Que pensait-on du général de Lattre dans le rang en 1942 à Montpellier ?

[ Texte intégral ]

La disparition du colonel Pierre Carles, en mai 2016, nous a privés d’un spécialiste d’histoire militaire et d’un ami.

Né en 1921 à Lavérune, sa carrière militaire l’a conduit de Montpellier au Maroc et d’Algérie à Vincennes ; il fut chargé d’enseignement général à l’École d’Infanterie de Montpellier et conservateur du Musée de l’Infanterie rattaché à l’Ecole : l’une et l’autre disparus de Montpellier ! Docteur es-lettres en Sorbonne, il fut de 1976 à 1985 président du Centre d’Histoire militaire de la Faculté des Lettres de Montpellier : de très nombreux articles d’histoire militaire ont marqué la discipline, sans négliger l’histoire locale proche.

Le colonel était toujours disponible pour renseigner les chercheurs qui butaient sur des unités militaires, des insignes, des décorations : son expertise, toujours détaillée, était irremplaçable.

En 1992 il avait rédigé ses souvenirs de 1942 à Montpellier restés inédits, et qu’il nous a paru bienvenu, en hommage et avec l’accord de sa famille, de publier aujourd’hui. [J.-C.R.R.]

colonel Pierre Carles
colonel Pierre Carles

Le général de Lattre de Tassigny arrive à Montpellier en janvier 1942 pour remplacer le général René Altmayer dont la rumeur publique disait que c’étaient les Allemands qui avaient exigé son départ. 1

J’étais à cette époque sergent au 8ème Régiment d’Infanterie alpine, commandé par le colonel Guillaut qui avait son PC [Poste de Commandement] et son 1er Bataillon au Quartier Lepic, son 3ème Bataillon à Sète et son 2ème, auquel j’appartenais dans la 8ème Compagnie, à la Caserne Joffre qu’il partageait avec le 28ème Bataillon du Génie-Transmissions. A Lepic se trouvait également le 15ème Régiment d’artillerie.

Je préparais Saint-Maixent 2 où il était prévu que je me présenterais en 1943 et, à ce titre, je fréquentais les cours de garnison, ce qui me permit d’élargir le cercle de mes interlocuteurs au-delà de mon bataillon.

Général de Lattre de Tassigny
Général de Lattre de Tassigny

De Lattre arrivait de Tunisie précédé d’une réputation de chef aux idées originales, sinon baroques, réputation qu’il excellait à répandre et à entretenir, disaient les mauvaises langues militaires. Et, de fait, à peine le nouveau commandant de la 16ème Division militaire arrivé, Montpellier connut des prises d’armes spectaculaires, des relèves de la garde avec drapeau et musique, des rencontres sportives militaires ouvertes au public. Dans un domaine plus intime, parce qu’elles se déroulaient entre militaires, on citait quelques manifestations insolites : par exemple, le général trouvant que les hommes d’un poste de police avaient des ongles douteux, avait fait déchausser chacun pour voir s’il avait les pieds propres ! Côté positif de cette démonstration, le général avait exigé du Génie l’augmentation sans délai du nombre des postes d’eau et des douches dans les casernements.

Pour retrouver, après cinquante ans, l’opinion sur le Général de la modeste partie de l’Armée que je fréquentais, j’ai eu recours à mes notes, un peu discontinues, prises à l’époque. J’espère ainsi n’avoir pas transposé en 1942 ce que l’on a pensé depuis et pense aujourd’hui du « roi Jean ». Ces notes couvrent la période où j’ai servi sous de Lattre de Tassigny à Montpellier, c’est-à-dire de janvier au début d’octobre 1942. Le 12 octobre, en effet, j’embarquai à Marseille pour rejoindre à Casablanca le 6ème Régiment de Tirailleurs Marocains. Elles s’arrêtent donc un mois avant la tentative du général de prendre la campagne devant l’occupant de la totalité de la France.

Il faut d’abord rappeler quel était – selon mon jugement – le climat politique à Montpellier. La ville avait été franchement pétainiste en 1940 et 1941 3 : les gaullistes y étaient tenus pour des galopins ou des vauriens. On convenait en petit comité qu’il y avait des gens très convenables qui étaient passés en Angleterre (comme mon camarade de Bordas) et d’autres non moins fréquentables qui avaient tenté d’y passer et avaient échoué, mais on les considérait comme des exaltés. La population ouvrière était peu nombreuse et le Parti Communiste ne rassemblait pas des masses. L’opposition se trouvait surtout dans l’Université et dans une moindre mesure dans l’administration.

