André Burgos, historien du Contemporain

André Burgos
André Burgos

Dans le numéro 46 d’Études Héraultaises, a été publié un article inédit d’André Burgos sur la cathédrale de Maguelone accompagné d’une note rappelant ses autres publications sur l’art roman en Bas-Languedoc. Mais André Burgos a été aussi un historien du contemporain et c’est à ce titre que la revue a bien voulu accueillir ces modestes lignes en hommage à celui qui nous a quittés le 19 août 2015, le jour-même de son anniversaire.

André Burgos est né le 19 août 1937 à Cruzy, village viticole de l’ouest biterrois, où son père était ouvrier maçon avant de devenir artisan et de s’installer à Béziers avec sa famille. Son enfance est marquée par l’influence de ses grands-parents maternels Aristide et Noémie Bonnet d’opinions anarchistes affirmées 1 et par le père Coureau qui crée et anime le Centre catholique de la jeunesse. À l’âge de onze ans, il entre au cours complémentaire laïque Louis Blanc de Béziers réputé dans le département pour l’excellence de sa préparation à l’École normale d’instituteurs de Montpellier, école qu’effectivement il intègre en 1954 après avoir été reçu à l’examen d’entrée.

À sa sortie de l’École normale en 1958, il est nommé surveillant dans le même établissement. Il entreprend une licence d’histoire-géographie à la faculté des lettres de Montpellier et se marie en 1961 avec Hélène Mathieu, étudiante comme lui et originaire de Fontès (Hérault). J’ai rencontré André à cette époque à Montpellier au sein de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF). C’était le temps de la guerre d’Algérie qui divisait profondément les étudiants. André devient professeur du second degré au lycée Joffre de Montpellier, fait son service militaire au 11e BCA de Barcelonnette, puis prépare le concours d’entrée à l’École nationale d’administration, la prestigieuse ENA, concours où il est reçu en 1967. Élève de l’ENA de janvier 1968 à mai 1970 2, ami de Philippe Séguin, il fera adopter le nom de la promotion 1968 de cette école. Ce sera « Robespierre ».

« Énarque » et désormais administrateur civil, André Burgos devient le collaborateur de Jacques Delors alors chargé de mission auprès du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas avant de devenir membre du cabinet de celui-ci jusqu’en 1972. Ensuite, au sein de plusieurs cabinets ministériels, il collabore à la mise en place de mesures relatives au développement de la formation professionnelle, de la formation des éducateurs d’enfants inadaptés et à la revalorisation du travail manuel. Durant ces années, il conserve le contact avec sa région natale en publiant des articles dans Le Nouvel Occitan, hebdomadaire régional, notamment sur le Languedoc, la viticulture, les manifestations de vignerons, la ville de Béziers, la langue d’oc 3. Il retrouve Jacques Chaban-Delmas en 1978 en intégrant le cabinet de celui-ci devenu président de l’Assemblée nationale tout en demeurant maire de Bordeaux. En 1986, le voici secrétaire général de la mairie de Bordeaux puis, en 1990, directeur de cabinet de Jacques Chaban-Delmas, président de la région Aquitaine, jusqu’en 1993. Quittant la fonction publique, il devient chargé de mission à la Compagnie générale des eaux jusqu’en 1997, date de sa retraite.

André Burgos rejoint alors le village de Fontès où, avec son épouse, il avait emménagé depuis 1974. Cultivant avec passion ses quatre hectares d’amandiers, il s’investit fortement dans les activités culturelles du village, s’intéressant aux vestiges romains et wisigothiques, aux plafonds peints médiévaux, récupérant la fontaine du château de Fontès, organisant des expositions, des conférences, des présentations et des projections sur les grands événements de l’histoire du village notamment la révolte des vignerons de 1907 et la première guerre mondiale.

Au début des années 2000, André Burgos reprend ses travaux historiques sur la période contemporaine renouant ainsi avec une de ses premières publications consacrée à la révolte des vignerons de 1907 : La crise viticole de 1905-1907 à travers les registres de délibérations du conseil municipal de Béziers, Diplôme d’études supérieures annexe, Faculté des lettres de Montpellier, 1962. Cette étude révèle les fortes réserves du conseil municipal radical de Béziers devant le grand mouvement de 1907, réserves qui seront à l’origine d’une véritable révolte de la population provoquant la démission de la municipalité. Les conseillers de Béziers contestaient notamment l’explication de la crise viticole par le seul rôle de la fraude.

Mais André Burgos a également été toujours intéressé par l’affrontement entre laïques et catholiques à l’extrême fin du XIXème siècle et au début du XXème, affrontement qui s’est traduit par la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905. Ce conflit a été particulièrement vif dans les communes rurales avec ces trois personnalités emblématiques qu’étaient l’instituteur, le curé et le maire. André Burgos conçoit alors le projet de publier un livre sur chacun d’eux.

Le premier ouvrage paraît en 2002 sous le titre Les cours d’adultes de Pierre Sacreste, instituteur de la IIIème République (hiver 1898-1899) aux Éditions de Paris / Max Chaleil. Il s’agit du cahier de préparation d’une année de cours d’adultes de villages d’un instituteur exerçant à Freix-Anglards (Cantal) puis, dès 1901, à Fontès où ce cahier a été retrouvé. Ces cours d’adultes, dispensés par les instituteurs laïques, étaient réclamés avec force par la Ligue de l’enseignement car la scolarité obligatoire était très brève (six ans seulement de six à douze ans), avant de recevoir l’approbation du ministre de l’Instruction publique Raymond Poincaré dans une circulaire fameuse. André Burgos voit dans ce texte une ébauche d’éducation populaire, « donnant une âme au pays ». En 1913, en France, 63 000 auditeurs ont fréquenté ces cours.

Dans le cas présent, ces cours sont adaptés à un public rural. Il s’agit d’informations, de conseils de vie et d’affirmations fortement marqués d’idéologie républicaine et coloniale. En même temps, il s’agit de montrer aux jeunes ruraux la fierté du travail des champs qui est « sain », « agréable » et « lucratif » ! Le mérite d’André Burgos est d’avoir publié, apparemment pour la première fois en France, un document unique sur l’enseignement des jeunes adultes sous la IIIème République.

Le second ouvrage, Un curé dans la tourmente. Camille Canitrot, 1905-1907, préface de Denis Tillinac, Les Presses du Languedoc, 2006, est également un document d’époque retrouvé dans les papiers de la famille d’Hélène Burgos. Visiblement, ce carnet n’était pas destiné à la publication car l’auteur s’y exprime sans retenue exhalant sa colère et son indignation devant les mesures de laïcisation prises par les républicains au pouvoir : législation contre les congrégations non autorisées, fermeture d’une école dirigée par les religieuses de la Sainte Famille, loi de séparation de 1905, inventaires. Au centre de cette relation, il y a l’affrontement avec le maire radical.

Plutôt que de garnir ce texte de notes infra-paginales pour expliquer et aussi rectifier parfois les propos de l’auteur, André Burgos a préféré rassembler dans une postface et des annexes les éclairages nécessaires sur les congrégations, les processions, les obsèques civiles, les inventaires et de conclure que « la séparation a libéré l’Église et dans le même temps l’a rendue pauvre. Mais son objectif n’était pas d’être riche. L’humilité ne pouvait que faciliter le retour aux sources » 4.

Quant à l’ouvrage prévu sur un maire de l’époque, la documentation rassemblée n’a pu permettre de concrétiser le projet.

Pour le centième anniversaire de la révolte des vignerons du Midi, André Burgos a fait partie du groupe d’historiens du Biterrois qui se sont investis dans les manifestations diverses organisées par la ville de Béziers. Il a été membre du comité scientifique de l’exposition « L’objectif et la plume, le regard du journal L’Illustration sur les événements du Midi viticole ». Surtout, il a signé un important article avec une belle iconographie dans les Cahiers du musée du Biterrois, numéro 2007 intitulé « 1907 dans L’Illustration, le premier hebdo illustré du monde » (pp. 49-93).

Le grand journal parisien, conscient de l’importance des événements du Midi viticole avait dépêché sur place un reporter et utilisé aussi, dès ce moment, les services de plusieurs photographes et, rapidement, ce qui se passait dans le Midi a occupé la une du grand journal parisien. Après une première partie consacrée à « La naissance d’un journal moderne », l’article présente « Les beaux dimanches de printemps » et se termine par « De l’apothéose de Montpellier au drame ». Laissons à l’auteur sa conclusion :

« Le journal a tout d’abord vu dans ces manifestations viticoles du Midi la preuve que la République était assez forte pour accepter une contestation maîtrisée s’inscrivant dans le cadre légal… Et puis, soudain l’agitation devient révolte, la révolte annonce la révolution. L’unanimisme, le calme, volent en éclats parce que l’analyse de la situation politique et économique n’avait pas rendu compte de tous les aspects de la crise et de la réalité sociale de ces départements du Midi. D’ailleurs L’Illustration ne tire aucune conclusion des événements, elle ne commente pas.

Juin 2011, Raymond Couderc, sénateur-maire de Béziers, remet la cravate de commandeur des Palmes académiques à A. Burgos, en présence de Georges Fontès, ancien ministre.

C’est peut-être pour cela que les images remarquables, les reportages d’une réelle beauté et leur présentation sans parti pris ont été pour beaucoup dans la naissance d’une geste épique dont on peut penser qu’elle puise sa substance dans la ferveur et le souvenir de ces masses populaires qui se sont rassemblées au printemps 1907 dans les cités du Languedoc et du Roussillon ».

La même année 2007, André Burgos intervient au colloque de Béziers sur le sujet avec deux communications 5. Dans la première, intitulée « Les événements de 1907 dans leur contexte national et international », il se livre à une véritable revue de presse des principaux titres de l’époque et signale qu’aux Archives nationales une des liasses déposées par le ministère de l’Intérieur est intitulée « Agitation royaliste dans le Midi » ! C’est que l’on est au lendemain de la séparation des Églises et de l’État qui a été l’occasion pour les monarchistes de lancer un assaut contre la République et l’auteur de rappeler qu’en 1906 la réponse du gouvernement a été, lors de la fête de Jeanne d’Arc, de remplacer la présence des autorités religieuses par celle des loges maçonniques ! Cette même année 1906 a été une année de forte agitation sociale tandis qu’au plan international la rivalité entre l’Allemagne et la France pour la domination du Maroc faisait déjà craindre une guerre entre les deux pays. La situation a été bien différente en 1907 et, pour le Midi languedocien, nous dit André Burgos, « ce fut une croisade avec ses bannières et ses incantations, une épopée avec ses grands hommes ».

Enfin, André Burgos élargit le propos qui était le sien dans son étude sur L’Illustration et le mouvement de 1907 dans une seconde communication sur « Grande presse nationale et presse d’opinion devant le mouvement de 1907 ». L’auteur ne se limite pas à l’examen des grands titres parisiens. Il élargit sa recherche aux grands quotidiens régionaux et montre comment on passe d’un « fait divers insolite à une agitation maîtrisée » puis « aux tumultes du printemps », à « l’épreuve de force qui secoue la république », au « drame » et enfin au « vaudeville »   avec la démarche de Marcellin Albert auprès de Clemenceau.

