915 par ignorance, et la famille de Dardé refusa de s’en occuper, vu sa situation illégitime. C’est ce que lui apprenaient les fréquentes lettres désolées de celle-ci. Enfin, il sut qu’elle était malade. »

Le compte rendu d’une deuxième visite, effectuée le 24 juillet 1915 apporte d’autres détails sur la biographie de la compagne de l’artiste 19 :

« Sa femme polonaise. Sa mère veuve, pour se débarrasser d’elle, l’a mariée à 15 ans à un homme d’une cinquantaine d’années. Elle s’est séparée de son mari, a perdu son enfant. Sa mère a pu craindre qu’elle perdît la raison. Elle s’est vouée à la reconstitution de la nation polonaise. Elle tenta de faire exiler des prisonniers politiques, elle dut venir en France. Il la trouva découragée à Paris. Vécut maritalement avec elle avec l’idée d’arriver au mariage. Ne put réussir. »

Une troisième visite, effectuée le 27 juillet, donne lieu à la transcription d’autres détails donnés par le patient : « Il s’est marié, il y a deux ans, en 1913, mais en union libre. Sa femme est polonaise. Mariée jeune (père membre du Conseil d’État de Varsovie et mort jeune quand elle avait 13 ans, la mère se remariant s’est débarrassée de sa fille en la mariant par fraude, n’ayant que 15 ans alors que la loi exige 16). Elle s’est séparée de son mari qui avait 50 ans. Elle a perdu son enfant un an après. Elle a eu un désespoir : on a dit qu’elle perdait la raison, comme une vie brisée. Vouée à la cause polonaise, elle chercha à faire évader des prisonniers. Dut s’exiler et vint en France, à Paris. Il l’a connue, très découragée. Il commençait sa carrière de sculpteur (sortant d’école des Beaux-Arts) et il a fait démarches pour annulation du premier mariage. Il n’a pu. Quand guerre a éclaté, il l’a laissée ainsi. » 20

Il est à noter que certains auteurs évoquent plutôt une nationalité russe : cela peut se comprendre étant donné que le territoire polonais, partagé en trois depuis le XIXe siècle, a une partie passée sous domination russe. Depuis 1861, le polonais est interdit et le russe est introduit dans les écoles. Les nationalistes polonais doivent migrer à l’étranger, notamment aux États-Unis et en France. Toujours est-il que le portrait dressé est bien celui d’une femme fragile, œuvrant pour la reconnaissance et la défense de sa nation au niveau international.

Le premier rapport précise que le patient s’inquiète notamment de son état de santé, qu’il est « malade ». De quoi s’agit-il ? Les visites de juillet 1915 apportent des détails médicaux permettant de mieux comprendre l’inquiétude obsessionnelle de l’artiste. Sa compagne est en effet atteinte de problèmes gynécologiques préoccupants : « Elle avait eu la cessation des règles, puis au contraire de l’hémorragie abondante. Les règles redevinrent régulières. Il partit le 30 août sans avoir pu prévenir. Sa femme, très émue, vit revenir les hémorragies. Il est très inquiet de la santé de sa femme et des ennuis que lui cause sa famille. » 21

Les relations pour le moins tendues entre les parents de Paul Dardé et sa compagne n’ont, nous semble-t-il, que rarement été évoquées jusqu’à présent 22. Il semble que les parents et les sœurs de Dardé aient effectivement refusé de soutenir la jeune femme, jugeant leur vie conjugale illicite. Désapprouvant une union conjugale avec une femme mariée, plus âgée et qui plus est de religion orthodoxe, la famille aurait rejeté le couple lors de sa venue à Lodève. C’est alors que le couple, suite à la commande du monument pour Jeanne d’Arc, s’installe à Montpellier.

C’est là, après la mobilisation, qu’il la laisse ainsi isolée et sans ressources 23. Lors de la visite du 27 juillet, Paul Dardé va jusqu’à accuser une de ses sœurs d’être allée au-delà de l’indifférence : « Une sœur à lui, lui a fait des misères (milieux ouvriers !), la vexant, profitant de ce qu’il n’était plus là. » 24 L’allusion aux milieux ouvriers montre l’analyse sociologique sous-jacente des médecins.

Il est à noter que ces détails contredisent les affirmations de Christian Puech, lequel affirme que cette demoiselle aurait accueilli Paul Dardé à Paris pendant sa désertion, puis serait descendue lui rendre des visites 25 : elle demeurait alors à côté de Montpellier, à Castelnau.

Antécédents ?

Comme dans toute enquête médico-légale, la question des éventuels antécédents familiaux se pose. Que savent les médecins de l’enfance de Paul Dardé ? Les différentes réponses permettent de reconstituer la jeunesse de l’artiste telle qu’il l’a alors exposée, et que l’ont exposée les différents témoins questionnés à ce propos.

Le rapport du 19 juillet explique que « Dardé, fils de cultivateur ayant reçu une instruction primaire et ayant travaillé ensuite aux champs, est parvenu grâce à son énergie à étendre son instruction et à étudier le métier de sculpteur, pour lequel il montra des prédispositions dès l’âge de huit ans. Pour cela, il a dû suivre une ligne de conduite très stricte, sans perdre de vue le but qu’il s’était fixé. Comme enfant, il était calme, aimant à s’isoler, bon pour les êtres, sensible. Comme homme, il était patient, d’un tempérament renfermé, mais gai, au besoin, avec ses camarades d’atelier. »

La visite du 24 juillet 1915 donne des précisions sur son environnement familial. « Il est de Lodève. Deux sœurs. L’ainée fatiguée, l’autre de santé médiocre. Mère encore vivante, bien portante. Très nerveuse sans crise. Père bien portant. Il ne connaît personne ayant souffert de la tête dans sa famille. Le rapport ajoute que « vers 5 ou 6 ans, dans une conversation, son œil a été tiré au fond de l’orbite avec une douleur vive. Il a pissé au lit jusque ses 13 ou 14 ans. Tout jeune, il a tâché avec du sperme. » 26

C’est alors qu’intervient la Gendarmerie nationale. Le 25 novembre 1915, Lucien Hortala et Louis Brun, « Gendarmes à pied à la résidence de Lodève » sont envoyés chercher des renseignements sur les antécédents médicaux du sculpteur. Ils dressent un procès-verbal après avoir rencontré sa mère, Philomène Dardé, alors âgée de 50 ans et demeurant à Belbezet. Celle-ci y déclare que « Vers l’âge de quatre ans, mon fils Dardé Paul, a eu une bronchite, mais depuis cette époque il n’a jamais été malade. Il a même toujours été d’une constitution robuste. Jamais il n’avait été atteint de troubles cérébraux. » 27

S’en suit une enquête de voisinage. Le 20 novembre 1915, Joseph Roustaing, maréchal des logis et Alexandre Faissat, gendarme à pied à la résidence de Montpellier de la Gendarmerie nationale, sont missionnés par l’administration gestionnaire de l’Hôpital général de Montpellier pour mener une enquête sur la situation médicale du soldat Dardé. Ils se rendent à Castelnau-le-Lez pour y recueillir des renseignements. (Fig. 3)

Rapport pour l’enquête sur la situation médicale du soldat Dardé, par Joseph Roustaing, maréchal logis et Alexandre Faissat, gendarme à pied à la résidence de Montpellier, de la Gendarmerie nationale (20 novembre 1915). AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 6
Fig. 3 Rapport pour l’enquête sur la situation médicale du soldat Dardé, par Joseph Roustaing, maréchal logis et Alexandre Faissat, gendarme à pied à la résidence de Montpellier, de la Gendarmerie nationale (20 novembre 1915).
AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 6

La première déclaration est du principal intéressé. « Dardé Paul, 27 ans, sculteur (sic) sur bois, actuellement mobilisé au 2e génie, déclare : « J’habite Castelnau le Lez que depuis 18 mois. Mes parents sont domiciliés à Belbezet, commune de Olmet et Villecun, près Lodève. J’ai habité avec eux jusqu’à l’âge de 20 ans, c’est-à-dire jusqu’au moment de mon incorporation. A ma sortie du régiment, je suis allé habiter Paris puis Castelnau. Je n’ai jamais été malade pendant mon jeune âge. » Les dix-huit mois évoqués permettent de dater son installation dans cette commune proche de Montpellier au mois de mai 1914, soit quatre mois avant la mobilisation.