Au début de 1942, si l’opinion évoluait, c’était imperceptiblement. Les États-Unis étaient entrés en guerre en décembre 1941, mais les Japonais étaient à Singapour, les Allemands devant Moscou et au Caucase, les Germano-Italiens aux portes de l’Égypte. Le reflux de l’Axe, faut-il le rappeler, commence seulement en septembre 1942. D‘une façon générale, l’opinion publique ne donnait pas cher des chances de victoire des Alliés. Toutefois, des croix de Lorraine plus nombreuses fleurissaient sur les murs, les nouvelles de la radio anglaise circulaient plus ouvertement qu’auparavant. La Révolution Nationale perdait des points et il devenait de plus en plus difficile d’attribuer cette moindre adhésion à la seule collusion des gaullistes, des communistes et des juifs.

Cependant Montpellier était en zone libre, on n’y voyait d’uniformes allemands que ceux des rares membres de la Commission d’Armistice et l’on s’était habitué à l’absence des prisonniers. La grande préoccupation des Montpelliérains de 1942 était de se procurer du ravitaillement. Après le retour au pouvoir de Laval, en avril, l’opinion évolua mais lentement, et si on mesure cette évolution par les propos tenus. Mais peut-être la discrétion était-elle prudence. Je me souviens toutefois que les persécutions antisémites furent peu appréciées en ville parce qu’elles menacèrent le professeur Lisbonne, de la Faculté de médecine, personnalité unanimement respectée.

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Que pensait l’armée d’armistice ? Je ne peux témoigner que pour les gens que je fréquentais, mes camarades sous-officiers et les hommes de troupe. Je ne connaissais, en effet, en dehors des relations professionnelles, qu’un seul officier, mon commandant de compagnie et il n’était pas du genre bavard. Nous avions le sentiment que nos officiers se rangeaient massivement derrière le Maréchal, ce qui n’avait rien d’étonnant. A cette époque, les opinions politiques ne s’exprimaient absolument pas dans la Grande Muette. Les sentiments envers les Allemands ne s’extériorisaient guère parce que juger les Allemands, c’était, dans une certaine mesure, juger Pétain et le gouvernement de Vichy. Mais quand Laval annonça une politique de collaboration accentuée, il me semble que certaines positions se révélèrent ou se précisèrent. Les cadres étaient anti-communistes mais pas au point de passer dans la LVF [Légion des Volontaires Français].

Les sous-officiers, dont la plupart avaient combattu, laissaient quelquefois percer des sentiments peu conformes à la politique officielle. Dans mon bataillon, les deux tiers d’entr’eux venaient de la zone occupée, un tiers de la zone libre, mais cette classification se recoupait avec celle entre mariés et célibataires. Les premiers, ayant réussi à se faire rejoindre par leurs familles et à trouver un toit, aspiraient au minimum de nouvelles aventures possibles. Les célibataires se répartissaient entre aventureux (les moins nombreux) et pères tranquilles. Entre soi, quand on était sûr de son interlocuteur, on n’hésitait pas à exprimer l’animosité contre l’occupant et, plus rarement, à approuver les gaullistes des Forces libres 4. Mais en général, dans les conversations, on restait prudent. Certains étaient tout simplement persuadés que des opinions subversives nuisaient à l’avancement. Les hommes de troupe (où il y avait encore 3 à 4 % d’appelés de la classe 1939), ayant moins à perdre, étaient plus francs. Nous avions beaucoup de gars du Nord, des Lorrains, quelques Parisiens, que la grâce de la Révolution Nationale n’avait manifestement pas touchés. Il y eut des tentatives de passage en Espagne, la plupart infructueuses, mais modérément sanctionnées.

Plus tard, notre colonel Guillaut devait être fusillé par les Allemands pour ses activités de résistance, et dans mon bataillon, le chef de bataillon, le capitaine adjudant-major, l’officier des transmissions, l’adjudant-chef de bataillon devaient mourir en déportation pour le même motif. Rien ne permettait d’imaginer qu’ils fussent des résistants quand j’étais sous leurs ordres. J’avais demandé en privé à mon capitaine (qui devait aussi participer à la Résistance) si on allait faire quelque chose, et il m’avait répondu de me concentrer sur le concours de Saint Maixent.