On le voit l’historien André Burgos avait du style et savait allier l’originalité à la rigueur du scientifique. Tous ceux qui l’ont connu appréciaient ce passionné qui était aussi dans la vie de tous les jours un homme chaleureux, ouvert, toujours très pédagogue et avec qui il faisait bon travailler 6.

NOTES

1. L’anarchisme, surtout sous sa forme syndicaliste révolutionnaire, était beaucoup plus répandu qu’on ne le croit dans les campagnes viticoles du bas-Languedoc marquées, dès le début du XXème siècle par d’importantes grèves.

2. Son mémoire de stage, inédit et intitulé La gendarmerie départementale et l’importance de son rôle en milieu rural, est effectué à la préfecture du Cantal et présenté en décembre 1968. À partir de l’exemple de ce département, sont étudiées les trois missions de la gendarmerie : la recherche du renseignement, les missions de police, la défense du territoire, et leur évolution ainsi que les moyens mis en œuvre.

3. D’abord signés du pseudonyme d’André du Peyral (le Peyral étant un tènement de son village natal de Cruzy), certains de ces articles sont publiés sous son nom en 1978 par Hérault Informations avec pour titre : Journal des bords de l’Orb.

4. André Burgos rejoint ainsi le jugement de Jean-Marie Mayeur, La séparation de l’Église et de l’État, Collection Archives Julliard, 1966, qui écrit en conclusion de son ouvrage : « Dans la liberté se trouvait un extraordinaire ferment de renouveau » (p. 196).

5. Cf La révolte du Midi viticole cent ans après, 1907-2007 (Dir. Jean Sagnes), Presses universitaires de Perpignan, 2008.6. Je tiens tout particulièrement à remercier Hélène Burgos pour les renseignements d’ordre biographique fournis sans lesquels cet article n’aurait pu être écrit.

6. Je tiens tout particulièrement à remercier Hélène Burgos pour les renseignements d’ordre biographique fournis sans lesquels cet article n’aurait pu être écrit.

Qu’est-ce qu’un arbre ?

Traiter d’une question aussi vaste ne manque pas d’ambition et n’aurait vraiment de sens si, plutôt que de prétendre y répondre, on ne la conservait plutôt en ligne de mire, en tentant çà et là de soulever quelques pans de ce voile opaque qui recouvre les arbres et nous les rend si inaccessibles.

Car l’évidence nous révèle au premier regard que plus de la moitié de l’arbre, et même davantage, est enfouie sous le sol, plongée dans les ténèbres, tandis que l’autre moitié jaillit dans la lumière. Première manifestation de la conjugaison des contraires, art auquel l’arbre excelle. Et nous-mêmes sommes en retour englués dans un autre paradoxe où, pourtant descendus de l’arbre – ce dont la forme même de nos mains témoigne à chaque instant – et dépendants du végétal autant pour notre santé et notre alimentation que pour de très nombreux usages que nous en tirons, nous avons rompu le lien avec ce qui représente pourtant 99,7 % de la biomasse qui nous entoure.

Il est vrai qu’il est bien difficile de se faire une idée de ce qu’est un arbre. Nos images mentales restent en ce sens bien imparfaites, et des peintres comme Piet Mondrian ou Alexandre Hollan ont consacré leur vie à vouloir peindre des arbres dont la représentation, contrairement à l’animal, demeure pourtant impossible dans un plan. Et puis, quelle orientation faut-il donner à une forme qui semble plonger une tête dans les nues, et une autre dans les profondeurs de la terre ? Darwin lui-même s’interrogeait : les racines ne forment-elles pas la tête, et leur partie terminale ne sont-elles pas le siège d’une intelligence ? L’arbre se soustrait à notre regard, ce d’autant plus que depuis Aristote, nous cédons à la tentation de l’envisager selon le modèle de l’animal, et donc au zoocentrisme, quand il ne s’agit pas d’anthropocentrisme. Il est vrai que dans la mesure où les frontières entre l’homme et l’animal ont volé en éclat, une même inclination de la pensée nous invite à en faire de même avec le végétal… et à voir en lui ce qui se rapproche de l’animal ou de nous-mêmes. Ce faisant, nous contribuons alors à renvoyer l’arbre au statut inepte de « sous-animal ».

Comme l’arbre est étrange ! Comme il semble parcouru de paradoxes ! Entre le tronc d’un platane et une voiture lancée en pleine course, on sait qui l’emporte, ce de manière souvent tragique. Et pourtant, cette même muraille est tout entière fluidité. La ramure d’un arbre est semblable à une volute de fumée – image chère à Bachelard – s’élevant vers le ciel ; la ramification de ses branches évoque celle d’un réseau hydrographique, d’un ruissellement tranquille.

L’arbre, dans sa composante vivante et au-delà de toute apparence, n’est qu’un film mince et souple s’étendant dans l’espace et « sans idées arrêtées », selon le mot de Théophraste. Alors pourquoi cet arbre échappe-t-il autant aux êtres intelligents et réceptifs que nous sommes, alors qu’il n’est lui-même qu’ouverture, interface vivante avec ce qui l’entoure, au point parfois de s’y prolonger, et même encore d’opérer une continuité avec d’autres êtres vivants ? Sans doute faut-il considérer avec dépit que nous sommes aveugles à la Vie, sous toutes les présences selon lesquelles elle se manifeste, et plus encore à l’Altérité vivante, non animale et non humaine, dont l’arbre est sans doute l’archétype.

Nos préceptes métaphysiques, il est vrai, nous emprisonnent. Parménide nous a depuis longtemps inculqué l’idée que « l’un ne saurait être plusieurs ». Et pourtant, l’arbre nous affirme le contraire. Goethe l’avait bien vu : il s’agit d’un être pluriel intégré… comme nous-mêmes en réalité, qui sommes tout autant composés de cellules à la fois autonomes et régies par une entité régulatrice. Mais l’arbre va beaucoup plus loin. Bien plus qu’une société de bourgeons naissant sur des branches tout comme une communauté végétale émerge elle-même de graines germant au sol, l’arbre présente des gradients d’unicité et de pluralité selon les niveaux de contrôle qui s’exercent ou ne s’exercent plus entre les bourgeons terminaux et les autres. Songeons aussi que lorsqu’un arbre tel le robinier faux-acacia de nos jardins drageonne, et que les drageons s’individualisent pour devenir à leur tour des arbres encore connectés entre eux par leurs racines, la question de l’individualité et de la pluralité se vide brutalement de son sens. Songeons enfin que des individus d’une même espèce et issus d’arbres différents voient souvent leurs racines s’anastomoser, donnant lieu à une continuité d’échanges d’informations et de nutriments. Le même processus vaut parfois même pour des arbres relevant d’espèces différentes. Dans une forêt, il est décidément bien difficile d’isoler les arbres les uns des autres, et c’est peut-être en partie ce qui fait là le propre d’une forêt, où l’Un et le Plusieurs s’épousent si merveilleusement. Qu’est-ce qu’un arbre, quand un arbre en est en réalité plusieurs ?…

Aussi étrange qu’il soit, l’arbre partage pour autant avec nous des particularités communes au vivant. Ainsi devons-nous reconnaître chez lui une réelle sensibilité, à condition toutefois de ne pas usurper ce terme, et se borner à considérer que la sensibilité est indispensable à tout organisme vivant pour interpréter des signaux sur la nature de l’environnement et de ses changements. Et si les plantes ne voient rien, au sens où elles sont inaptes à toute imagerie mentale, elles sont incommensurablement plus sensibles que nous le sommes à la lumière. Nous ne disposons en effet que de quatre photorécepteurs. La plante en a au moins onze… Et cette « brute insensible », raccourci selon lequel on pourrait envisager tout « platane meurtrier », n’en est pas moins extrêmement sensible au toucher. La sensibilité d’une feuille, capable de déceler l’entrechoquement des mandibules d’une chenille en action, est bien supérieure à celle de notre main. L’arbre, au tronc parfois si droit, perçoit en outre comme nous la gravité, et parvient à distinguer le haut du bas par le biais d’amyloplastes semblables aux otocytes présents dans le canal vestibulaire de notre oreille interne. Une similitude, comme tant d’autres sur lesquelles, toutefois nous ne nous étendrons pas davantage.

Car ne nous perdons pas dans de telles ressemblances. On a parfois dit que les arbres communiquaient entre eux, qu’ils étaient intelligents, qu’ils avaient de la mémoire, et qu’ils savaient même compter. Ce sont là les produits de jeux rhétoriques auxquels notre soif de fantasmes résiste mal, mais cela n’en constitue pas moins des impasses qui ne nous apprennent rien des plantes. Rien ne nous permet en effet de conclure qu’une plante, en émettant des substances chimiques informatives, s’adresse à une congénère. Rien ne montre que si l’arbre est apte à composer avec plusieurs stimuli, comme l’est tout organisme vivant, il est intelligent et donc en mesure de réaliser des choix ou d’anticiper. Rien ne permet non plus d’affirmer, lorsqu’un signal interne persiste pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours ou plusieurs semaines, qu’il s’agit là de mémoire. Et quand on prétend qu’une plante sait compter, elle ne fait en réalité qu’accumuler des quantités d’information qui, selon leur valeur, n’ont pas le même effet. Devrions-nous nous en étonner ?

Qu’est-ce que l’arbre ? Nous n’y avons pas tout à fait répondu, tant la question est vaste. Mais ne soyons pas déçus. Au moins entrevoyons-nous désormais le bénéfice dont nous pourrions disposer si nous concédions à l’effort de décentrer notre regard sur le végétal. Il s’agit d’en accepter les formes d’altérité, sans pour autant devoir supposer qu’elles renferment de mystérieux et excitants secrets, mais en consentant en toute humilité à ses spécificités non animales.

Illustration d'Albert Masri, in : Jean Rousselot, Qu'Arbres, 1973
Illustration d'Albert Masri, in : Jean Rousselot,
Qu'Arbres, 1973

Théodore Dubois et le Languedoc

A l’initiative de Christian Guiraud et de Guy Laurans (rédaction des E.H.), Pénélope et Francis Dubois, héritiers du compositeur Théodore Dubois (1837-1924) ont accepté de nous recevoir dans leur demeure de Lacoste, village aux nombreux vestiges médiévaux. Je me suis jointe aux rédacteurs montpelliérains, en tant que musicologue, pour cette rencontre riche en échanges.

Sur la terrasse en surplomb de la plaine clermontaise, nos hôtes nous accueillent avec une exquise urbanité. Ils témoignent de leur passion pour la musique. Ils évoquent le déclin de l’oeuvre de T. Dubois depuis l’entre-deux-guerres, mais aussi sa toute récente promotion depuis leur fondation de l’Association Dubois 1 et les travaux d’une étudiante en master à Montpellier III, C. Collette 2.