Étienne Montels, 54 ans garde champêtre de la commune, Louis Crucize 46 ans, boulanger et voisin de l’artiste, et Pauline Mourgues, 48 ans, ménagère s’accordent pour déclarer l’un après l’autre qu’ils n’ont jamais vu M. Dardé malade : « avant d’être mobilisé il travaillait assidument à son métier de sculteur ». C’est du moins ce qui ressort de leur procès-verbal signé ce jour-là. 28

Les médecins se posent également la question des antécédents sur le front. Y-a-t-il eu des signes avant-coureurs ? La visite effectuée le 24 juillet 1915 rapporte d’abord le propre récit de l’intéressé 29. « Quand il était sur le front – surtout en janvier février mars, il avait les journées de ce genre. Il était cuisinier. Il lui arrivait de jeter le sel par poignées de loin dans la marmite. À un moment, un de ses camarades lui a dit « Je ne savais pas ce qu’on ferait de toi ». Il paraît que le jour où il a quitté sa compagnie (il s’est laissé tomber du train, changeant de cantonnement), il était très excité, s’était disputé avec un autre. Il se souvient qu’il est tombé sur du gravier. Depuis, il a marché depuis les environs d’Arras jusqu’à Riom où il fut arrêté. »

Cette version diverge de ce que l’on connaît : Paul Dardé n’est plus brancardier, mais cuisinier. Erreur d’interprétation ? Ou élément révélant que le soldat Dardé, jugé instable, ait pu occuper plusieurs postes successifs ? Les témoignages sur son état fébrile divergent : le rapport du 19 juillet 1915 estime que « Les témoignages concernant son état au moment où il quitta ses camarades sont contradictoires. Les uns prétendent que Dardé était calme à son ordinaire, les autres qu’il était énervé. En présence de ces affirmations contraires, nous ne retiendrons que ce seul fait rapporté par le témoin Vergnes, cycliste, et confirmé par le témoin Argelles, à savoir que sur une plaisanterie innocente de Vergnes, Dardé s’est mis dans une forte colère, dans un état dans lequel on ne l’avait jamais vu. » 30 Il s’agirait d’avantage d’un brusque accès de folie, d’un état temporaire de démence.

Diagnostic

Le premier rapport médico-légal du 19 juillet 1915, 31 fournit une première analyse détaillée, une interprétation de cet acte de désertion.

« L’acte de Dardé ne présente aucun des caractères de la fugue épileptique. La conservation d’une partie des souvenirs, l’absence dans les antécédents de toute crise convulsive ou de ses équivalents éloignent ce diagnostic.

Il ne s’agit pas davantage d’une fugue de débile ou de dément précoce.

S’agit-il d’une fugue hystérique ? Au sens classique du mot, non. L’acte ne porte pas les marques d’une dissociation totale de la personnalité, avec persistance du seul subconscient, ni le caractère d’automatisme absolu que la doctrine classique attribue aux états seconds.

Au fond, quand on analyse l’état psychique de Dardé, on voit naître, sous l’influence d’une préoccupation légitime, un état émotionnel qui envahit peu à peu toute l’activité cérébrale, puis écarte toute idée contraire, n’admettant que celles qui sont en harmonie avec lui. Or, il ne s’agit pas d’un homme au caractère léger, n’ayant jamais pu résister au besoin de satisfaire des sentiments et des désirs, mais d’un individu ayant donné dans sa vie les preuves d’une grande énergie. De plus, il ne paraît pas que cet état émotif se soit accompagné, dès le début, de l’idée de donner satisfaction à un désir obsédant, Dardé sachant que cela était impossible et n’ayant pas eu à lutter contre une telle idée, mais que le départ s’est fait brusquement.

Il faut donc admettre que la polarisation cérébrale qu’il a présentée s’est accompagnée d’un certain degré de dissociation de la personnalité. La manière, pour ainsi dire automatique, de laquelle Dardé parcourut des centaines de kilomètres, sans trêve ni repos, le fait déjà supposer. De plus, fils de père alcoolique, Dardé a présenté dans son enfance des phénomènes névropathiques : une incontinence nocturne des urines ayant persisté jusqu’à l’âge de 14 ans, et du somnambulisme nocturne, symptôme qui, quoi que fréquent dans l’enfance, n’en dénote pas moins une tendance à la dissociation de la personnalité. Et qu’il est souvent réveillé, même sous la forme diurne, par des chocs physiques ou moraux. La conservation d’une partie du souvenir prouve simplement que la dissociation fut incomplète. Il faut en outre ajouter que chez l’artiste créateur, comme Dardé, de pareilles dissociations surviennent fréquemment sous l’influence de l’émotion artistique créatrice, comme on en a rapporté de nombreux exemples.

L’acte de Dardé doit donc être considéré comme résultant d’une impulsion pathologique avec dissociation partielle de la personnalité sous l’influence d’un état émotionnel obsédant.

Deux faits pourraient être opposés à cette interprétation, manquant du soutien de symptômes objectifs actuellement constatables : l’incident de la fausse identité et le fait rapporté par le témoin Amalric et avoué par l’inculpé, que sa peur des obus allait en croissant. En ce qui concerne le premier, il faut se souvenir que même dans les états de dissociation complète, les actes des malades portent, en tant qu’ils sont en relation avec l’objet de l’émotion, le caractère d’une logique telle que certains médecins ont voulu, à tort croyons-nous, y voir la preuve d’une simulation plus ou moins consciente. Quant au deuxième fait, à savoir la peur des obus qui, contrairement à ce qui se voit d’habitude, est allée en croissant, elle s’explique aisément par l’état nerveux croissant de l’inculpé qui lui permettait de plus en plus difficilement de supporter le choc physique et psychique résultant de l’explosion.

Actuellement, Dardé, qui est d’une intelligence moyenne, peut être quelque peu fruste, est calme. Il ne présente ni stigmates physiques ni mentaux de dégénérescence. Seule sa mémoire d’évocation est diminuée et ralentie, ce qui ne lui permet de retrouver aisément le nom même des instruments qu’il manie journellement dans son métier de sculpteur. Cependant, les souvenirs en eux-mêmes sont bien conservés. Il s’agit là d’un phénomène neurasthénique banal après des émotions prolongées.

Conclusion : Dardé était, au moment où il a commis l’acte qui lui est reproché, dans un état de démence au sens de l’article 64 du code pénal, il en est donc irresponsable.

Montpellier, le 19 juillet 1915.
Signé : Docteur Félix Rose. »

L’accusation de désertion volontaire est donc rejetée. Pas de crise hystérique, pas de peur névrosée des obus : le médecin en conclut à un état nerveux et émotionnel intense, qui nécessite un premier séjour à l’Hôpital général de Montpellier.

Premier séjour hospitalier : intermittence

Suite à son incarcération, à défaut de criminel, Paul Dardé est ainsi reconnu comme malade. Le dossier comprend un duplicata de certificat de visite rédigé le 9 novembre 1915 32. Ce document stipule que le patient, issu de la compagnie D/28 du deuxième régiment du Génie, « sera admis à l’hôpital », suite à une « fugue hystérique survenue sur le Front en avril dernier », caractérisée par un « non-lieu après expertise ». Le médecin-major, à savoir le professeur Albert Mairet, signataire, donne des précisions, écrites au dos : « M. Dardé est un hystérique qui a réalisé une fugue inconsciente et présente encore à l’heure actuelle une grande émotivité et de l’irastie 33 intellectuelle. Cette mentalité est telle qu’on ne peut espérer de longtemps une guérison, de sorte que Mr. Dardé est incapable d’un service actif, mais il peut faire un service auxiliaire. » Il est en conséquence proposé pour la réforme, avec enquête de la commission spéciale de réforme de Montpellier.

En attendant, dans quel état psychologique et psychiatrique se trouve le nouvel arrivant ? Le 24 juillet 1915, le rapport 34 donne une première description. « Actuellement, il a toujours la tête lourde. Il a une idée fixe : être auprès de sa femme. À certains moments, il est dans un état d’hébétude : il ne pense à rien, il fait des bêtises, ne sait ce qu’il dit ni ce qu’il fait. Quand il sort de cet état, il est très malheureux. Il sent qu’il entre dans cet état d’hébétude par quelque chose qui se déchire dans sa tête. Quand il en sort, quelquefois au bout d’une journée, il se demande ce qu’il a fait. » À cela s’ajoutent des troubles de mémoire : « Il lui faut faire un grand effort pour se rappeler les choses, les connaissances qui lui étaient les plus familières » 35.

