L’Hérault au chevet des cités-martyres du nord de la France (1919-1923)

* Directeur du service départemental de l’Office national des Anciens Combattants
et Victimes de guerre de la Drôme

[ Texte intégral ]

277 millions de mètres cubes de tranchées à combler, 310 millions de mètres carrés de réseaux de fil de fer à enlever, une zone dévastée gigantesque, des paysages ruiniformes s’étendant sur plus de 3,8 millions d’hectares et couvrant dix départements à réanimer, entre 100.000 et 200.000 hectares de forêts disparus à reboiser, des champs contaminés par les métaux lourds à assainir 1, 293.733 édifices totalement détruits à rebâtir, près de 10.000 kilomètres de routes endommagées à restaurer, voici quelques uns des défis étourdissants à relever qui s’imposaient à l’État au sortir de la première guerre mondiale 2. Une gageure, un fardeau, tant ce dernier était affaibli par une dette extérieure colossale 3, tant il était fragilisé par la privation du revenu annuel que lui procuraient les 200 milliards de créances sur la Russie. Et qui plus est, il ne pouvait tabler avec certitude sur les réparations allemandes. Le personnel politique de l’époque avait très tôt pris conscience du caractère titanesque de l’entreprise de relèvement et avait tenté de favoriser les coopératives de reconstruction formées par les sinistrés, avec pour but avoué de décharger le ministère des régions libérées de tout ce qui ne correspondait pas à ses compétences 4. Était-ce suffisant pour répondre au dénuement dans lequel se débattaient les populations du Nord de la France ? A l’évidence, non. Combien de familles croupissaient encore, dans cet immédiat après-guerre, dans des caves insalubres ? Combien s’abritaient dans des baraques de fortune, couvertes à la hâte de tôles et de carton bitumé ? Combien de communes étaient privées de tout équipement viable ? Il fallait envisager d’autres solutions pour dissiper le sentiment d’abandon, pour neutraliser d’éventuelles manifestations de courroux.

C’est alors que l’on vit fleurir d’autres initiatives locales, tout particulièrement, celle du marrainage interurbain. De quoi retournait-il ? Concrètement, il s’agissait pour une commune, une collectivité territoriale, d’adopter une ville ou village et de le « perfuser » en lui accordant aides financières et matérielles. L’idée n’était pas neuve et avait été façonnée, au plus fort de la guerre, en Provence. La presse provençale, désireuse de réagir après les fausses accusations ayant jeté l’opprobre sur le XVème Corps d’Armée 5, et inspirée par le succès des marraines de guerre, lança le concept. L’objectif était limpide : réaffirmer le patriotisme du Midi et en appeler à l’unité nationale. Le Petit Marseillais, l’Éclaireur de Nice, le Petit Var non seulement souscrivirent à cette formule, mais la cultivèrent d’abondance.

Un projet qui ne pouvait laisser insensible le département héraultais, ne serait-ce que parce qu’un certain nombre de ses fils avaient été mobilisés au sein des troupes du XVème Corps. Dans une de ses séances, en 1919, le Conseil général, appuyé par le préfet, avait d’ailleurs tenu à associer ce XVème Corps à l’hommage qu’il rendait au XVIème Corps, au recrutement plus languedocien, en rappelant, au passage, que lors de la première bataille de Verdun, il avait été le seul à prendre à l’ennemi drapeaux et canons 6.

Des villes et un département assiégés

Alors même que les combats faisaient encore rage, le département de l’Hérault s’était enquis du sort des régions envahies. Dès 1915, son Conseil général avait émis le vœu que ces dernières soient exonérées d’impôts et que ceux-ci soient couverts par les départements n’ayant pas eu à souffrir de l’invasion. Le 17 avril 1917, une somme de 500 francs était accordée à l’association « L’Aisne dévastée » 7. Cette sollicitude ne passa pas inaperçue car en 1917 encore, le député du Pas de Calais, Narcisse Boulanger, demanda à ce qu’une délégation héraultaise participe aux tournées organisées sur les zones de front de façon à rendre compte de l’état des territoires reconquis 8. Cet intérêt précoce fit-il que l’Hérault fut ciblé comme potentiel pourvoyeur d’aides privilégié ? Pas impossible. Toujours est-il que l’urgence était telle en 1919, en termes de reconstruction, que les sollicitations furent légion. Tout particulièrement en direction de Montpellier. On se rua à l’assaut de la préfecture héraultaise comme si l’on avait découvert un gisement aurifère. Le 5 février 1919, le maire d’Hénin-Liétard envoyait une supplique à son confrère en le mettant à l’aise : il ne devait pas avoir peur de fournir une aide mesquine ; ce serait un « patronage affectueux », un premier secours. Le 15 juin 1919, le village de Nomeny en Meurthe-et-Moselle, incendié par des bataillons bavarois, signalait à son tour sa situation désespérée, avec la mise en avant de ses 75 morts, pour tenter de forcer une décision en sa faveur. En vérité, les demandes n’allaient que se multiplier par les truchements les plus variés. Le Cercle sportif d’Obernai fit ainsi savoir que toute obole serait la bienvenue. Le 20 mars 1920, la commune du Hamel, « une hernie du front à supprimer » selon Foch, réduite à néant par les Australiens en 1918, en appelait à la générosité des Montpelliérains. Sur ces entrefaites, le 1er avril 1920, Louis Escavy, premier magistrat de Senlis, soulignait, dans une missive, que les Allemands eux-mêmes avaient surnommé sa ville « le nouveau Louvain » et que ce seul rapprochement devait suffire, selon lui, à faire pencher la balance à l’avantage de ses concitoyens. Nombreuses encore furent les communes à clamer leur détresse et à mendier un appui : Mercy-le-Haut (Meurthe-et-Moselle) qui espérait un geste charitable ; Gournay sur Aronde dans l’arrondissement de Compiègne qui déplorait 43 morts parmi ses fils ; ou encore Dormans dans la Meuse 9.