Natif de Rosnay (Champagne), Théodore, fils d’instituteur, est formé à la cathédrale de Reims, puis au Conservatoire de Paris qui le prépare à l’obtention du Grand Prix de Rome (1861), sésame pour toute carrière musicale en ce siècle. Sa carrière devient officielle après le prix de la ville de Paris pour L’Enlèvement de Proserpine (1879) et son élection à l’Institut au fauteuil de Charles Gounod. Organiste adoubé par César Franck, puis par Saint-Saëns (aux orgues de la Madeleine), réputé pour son Traité d’harmonie théorique et pratique (1891), enseignant au Conservatoire national supérieur de Paris, Dubois en devient le directeur de 1896 à 1905. Parallèlement à ces fonctions, Théodore Dubois est un compositeur investi dans la génération du renouveau français, celle de Saint-Saëns à Massenet, puis de Fauré à Debussy. Tandis qu’il adhère à la Société nationale de musique, son œuvre touche aux genres alors en vigueur : de la mélodie à la musique de chambre, du concerto à la symphonie, de l’oratorio à l’opéra.

Xavière (Coll. privée)
Xavière (Coll. privée)

Lorsqu’il démissionne du Conservatoire pour se consacrer à la composition en 1905, « l’affaire Ravel » occupant les médias – le triple échec de M. Ravel au Grand Prix de Rome délivré par l’Institut – entache sa décision. Elle est en effet interprétée comme une défaite des milieux académiques qu’il représente par ses fonctions, notamment celles de compositeur siégeant à l’Institut.

La lente réhabilitation de l’œuvre de Dubois s’accélère depuis que Pénélope et Francis Dubois ont rencontré le directeur artistique du Centre de musique romantique française, Alexandre Dratwicki. Ce Centre (fondation Palazetto Bru Zane), qui fédère la recherche et les productions autour de la musique française, élit Dubois comme compositeur de leur saison 2011-2012 : concerts au festival de Radio-France et Montpellier (Le Paradis perdu, oratorio de 1878) et dans le palais de la fondation à Venise. Dans la foulée, ce sont les chefs d’orchestre Hervé Niquet, Xavier Roth et l’orchestre Les Siècles (enregistrement de la Symphonie française, de la Messe Pontificale), mais aussi J.-C. Malgoire (opéra Aben Hamet) qui diffusent sa musique au concert, au théâtre et au disque. Les musiciens chambristes de talent ne sont pas en retrait. Au fil de l’actualité discographique, nous sélectionnons le tandem québécois Marc Boucher (baryton) et Olivier Godin (piano) pour un récital de mélodies, le Trio Hochelaga groupé autour de la pianiste Carole Dubois (descendante du compositeur) pour les Trios pour cordes et piano (voir la discographie ci-dessous).

Lorsque les Souvenirs et le Journal de Dubois, récemment édités chez Symétrie (voir la bibliographie), alimentent notre connaissance des milieux musicaux à la Belle Époque, sa correspondance inédite, généreusement dévoilée par nos hôtes coustoulins, mérite le détour. Les compositeurs contemporains sont des épistoliers plutôt familiers du compositeur. Sans exhaustivité, c’est le cas de Jules Massenet, Gabriel Fauré, Vincent d’Indy, Gabriel Pierné qui dirige sa Symphonie française en 1908, sans oublier un inédit de Johannes Brahms (non daté), remerciant Dubois de la diffusion de son oeuvre au Conservatoire.

Le fonds familial est bien évidemment riche également en partitions, bien que la plupart aient fait l’objet d’une donation au département Musique de la BnF. Le carnet manuscrit de Charles Dubois, fils du compositeur et de la pianiste Jeanne Duvinage, le consigne avec précision. Nous retiendrons deux œuvres pour leur capacité à résonner dans « l’arbre généalogique 3 » méridional. La première, le ballet La Farandole (Opéra de Paris, 1883) connut surtout le succès au concert, sous forme de suite symphonique instillant la couleur provenço-languedocienne. Au Grand-Théâtre de Montpellier, cette 1ère Suite de La Farandole est interprétée par la Société des Concerts Symphoniques de la ville à deux reprises : le 18 mars 1891, puis le 20 février 1903. Cette seconde programmation voit le jour à l’occasion de la venue de T. Dubois pour la première montpelliéraine de son opéra orientaliste Aben-Hamet. C’est un quasi festival Dubois qui est offert aux auditeurs héraultais, puisque les mélodies Trimazo et Matin, l’Ouverture de Friethiof se greffent à cette séance de concert.

Par ailleurs, sa mission d’inspecteur de la musique pour les Conservatoires en région, vaut à T. Dubois d’inspecter le Conservatoire de Montpellier en 1889 en vue de son classement en « École Nationale ». Serait-ce à la faveur d’un séjour languedocien que le compositeur conçut le projet de l’idylle dramatique Xavière4, qui se déroule dans un village des hauts cantons de l’Hérault ? Quoiqu’il en soit, le châtaignier et sa culture (Chanson du châtaignier, Duo des grives) sont au cœur de l’intrigue quasi naturaliste de l’œuvre, créée à l’Opéra-Comique de Paris en 1895.

Enfin ce fonds privé recèle également des sculptures (dont une Muse, offerte par ses pairs du Conservatoire) et une peinture émouvante, représentant son salon de musique à Rosnay, par la suite détruit sous les bombardements de la Grande guerre.

Grâce à la complicité des héritiers Pénélope et Francis et des Études héraultaises, l’univers intime et musical de T. Dubois sera plus familier aux lecteurs de la revue, comme aux auditeurs des enregistrements signalés. Cet enrichissement mutuel dévoile, une fois de plus, la richesse patrimoniale en Languedoc. Puisse le festival de Radio-France-Montpellier-Occitanie être à l’écoute de cette présence lors des éditions futures !

Bibliographie et discographie sélectives :

— T. Dubois, Souvenirs de ma vie, C. Collette-Kléo édit., édition Symétrie / Palazetto Bru Zane, 2009.

— T. Dubois, Journal, C. Segond-Genovesi et A. Dratwicki (édit.), édition Symétrie / Palazetto Bru Zane, 2012.

Le Paradis perdu par Les Cris de Paris, les solistes des Siècles, sous la direction de G. Jourdain. CD Aparté.

Aben-Hamet par La Grande Écurie & la Chambre du Roy, sous la direction de J.-C. Malgoire. 2 CD Atelier lyrique de Tourcoing.

Musiques sur l’eau et autres mélodies par Marc Boucher (baryton) et Olivier Godin (piano). CD XXI -21570.

Musique sacrée et symphonique – Musique de chambre. Livre-3 CD, Palazetto Bru Zane.

Trios avec piano par le Trio Hochelaga et Carole Dubois. CD ATMA Classique.

NOTES

1. Le site internet dédié à Théodore Dubois, https://www.theodoredubois.com/

2. Collette-Kléo, Christine. Introduction à l’étude de Théodore Dubois (biographies-œuvres), UPV Montpellier III, et thèse en préparation.

3. Expression contemporaine empruntée à Jean Cocteau.

4. Xavière, livret de L. Gallet d’après le roman éponyme publié en 1890, de Ferdinand Fabre, le romancier natif de Bédarieux.

Albert Masri, la réalité et l’imaginaire du temps immobile

Albert Masri, autoportrait
Albert Masri, autoportrait

Albert Masri est un artiste peintre, sculpteur et illustrateur 1, qui trouve son émotion créatrice dans un rapport quotidien à la vie urbaine ou villageoise. Sa convivialité naturelle s’ouvre dès l’instauration d’un climat de confiance qui peut être spontané ou prendre le temps d’une découverte mutuelle. Sa connaissance du département de l’Hérault et sa proximité avec des poètes, des romanciers, des artistes ou des scientifiques reconnus, tout au long d’une œuvre de plus de 60 ans, nous incite à mieux entrer dans l’intimité de cet héraultais d’adoption. Il est né au Caire en 1927 et s’est installé dans notre département en 1949 (étudiant en médecine). Il abandonne le milieu médical au cours de sa troisième année d’études pour se consacrer à sa passion de la peinture et plus particulièrement au pastel. Lui ayant demandé d’illustrer notre revue par quelques-uns de ses dessins, nous n’avons pas pu les situer dans une chronologie précise tant il revendique sa continuité dans une « manière de faire » qu’il n’a cessée d’enrichir. Confronté à une « biographie incertaine » (aucune œuvre picturale n’étant précisément datée), nous avons recherché un angle d’approche pour un prochain article de la revue. Gilles Gudin de Vallerin a déjà proposé de porter son regard sur les nombreuses publications de cet artiste. Pour notre part, nous apportons aujourd’hui, dans cette modeste présentation, quelques éléments sur la « manière de penser et de faire » d’un homme qui aime parler longuement du métier auquel il consacre l’essentiel de sa vie. Voici, ci-dessous, les éléments essentiels de la découverte d’une forte personnalité.

Écouter, Penser et Voir

Lorsqu’on le questionne sur sa peinture, cet artiste nous fait entrer dans une représentation « physico-chimique », voire anthropologique, des couleurs fondamentales : le jaune, le rouge et le bleu. En effet, pour lui, cet ordre de présentation a déjà un sens. Nous relevons ainsi sa manière de penser et de dire l’art pictural. Nous en retraçons quelques éléments à partir de documents mémoriels, dits « rappels », qu’il nous a spontanément remis. Cette construction du regard est en effet indispensable à la compréhension de son œuvre.

Ainsi, avant de nous présenter ses toiles, bois ou cartons, il insiste sur ce qui lui semble essentiel, c’est-à-dire l’usage construit de la matière colorée. En maître du pastel, il sait combien il est difficile de manipuler les mélanges de couleurs et qu’il est indispensable de se munir, au préalable, d’une gamme de teintes significatives. Choisir une couleur est difficile, car placer une couleur à côté de l’autre, c’est tout d’abord en considérer l’interdépendance. C’est, par exemple, le fait qu’une couleur claire placée à côté d’une couleur foncée paraîtra plus claire et l’autre plus foncée. Mais aussi qu’une couleur qui côtoie sa complémentaire « se renforce » et il en est de même pour l’autre ! L’effet produit par la quantité d’une couleur sur une toile se traduit par la métaphore de Gauguin : « Une tonne d’épinard est plus verte qu’un kilo d’épinard ! ». L’usage des couleurs est donc soumis à des règles de perception que tout artiste peintre doit maîtriser. Un vrai artiste peintre ne cherche pas seulement un accord chromatique. Il cherche un accord choc. Le choc qui exprime la sensation…

Homme parmi les hommes

Cet homme est un humaniste et cite volontiers ses relations, au cours de sa vie, avec des scientifiques. Il remarque que ces derniers sont devenus, au fil du temps, plus spécialisés et moins investis dans les arts. Cette observation semble souligner l’éloignement progressif d’une forme d’osmose initiale entre l’essence des sciences, les mathématiques, et le champ artistique. C’est une thèse qu’il défend lorsqu’il reçoit un nouvel interlocuteur en lui parlant tout d’abord de… mathématiques !