Le patient semble agité, très nerveux. La visite du 27 juillet 1915 précise qu’« il a des cauchemars. Il paraît qu’il s’est levé, s’est assis nu sur la fenêtre. D’autres fois, il tournait dans la chambre. Ça a passé. » 36 Mais le document précise qu’il demeure dans un état d’hébétude complète. « Dans cet état, il ne pense à rien, il sent qu’il manque de conscience, il ne sait ce qu’il dit et il ferait des bêtises. Des moments où il ne se rappelle rien. Quelque chose se déchire, il sent qu’il rentre dans cet état. Quand il revient, il se demande ce qu’il a fait, ça a duré une ou deux journées. Est tourmenté. » 37

En août 1915, l’état du patient Paul Dardé ne s’est pas amélioré. Une note non signée insiste sur son incapacité à mettre en forme ses émotions. « La réflexion, la mémoire, la volonté sont atteintes. Il voudrait, il ne pourrait pas. Il veut écrire, il sait que c’est nécessaire, et il ne peut le faire. Il veut et ne peut pas. » 38 Il est convaincu que son état ne va aller en s’améliorant : « Ce qui l’inquiète, c’est sa maladie. Pense ne pas guérir. Un peu dur d’oreille, mais il l’a toujours été. »

Cette histoire de douleur aux oreilles a d’ailleurs pu interpeller les médecins. Dans les récits relatifs à la désertion, on relève dans une note du 12 août 1915, la première mention d’une commotion liée à la guerre. « Il a eu une commotion à Soissons : dans la caserne, tête appuyée contre le mur dans une écurie. Une marmite a tapé le mur dans une écurie de l’autre côté, à soixante centimètres au-dessus de sa tête. Il a entendu l’éclatement. Ça lui a fait un effet. Il ne pense pas que ça ait eu de suites. Énervé par le bombardement dans le village où il était. » 39

Déjà le 27 juillet était évoqué le fait que Paul « est dur d’oreille depuis l’éclatement de la marmite. » 40 Si cette hypothèse de choc post-traumatique est avancée, on ne la retrouve pas dans les documents ultérieurs. Les médecins sont davantage inquiétés par ce qui lui cause des lacunes professionnelles : est-il encore capable de créer ?

En 1915, ce n’est pas encore le cas, loin de là. Une note de visite du 15 septembre précise qu’en l’état, « il ne pourrait pas reprendre sa statue de Jeanne d’Arc. Il n’aurait pas les idées suivies, ne pourrait pas coordonner ses idées. […] Quand il voit chez lui ses projets de grands travaux, ces projets font encore sur lui de l’impression mais il ne pourrait pas les continuer. Une certaine anesthésie du sentiment, même du sentiment affectif. Pour sa femme, pour l’art, les sentiments au lieu d’être constants, sont intermittents et se continuent un peu par habitude. » Avant de conclure par les mots : «  Forte anesthésie physique. »

Le 19 octobre 1915, les membres du conseil d’administration du 2e régiment du Génie s’adressent au médecin-chef de l’Hôpital général de Montpellier pour demander un rapport détaillé sur le patient, en vue de la proposition de sa réforme 41. Les services mettent deux mois à répondre. Mais le diagnostic est clair.

Le soldat n’est pas blessé physiquement. Un certificat d’origine de blessure du commandant du dépôt du deuxième régiment du Génie confirme, le 27 novembre 1915, que le sapeur Dardé Paul, classe 1908, n’a été victime d’aucune blessure physique » 42.

Il n’est pas fou non plus : du moins, son état ne nécessite pas un internement strict. Il n’est pas empêché physiquement non plus. Il peut encore servir la France, même si cela doit être de manière adaptée. Le 1er novembre 1915, un brouillon de certificat est rédigé, attestant que « Mr. Dardé est un hystérique qui a réalisé une fugue inconsciente, et présente encore à l’heure actuelle une grande émotivité et de l’inertie intellectuelle. Cette mentalité est telle qu’on ne peut espérer de longtemps une guérison, de sorte que Mr. Dardé ne peut faire un service actif. Mais elle lui permettra facilement de faire un service auxiliaire. » 43

Le rapport final est rédigé entre le 29 décembre 1915 et le premier janvier 1916 44. Reprenant tous les éléments que nous avons pu évoquer précédemment, il conclut que « pendant son séjour dans le service, Mr D. n’a présenté aucune crise hystérique, aucune tendance à la fugue. Sous l’influence du traitement tant physique que moral, une amélioration importante s’est produite, tellement que nous avons cru pouvoir provoquer sa sortie et sa mise dans le service auxiliaire, parce que nous redoutons que le retour sur le front ne reproduisit une aggravation de son état. » Et le docteur Mairet de conclure : « Si j’ai proposé Mr. D. pour l’auxiliaire, c’est qu’il ne m’a pas paru que les troubles qu’il a présentés fussent incurables. »

Paul Dardé est, comme l’on dit à l’époque, « versé » dans le service auxiliaire en janvier 1916.

L’entre-deux : Tolstoï

Nous avons très peu de détails sur cette période qui va jusqu’en octobre 1917. On peut souligner néanmoins que, bien qu’un peu tardivement, Paul Dardé a reçu un soutien de la part de ses connaissances parisiennes, et pas des moindres. Le dossier comporte une lettre, avec une carte de visite officielle. Il s’agit de celle d’Armand Dayot, alors Inspecteur général des Beaux-Arts, membre du conseil supérieur des Beaux-Arts, et directeur de la revue L’Art et les artistes. C’est un critique et historien de l’art, membre éminent de l’administration des Beaux-Arts de 1880 à 1925. Il est promu inspecteur général des Beaux-Arts en 1887, puis membre du Conseil supérieur des Beaux-Arts en 1905. Il accompagne ainsi le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts pour choisir les œuvres à acquérir au nom de l’État, participe aux inaugurations officielles, et s’investit dans l’organisation d’expositions d’importance, telle l’exposition centennale des Beaux-Arts en 1889. Sa plus grande réussite éditoriale est sans conteste la revue L’Art et les Artistes, fondée en 1905. La revue publie des articles des personnalités des mondes littéraires et artistiques les plus célèbres de son temps. Toujours à l’affût de nouveaux talents, il se préoccupe en effet du sort des jeunes artistes qu’il protège, portant une attention particulière aux bourses de voyages qui permettent à ceux qui n’auraient pas obtenu le prix de Rome de voyager dans toute l’Europe. Venant en aide à ceux en détresse, il est notamment le dernier inspecteur à rencontrer Camille Claudel, insistant dans son rapport sur l’urgence d’une aide immédiate 45. Proche de Rodin, c’est lui qui « découvre » Dardé et fera éditer dans sa revue plusieurs de ses dessins et gravures. Depuis le Palais royal, il adresse le premier mars 1916 46 cette missive au médecin en charge de Paul Dardé : (Fig. 4 et 5)

« Monsieur le docteur,

Je serai infiniment heureux si vous pouviez et si vous vouliez bien me donner, en quelques mots, des nouvelles d’un soldat que vous avez, ou que vous avez eu dans votre service, et auquel je m’intéresse comme à un artiste de très grand avenir. Je serai très heureux de savoir ce qu’il est devenu et si le mal dont il a souffert ne peut avoir aucune fâcheuse influence sur ses magnifiques dons artistiques. Il s’appelle Paul Dardé et avait été hospitalisé dans votre service, salle n°1. Il faisait partie du régiment de génie dont le dépôt est à Montpellier.

Je vous prie, monsieur le docteur, d’agréer les sentiments très distingués et d’accepter toutes mes excuses pour le dérangement que je vous cause. » 47

Correspondance d’Armand Dayot (1er mars 1915) AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 18
Fig. 4 et 5 Correspondance d’Armand Dayot (1er mars 1915)
AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 18

La réponse, datée deux jours plus tard, le 3 mars 1916, ne nous apportera rien de précis : « M. Dardé, à qui vous vous intéressez, a quitté depuis longtemps mon service et a été placé, sur ma proposition, dans le service auxiliaire. Depuis lors, je l’ai perdu de vue. Je sais seulement qu’il est au génie à Montpellier ». L’inspecteur général des Beaux-Arts continuera de suivre, de loin, le sort de son protégé, ainsi que nous le verrons plus loin.