Les prêtres de certaines communes dévastées n’hésitaient pas non plus à prendre la plume pour tenter d’arracher une aide. Tel fut le cas d’André Moussu, le curé de Mons en Laonnois qui intervint avec un argumentaire pesé et charpenté : subtilement, sa lettre rappelait au maire de Montpellier que les enrégimentés de sa cité avaient eu à combattre sur le Chemin des Dames, que des familles telles que les Forton et les Campeau étaient apparentés à une famille célèbre en Laonnois, les Hennezel, qu’à sa connaissance, il n’était d’ailleurs pas exclu que Monseigneur de Cabrières 10 soit lié à la famille maternelle du comte de Hennezel et qu’enfin il avait été le condisciple à Saint-Sulpice du chanoine Blanc, officiant à Montpellier. Il aurait tout aussi bien pu souligner le comportement de soudards allemands qui avaient cravaché le maire de cette commune proche de Laon, M. Sauvresy dont le seul tort avait été d’avoir cherché à protéger les biens mobiliers de ses administrés. Ou pire encore : dépeindre le calvaire subi par Henri Thillois au début de la guerre. Frappé, jeté au sol, piétiné par un cheval éperonné par un sous-officier, il avait été achevé d’un coup de révolver tiré à bout portant 11.

Le curé de la paroisse de Saint Julien, regroupant les communes de Royaucourt et Chailvet, Bourgueil et Montbavin tentera également une intercession en faveur de ses fidèles.

Devant l’afflux des demandes, la municipalité montpelliéraine décida de créer une commission spéciale chargée d’examiner chaque requête.

Ailleurs, de la même manière, on essaya de jouer sur la corde sensible pour emporter une décision favorable. C’est en tous cas ce qui transparaît de la lettre du maire de Noyelles-les-Vermelles à son homologue biterrois : « J’ai l’honneur de solliciter de votre bienveillance un secours pour permettre de reconstituer une pauvre commune dévastée par la guerre. Le brave 296ème régiment qui était en garnison dans votre ville a contribué pour une large part à empêcher l’ennemi de pénétrer plus avant dans notre cher pays. Beaucoup de ces héros sont tombés devant Vermelles et les restes de quelques uns sont inhumés dans le cimetière communal où je prends grand soin de veiller à l’entretien de leur tombe » 12. Ce dernier argument mérite d’être relevé car l’on sait, notamment grâce aux travaux de Beatrix Pau, à quel point la quête du corps, la connaissance du lieu de sépulture, son entretien, comptent dans le travail de deuil entrepris par les familles. Le pèlerinage aux tombes se développa très vite après le conflit. Plus encore, avec la loi du 29 octobre 1921, accordant la gratuité, sur un parcours de troisième classe, pour les ascendants et descendants de militaires et marins morts pour la France souhaitant se rendre au pied de leurs sépultures 13. Les cartes postales en circulation révélaient la physionomie des terres suppliciées et purent ancrer dans les esprits le caractère urgentissime d’une intervention.

Encore fallait-il veiller à respecter l’un des principes républicains fondateurs : l’équité territoriale. Les soutiens devaient n’oublier aucun département ravagé. L’Union des grandes associations françaises pour l’essor national, présidée par Raymond Poincaré, souhaitant justement généraliser le marrainage, avait tenté d’attribuer à chaque département de l’arrière un certain nombre de communes du front. A l’Hérault, il revenait de prendre sous son aile une trentaine de communes de l’Aisne : Blanzy­lès-Fismes, Braine, Brenelle, Bruys, Chéry-Chartreuve, Ciry-Salsogne, Courcelles, Cys-la-Commune, Dhuisel, Glennes, Jouaignes, Lesges, Lhuys, Limé, Longueval, Merval, Mont-Notre-Dame, , Paars, Perles, Presles-et-Boves, Quincy-sous-le-Mont, Saint-Mard, Serval, Vasseny, Vauxtin, Viel-Arcy, Ville-Savoie, Villers-en-Prayères. Les préfets, mandatés par le ministère des régions libérées, relayèrent cette proposition auprès des communes.