Quels sont les motifs dignes d’un intérêt pictural pour cet artiste ? Les critiques d’Art soulignent la diversité de ses tableaux et sa maîtrise technique. Quelques catégories émergent telles les corps féminins, les paysages, les villes symboliques, les villages ou les ports, mais nous n’avons pas d’inventaire exhaustif. En définitive, c’est bien la présence humaine, dans sa diversité, qui capte l’oeil du peintre. C’est aussi son amour de l’écriture poétique en partenariat avec de grands noms de la littérature, dont il illustre les œuvres. Il publie également des ouvrages d’art. C’est ce que souligne sa biobibliographie  (citée dans ses « rappels ») :

Moscou – octobre 1963 (Textes de Frans Masereel et Jean Milhau)

Femme éternelle – mai 1964 (Choix de poèmes et présentation de Jacques Proust)

Villes du sud – juillet 1964 (Texte de Maurice Chauvet)

Hérault – mai 1965 (Texte de Gaston Baissette)

Sète – juillet 1965 (Bois gravés d’Albert Masri)

Marines – octobre 1965 (50 linogravures en noir et blanc et en couleur)

Paysages autres – février 1966 (Poèmes de François Villon)

Fleurs de rien – mai 1966 (Poèmes de Françoise Séloron)

Proverbes arabes – juin 1966 (Illustré d’arabesques)

Blasons du corps féminin – octobre 1966 (Poètes du 16ème siècle choisis par F. Séloron. Présentation de Luc Bérimont)

Rivages – octobre 1966 (Texte d’Emmanuel Roblès)

Dentelles – mars 1967 (Gravures originales pour accompagner 20 poèmes)

Ripailles – septembre 1967 (Phrases du peintre illustrées de gommettes de couleur)

Qu’arbres – décembre 1974 (Poème de Jean Rousselot)

Albert MASRI a également illustré 3 ouvrages publiés en anglais par Élisabeth Singer, son épouse (Home at Dusk ; Children of the apocalypse ; Where lemons blossom).

Notre recherche permettra de mieux cerner une histoire de vie singulière, à l’image de sa « maison-musée » de Montferrier-sur-Lez et de ses multiples expositions depuis 1951 2. Notre titre peut interroger sur sa pertinence, mais il correspond bien à l’homme qui est en prise avec la vie quotidienne concrète, mais aussi, avec la perception d’une œuvre qu’il considère dans une unité temporelle 3.

NOTES

1. Céramiste, Vitrailliste, Mosaïste, Illustrateur, Livre d’artiste, Lithographe, Dessinateur, Sculpteur, Graveur, Graphiste, Peintre.

2. http://albert-masri.com/.

3. Les dessins et pastels qui illustrent cette revue sont du peintre Albert MASRI qui a bien voulu nous accorder l’autorisation de les reproduire.

Albert Masri, Fenêtre à Sète (pastel). Maison du peintre Jean Milhau, Résistant FTPF.
Albert Masri, Fenêtre à Sète (pastel). Maison du peintre Jean Milhau, Résistant FTPF.

Propriétaires et exploitants « d’usines pour la fabrication de fromage de Roquefort »,
hors de la commune de Roquefort, fin XVIIIe – 1925.

Cette note de recherche présente une étude en cours (Mémoire pour le Master 2) à l’Université de Toulouse Jean-Jaurès.

Contexte historique

Aujourd’hui, sont commercialisés sous l’appellation Roquefort, les seuls fromages affinés dans des caves naturelles situées dans un périmètre bien défini du village de Roquefort-sur-Soulzon (Aveyron) 2.

Il n’en fut pas de tout temps ainsi, même si, dès le XVIIe siècle, les arrêts du Parlement de Toulouse privilégient les caves roquefortaises. Difficultés des communications en milieu rural, conditions naturelles (milieu karstique) et pratique de l’élevage ovin ont favorisé l’aménagement de caves dans des cavités localisées hors Roquefort, mais « dans la même région des Grands Causses » 3, et ce dès le Moyen Âge.

Au XVIIIe siècle, ces caves sont considérées comme fort actives, traitant peut-être le tiers de la production 4.

« Portée par l’essor de la demande, cette activité [le commerce du fromage de Roquefort] redouble au XIXe siècle » 5. A d’anciens sites toujours en fonctionnement, s’ajoutent de nouvelles unités de production. Dans leur ouvrage de référence 6, Maurice Labbé et Jean-Pierre Serres recensent 103 caves en activité sur les Causses, tout au long du XIXe siècle 7. Cependant, les propriétaires et les exploitants 8 de ces caves, situées en marge de la commune de Roquefort, se trouvent, tout au long de ce siècle, confrontés à l’élaboration de lois et décrets qui conduisent au monopole et à la suprématie des industriels roquefortais. La loi du 26 juillet 1925 « ayant pour but de garantir l’appellation d’origine du fromage de Roquefort », et un de ses corollaires, la condition expresse d’affiner le fromage dans les seules caves du Combalou 9, provoque la disparition des établissements extérieurs à cette localité 10.

Objet de la recherche

Notre mémoire de master est l’étude prosopographique de propriétaires et d’exploitants, qui, au XIXe siècle 11, affinent et commercialisent du fromage de Roquefort, dans le département de l’Hérault. Des propriétaires et des exploitants des départements limitrophes de l’Aveyron et du Gard participent également à notre étude, pour des raisons de cohérence géographique et de réseaux commerciaux (voir carte).

Pour au moins cinq d’entre elles, les caves héraultaises ont eu un rôle important dans la fabrication et la commercialisation de « fromage dit de Roquefort », du fait de leur ancienneté et/ou de leur situation géographique, mais surtout, de par la volonté d’hommes qui investissent dans un négoce lucratif. Cette effervescence autour de la fabrication et de la commercialisation du Roquefort concerne également des caves dont l’activité est modeste, liée à une production fermière. L’étude de ses exploitants agricoles entre aussi dans le cadre de notre projet de recherche.

Si les fonds d’archives privées/d’entreprises sont (à ce jour ?), cruellement déficitaires, les fonds d’archives publiques permettent d’étudier ces propriétaires, fabricants et négociants, ainsi que d’appréhender une partie de l’activité de leurs caves 12.

Objectifs de la recherche

Les biographies de ces propriétaires « d’usines pour la fabrication et la commercialisation de fromage de Roquefort », de ces « négociants pour la manipulation et le commerce des fromages dits Fromages de Roquefort » permettront de connaître la composition sociale de ce « groupe » et son évolution au cours du XIXe siècle.

Par le biais des trajectoires familiales et « entrepreneuriales » seront appréhendés des réseaux sociaux, économiques, financiers et politiques.

Les relations avec le milieu roquefortais, faites de concurrence mais aussi d’« accords », de savoir-faire et de savoir-vendre similaires, seront mises en exergue. Les questions de vocabulaire s’inscrivent de façon pertinente dans l’étude de ces relations. Ces caves, ayant fabriqué et commercialisé du fromage de Roquefort en marge de cette commune, sont qualifiées de « caves bâtardes ». Cette expression apparaît dans les publications à partir de 1877 13. Lors de nos recherches en archives, nous appréhendons cette dénomination aux alentours de l’année 1846, date qui doit être remise dans le contexte roquefortais. La poursuite de nos recherches complètera ces premières observations.

A terme, nous souhaitons que notre mémoire soit une contribution à l’étude plus large des entrepreneurs et des entreprises en milieu rural au XIXe siècle, ainsi qu’à l’histoire des produits.

Nous espérons que ce travail universitaire permettra de mieux évaluer la part de ces « caves bâtardes » dans la fabrication et la commercialisation du « roi des fromages », le Roquefort 14.

Géoportail - IGN. Cette carte donne un aperçu du territoire géographique dans lequel notre étude prosopographique s'insère. Une, voire deux « usines pour la fabrication et la commercialisation du fromage de Roquefort » ont été en activité dans les communes indiquées, au XIXe siècle.
Géoportail - IGN. Cette carte donne un aperçu du territoire géographique dans lequel notre étude prosopographique s'insère. Une, voire deux « usines pour la fabrication et la commercialisation du fromage de Roquefort » ont été en activité dans les communes indiquées, au XIXe siècle.

NOTES

1. Mémoire de Master 2 Histoire et civilisations modernes et contemporaines, sous la direction de Mme Sylvie Vabre, maître de conférences en histoire contemporaine (Université Toulouse Jean Jaurès).

2. Décret du 22 octobre 1979 relatif à l’appellation d’origine Roquefort, article 2 : « Le fromage de Roquefort est affiné […] dans les caves naturelles de la commune de Roquefort-sur-Soulzon, situées dans la zone des éboulis de la montagne du Combalou délimitée par le jugement du Tribunal de Grande Instance de Millau du 12 juillet 1961 […] ».

3. Marre Eugène, Le Roquefort, Rodez, E. Carrère, 1906.

4. Mergoil Guy, « Du Roquefort au Bleu des causses : le destin des caves bâtardes », In : Brunet Pierre, Histoire et géographie des fromages, actes de colloque, Caen, Presses universitaires de Caen, 1987, p. 181-187.

5. Vabre Sylvie, Le sacre du Roquefort. L’émergence d’une industrie agroalimentaire, fin XVIIIe siècle – 1925, Rennes, Presses universitaires, 2015.

6. Labbé Maurice, Serres Jean-Pierre, L’Épopée des caves bâtardes. Du Roquefort au Bleu des causses, [Millau] : à compte d’auteur, 1999.

7. Ces caves, véritables « usines » ou plus modestes caves de ferme, sont majoritairement concentrées dans le département de l’Aveyron, à l’est de la commune de Roquefort. Elles sont également présentes dans les départements de l’Hérault, du Gard, de la Lozère et du Tarn.

8. Des propriétaires exploitent eux-mêmes leur cave (faire-valoir direct), d’autres confient son exploitation à un fermier (bail à loyer).

9. Plateau calcaire dont l’effondrement du versant nord a donné naissance aux grottes et failles (fleurines) de Roquefort.

10. ou pour certaines de ces caves leur conversion en production de Bleu des Causses (lait de vache, alors que le fromage de Roquefort est fabriqué avec du pur lait de brebis).

11. Un « long » XIXe siècle : de la fin du XVIIIe siècle à 1925.

12. Kammenthaler Eric, Pascal Henriette, « Étude historique et archéologique de la cave d’affinage de Vitalis à La Vacquerie (Hérault) », Causses & Cévennes, n°3, 2015, p. 247-254.

13. Blondeau Ch., Les caves de Roquefort (Aveyron) : de la possibilité d’en établir de semblables en tout pays, et particulièrement dans les plaines de la Crau et de la Camargue, Nîmes, C. Lacour, 1999 (réimpression de l’édition de 1877).