En attendant, Paul Dardé présente de nouveaux symptômes préoccupants. Un rapport rédigé le 18 octobre 1917 par l’officier du service de l’armement du dépôt de Montpellier, fait état de la situation du sous-auxiliaire Dardé, Paul, « faisant fonction de chef armurier au dépôt ». Il nous décrit un tant soit peu le quotidien de l’artiste depuis son entrée à son service. « Le sapeur auxiliaire Dardé Paul, classe 1908, inapte définitivement à faire campagne, est employé depuis plusieurs mois au service de l’Armement en qualité d’ouvrier armurier. À ce titre, j’ai eu l’occasion d’observer de près les agissements de cet homme, qui fait preuve, dans des intervalles de temps plus ou moins rapprochés, d’une absence complète de bon sens.

D’une nervosité extrême, le moindre surcroît de travail et le moindre ennui font perdre la raison à cet homme qui se croit alors en butte à des persécutions absolument fausses, voire même invraisemblables dans son entourage. Il a de fréquentes absences de mémoire, à un tel point qu’il lui est alors impossible de traduire par écrit ce qu’il pense. Pendant ces crises, il se plaint de violentes douleurs à la tête et ne peut assurer aucun service, aussi minime soit-il. Pour ses périodes de calme, il se montre très actif et dévoué.

Absolument convaincu du reste de la bonne volonté de cet homme qui n’a jamais cherché à se soustraire volontairement à ses obligations, mais qui malheureusement ne peut bien souvent pas mettre en exécution ses bonnes intentions, je transmets ces observations personnelles à monsieur le médecin Major, chef de service du 2e régiment de génie, à toutes fins utiles. » 48 Dès le lendemain, le 19 octobre 1917, le médecin Major, Louis Cathale, transmet le dossier au professeur Mairet, « pour crises d’hystérie » 49. Le 20 octobre, le professeur Mairet rédige une note sur sa première consultation 50. Paul Dardé y affirmait que « depuis 15 jours, ses idées sont troublées. Il ne se rappelle pas la date à laquelle il a vu Mr Mairet, il croit cette année. En sortant d’ici, dit avoir été envoyé comme manœuvre dans une usine à Pamiers. Pour éviter le bruit, a demandé à travailler la nuit au démoulage. Avait des périodes à idées embrouillées. Ne pouvait pas se fixer au travail à certains moments. »

Un an, huit mois et dix jours après son premier séjour, Paul Dardé est à nouveau présenté à l’Hôpital général de Montpellier. Le 22 octobre 1917, le service du professeur Mairet reçoit à nouveau le sapeur Paul Dardé. Une première feuille d’observation rappelle son premier internement en juillet 1915. Mais lors de cette deuxième entrée au service, elle ajoute que les symptômes sont désormais des « troubles de nature hystérique », et le diagnostic évoque une « surexcitation inquiète avec fatigabilité cérébrale d’origine émotionnelle. » Le cas Dardé doit être réexaminé : le dossier devra être « envoyé à l’Hôpital 43, centre spécial de Réforme de Montpellier pour décision ». 51

Il est à souligner que, pour la première fois, cette note fait un point très intéressant sur les capacités artistiques de l’ancien sculpteur. « Son dernier modelage depuis la guerre ? Ne se souvient pas et répond que la recherche le fatigue. La dernière chose modelée est là où il mange, mais il ne trouve pas le nom (larmes). C’est une figure. » Paul Dardé a donc repris la sculpture, mais il est dans l’incapacité de raconter à son médecin de quoi il s’agit. Il donne cependant un détail important : « Monsieur Dayot lui a demandé de reproduire récemment un portrait de Tolstoï : il n’y arrive pas. La ligne qu’il voit n’est pas celle qu’il a à reproduire, mais celle qu’il a vu auparavant. En somme, grande difficulté de fixation d’attention. »

Voici donc évoqué, parmi ces archives médicales, le fait que Paul Dardé se soit intéressé, pendant son hospitalisation, de près à l’auteur russe Tolstoï. Il s’agit d’un épisode évoqué par ailleurs. Il semblerait que Paul Dardé, durant son séjour à l’Hôpital général de Montpellier, ait fréquenté un certain docteur Marc Boujanski (épelé parfois Pouzanski, voire Bouzensky), médecin russe ayant pris part à la révolution russe de 1905 et alors réfugié en France après avoir été déporté en Sibérie 52. Les deux hommes se seraient adressé des lettres presque quotidiennes entre 1916 et juillet 1917, date à laquelle le médecin quitte la France 53. Précisons tout de suite que nous ne trouvons aucune trace de ce médecin étranger dans le dossier qui nous intéresse ici. Il s’agirait donc de la période pendant laquelle Paul Dardé est actif dans le service auxiliaire, plus précisément dans l’armement. Ces lettres, dont on ne trouve plus trace aujourd’hui, porteraient le témoignage d’échanges littéraires et artistiques, notamment la découverte par l’artiste de l’œuvre et la personnalité de Tolstoï, dont il aurait dès lors tiré plusieurs portraits. Le professeur Mairet nous confirme ici qu’Armand Dayot lui en a d’ailleurs commandé un portrait. L’Inspecteur général des Beaux-Arts serait effectivement à nouveau entré en contact avec les services hospitaliers. Le 10 novembre 1917, le professeur Mairet lui adresse un mot : « Monsieur l’Inspecteur général, je prends bonne note de votre lettre par laquelle vous me recommandez le soldat Dardé. Mr Dardé m’intéresse déjà beaucoup, et mon intérêt ne peut que s’augmenter par votre affirmation de la valeur de ce malade. Veuillez agréer monsieur l’expression de ma considération très distinguée. » 54 Le professeur et l’inspecteur ont bien conscience de l’importance du cas Dardé, de tout l’intérêt à voir revenir ses facultés créatrices.

Mais l’artiste ne parvient pas à mettre son projet à exécution. D’après ce que nous venons de lire, il en est physiquement et mentalement dans l’incapacité. Et le médecin de conclure que le retour du patient dans son service lui paraît pour le moment inévitable : « son état actuel me paraît aggravé. Il a notamment une diminution très grande de la mémoire, une impossibilité à fixer l’attention. Son état me paraît nécessiter des soins qu’il ne pourra recevoir que dans le service où nous le recevrons si vous voulez. » 55

Le 22 octobre 1917, il est décidé que le sous auxiliaire Dardé Paul, sera de nouveau admis à l’hôpital, étant atteint de « troubles de nature hystérique. » 56 Il est à noter qu’un dessin est tout de même publié par Armand Dayot pour la revue L’Art et les Artistes dans un numéro spécial sur la Russie du second trimestre 1917 (novembre 1917), soit un mois plus tard. Il représente Léon Tolstoï assis au pied d’un arbre. S’agit-il de la preuve que l’énergie créatrice de Dardé ait finalement abouti ? Nous ne le pensons pas : les délais auraient été trop courts. Il se peut que Dayot ait utilisé un dessin antérieur, car le catalogue complet des œuvres de Paul Dardé montre que l’auteur russe a inspiré Paul Dardé plusieurs années avant sa supposée rencontre avec le docteur Boujanski, notamment dès les années 1909-1911 57. (Fig. 6 et 7)

L’Art et les Artistes, numéro spécial La Russie et l’Art moderne, second trimestre 1917. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque de l'INHA coll. J. Doucet.
Fig. 6 et 7 L’Art et les Artistes, numéro spécial La Russie et l’Art moderne, second trimestre 1917. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque de l'INHA coll. J. Doucet.

Deuxième séjour hospitalier : l’affaire Jeanne d’Arc

Le 8 novembre 1917, le professeur Mairet reprend la plume :

« Dardé a été très fatigué à la caserne, et ne savait pas trop ce qu’il faisait. Céphalies, surexcitation, sentiment d’angoisse, à la fin confusion dans les idées. Maintenant s’efforce d’être tranquille, de ne pas être préoccupé ; sa pensée travaille toujours en passant facilement d’une idée à l’autre. À présent ne peut pas se représenter depuis combien de jours il est à l’hôpital. État de surexcitation de l’esprit, avec inquiétude, angoisse. L’angoisse a commencé, puis est venue la surexcitation. Organes des sens indemnes. Surtout préoccupé de son avenir, a des ennuis avec l’amiral Servan pour une statue de Jeanne d’Arc. » 58