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Dans ces conditions, que pensions-nous du général de Lattre ? Les propos à son sujet étaient plus libres en vertu de l’habitude traditionnelle de juger ses supérieurs. Il avait quelques admirateurs, généralement des sportifs attirés par l’importance qu’il donnait à l’éducation physique et aux compétitions : deux ou trois jeunes sous-officiers qui approchaient son fils Bernard et, à ce titre, étaient reçus à l’Hôtel du Quartier général par le général et madame de Lattre. J’en connaissais vaguement un qui nous disait combien le général haïssait les Allemands et aussi quel bien il fallait penser de ses méthodes de formation des futurs cadres. On sait qu’il avait créé dans tous ses commandements, à Opme, à Salambô et maintenant à Carnon, des écoles de cadres 5. On y pratiquait l’éducation physique, le chant choral, on y développait le goût de l’initiative et même on y subissait des épreuves de type peau-rouge de résistance physique : par exemple à Carnon de résistance aux assauts des moustiques. Il avait encore des partisans parmi de très bons sous-officiers jeunes et souvent originaires de zone occupée, qui admiraient la nouveauté de ses méthodes et même ce qu’elles avaient d’outrancier. Tous réunis ces « delattristes » déclarés ne représentaient qu’une faible partie d’entre nous, du moins à mon bataillon. Il a pu en aller différemment dans les autres bataillons et dans les autres corps, mais je ne m’en suis pas aperçu 6.

En revanche, de Lattre était l’objet de beaucoup de critiques. La principale portait sur son cabotinage, son penchant à se faire attendre lors d’une prise d’armes alors qu’on mettait l’exactitude au premier rang des qualités militaires ; on critiquait aussi la publicité donnée à ses prestations, à une époque où la discrétion était de règle dans l’armée. On jasait sur le choix de ses élèves-cadres parmi lesquels il y avait rarement des gens de petite taille ou d’aspect physique disgracieux. On plaisantait les feux de camp et séances de chant choral tenus pour exercices puérils de boy-scouts. Ses écoles suscitaient peu de volontaires : ceux que l’avancement travaillait préféraient préparer une véritable école militaire ou le brevet de chef de section ou passer dans les Chantiers de Jeunesse, où l’on gagnait un grade. De Lattre personnellement subjuguait par sa prestance, mais ses méthodes ne plaisaient guère à la plupart des sous-officiers et déplaisaient à proportion du grade et de l’ancienneté, les plus anciens étant les plus opposés. Depuis son arrivée, on n’avait pas vu l’instruction faire des progrès sensibles, l’accent paraissait mis seulement sur la tenue, l’apparence extérieure. Ce que nous approuvions, mais en pensant que la reconstitution de l’armée demandait autre chose. La reprise du combat par l’armée en métropole paraissait tellement utopique que je ne l’ai jamais entendu évoquer avant d’être dans l’Armée d’Afrique, avant le débarquement.

Les hommes de troupe, pour autant qu’ils voulaient bien se livrer (mais il aurait fallu partager leurs chambrées pour être bien informé) étaient manifestement impressionnés par ce général qui s’intéressait à des détails inhabituels. Ils riaient aussi sous cape de voir l’agitation de leurs supérieurs quand le grand chef avait fait un éclat et frappé à la tête. Ils lui savaient gré des mesures qu’on lui attribuait pour améliorer, fut-ce modestement, la vie matérielle, les chambrées, les foyers 7. Cependant, ils sentaient aussi que les humeurs du général leur retombaient sur le nez, placés qu’ils étaient au bas de la hiérarchie. Au total, je pense qu’ils l’estimaient.