14. Brève bibliographie à compléter par les ouvrages cités dans les précédentes notes :

— Aussibal, Robert, Les caves de Roquefort. Inventaire des mots, des instruments et des procédés traditionnels de l’affinage, Musée du Rouergue, 1984,

— Bouffard A., Fabrication du fromage de Roquefort dans le département de l’Hérault. Fromagerie de Lunel. Montpellier, Imprimerie Grollier et fils, 1885,

— Galant Philippe, Gauchon Christophe, « Utilisation et aménagement d’une cavité naturelle : la grotte des Huttes (commune de la Vacquerie-et-Saint-Martin-de-Castries, Hérault) », Bulletin du Comité départemental de spéléologie de l’Hérault, n°11, 1997, p. 237-241,

— Galant Philippe, Rieu Jacques, « L’Abîme de Saint-Ferréol, un aven à la pâte persillée des causses… », Bulletin du Comité départemental de spéléologie de l’Hérault, n°11, 1997. p. 179-198,

— Gauchon Christophe, « Les grottes-fromageries des Causses ». In : Des cavernes et des hommes : géographie souterraine des montagnes françaises, texte remanié de thèse de doctorat en géographie, Marseille, Spelunca, 1997, p. 49-62 (Karstologia ; Mémoires ; 7),

— Kammenthaler Éric, La cave de La Vacquerie : étude archéologique d’une cave d’affinage du XIXe siècle, Lodève, Communauté de communes Lodévois et Larzac, 2011.

— Marcorelles Hubert, Évolution économique et démographique du canton du Caylar, thèse pour le doctorat en droit, Montpellier, Imprimerie du Paysan du Midi, 1949,

— Marres Paul, Les Grands Causses : étude de géographie physique et humaine, thèse, Tours, Imprimerie Arrault, 1935.

De Montpellier et de son histoire.

Introduire une réflexion sur le métier d’historien ne paraît pas superflu. Ce qui revient à préciser le rôle de l’histoire, laquelle est à soigneusement distinguer de la mémoire. La discipline historique n’est pas une science exacte, ses spécialistes ne sont pas des juges, pas même des juges d’instruction nous disait le grand historien Lucien Febvre. En ces débuts du XXIe siècle beaucoup plus rares sont ceux qui continuent de sacrifier au schéma du devenir perçu comme une évolution qui serait linéaire selon les préconisations du… Montpelliérain Auguste Comte, le stade ultime d’une évolution irrésistible, celle du Progrès auxquels ont sacrifié les scientistes (1885 Marcellin Berthelot dans Les Origines de l’alchimie « Le monde est aujourd’hui sans mystère »), puis les marxistes. En histoire il y a, en fait, des avancées et des reculs, des progrès de divers ordres : qui peut contester que la motorisation n’en est pas un ? Mais … avec son revers dont nos villes multiplient les exemples. Autant dire qu’aujourd’hui l’historien est invité à récuser les analyses en noir et blanc, en bons et méchants, chères aux réflexes que suscite « l’instantané », celui des grands médias. Car si l’actualité presse, elle n’invite guère au recul, à la distance critique. Or cette distance est nécessaire à l’historien et surtout à celui qui s’intéresse au très contemporain. Autre piège à éviter, celui des sources : qui ne sait que leur recueil favorise davantage ce qui relève des plaintes que des louanges ! Le traitement des sources est donc délicat y compris quand elles font l’objet d’un traitement quantifiable (exemple les archives judiciaires).

De l’instantané concernant Montpellier : impressions de visiteurs

L’instantané n’est pas sans mérite mais il est à apprécier sous bénéfice d’inventaire. Ainsi de ces impressions de visiteurs qui découvrirent Montpellier.

Pour le Bâlois Thomas Platter (1552-1557) « Montpellier est une belle ville bien bâtie. Je n’ai pas vu sa pareille en France pour la beauté de ses maisons », une cité accueillante à la centaine d’étudiants étrangers dont « ceux de la nation allemande » (Félix Platter (1595-1599) 1.

À l’opposé, Jean-Jacques Rousseau dans une correspondance datée de 1737, soit à madame de Warens soit à J.-A. Charbonnel. Le regard posé sur la ville n’a rien de bien positif, c’est le moins qu’on puisse dire !, « méfiance des natifs à l’égard de l’étranger » (23 octobre), ce qui vient contredire ce qui s’est écrit et s’écrit sur une « ville accueillante ». Appréciations très sévères concernant la vie et ses habitants. « Je ne sache pas d’avoir vu, de ma vie [il est né en 1712] un pays plus antipathique à mon goût que celui-ci […] les aliments n’y valent rien, mais rien. Le vin est trop violent, il n’y a ni bœuf […] ni beurre, on n’y mange que de mauvais mouton ». Sans doute l’hiver est « assez doux mais…il y a « le marin » et « ses brouillards épais et froids ». Le séjour est d’une « mortelle antipathie » dans cette « grande ville fort peuplée coupée par un immense labyrinthe de rues sales, tortueuses […] bordées de superbes hôtels et de misérables chaumières pleines de boue et de fumier » […] « les habitants sont également gueux par leur manière de vivre ». Suivent des appréciations rien moins que favorables à « ces dames » qui à quelques milieux qu’elles appartiennent « n’entendent le français » (4 décembre, à madame de Warens). C’est à ce critère linguistique que nombre de voyageurs venus « du Nord » apprécient et apprécieront le degré de « civilisation » de la France méridionale : qu’il suffise de penser à Michelet qui, regagnant le Nord et, parvenu à Vienne se trouve « enfin en France ».

Un siècle après Rousseau, dans ses Mémoires d’un touriste, Stendhal consigne, à la date du 9 septembre 1837 : « Je me suis promené trois heures dans les rues de Montpellier : j’y ai trouvé beaucoup de gaité et de vivacité […]. Au fond le grand mérite de Montpellier est de ne pas avoir l’air stupide comme les autres villes de l’intérieur de la France ». Cet exemple type d’une impression de l’instant, notre Grenoblois ne tardera pas à la réviser. « Montpellier est une des plus laides villes que je connaisse, mais d’une laideur à elle, qui consiste à n’avoir pas de physionomie […]. Pas d’église, une cathédrale ridicule » (Voyage dans le Midi de la France). Assurément cette dernière remarque concernant les églises est exacte… il suffit de comparer à Toulouse. C’est la conséquence des guerres de religion et des destructions auxquelles elles ont donné lieu. Au demeurant le même Stendhal, et dès le mois de mai 1838 consignait « Toutes ces villes de l’intérieur se ressemblent, même impolitesse, même barbarie ». Encore une référence sur « l’accueil » ?

Garçon de 20 ans qui n’a connu en fait de villes que le Bédarieux de sa naissance, et le Saint-Pons de ses études, Ferdinand Fabre nous dit, lui, son émerveillement, en 1847 : « Dieu que les rues de Montpellier, encombrées de charrettes, regorgent de gens affairés, bruissants de cris aigus » : « femmes voulez-vous des sarments ? » « Femmes voulez-vous du vinaigre ? », que ces rues larges, lumineuses me paraissent belles avec leurs grandes maisons en pierre de taille, leurs fenêtres à jalousies vertes, leurs balcons à balustrades dorées » (Ma Vocation, 1889).

Nommé au lycée de Montpellier à la fin du XIXe siècle, le Lorrain Louis Bertrand est séduit par « la splendeur presque vénitienne des crépuscules sur le Château d’eau », alors qu’avant d’aller au Peyrou contempler les crépuscules, il notait « Tout me semblait d’une tristesse morne », le lycée « noir […] et délabré », la ville « lugubre. Tout m’en déplaisait. Je la trouvais arriérée et morte […] d’un style abominablement 1880 », allusion aux constructions haussmanniennes (Le Livre de la Méditerranée, 1911).

Autre référence à la population, celle de la féministe Flora Tristan, venant de Nîmes. Elle note que « le climat est bon, mais quelle ville et quelles gens ! » (août 1844). En 1860, Hippolyte Taine, l’adepte d’un déterminisme des climats qui le rendit célèbre en ces temps positivistes, au point que Taine et Renan étaient associés comme Tarn-et-Garonne, a « l’idée d’un autre monde, fumiers, restes de légumes […] au milieu des rues, enfants sales barbouillés de vieille crasse […] l’esprit n’est pas français mais italien » (Carnets de voyages, Notes sur la Province 1863-1865). Ici nous rejoignons Michelet.

Que tirer du rapprochement de ces instantanés sinon qu’ils sont éminemment subjectifs. Ils ne peuvent qu’inviter à la prudence l’historien qui se penche sur l’histoire de la ville.

Des Histoires de Montpellier

Archives de Montpellier par Joseph Berthelé. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Fig. 1 Archives de Montpellier par Joseph Berthelé. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Il y en a eu dans le passé à partir des sources alors disponibles et des courants historiographiques du moment. Les sources ? À partir de 1895 sous la direction de Joseph Berthelé, les 13 volumes d’Archives de la ville de Montpellier. Inventaires et documents. (Fig. 1)

Toujours précieux reste le Manuel des Études héraultaises d’Émile Appolis (Valence, 1943) alors professeur au Lycée de Montpellier. Bien évidemment, il fait mention de l’Histoire de la ville de Montpellier de Charles d’Aigrefeuille (Édition de la Pijardière, Montpellier, Coulet, 1875-1882, 4 volumes) mais la première édition (J. Martel) remonte à 1737. Un siècle après, le professeur de la Faculté des Lettres Alexandre Germain 2 publie, en 3 volumes, une Histoire de la commune de Montpellier, depuis ses origines jusqu’à son incorporation à la monarchie française (1851) et, dix années plus tard, une Histoire du commerce de Montpellier. Le travail de ce normalien fera autorité d’autant qu’il s’accompagne d’autres recherches : ainsi le restaurateur de Maguelone, Frédéric Fabrège, s’est-il appuyé dans sa quête des sources sur Maguelone sous les Évêques et ses chanoines. Étude historique et archéologie, 1869 3.

Au nombre des études concernant une partie du sujet, celle de L.-J. Thomas, Montpellier ville marchande, 1936. Thomas avait été le chargé de cours en histoire moderne, car ce n’est que progressivement que des chaires spécialisées dans toutes les périodes de l’histoire ont été créées. D’évidence, la « grande chaire » c’est alors celle du Moyen-Âge, occupée de 1929 à 1951 par Augustin Fliche, « Monsieur Fliche » pour ceux qui l’ont connu, le « Doyen Fliche ». En 1935, il publie un Montpellier dans la collection Les villes d’art célèbres.

Autre précurseur pour les périodes médiévales, Jean Baumel, Histoire d’une seigneurie du Midi de la France, tome 1 Naissance de Montpellier (985-1213) et tome 2 Montpellier sous la seigneurie de Jacques le Conquérant et des rois de Majorque, rattachement de Montpelliéret et de Montpellier à la France (1293-1349) (Causse, 1969-1971). Du même auteur, Montpellier ville royale 1349-1515 (1972) et Montpellier au cours des XVIe et XVIIe siècles. Les guerres de religion (1510-1685) (1976).

Sur des aspects particuliers s’imposent les travaux du Médecin-Général Louis Dulieu : La Pharmacie à Montpellier des origines à nos jours (Avignon, Presses Universelles, 1973), suivi de La chirurgie à Montpellier des origines au début du XIXe siècle (1975), qui précède La Faculté des Sciences de Montpellier (1981) et La Médecine à Montpellier : de la Première République à 1985 (7 volumes, 1988-1999). Sans oublier l’Essai historique sur l’Hôpital Saint-Éloi de Montpellier (1183-1950), une première publication qui remonte à 1953.