C’est la troisième fois que le dossier 1519 évoque la commande, effectuée en mai 1914 par le diocèse de Montpellier, d’une statue de Jeanne d’Arc. Une parcelle avait alors été mise à disposition par l’évêché dans cette perspective. Le gros œuvre et les blocs de granit sont déjà taillés en juillet 1914, lorsque le chantier est interrompu par la guerre. Déjà en 1915, le sculpteur ne pouvait se concentrer suffisamment pour mener à bien ce projet. Mais d’autres sources d’inquiétude apparaissent ici, notamment des « ennuis » avec l’amiral Servan. Celui-ci est le président du Souvenir Français, association créée en 1887, et qui œuvre dans le but de conserver le souvenir des soldats morts pour la France, notamment par l’entretien de tombes et de monuments commémoratifs. Il est également le commanditaire de ce chantier. Antérieur d’un mois au début de la Première Guerre Mondiale, il s’agissait alors d’honorer les soldats montpelliérains tombés pour la France en 1870, sous l’évocation de la pucelle d’Orléans. L’amiral Servan, ici évoqué par le médecin, est alors une figure bien connue des Montpelliérains. Paul Albert Gaspard Servan (1842-1932) est commandeur de la Légion d’Honneur, président du Souvenir Français, et ardent défenseur d’une propagande militariste et nationaliste. Dès avant la guerre, il est à l’origine de l’érection du monument au général Claparède à Gignac, en 1912, suite à une souscription publique. Il est également l’auteur de plusieurs fascicules autoproclamés de propagande, intitulés Aux Combattants et aux Morts pour la Patrie, réédités régulièrement à Montpellier entre 1914 et 1930. Vendus au profit du Noël du Soldat, et du Souvenir Français, ces livrets contiennent surtout des poèmes de l’Amiral, poèmes composés en l’honneur des soldats tombés au front, et parfois mis en musique. On remarque un poème dont le titre est « Au cœur de Jeanne d’Arc », inscrivant l’héroïne dans la lutte contre des hordes barbares 59. (Fig. 8)

« Au cœur de Jeanne d’Arc », in Aux Combattants et aux morts pour la Patrie, éd. Amiral Servan, 6e édition, 1917, page XII. AD 34, PAR 2113/1
Fig. 8 « Au cœur de Jeanne d’Arc », in Aux Combattants et aux morts pour la Patrie, éd. Amiral Servan, 6e édition, 1917, page XII. AD 34, PAR 2113/1

La position de l’Amiral, proche des autorités ecclésiastiques, est transcrite sur la page de garde de la sixième édition de 1917, dont la dédicace « À Monsieur l’évêque, 60 en souvenir d’une sympathique collaboration » date du 24 mai 1917, soit six mois avant le constat inquiet à propos de Paul Dardé 61. Mais il est régulièrement moqué dans la presse, notamment dans le journal satirique L’Assiette au Beurre. Le premier décembre 1918, il sera comparé à un « suisse » à l’occasion d’un défilé pour un enterrement, dans un court poème 62. Enfin le 11 avril 1920, un article de Jean des Mourgues concernant le projet de monument aux Morts de Montpellier, et remettant notamment en cause les soucis artistiques, esthétiques et sentimentaux du Comité décisionnaire, se fend d’une pique rappelant le monument de la Pucelle qui nous intéresse ici : « Monsieur l’Amiral Servan, dont le monument Jeanne d’Arc a sans doute, définitivement, sacré la compétence en la matière, a pu déclarer sans soulever la moindre protestation, qu’il s’agit, en somme, autant d’un monument à la Victoire, que d’un monument aux morts. » 63 Ayant participé à l’érection de nombreux monuments dans la ville, 64 il est enfin qualifié du sobriquet de « Nécropolitain » dans l’édition du 18 avril 1920 65. C’est un personnage incontournable de la frénésie architecturale d’après-guerre.

Pour ce qui est du monument dédié à Jeanne d’Arc, l’implication directive de l’Amiral Servan est bel et bien attestée par ailleurs. Le triangle de terrain, relevant du Grand Séminaire de Montpellier, est mis à disposition par le Cardinal de Cabrières en faveur du Souvenir français, qui en est désormais le propriétaire officiel. En tant que maître de l’ouvrage, l’Amiral ne laisse pas Dardé maître de son œuvre, allant jusqu’à modifier le projet à plusieurs reprises. Car pendant les quatre ans de la guerre, les divergences locales d’ordre social, politique et religieux ne cesseront, chacun tentant de s’attribuer à sa manière la Pucelle d’Orléans. Les « ennuis » évoqués par le médecin seraient-ils liés aux tensions que provoque cette association iconographique, voulue par le commanditaire et décriée politiquement ? Déjà, le 2 juin 1913, le rédacteur en chef du quotidien socialiste Le Populaire du Midi regrettait le caractère religieux et nationaliste du projet 66.

Rappelons que depuis 1841, la sainte, en s’imposant à ses capitaines par son exemplarité, en réalisant l’unité autour de sa personne, est considérée comme étant à l’origine d’une des étapes décisives de la construction de la France. C’est du moins ce qu’impose en 1841 l’historien Jules Michelet dans le volume V de son Histoire de France. Le début de la procédure de canonisation en 1869 ne va pas sans provoquer la colère des socialistes qui, revendiquant leur propre approche hagiographique, sont convaincus d’un complot clérical visant à récupérer « leur » Jeanne d’Arc. Les tensions iront croissantes, notamment dans le contexte tendu de la séparation de l’Église et de l’État en 1905, jusqu’au premier conflit mondial. Le consensus politique ne sera trouvé qu’en 1920 : le 16 mai, le pape Benoît XV béatifie la jeune femme, tandis que le 24 juin, la chambre des députés adopte le projet du député (et écrivain) Maurice Barrès d’instituer une fête nationale de Jeanne d’Arc 67.

Paul Dardé fit plusieurs propositions pour cette commande, qui seront tour à tour contrecarrées par les visées patriotiques de l’Amiral. Un premier moulage, conservé au musée Fleury de Lodève, montre Jeanne gardant ses moutons. Un dessin conservé au même endroit, intitulé la « Pastourelle de Domremy », nous la présente avec une canne, portant un chapeau de paille tressé et des lèvres pour le moins pulpeuses 68 ! Deuxième projet : Jeanne à cheval, brandissant un étendard, casquée et cuirassée. Refus : les commanditaires imposent une jeune femme implorant le ciel des deux mains, nettement plus religieux que militaire. L’artiste, en vain, proposera de l’encadrer de quatre cariatides 69. (Fig. 9)

En attendant, nous trouvons cependant une toute autre explication dans la lettre publique diffusée par l’artiste lui-même en 1933, évoquée ici en prologue. Il ne s’agit plus de compromis esthétiques ou autres, mais tout simplement d’affaires de mœurs. « Et vous vous expliquerez encore beaucoup mieux les choses quand vous saurez qu’à cette hostilité, née de la question religieuse, vint s’ajouter un ressentiment intense de certains membres du Comité du monument de Jeanne d’Arc à Montpellier, que j’avais arrêté net, que j’avais mâté, moi, gravement malade, en traitement à l’hôpital, simple soldat de 2e classe, parce que je leur avais rappelé opportunément qu’ils avaient une moralité douteuse et qu’ils s’étaient compromis dans certaines affaires de mœurs, et que de ce fait, je n’acceptais pas leurs décisions. » 70 Mais faute de sources complémentaires, il nous faut nous limiter à cette supputation : le projet a pu être bloqué pour des raisons de disputes liées à des critiques éthiques exprimées par l’artiste vis-à-vis de ses commanditaires.

Photographie par François Antoine Vizzavona du sculpteur Paul Adolphe Marie Dardé devant la statue de Jeanne d’Arc à Montpellier (sd). Paris, agence photo RMN-Grand Palais, fonds Druet-Vizzavona
Fig. 9 Photographie par François Antoine Vizzavona du sculpteur Paul Adolphe Marie Dardé devant la statue de Jeanne d’Arc à Montpellier (sd). Paris, agence photo RMN-Grand Palais, fonds Druet-Vizzavona

Enfin, d’autres auteurs évoquent une vindicte cléricale, sans apporter cependant plus de détails 71. Les archives diocésaines pourraient apporter peut être d’autres éclairages sur cette question. Et une dernière interprétation porte sur un jugement de la part de l’Amiral : suite aux accusations de désertion dont fait l’objet Paul Dardé en 1916, ce dernier lui aurait adressé une lettre datée du 15 mars, lui notifiant, sur ce motif, l’impossibilité de lui maintenir l’exécution du monument 72.