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En résumé, l’opinion que l’on avait de de Lattre dans le rang n’était pas franchement favorable et l’on ne se serait certainement pas fait tuer pour lui. Toutefois, lors des grandes manœuvres de la fin août au Larzac puis autour de Millau, il y eut des changements remarqués : les marches de nuit systématiques, un souci de réalisme dans les exercices et, surtout, lors d’une manœuvre au Camp du Larzac, deux nouveautés. D’abord une attaque de chars (représentés par des véhicules hippomobiles, dont la vitesse en terrain varié ne différait guère de celle des chars d’alors). Ensuite, une critique de la manœuvre où de Lattre convia tous les cadres, officiers et, ce qui ne se faisait jamais, sous-officiers. En haut d’une éminence, le général expliqua simplement et magistralement, s’adressant aux officiers mais aussi aux sous-officiers. Ce jour-là, il gagna probablement du terrain dans l’opinion, car nous fûmes aussi chargés de répercuter aux hommes de troupe les critiques et les leçons : je pense qu’une partie de notre enthousiasme, fut-il momentané, passa à nos garçons qui n’étaient pas dans l’armée uniquement pour la gamelle. A la fin des manœuvres, il y eut une grande revue sur le foirail de Nant et de Lattre se fit présenter un à un les jeunes sous-officiers et caporaux pour choisir ceux qui iraient au prochain stage de l’Ecole des Cadres ou de celle qu’il envisageait au Château de Cambous. Là, il n’y avait plus de théâtre mais une conversation directe entre le chef et ses hommes. On compta, d’ailleurs, plus de volontaires que d’habitude pour Carnon. C’était malheureusement vers le 10 septembre, deux mois avant l’invasion de la zone libre. Peut-être que, déjà ce jour-là, s’il nous avait demandé  de le suivre dans la résistance, il y aurait eu peu de défections.

Je suis, quant à moi, resté vis-à-vis de de Lattre sur cette impression lorsque, à notre retour à Montpellier, je quittai mon bataillon pour partir en Afrique.

BIBLIOGRAPHIE

— Le Colonel Carles n’avait pas ajouté en 1992 de bibliographie à son texte. Nous signalerons les biographies du Général de Lattre : B. Simiot, De Lattre, Paris, 1994 ; P. Pelissier, De Lattre, Paris, 2015, parmi d’autres, ainsi que l’Histoire de la première armée française, Paris, 1949, du Général lui-même.

— A Montpellier, on a surtout célébré la venue du Général à Montpellier le samedi 4 septembre 1944 : Colonel A. Croft, De Mourèze à Montpellier, Les Libérations d’août 1944, Gard-Hérault, Montpellier,2016, p.103-137 avec de très nombreuses photographies, et le récent ouvrage qui concerne l’établissement d’un camp : Ch. Pioch, Le château de Cambous (Viols-en-Lavals,Hérault), de l’Aliyah des jeunes à nos jours, 1950-2010, Montpellier, 2016, p.14-22.

— On trouvera dans les ouvrages qui étudient Montpellier entre 1939 et 1945 l’histoire du commandement du Général de Lattre. [Note de J-C. Richard Ralite]

NOTES

1. Les généraux Altmayer et de Lattre de Tassigny occupent successivement les fonctions de commandant de la XVI° Région militaire qui couvrait les 6 départements de l’Hérault, l’Aude, l’Aveyron, la Lozère, les Pyrénées-Orientales et le Tarn, dans le grade de général de Corps d’Armée. [Note de la Rédaction]

2. L’École de Saint-Maixent, dans les Deux-Sèvres, formait alors les futurs officiers d’Infanterie et d’Artillerie sortis du rang des sous-officiers (à côté de l’École de Saint-Cyr qui formait les officiers en voie directe) [NDLR]

3. Naturellement l’existence des réseaux de résistance-renseignement montés, par exemple, par Jean Baumel ou Vincent Badie, dès juillet 40, était parfaitement ignorée. On connaissait des opposants avérés dans l’Université, comme le recteur Piquet, les professeurs Teitgen et Courtin, le doyen Mathias. Enfin, on se doutait que le parti communiste clandestin travaillait certains faubourgs depuis qu’Hitler avait attaqué l’U.R.S.S.

4. J’ai pu comparer cette attitude avec la liberté de ton qui régnait dans l’armée d’Afrique dès avant le débarquement de 1942.

5. Le château d’Opme, à Romagnat (Puy de Dôme) a abrité une école de cadres lorsque de Lattre était commandant militaire de Clermont-Ferrand (1940-41). Passé en Tunisie comme commandant des troupes de Tunis en 1941, il crée une nouvelle école de cadres à Salambô, près de Carthage. Enfin, une école voit le jour à Carnon durant son séjour à Montpellier. |NDLR]

6. J’ai au moment où je rédigeais ce travail, interrogé un de mes camarades de 1942, alors sous-officier au 28ème Bataillon des transmissions et ses souvenirs rejoignent les miens.

7. C’est de la période de Lattre que datent, à Montpellier, les logements pour les cadres de l’Avenue de Lodève, le mess des sous-officiers du quartier Lepic, aujourd’hui Bâtiment Languedoc du quartier Guillaut.