Et si l’on suit la chronologie, quelques titres :

— 1861, Philippe Corbière (pasteur), Histoire de l’Église réformée de Montpellier depuis ses origines jusqu’à nos jours, Librairie protestante ;

— 1879, J. Duval-Jouve, Montpellier pendant la Révolution ;

— 1895, Émile Bonnet, Les Débuts de l’imprimerie à Montpellier ;

— 1905, le médiocre Dictionnaire biographique de l’Hérault, Flammarion ;

— 1921, A. Leenhardt, Quelques belles résidences des environs de Montpellier ;

— 1981, G. Cholvy, L. Secondy, C. Viste, Cent ans de vie dans le premier Lycée de Jeunes Filles de France 1881-1981, CRDP 1982 ;

— 1982, Mireille Lacave, Montpellier naguère 1845-1944, Payot ;

— 1982, Emmanuel Le Roy-Ladurie, Paris-Montpellier : PC-PSU 1945-1963, Gallimard ;

— 1988, Carol Iancu (dir.), Sur les Juifs à Montpellier, Centre de Recherches des Études Juives, Université Paul-Valéry (riche recueil) ;

— 1989, Marcel Barral, Les noms de rues de Montpellier du Moyen-Âge à nos jours, P. Clerc éditeur ;

— 1989, Louis Secondy, Histoire du Lycée de Montpellier, Presses du Languedoc ;

En 1989 Roland Andréani soutient à Toulouse sa thèse sur La Presse quotidienne de Montpellier des origines à 1944.

Cette énumération n’a pas la prétention d’être exhaustive mais de poser quelques jalons sur les curiosités du temps avant le temps du Millénaire de la ville.

Philippe Wolff
Fig. 2 Philippe Wolff

L’édition du Millénaire

Le Monte Pestelario, ce nom apparaît pour la première fois en l’an 985 et Adalbert est le premier Montpelliérain connu, au demeurant le seul qui figure dans l’acte conservé, une charte de donation. (Fig. 2)

Il va de soi que mille ans après, célébrer cette naissance, aussi fugace soit-elle, s’imposait. Mais auparavant, il convient de situer l’histoire de la ville dans une série d’histoire urbaine et de rendre à celui qui en a donné l’impulsion toute l’étendue de son mérite. Il appartient au médiéviste Philippe Wolff, professeur à l’Université de Toulouse-Le Mirail de 1945 à 1974. Après des manuels du secondaire rédigés en commun avec Charles Morazé, il publie, en 1954, chez Plon, sa thèse sur Commerces et marchands de Toulouse vers 1350 – vers 1450. Et, en 1958, la première édition d’une Histoire de Toulouse aux Éditions Privat. C’est le point de départ, chez le même éditeur, de la collection Univers de la France et des Pays francophones. En 1967 sort une Histoire du Languedoc sous sa direction. La collection Univers de la France, provinces et villes, en peu d’années voit se multiplier les éditions : 42 volumes jusqu’à la fin de l’année 1978 !

Au début des années Quatre-vingt et alors que les relations entre Ph. Wolff et l’auteur de ces lignes étaient anciennes – l’Histoire du Languedoc de 1900 à nos jours avait été publiée chez Privat en 1979 4, une équipe est constituée afin de préparer une Histoire de Montpellier qui couvrirait l’ensemble de la période des mille ans. Elle comprend trois juristes historiens, Henri Vidal pour le « Temps des Guilhems (985-1204) », André Gouron « Deux Universités pour une ville » et Michel Lacave « Montpellier capitale viticole ?, ou la ville haussmannienne » ; deux géographes, Jean-Paul Volle et Bernard Vielzeuf pour « Les mutations contemporaines » ; et huit historiens : deux pour le Moyen-Âge (Guy Romestan et Jean Combes, alors président de la Société Archéologique ; trois modernistes, Arlette Jouanna, Anne Blanchard et Henri Michel ; trois contemporanéistes : Jean-Claude Gegot, Roland Andréani et Gérard Cholvy.

En préparation du Millénaire, le député-maire Georges Frêche avait mis en place un Comité d’organisation que présidait le Doyen de la Faculté de Droit, Michel Lacave.

Sorti en novembre 1984, le livre fut présenté à la Salle Pétrarque le 15 de ce mois. Selon le Midi Libre (17 novembre) ce fut le « Coup de gong au Millénaire ! » Et de poursuivre ainsi : « De l’avis général, le lancement de ce livre représente un événement sans précédent […] aucune histoire complète de Montpellier n’avait jamais été écrite ». Mais « si cette présentation n’avait pas lieu en janvier 1985, on devinait que cela tenait sûrement à des raisons commerciales […] le livre sera sans doute le best-seller montpelliérain des prochaines semaines et, par conséquent, une excellente idée-cadeau pour les fêtes de fin d’année ». Une réserve toutefois et qui venait du prix, 238 francs soit environ 34 euros.

La politique de la maison Privat était et demeurera celle que le directeur de la collection des villes exprimera en 2008 : n’éditer un ouvrage que « s’il était déjà en partie payé par des achats massifs d’une ou plusieurs collectivités » 5. A fortiori après la disparition de Pierre Privat et la prise en main des Éditions par le Laboratoire Pierre Fabre.

Pour l’heure, en ce mois de novembre 1984 à la Salle Pétrarque, et bien que le coordinateur du volume n’ait pas caché qu’« embrasser mille ans d’histoire est un exercice difficile », les différents angles d’approche vont être appréciés d’emblée. Le député-maire voyait dans cette Histoire « le symbole d’une histoire d’amour vers le passé et un pari sur l’avenir ». Insistance était faite sur une « cité célèbre pour sa tolérance universelle », ce qui mériterait assurément plus de distance critique. Le thème du lieu de rencontre entre différentes cultures et civilisations est lancé avec ces médecins « venus des quatre coins de la Méditerranée ».

Le Directeur-Général des Éditions Privat, M. Suaudeau, de féliciter les auteurs et les libraires puisque tous les ouvrages « vendus en souscription sont quasiment épuisés ». Philippe Wolff se félicite de ce « très gros succès » (16 novembre). De fait, dès janvier 1985 allait sortir la 2e édition, le premier tirage, 9 000 exemplaires, couvrait à peine les 8 800 souscriptions. Second tirage de 3 500 exemplaires et qui ne sera pas le dernier. Dominique Autié (Privat) va parler d’un « succès spectaculaire […] il a fallu réimprimer sitôt paru » (2 août 1985). Troisième édition en mai 1989 et nouvelle édition « revue et augmentée » en mai 2001 alors que quatre des premiers auteurs étaient morts : Guy Romestan, Jean Combes, Anne Blanchard et Bernard Vielzeuf. Le dernier chapitre fut revu de fond en comble et celui des origines fut écrit à nouveaux frais. Il va également de soi que la chronologie placée à la fin du volume fut complétée d’une édition à l’autre.

Ainsi en 1984, la dernière date, mentionnée au 8 novembre, concernait « l’inauguration à l’hôpital Lapeyronnie du 1er appareil français d’imagerie par résonance magnétique nucléaire (RMN) ». En 1989 s’ajoutaient les « Premières rencontres Euro-Médecine » (1985). En 2001, les Sciences Économiques à Richter (1994), la Piscine Olympique à Antigone (1996), la Coupe du monde de football au Stade de la Mosson (1998), la première ligne de tramway (1er juillet 2000) et, en novembre de la même année, l’ouverture de la Nouvelle Bibliothèque Municipale.

Trois ouvrages auraient pu figurer dans les compléments bibliographiques : Marcel Barral, Les noms de rues de Montpellier du Moyen-Âge à nos jours, Espace-Sud, 1989 ; Fabrice Bertrand, Montpellier une vraie ville bourgeoise, Recherches, UMR 5045, Université Paul-Valéry, 2001 ; Jacques Brès et Philippe Martel (dir.), Les noms de Montpellier, Praxiling, Université Paul-Valéry, 2001.

Au total sans doute plus de 14 000 exemplaires vendus. (Fig. 3)

Mai 1984. Présentation de l'Histoire du millénaire
Fig. 3 Mai 1984. Présentation de l'Histoire du millénaire

Pour le Millénaire de Montpellier, en 1985, avait été publiée la première Histoire de Montpellier des origines (985) à nos jours.

Trente années après, ce sont 28 collaborateurs qui ont été associés à une entreprise destinée à tenter le bilan des « Années Frêche », le député-maire décédé en 2010 et connu de la France entière et au-delà. De si nombreuses participations présentent des avantages évidents comme aussi quelques inconvénients.

Avantages ? Apporter du neuf grâce à des investigations plus poussées et des recherches récentes. Ainsi du premier chapitre sur « Montpellier avant Montpellier » avec le bilan des fouilles archéologiques (Michel Christol). Pour le Moyen-Âge, on retiendra en particulier les 22 pages de Pierre Chastang sur « L’émergence et l’affirmation du consulat » contribution assortie de 62 références bibliographiques ; Geneviève Dumas, professeur à Sherbrooke, consigne bien que « l’apport direct des érudits juifs à l’élaboration de l’enseignement relève désormais de la légende » (p. 110) comme le Doyen Gouron l’avait souligné à la différence des propos anachroniques d’un Georges Frêche. Donc, une contribution très savante, c’est-à-dire pointue. Bonne référence aux travaux de Daniel Le Blévec. De son côté, Vincent Challet : « Montpellier dans la guerre de Cent ans » n’omet pas de rendre hommage, à propos de l’économie, aux « excellentes pages de Jean Combes » dans un chapitre dont l’humour ne gâte rien. Pour l’époque moderne, Arlette Jouanna élargit le propos qu’elle avait formulé en 1985 (cf. référence au Siècle des Platters 1499-1628 d’É. Le Roy-Ladurie, Fayard 1995 et 2000). « Être protestant à Montpellier XVIe-XVIIIe siècle », un sans-faute sans surprise signé P.-Y. Kirschleger. Sur le judaïsme, les contributions de Mikaël Iancu. À propos des arts et de l’architecture, Thierry Verdier mentionne fort à propos le Montpellier monumental de Jean Nougaret, (Éd. du Patrimoine 2005) et rend compte de ses propres travaux sur d’Aviler. En 2013, la thèse d’Hélène Berlan sur Faire sa médecine au XVIIIe siècle […] Recrutement et devenir des étudiants montpelliérains (1707-1789), PUM 2013 complète ce que l’on pouvait déjà savoir, sans mentionner toutefois la remarquable étude statistique de Dominique Julia, in Histoire des Universités de France (s.d. J. Verger, Bibliothèque historique Privat, 1986) : cette étude comporte une carte sur l’origine universitaire des médecins exerçant vers 1803-1806 soit 1 101 diplômés de Montpellier, très loin devant Toulouse (226) Caen (195), Reims (156), Besançon (122) et Paris (72), soit 45 % pour Montpellier (carte p. 167), toute la France d’un Grand Sud-Ouest et Sud-Est. Mais c’est à ce propos qu’il convient de s’interroger car « Montpellier est une université de passage […] on vient désormais achever ses études à Montpellier » et prendre le grade … ainsi du célèbre Breton Laënnec en 1773 : outre le prestige de la Faculté, le … coût du grade 520 livres contre 5 600 à Paris (p. 191) ! Était-il malséant d’ignore le fait ? Qu’un petit peuple soit « récemment alphabétisé » (p. 256) demanderait une démonstration statistique. Au demeurant nos auteurs semblent désormais éloignés des suggestions de l’histoire des Annales : ils content plus qu’ils ne comptent. Ainsi des pages bien tournées de Bernard Peschot sur Cambacérès, Cambon et Chaptal ; d’Yves Billard sur les Droites (1819-1939) ou Rémi Pech sur les Gauches.