Les mois passent, mais l’état général de l’artiste ne s’améliore pas. Une note du docteur Mairet, datée du 8 décembre 1917, nous rapporte que ses facultés créatrices demeurent très limitées : « Lorsque quelque chose travaille son cerveau, cela le fatigue. Son état le préoccupe. Il n’a plus la capacité de se représenter les choses comme auparavant. Ne peut plus poursuivre une idée aussi longtemps qu’auparavant. Peut suivre, poursuivre un sujet de son travail, mais pas le créer. Exécution mais plus de conception. A l’impression qu’il ne pourra pas reprendre son service auxiliaire. Il ne pourra plus fournir le même effort. Pas de visions. Pas de voix. » 73

Ces données, soulignons-le, contredisent les entretiens imaginés par Pierre Derrieu. Celui-ci mentionne le fait que Paul Dardé avait repris la création artistique pendant son hospitalisation. Il aurait commencé par peindre les pancartes et épitaphes intérieures de l’hôpital, mais surtout ce serait pendant ce séjour que Paul Dardé aurait fait une esquisse de ce qui deviendra le Faune, son chef d’œuvre 74. Il n’y a aucune allusion à des travaux artistiques dans les descriptions données par les médecins dans le présent dossier, bien au contraire : l’artiste semble bel et bien dans l’impossibilité psychique de créer.

Dossier d’instruction pour la Réforme

D’ailleurs, un mois plus tard, le médecin doit prendre une décision. À défaut de pouvoir soigner le malade, il ne peut proposer, outre un service auxiliaire déjà tenté sans succès, qu’une réforme pour le moment temporaire. D’après ce certificat daté du 23 janvier 1918, son jugement est catégorique :

« Le sapeur Dardé est un homme au sujet duquel nous rédigions un premier novembre 1915 le certificat. Nous avons été déçus. Faisant fonction de chef armurier au deuxième génie, ses chefs ne peuvent le conserver, ainsi qu’en atteste le rapport qu’ils firent sur lui le 18 octobre 1917.

Ramené dans le service le 22 octobre dernier, nous nous sommes trouvés en présence d’un homme malade et atteint de surexcitation psychique avec inquiétudes et angoisses.

Dardé est surtout préoccupé de son avenir et les moindres soucis de la vie l’émotionnent outre mesure. Il se plaint en outre d’une fatigue du cerveau qui ne lui permet plus de grandes conceptions, ni un travail continu. Cette fatigue devient telle qu’elle perturbe son cerveau le rend confus et Dardé devient irritable.

Nous sommes donc en présence d’un véritable malade et, comme l’hôpital a épuisé tous les moyens de traitements possibles, une solution définitive est à prendre à son sujet, et cette solution ne peut être qu’une réforme temporaire. On ne peut plus, songer au service auxiliaire, puisque l’essai qui en a été tenté a été désastreux.

Pour se rendre compte du taux à fixer déterminer la nature de cette réforme, il faut 1)° rechercher la cause des troubles qui précèdent, 2°) fixer le degré de capacité de Dardé : Dardé est peut être un prédisposé, mais sa prédisposition n’était pas telle qu’elle l’empêchât de produire, comme sculpteur, un travail virtuose. Sa capacité de travail était même telle qu’un Inspecteur des Beaux-Arts de Paris lui prédisait le plus brillant avenir.

Aussi la cause des troubles qu’il a présentés doit-elle être attribuée aux violentes émotions de la guerre qu’il a subies du fait de son service au front et qui eut entrainé une fugue pour laquelle il a bénéficié d’un non-lieu à la suite d’un rapport concluant à son irresponsabilité. Et en effet, il a présenté les principaux symptômes habituels que nous rencontrons chez les émotionnés. Il a réalisé en effet les troubles que nous rencontrons chez la plupart des émotionnés. Quant à sa capacité de travail, elle est 30 %.

Aussi proposons-nous pour lui une réforme temporaire n°1, en évaluant à 30 % son taux d’incapacité. » 75

Les membres du conseil d’administration du 2e régiment du Génie décident alors de constituer un dossier d’instruction pour la réforme de Paul Dardé. Le 11 décembre 1917, ils demandent un rapport qui « devra dire l’état de santé à son arrivée à notre compagnie, les fatigues excessives ou intempéries supportées, blessures, maladie, indisponibilités à permissions, emplois. En un mot, tous les renseignements utiles permettant d’apprécier l’influence du service sur l’origine de l’évolution de la maladie » 76. Mais le capitaine de la compagnie d’origine du sculpteur répond par la négative une semaine plus tard, le 19 décembre 1917. Il écrit qu’« il n’est pas possible de donner de renseignements sur le cas du brancardier Dardé Paul Adolphe Marie, n’ayant plus de contrôle ou je puisse retrouver sa trace. » 77 À défaut d’autres sources archivistiques militaires, l’instruction se fait avec les documents que nous présentons ici.

Paul Dardé restera à l’hôpital encore quinze jours, jusqu’au 4 février 1918. Son deuxième séjour aura duré trois mois et demi. Il finira proposé pour la réforme totale devant le Conseil de Réforme le 9 novembre 1918. Pour son dossier, les médecins ordonnent une nouvelle enquête relative aux éventuels antécédents familiaux. Si une cause médicale héréditaire ne put être identifiée, ces témoignages apportent d’autres éclaircissements sur le passé de l’artiste.

Hérédité ?

Cette deuxième enquête est diligentée en décembre1917, élargissant les témoignages à sa famille proche. Le 19 décembre, Jules Cazes, brigadier à pied de la gendarmerie de Lodève, se rend directement à Olmet-Villecun. Il y interroge Pierre Adrien Dardé, cousin germain du sculpteur, âgé de 43 ans et propriétaire en permission de 23 jours. Voici ce qu’il rapporte :

« Mon cousin germain Dardé (Paul) n’a jamais eu de graves maladies, mais depuis son jeune âge, ses parents l’ont soigné et lui ont fait suivre un régime pour des troubles nerveux. Avant la mobilisation, il n’avait jamais eu de crises, mais depuis la déclaration de guerre, j’ai entendu dire qu’il avait des crises nerveuses. Dardé n’a jamais bu de l’alcool et pas même du vin. Ses parents sont d’une santé robuste et ne sont pas atteints de troubles nerveux, sa sœur ainée est très nerveuse mais n’a jamais eu de crises. » 78

Le brigadier y interroge d’autres témoins, à savoir des voisins proches. Le premier est Célestin Laurie, cultivateur, qui affirme que « Dardé a toujours été d’un tempérament très nerveux. Depuis son jeune âge, ses parents lui faisaient suivre un régime pour cette maladie, mais jamais je n’ai vu ni entendu dire que monsieur Dardé ait eu des crises nerveuses. Ce militaire est très sobre, je ne lui ai jamais vu boire de l’alcool. Son père et sa mère sont d’un tempérament tout à fait ordinaire. La sœur aînée de Dardé est nerveuse, mais je n’ai jamais entendu dire qu’on lui fasse suivre aucun régime pour cette maladie, ni que jamais elle eut des crises. » 79

Enfin, Fulcrand Jambert, propriétaire de 58 ans, confirme la chose : « Le mobilisé Dardé (Paul) a toujours été d’un tempérament nerveux, mais je n’ai jamais entendu dire qu’il ait eu des crises nerveuses. Cet homme est très sobre. Il ne boit ni vin, ni alcool. Ses parents sont bien portants et je n’ai jamais entendu dire que dans la famille Dardé il y est (sic) quelqu’un de ses membres atteint de troubles nerveux ou mentaux. » 80

Une prédisposition nerveuse ou un lien avec un alcoolisme latent sont donc exclus dans la recherche des causes des symptômes constatés.

Données médicales non exploitées

Le dossier contient des données psychiatriques, que nous avons pu évoquer. Mais y figurent également des données médicales. N’étant pas médecin, nous n’avons pu en tirer de renseignements précis sur l’état physique du sculpteur au retour du front. Peut-être des chercheurs formés en médecine pourront-ils en tirer des conclusions supplémentaires que nous ne sommes pas en capacité d’interpréter. Dans ce but, nous en donnons ici la transcription intégrale.

Le 24 juillet 1915, le premier rapport donne plusieurs éléments :

« Pas de points névropathiques.
Dermographie : insensibilité (saigne facilement, troubles vasculaires rapides).
Insensibilité des muqueuses.
Insensibilité cornéenne et pharyngée. Réflexe plantaire conservé. Exagération rotulienne. Exagération musculaire avec bourrelet.
Pouls émotifs. Bruits du cœur clairs. Premiers huit légèrement soufflé (animie). Langue bonne. » 81
Le descriptif est accompagné d’un schéma représentant le malade avec ses points sensibles. (Fig. 10)

Le 27 juillet 1915, le deuxième rapport donne d’autres détails :

« Pas de points douloureux. Dermographisme.
Réflexes cornéens et pharyngien abolis. Réflexe plantaire faible.
Réflexes rotuliens très exagérés (contre-réflexe des fléchisseurs très vif et rapide), réflexes musculaires aussi (bourrelet).
Grandes régions anesthésiques et surtout analgésiques ; plaques rares de sensibilité : milieu du thorax, épaule, plante des pieds (pas de sensibilité aux muqueuses de face, aux organes génitaux, à paumes des mains.
La fermeture des yeux avec pression légère, « ça le porterait au sommeil », un peu engourdi dans les réponses. Il a eu, étant jeune, de l’excitation générique, pas maintenant. P. 72 (pouls émotif). » 82

Le 30 juillet, le médecin relève : un pouls de 76.