Un fort chapitre 7 est consacré à Montpellier capitale viticole ?, avec ses prolongements dans l’urbanisme, la lutte contre le phylloxera, la révolte de 1907. Les guerres 1914-1962 et leurs répercussions sont présentées dans le chapitre 8, y compris l’arrivée massive des « rapatriés ». Chapitre 9 sur la vie politique depuis 1945 : une bonne étude du Midi Libre, le quotidien régional (Philippe Lacombrade). Du même auteur « La Droite », Rémi Pech traitant de la gauche avant puis avec Georges Frêche dont la « passion excessive » a valu « des oppositions souvent mesquines » à celui qui « releva avec brio des défis multiples » (R. Pech p. 498). Chapitre 10, 1977-2010 « histoire d’une mutation » traite de l’aménagement urbain mené par le géographe Raymond Dugrand (J.-P. Volle) : Odysseum « le plus grand centre commercial de France », l’espace Comédie-Polygone… « le plus grand espace piétonnier d’Europe » (p. 526), le Corum « un des centres de communication les plus attractifs de France […] un lieu unique » (J.-P. Volle) ; le développement du tourisme de ce même auteur, prompt aux envolées lyriques. Christian Amalvi argumente 5 pages sur La Gazette de Montpellier et ses 130 000 lecteurs hebdomadaires (p. 555).

Le chapitre 11 consacré aux mentalités et croyances est moins flamboyant : bon pour le protestantisme, plus succinct sur le judaïsme et le catholicisme. Le sociologue Mohand Khellil traite de l’islam (statistiques de 2011) avec sa visibilité croissante. Philippe Lacombrade aborde « Franc-maçonnerie et Libre Pensée sur le long terme (1744-2010). Des pages bien documentées : en 2010, 52 ateliers et 2 270 frères (p. 626) « une place forte française » entre recherche de sens, « affaires et suspicions ».Bonne présentation des cimetières, le protestant étant « l’un des rares cimetières privés urbains en France » propriété de l’Église réformée.

Chapitre 12 sur l’Éclat intellectuel, culturel, artistique et sportif de la Cité : l’Université et ses maîtres depuis 1808, des noms, des chiffres, des engagements dans la Cité ; les établissements secondaires (Louis Secondy) ; la peinture de F.-X. Fabre à Bioulès en passant par Courbet à cause du mécène Bruyas, sans oublier Frédéric Bazille et Pierre Soulages. L’architecture autour de Frêche est traitée par Thierry Verdier avec l’appel à de grands architectes « vedettes internationales ». L’auteur aborde, lui, discrètement, l’une des conséquences de ces entreprises, à savoir « une pression fiscale pesante » (p. 710). Les écrivains et penseurs d’Auguste Comte – qui ne fit guère qu’y naître – à Frédéric-Jacques Temple. Utile référence à Louis Figuier et son épouse. Marie-Jeanne Verny traite de la « ville occitane » avec, au XXe siècle, les Charles Camproux, Max Rouquette, Robert Lafont, Philippe Gardy ou Jean-Marie Petit. C. Amalvi va conclure sur les « Trente Glorieuses culturelles » (1977-2010) ou … du « désert culturel » à une diversité des offres : alors, « une lubie d’autocrate » ? …non, il faut démentir « ces rumeurs calomnieuses » ou de la défense du bilan G. Frêche, ce « despote » mais éclairé. « Le sport à Montpellier… un tremplin médiatique » (J.-P. Volle, C. Amalvi) depuis le SOM (Stade Olympique Montpelliérain) vainqueur de la Coupe de France en 1929 ; le volley-ball plus que le rugby dont les terres d’élection vers le Sud-Ouest commencent à Béziers. Louis Nicollin a même, bien entendu, sa photo ; le handball… la piscine olympique d’Antigone, le stade Philippidès (1988). En 1997 selon L’Équipe, Montpellier est devenue la « ville la plus sportive de France » (p. 766). Même appréciation en 2012. En 1998, le Stade de la Mosson accueille la Coupe du monde de football…

Chapitre 13 consacré à la mémoire : celle des rues tout d’abord ; de bonnes pages de Richard Vassakos. Sur la IIIe République, processus de républicanisation de l’espace : 22 changements en 1882. En 1920 il reste encore 38 noms de saints… « que l’on pourrait bien remplacer ». Rue de Verdun dès 1917. Grand-rue Jean Moulin en 1947. À partir de 1979, mise en place partielle d’une signalétique français-occitan. Avec G. Frêche, appel à des sommités internationales… Trotski, Salvador Allende… Les Statues (Amalvi, Vassakos) de Louis XIV au Peyrou au Moïse de Michel-Ange, mais encore Marat, Robespierre, Saint-Just… Lénine, qui déchaîne les polémiques. Mais encore Mao, Gandhi, Nasser, avant G. Frêche lui-même en 2012. Discrétion à propos des coûts ?

Quelques pages dédiées au féminin… de Marie de Montpellier à Hélène Mandroux. Les étudiantes peu à peu. En 2014 les trois universités ont des présidentes et, en 2000 la mairie une femme à sa tête. Ne pas oublier que la Vierge figure au blason de la ville. L’histoire continue.Chronologie un peu trop généreuse pour le très contemporain, 32 références depuis 2000. Bibliographie par auteur qui révèle cet inconvénient : tels auteurs citent une abondance de références – jusqu’à 62 -, tels autres cinq et même deux…

NOTES

1. E. LeRoy-Ladurie, Le Siècle des Platter, 1499-1628, 2 vol., Paris, Fayard 1995 et 2000.

2. Cf. Louis Secondy, « Un fécond pionnier de l’histoire régionale. Germain (1838-1886), L’Université de Montpellier, ses maîtres et ses étudiants depuis sept siècles 1289-1989, 61e Congrès de la FHLMP, Montpellier, 1995 ; et Daniel Le Blevec notice, La Faculté des Lettres de Montpellier. Portraits de professeurs (s.d. J.-P. Laurens et J.-B. Renard, PUM, 2013).

3. Pour une vue d’ensemble sur « les » Fabrège, cf. notre communication à l’Académie des Sciences et Lettres « Frédéric Fabrège (1842-1915) : de Montpellier à Maguelone », Bull. Académie…, 2016

4. Le volume entendait donner un complément à l’Histoire du Languedoc (s.d. Ph. Wolff) publié chez Privat en 1967, car sur 523 pages le XXe siècle n’en occupait que 19.

5. 16 juin, à l’auteur de l’article. Il ajoutait que « Six mois après la sortie de l’édition du Millénaire, le maire de Montpellier [G. Frêche] faisait paraître chez Privat sa thèse de 3e cycle sur son village natal de Puylaurens peut-être 30 ans après sa soutenance ».

Une autre « nouvelle histoire » de Montpellier Jeannine Redon,
Nouvelle histoire de Montpellier

Il est cent façons d’écrire l’histoire, d’Hérodote à Franck Ferrand 1, parmi lesquelles plusieurs sous label universitaire, et bien davantage encore qui s’exonèrent de cette contrainte. L’actualité éditoriale régionale illustre cette diversité d’approches à propos de l’historiographie de Montpellier. A peu près en même temps que sortait la Nouvelle histoire de Montpellier chez Privat et sous la direction des professeurs Christian Amalvi et Rémi Pech, paraissait, portant le même titre, un ouvrage signé de Jeannine Redon publié aux éditions du Mont. L’auteure est bien connue à Montpellier où elle anime depuis de nombreuses années des activités de mise en valeur du patrimoine local, et organise en particulier des visites guidées et mises en scène avec des comédiens amateurs. Mais elle n’est pas une simple « animatrice », et cumule titres universitaires et publications en nombre. Déjà docteur en archéologie, elle est aujourd’hui doctorante en histoire (Centre Norbert Elias à l’EHESS-Marseille) et travaille sur le milieu des artisans contre-révolutionnaires à Montpellier.

Côté publications, depuis 1981 et son À travers le fief des Guilhems couronné alors par l’Académie française, elle a sorti en 2010 Sur les traces des templiers et des hospitaliers, deux ouvrages qui abordent l’histoire passée sous l’angle de guides culturels invitant à un tourisme érudit et grand public. Démarche qu’elle approfondit inlassablement, au fil de plusieurs éditions successives de sa monographie de la capit ale languedocienne. Les vieux Montpelliérains ont peut-être dans leur bibliothèque l’Histoire de Montpellier de la fondation jusqu’à 1914, publiée en 2002 à la défunte imprimerie de la Charité. Ces 285 pages ont été refondues par la suite dans les 200 pages de l’Histoire de Montpellier à travers ses personnages (Nouvelles Presses du Languedoc, 2013), avant que ne paraisse la Nouvelle histoire…, 270 pages grand format, récompensée par l’Association française des journalistes et écrivains du tourisme (AFJET), et qui fait l’objet de cette recension.

Nouvelle histoire de Montpellier
Nouvelle histoire de Montpellier

Par bien des côtés, ces deux Nouvelles histoires sont aux antipodes l’une de l’autre. J’ai eu l’occasion de critiquer le volume d’Amalvi-Pech 2, et il n’y a pas lieu de revenir sur la déception procurée par la lecture de cette somme. Mais il n’est pas inutile pour nos lecteurs, et pour le public à la recherche d’un ouvrage de référence sur Montpellier, de mettre en évidence tout ce qui sépare ces deux façons d’écrire l’histoire de la ville – sans qu’il y ait lieu d’arbitrer entre elles. Deux caractéristiques particulièrement éclatantes sont significatives des différences de conception des deux ouvrages. Amalvi-Pech tablent sur l’érudition universitaire, avec le corollaire de la spécialisation et de l’appel à une multitude d’auteurs (plus de 25), au risque d’un morcellement du discours et de l’absence de fil conducteur visible (laissons de côté la question de savoir si les spécialistes convoqués sont tous à même de maîtriser l’érudition nécessaire, pour ne retenir que l’objectif revendiqué). Face à cette armada, J. Redon assume la responsabilité d’une aventure solitaire, armée de ses seules lectures et de ses investigations propres : sur bien des aspects ou périodes de l’histoire locale, elle pourrait faire figure d’amateur face aux professionnels. La seconde caractéristique concerne le champ chronologique couvert : si le point de départ est identique (Montpellier avant Montpellier), Amalvi et Pech avaient choisi de favoriser la période contemporaine (et tout particulièrement l’ère « frêchiste »), tandis que Redon, de façon constante de livre en livre, se borne à 1914, c’est-à-dire au long XIXe siècle, et ignore totalement l’histoire contemporaine de la ville. Dans les deux cas, boursouflure d’un côté, désert de l’autre, l’équilibre du discours est malmené.

Jeannine Redon propose à ses lecteurs un point de vue cohérent et maintenu tout au long de l’ouvrage : l’ancienne guide-conférencière s’appuie sur son expérience pour capter l’attention de ses lecteurs en mettant en avant les personnages mémorables de l’histoire de la ville, et les lieux qu’ils ont habités ou parcourus, au fil des rues et places du vieux Montpellier. Le lien, sensible et concret, est ainsi maintenu en permanence entre des silhouettes rendues vivantes par le recours à des éléments biographiques volontiers anecdotiques, et les traces qu’elles ont laissé dans la pierre et que pointe l’index de notre guide. Les centaines d’illustrations qui accompagnent le texte – certes en petit format, mais souvent de bonne qualité -, portraits, paysages et surtout détails d’architecture, mettent en valeur un patrimoine urbain de moins en moins accessible avec la clôture des anciens hôtels particuliers de la ville. Certes, le format (et le poids) du livre n’en font pas un vade-mecum du touriste cultivé (et une édition de poche en sacrifiant les illustrations raterait son but), mais le Montpelliérain de naissance ou d’adoption trouvera ici mille occasion d’aiguiser son regard et de se (re)mettre en mémoire les grandes – et petites – heures de sa ville.

Inutile donc de chercher dans ce volume des courbes économiques ou financières, des statistiques démographiques ou des analyses structurelles de la société montpelliéraine. Ces chapitres arides de l’historiographie moderne ne sont pas de mise ici, mais les partis pris épistémologiques de l’auteure peuvent générer des conséquences inattendues et tout à fait bienvenues. En mettant l’accent sur les personnages marquants, leur biographie, leur généalogie, l’auteure soutient son texte d’illustrations imprévues, telles l’évocation de l’abbaye de Grandselve, en Lomagne (à propos de Guilhem VI, page 47), le monastère catalan de Poblet (pour la retraite de Jacques le Conquérant, page 58) ou des églises lozériennes à propos d’Urbain V (page 66). Mais c’est aussi l’évocation de Franceze de Cezelli avec la forteresse de Leucate (page 108), ou celle de l’Intendant d’Aguesseau par une vue du canal du Midi (page 145). Jeannine Redon, en s’arc-boutant sur l’histoire la plus traditionnelle – celle des grandes dates et des grands hommes – donne à voir les contours d’un espace de vaste dimension, fait de relations mouvantes, et tel qu’il pouvait être perçu depuis Montpellier : choix historiographique et pédagogique qui ne manque pas de pertinence au regard d’une histoire urbaine enfermée dans ses limites communales.

La limite de l’exercice réside plutôt dans l’abondance des anecdotes, dont on voit bien l’usage qui peut s’en faire lors d’une visite guidée de la ville, mais dont certaines ne s’imposent pas dans un livre de cette ambition. Par contre, elles sont les bienvenues lorsqu’elles contribuent à rendre sensibles les soubresauts de l’histoire sociale. Ainsi de l’émeute de 1645, provoquée par l’annonce de taxes supplémentaires pour fêter « le joyeux avènement » de Louis XIV. Elle donne lieu à un récit dominé par la figure de la Branlaïre, meneuse énergique et tragique (page 114) – récit qu’il est d’ailleurs intéressant de comparer à celui de Stéphane Durand (Amalvi-Pech, page 188) qui insiste sur les dégâts commis par la foule en furie et passe sur les pendaisons de plusieurs des émeutiers.

Même si j’ai plutôt mis en évidence le caractère traditionnel de cette histoire (avec les aspects positifs d’un tel choix), on ne peut négliger de prêter attention à l’ambition de l’auteure, de faire œuvre innovante et de justifier le qualificatif de « nouvelle » appliqué à sa monographie. Trois phases sont particulièrement visées dans son Introduction (page 9). Tout d’abord, les origines, à propos desquelles les chantiers de fouilles de ces dernières années « ont remis en question beaucoup d’idées traditionnellement admises » et qu’il devenait « évident de considérer autrement ». Le constat s’imposait, partagé qu’il est par l’Histoire d’Amalvi-Pech, puisque les deux volumes décrivent l’espace du « Montpellierais » durant la longue période de « Montpellier avant Montpellier ». Il n’est pas question pour moi de trancher entre les deux textes, que je laisse à l’appréciation des spécialistes : notons simplement que la formation initiale en archéologie de notre auteure lui permet de s’étendre de façon convaincante sur cette longue gestation de la ville.

Jeannine Redon évoque ensuite la période révolutionnaire, « puisqu’une certaine image de la ville a été véhiculée jusqu’à présent à ce sujet ; un certain nombre d’événements graves (…) et beaucoup d’acteurs des événements, ont été ignorés en effet : leur vraie place leur est ici rendue. » (page 9) De fait, l’auteure évoque très longuement quelques épisodes des années 1790 qu’elle analyse comme les premières manifestations du « Midi blanc » : le refus de la Constitution civile du clergé et la reprise des tensions entre Catholiques et Protestants avivent les conflits dans la cité. Successivement, l’affaire des Carmes, celle du plan de l’Olivier, l’affaire des galettes, sont longuement détaillées et montées en épingle, pour dépeindre une ville au bord de la guerre civile pen-dant près de dix ans. Mis en parallèle avec celui de Jean-Claude Gégot (« Une Révolution ‘tranquille’ ? », Amalvi-Pech, pages 259-294), le chapitre « révolutionnaire » de Jeannine Redon apporte moins des révélations factuelles qu’un grossissement assez artificiel de la Contre-Révolution montpelliéraine et des troubles qui en résultent. L’af-faire des galettes (des boulangers ‘accapareurs’ accusés de provoquer la disette, début 1794) que Gégot traite en vingt lignes, occupe quatre pages chez Redon qui en fait le symbole exemplaire des passions politiques et des dif-ficultés économiques de l’époque. Mais il s’agit peut-être plutôt d’une surutilisation de ses recherches universitaires actuelles.

Un aspect intéressant de l’Histoire de Redon est le fil rouge qu’elle essaie de tendre entre cette Contre-Révolution ancrée dans le refus des prêtres jureurs, et la troisième période particulièrement significative qu’elle veut mettre en évidence avec l’âge baroque : « un siècle et demi plus tôt, la reconquête des esprits, après trois quarts de siècles de luttes fratricides entre catholiques et protestants, est présentée aussi dans toute sa stupéfiante et magistrale ampleur. » (ibid). Il s’agit en fait de la Contre-Réforme post-tridentine, que l’auteure, fidèle à sa ligne éditoriale, traite essentiellement (pages 113-124) au travers de l’implantation des ordres religieux et confréries diverses et de leurs réalisations architecturales essaimées dans la ville. Mais il est difficile de percevoir comment la forte présence des ordres religieux au XVIIe siècle suffirait à former cette alliance particulière du trône et de l’autel qui caractérise ce « Midi blanc » analysé par Gérard Cholvy ou Philippe Secondy.

Le choix de Jeannine Redon d’offrir une Histoire à l’usage des touristes invite tout naturellement à s’arrêter sur son traitement du culte de Saint Roch. On sait combien cette figure médiévale a pris de l’ampleur dans la culture locale, et les cérémonies du mois d’août attirent des foules considérables venues du monde entier. Il est donc intéressant de voir comment notre auteure aborde ce qui devrait constituer un moment fort de son Histoire, et prend position entre constructions légendaires et controverses d’historiens 3. Assez curieusement, Jeannine Redon traite le personnage de Roch avec beaucoup de retenue. Dans l’édition de 2002 de son Histoire de Montpellier, la page qu’elle lui consacrait s’abritait sous l’autorité de François Pitangue. L’ancien conservateur de la bibliothèque universitaire, poursuivant l’analyse de Fliche, avait laissé à sa mort une étude sur les sources de l’histoire du saint : Jeannine Redon se réfugiait prudemment dans un récit mêlant confusément faits et légendes. Force est de reconnaître que la Nouvelle Histoire ne va pas plus loin, et campe sur les mêmes sources historiographiques. Nous sommes donc très loin des trois pages que Françoise Durand consacre au saint dans le volume Amalvi-Pech sous l’intitulé « Le culte de saint Roch à Montpellier : une construction progressive », qui s’appuie sur les recherches novatrices de Pierre Bolle, faisant autorité aujourd’hui. Ce dernier renouvelle totalement la problématique traditionnelle et ‘déconstruit’ le récit hagiographique, texte de fiction édifiante ; il démontre la confusion entre le culte du Roch de Montpellier et celui qui s’adresse, antérieurement, à un Roch évêque d’Autun. Les lecteurs intéressés se référeront avec le plus grand profit au bel article de synthèse que Pierre Bolle a donné aux Études héraultaises, en réponse à des questions de Jean-Claude Richard 4. Il est évidemment regrettable que Jeannine Redon ait méconnu cette source : mais il lui eût fallu abandonner la légende du Roch natif de Montpellier pour se concentrer sur le développement du culte qui lui est cependant rendu – ce qui est une toute autre histoire…

Le livre refermé, la principale critique portera sur l’absence totale et délibérée de la période contemporaine. Dans l’édition de 2002, l’auteure conclut sur une ville assoupie à la veille de la grande guerre, qui d’ailleurs « n’apportera pas de grands changements ». La belle endormie s’est figée dans un présent sans histoire. En l’absence de toute explication, on peut aussi imaginer que pour l’auteure il n’est d’histoire que du passé, et que le XXe siècle tout entier est un présent trop proche auquel elle refuse de s’intéresser. C’est tout de même tenir pour rien le réveil en fanfare de la capitale régionale sous la baguette de Georges Frêche, et rester aveugle aux transformations urbaines et architecturales que le maire a impulsées. Peut-être Jeannine Redon goûte-t-elle peu ces bouleversements, mais son silence est incompréhensible dans un livre visant un public de touristes, que frustrera l’effacement du quartier d’Antigone ou des grands monuments de Vasconi ou de Nouvel.

[Guy Laurans, guy.laurans@wanadoo.fr]

NOTES

1. C’est le dernier en date des historiens médiatiques, solidement campé à la radio et à la télévision. A qui lui dénierait le titre d’historien, il faut rappeler que le discours historique n’est pas né avec l’agrégation ou le doctorat d’histoire.

2. « Histoire de Montpellier », Études héraultaises, n° 46, 2016, pages 127-132. En ligne et téléchargeable sur https://www.etudesheraultaises.fr/publi/comptes-rendus-2016-sommaire-des-revues-echangees/

3. Fliche, en 1949, disait déjà « Peu de saints ont suscité autant de controverses que saint Roch : ses panégyristes, sur la foi de récits hagiographiques sans valeur, ont retracé sa carrière avec une inquiétante précision, tandis que d’autres historiens ont été jusqu’à nier son existence » (Académie des Inscriptions et Belles Lettres, comptes rendu des séances, octobre-décembre 1949, page 316).

4. Bolle, Pierre, « Où en est aujourd’hui la recherche sur saint Roch ? », Études héraultaises n° 39, 2009, pp 45-59.