Gauche|droite
6 – 11 ¾|6 ½ – 12 ¼
Schéma représentant le malade avec ses points sensibles (24 juillet 1917). AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 8
Fig. 10 Schéma représentant le malade avec ses points sensibles (24 juillet 1917). AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 8

Hypotonie artérielle.
Il était végétarien, ne buvait pas de vin, de l’eau. Ici, il boit du lait et mange un peu de viande (au front, forcé de manger de la viande). Il est dur d’oreille depuis l’éclatement de la marmite.
Paracousie des deux côtés, plus accentuée à droite. Sensibilité normale vibratoire aux bras ; exagérée aux genoux (sent jusque vers milieu de cuisse, pas vers jambe). Analgésie à piqûre et pincement aux bras (sans réaction pupillaire nette).
Sensibilité stéréognostique bien conservée.
Anesthésie thermique complète (douche froide sur le corps, il en sent que le choc du jet). Sur le front, se lavait avec eau glacée. Avant il sentait très bien. Grande hypoalgésie thermique.

  • A 60° 17 sec. A droite
  • 12 sec. A gauche.
  • Il sent seulement que ça pique sur le dos du doigt. Piqûre, pas de chaleur.
  • S. articulaire + 2 cm à droite, à gauche
  • Salé perçu à 2% seulement.
  • Odeurs à peu près rien à droite.
  • A gauche, éther reconnu, non benzine, parfums désagréables, ammoniaque pique plus qu’à droite.

Adjoint à ces notes est un schéma relatif à un « pseudo rétrécissement vertical à saillie d’arcade sourcilière d’une part et de l’autre. » 83 (Fig. 11)

Enfin, le 30 juillet 1915, une représentation de son champ visuel est effectuée. Au-dessus, une indication de « Diminution dans le sens vertical à cause de l’enfoncement des yeux dans la cavité orbitaire. » 84 (Fig. 12)

Notons que nous trouvons dans la biographie de l’artiste, pour les périodes postérieures, des mentions de « séquelles de la guerre, notamment des furoncles, des moments d’amnésie, absences. » 85

Schéma d’un « pseudo rétrécissement vertical à saillie d’arcade sourcilière d’une part et de l’autre (27 juillet 1915). AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 9
Fig. 11 Schéma d’un « pseudo rétrécissement vertical à saillie d’arcade sourcilière d’une part et de l’autre (27 juillet 1915). AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 9

Conclusion

Le 9 novembre 1918, Paul Dardé est définitivement réformé de l’armée, soit deux jours avant l’Armistice. Une fois complètement libéré de ses obligations militaires, l’artiste doit se reconstruire. Dans un brouillon de lettre à Dayot, il écrit cette année-là : « je pense à mon passé, à cette lutte que j’ai menée. Il y a mon enfance, c’est un bloc. Il y a l’entracte du service militaire, de l’École ; Puis cinq ou six ans de guerre et de liaison. Et voilà, j’ai trente ans. D’où je viens ? Où je vais ? » 86

Ce sera effectivement Armand Dayot qui le remettra en route. Il retrouve alors son jeune protégé. Il lui trouve un atelier (l’ancien atelier de Rodin au 182, rue de l’Université, dit Dépôt des marbres) et du travail. En 1919, Paul Dardé a même retrouvé sa santé. Dès 1920, la mairie de Paris lui commande un Laocoon, par l’intermédiaire de Dayot justement.

Relevé du champ visuel de Paul Dardé (30 juillet 1915). AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 13
Fig. 12 Relevé du champ visuel de Paul Dardé (30 juillet 1915).
AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 13
Photographie par François Antoine Vizzavona d’une visite d'Anatole France, Henri Martin (directeur des Beaux-Arts de Paris) et d’Armand Dayot au sculpteur Paul Adolphe Marie Dardé à l'atelier du Dépôt des Marbres pour le projet du Laocoon (1920). Paris, agence photo RMN-Grand Palais, fonds Druet-Vizzavona
Fig. 13 Photographie par François Antoine Vizzavona d’une visite d'Anatole France, Henri Martin (directeur des Beaux-Arts de Paris) et d’Armand Dayot au sculpteur Paul Adolphe Marie Dardé à l'atelier du Dépôt des Marbres pour le projet du Laocoon (1920). Paris, agence photo RMN-Grand Palais, fonds Druet-Vizzavona

On trouve d’ailleurs dans les archives de la Réunion des Musées Nationaux une photographie assez émouvante de cette période. L’artiste est accroupi sur un bloc de pierre, sourire aux lèvres, dominant de sa hauteur un visiteur fameux, à savoir Anatole France. Il semble serein. Au pied de sa sculpture en devenir figure également Alice Caubels, rencontrée peu auparavant, et qui est devenue son épouse en juin 1919. (Fig. 13)

Car Paul Dardé est alors séparé de sa compagne Marie Lackamovitch, devenue alors complètement morphinomane. Certains affirment que ce serait le médecin russe Bouzanski, qui lui aurait conseillé, afin de préserver son équilibre mental, de ne plus la revoir, et qu’il ne l’a plus évoqué par la suite, mais aucune source ne vient soutenir ces entretiens imaginaires 87. Apparemment, la jeune femme sombre peu à peu dans la folie. Sa maladie a-t-elle commencée à Castelnau, à proximité de son ancien amant ? Nous ne trouvons pas son nom dans les registres d’entrées des hôpitaux montpelliérains pour la période concernée, qu’il s’agisse de l’Hôpital Saint-Charles 88 ou de l’asile de Font d’Aurelle 89.

Peut-être est-elle remontée à Paris ? On la dit internée à l’hôpital Saint-Anne, d’où elle est transférée le 12 avril 1919 à Maison Blanche 90. Lors des transferts des malades de cet établissement à l’hôpital de Font d’Aurelle à Montpellier en 1920, on ne trouve toujours pas trace de son nom 91. En 1923, elle serait en traitement à l’hospice de Niort 92. Des recherches dans les archives de cette région pourraient peut-être nous renseigner sur le sort de celle qui se disait descendante du Grand-Duc Constantin de Russie.

En décembre 1918, la statue de Jeanne d’Arc était achevée. Le chantier fait à son tour l’objet de moqueries régulières dans les journaux satiriques de l’époque. Lou Gal, journal hebdomadaire montpelliérain, la met en scène de manière récurrente. Le 15 octobre 1918, un chantier de monument tardant à être édifié sur le boulevard Pasteur, est qualifié de « dernier navire de l’amiral », 93 et l’auteur se plaint qu’il ne s’agisse pas de la glorification d’une héroïne locale. Il ne peut s’agir que de notre statue de Jeanne d’Arc.

L’historiographie de l’artiste nous apprend que Paul Dardé n’en fut jamais satisfait : il aurait voulu pouvoir la reprendre à son goût, ayant ainsi exprimé le souhait d’en faire « un ensemble qui soit original et d’un sentiment artistique personnel. » 94 Il semble donc que le commanditaire soit allé jusqu’à lui dicter les formes voulues, ne l’autorisant qu’à décorer les parois qui servent de fond d’armoiries. Paul Dardé n’en acceptera d’ailleurs jamais la paternité. Tout comme son internement pendant la Guerre, elle fera désormais partie du passé refoulé de l’artiste.

Néanmoins, les pèlerinages annuels des Montpelliérains aux tombes des héros de la guerre, passent encore, en 1929 et 1930, devant la plaque commémorative de Jeanne d’Arc et déposent des gerbes devant la statue, avant de se diriger vers le cimetière Saint-Lazare. L’œuvre de Paul Dardé demeure alors étroitement associée aux commémorations des soldats montpelliérains tombés au front 95.

La suite relève de l’histoire, voire de l’histoire de l’art. La Grande Douleur et Le Grand Faune le propulsent à la gloire. Durant sa carrière, il fera sept expositions parisiennes et obtiendra le Grand Prix National des Arts en 1920. Mais le sculpteur redescendra dans son Midi natal et y laissera des monuments aux morts qui, encore aujourd’hui, ne peuvent laisser indifférents 96. On y sent d’ailleurs une sensibilité contrastant bien avec les émotions sur lesquelles jouaient alors l’Amiral Servan et sa notion de commémoration des héros tombés pour la patrie.

Aux côtés de ces œuvres, espérons que ce fameux dossier n°1519, aura permis de documenter une parcelle, jusqu’ici relativement méconnue, de la vie de cet artiste majeur de notre région. (Fig. 14)

Portrait par François Antoine Vizzavona du sculpteur Paul Adolphe Marie Dardé à l'atelier du Dépôt des Marbres (1920). Paris, agence photo RMN-Grand Palais, fonds Druet-Vizzavona
Fig. 14 Portrait par François Antoine Vizzavona du sculpteur Paul Adolphe Marie Dardé à l'atelier du Dépôt des Marbres (1920). Paris, agence photo RMN-Grand Palais, fonds Druet-Vizzavona

SOURCES D’ARCHIVES

Archives départementales de l’Hérault

3 HDT R4, dossier 1519, documents 1 à 36 : dossier médical de Paul Dardé (1915-1918).

3 HDT 1 M 210 à 211 et 3 M 132 : dossiers médicaux de malades transférés de l’Asile psychiatrique de Maison-Blanche à celui Montpellier (1914-1921).

3 HDT 1 Q 393 : registre d’entrées de l’hôpital Saint-Charles de Montpellier (1909-1925).

3 HDT 1 Q 514 et 515. 3 HDT 553 à 559. 3 HDT 1 Q 593-594 : registre d’entrées de l’asile psychiatrique du Font d’Aurèle de Montpellier (1914-1920).

1 J 1112 : correspondance et lettre publique imprimée adressée par Paul Dardé aux Conseillers municipaux de Lodève (1933).

PAR 2113/1 : « Aux Combattant et aux Morts pour la Patrie », brochure périodique, 1914-1931.

4 DOC 83, 107 et 108 : Journal satirique L’Assiette au Beurre (années 1918 et 1920). Documents accessibles en ligne.

BIBLIOGRAPHIE

AFP 2018 : Agence France Presse, « Paul Dardé, un sculpteur traumatisé par la Grande guerre » [en ligne], in Le Point, 19 octobre 2018, édition numérique de Lodève. Disponible sur : https://www.lepoint.fr/culture/paul-darde-un-sculpteur-traumatise-par-la-grande-guerre-19-10-2018-2264107_3.php (consulté le 4 septembre 2021).

AGUILAR 2014 : AGUILAR (Anne Sophie), Armand Dayot (1851-1934) et l’Art français d’un siècle à l’autre, thèse de doctorat en Histoire de l’Art, soutenue en 2014 à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne). Non éditée.

AGUILAR 2014 : AGUILAR (Anne Sophie), « Armand Dayot » [en ligne], in (Philippe Sénéchal , Claire Barbillon, dir.), Dictionnaire critique des historiens de l’art actifs en France de la Révolution à la Première Guerre mondiale, Paris, Institut National d’Histoire de l’Art, 2014. Disponible sur :
https://www.inha.fr/fr/ressources/publications/publications-numeriques/dictionnaire-critique-des-historiens-de-l-art.html
(consulté le 28 juillet 2021).

DERRIEU 1985 : DERRIEU (Bernard), Paul Dardé, sculpteur (1888-1963) : entretiens composés par Bernard Derrieu et préfacés par André Benedetto, Lodève, éditions de la Jonque, 104 pages.

DERRIEU 1993 : DERRIEU (Bernard), « Le cas Dardé », in Monuments Historiques, mai/juin 1993, n°187, n° spécial Le Languedoc-Roussillon, pages 80-81.

DERRIEU 2014 : DERRIEU (Bernard) « Les monuments aux morts de 1914-1918 érigés par le sculpteur Paul Dardé », in In Situ, 25, 2014, pages 1-27. [consultable en ligne : http://journals.openedition.org/insitu/11713].

HYACINTHE 2018 : HYACINTHE (Rafaël), « Jules Georges Euzière (1882-1971), clinicien, doyen et homme de son siècle », in Études Héraultaises, n°50, Montpellier, 2018, pages 148-154.

KRUMEICH 2017 : KRUMEICH (Gerd), Jeanne d’Arc à travers l’Histoire, Paris, Belin, 2017, 141 pages.

PUECH 1992 : PUECH (Christian), Paul Dardé, sculpteur-dessinateur de l’âme humaine, Montpellier, C. Puech, 1992, 256 pages.

VALLAT 1993 : VALLAT (Jacqueline et Henri), Paul Dardé : sculptures, dessins et peintures, Montpellier, Presses du Languedoc, 1993, 202 pages.

NOTES

1. PUECH 1992. VALLAT 1993.

2. DERRIEU 1985.

3. AFP 2018.

4. AD 34, 1 J 1112.

5. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519.

6. HYACINTHE 2018.

7. PUECH 1992, 54-55.

8. DERRIEU 1985, 29.

9. VALLAT 1993, 44.

10. AFP 2018.

11. VALLAT 1993, 44.

12. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, documents 1 à 36.

13. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 2.

14. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 7.

15. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 3.

16. Voir par exemple VALLAT 1993, 35.

17. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 7.

18. Le document étant daté de 1915, il s’agit donc de l’année 1913.

19. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 8.

20. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 9.

21. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 9.

22. DERRIEU 1985, 26.

23. PUECH 1992, 49.

24. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 9.

25. PUECH 1992, 54.

26. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 8.

27. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 5.

28. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 6.

29. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 8.

30. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 7.

31. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 7.

32. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 3.

33. Terme médical désignant un état nerveux comprenant fureur, indignation, ressentiment et inimité.

34. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 8.

35. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 8.

36. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 9.

37. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 9.

38. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 10.

39. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 10.

40. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 9.

41. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 15.

42. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 14.

43. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 12.

44. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 17.

45. Voir notamment AGUILAR 2014.

46. Il est à noter que la lettre note la date comme étant le 1er mars 1915, tandis que la réponse est rédigée le 3 mars 1916. Plutôt que d’avancer que le service hospitalier ait mis plus d’un an à répondre, nous pensons qu’il s’agit d’une date erronée : en mars 1915, Paul Dardé est encore brancardier et n’a pas encore effectué sa fugue. Il semble bien que cette correspondance date de 1916.

47. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 18.

48. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 22.

49. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, documents 23 et 24.

50. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 25.

51. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 19.

52. DERRIEU 1985, 30. VALLAT 1993, 45-50.

53. VALLAT 1993, 44.

54. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 29.

55. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 26.

56. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 27.

57. PUECH 1992, 54-55. VALLAT 1993, 28.

58. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document numéro 28.

59. Aux Combattant et aux Morts pour la Patrie, première édition, 1914, page IV, AD 34, PAR 2113/1.

60. Il s’agit du Cardinal le Cabrières, évêque depuis 1873.

61. Aux Combattant et aux Morts pour la Patrie, sixième édition, 1917, page de garde, AD 34, PAR 2113/1.

62. AD 34, 4 DOC 83, page 3.

63. AD 34, 4 DOC 107, pages 2 et 3. Document accessible en ligne.

64. Pour l’année 1922, on dénombre la plaque commémorative pour les sous-officiers au Pavillon populaire, le monument à la mémoire des anciens élèves à l’École d’agriculture, le monument aux morts de Teyran, le monument aux enfants de la ville de Langogne (Lozère), figurant d’ailleurs Jeanne d’Arc soutenant de son bras droit un soldat mourant et de la main gauche lui montrant le ciel. Pour l’année 1924, on peut citer la plaque commémorative pour les membres du Cercle de la Loge. En 1925, l’inauguration du carré franco-belge du cimetière Saint-Lazare.

65. AD 34, 4 DOC 108, page 3. Document accessible en ligne.

66. PUECH 1992, 50.

67. KRUMEICH 2017.

68. VALLAT 1993, 55.

69. VALLAT 1993, 56.

70. AD 34, 1 J 1112.

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75. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 30bis.

76. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 31.

77. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 31.

78. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 36.

79. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 36.

80. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 36.

81. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 8.

82. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 9.

83. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 9.

84. AD 34, 3 HDT R4, dossier 1519, document 13.

85. DERRIEU 1985, 30.

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