On s’en aperçoit, les villes, comme le département héraultais, suscitaient de nombreuses attentes. Reste à savoir comment ils répondirent à cette fièvre obsidionale ?

Pas forcément en exauçant tous les vœux des communes quémandeuses, mais plutôt en adoptant leurs propres critères de choix.

Le choix des filleules

Il n’existe pas de schéma type en matière d’adoption dans l’Hérault. Les critères de décision apparaissent comme très variables.

La ville de Cette, par exemple, fut nettement moins sollicitée que ses consœurs pour la bonne et simple raison qu’elle s’engagea très tôt en faveur de la commune de Longuyon. La ville de Meurthe-et-Moselle, occupée dès 1914, fut un nœud ferroviaire stratégique pour les Allemands car servant à approvisionner leurs troupes à Verdun. A ce titre, elle subit de nombreux bombardements, reçut moult bombes incendiaires qui en firent un champ de ruines. Viols et assassinats 14 avaient de surcroît polytraumatisé la population dès 1914. Par bonheur pour les Longuyonnais, Edmond Augistrou avait exercé les fonctions d’inspecteur des douanes dans leur commune avant d’être muté à Cette en 1915. Surtout, rien de ce qui concernait son ancienne terre de fonction ne lui était indifférent. Aussi, s’entremit-il entre les mairies des deux villes. Il faut croire qu’il sut se montrer convaincant puisque le 8 août 1919, Longuyon était adoptée avec la promesse de recevoir un don de 10.000 francs. Et il ne s’en tint pas là, il monta ensuite un comité de parrainage avec des acteurs de la presse locale qui réussit à recueillir la somme de 197.097,25 francs 15.

Une commune voisine s’engagea également très tôt dans la voie du marrainage. Il s’agit de Frontignan. Ayant réalisé des bénéfices pendant la guerre, grâce à son service de ravitaillement civil, la mairie put dégager, dès le 3 octobre 1919, une somme de 5 000 francs qui fut offerte à Noyelles-sous-Lens, une ville du Pas-de-Calais détruite par les Allemands. D’autres dons seront acheminés, singulièrement après le déroulement d’une « Journée de Noyelles » en 1920.

Pour sa part, Béziers considéra qu’ayant accueilli de nombreux réfugiés issus de Noyon (Oise) pendant la guerre, il était, somme toute, assez logique d’accompagner leur réinstallation dans leur ville d’origine. A sans conteste pesé, également, le souvenir de l’affaire du XVème Corps qui avait rejailli sur tous les soldats du Midi et leurs familles. Laver l’affront restait une préoccupation sensible. C’est en tous cas ce qui transparaît de cette déclaration du président du comité d’arrondissement de Béziers relayée par le journal l’Hérault le 7 avril 1920 : « Rappelez-vous la criminelle légende qu’on avait répandue en 1914 : nos soldats du Midi ne faisaient pas, disait-on, leur devoir. Les soldats du Midi ont répondu en se faisant tuer : leurs corps d’armée se sont couverts de gloire ; leurs régiments ont gagné des fourragères et les citations dont ils ont été l’objet sont là pour témoigner de leur bravoure et de leur héroïsme. La tourmente est passée, chacun a repris son poste pacifique, mais ce n’est pas suffisant. Les civils de Béziers aujourd’hui, prenant modèle sur les Poilus de la Grande guerre et pour répondre à leur tour à certaines critiques aussi injustifiées que les autres doivent coopérer largement et sans compter au relèvement de Noyon dévastée et meurtrie ».

A Montpellier, la commission ad hoc emprunta à la fois la voie tracée par l’Union des grandes associations et tint également compte des théâtres d’opération sur lesquels s’illustrèrent des soldats de la cité. C’est ainsi que la ville devint la marraine de Braine, Ciry-Salsogne dans l’Aisne et Vermelles dans le Pas-de-Calais. Pour les deux premières, l’intercession de Mademoiselle de Langalerie, déléguée de l’Œuvre des villages libérés ne fut sans doute pas étrangère à ce choix. Ses rapports circonstanciés soulignant l’accablement des communes ; et le fait qu’elles urent toutes deux sur la liste établie par l’Union des grandes associations ; ont pesé 16.

L’état descriptif des villes et villages, lu ou parcouru dans la presse, a pu tout aussi bien attendrir. Comment ne pas compatir au sort de Braine, riche chef-lieu de canton de 1500 habitants avant guerre qui à présent n’était plus qu’un champ de ruines, après avoir subi l’occupation allemande du 2 septembre 1914 à la première bataille de la Marne, après s’être trouvé ensuite à 7 kilomètres des lignes de front, ce qui lui avait valu 102 bombardements et 2600 obus. La collégiale Saint-Yves, l’un de ses joyaux, avait été particulièrement touchée et l’on estimait les frais de restauration des bâtiments publics à 2,2 millions de francs 17.

Certaines rues n’étaient plus qu’amas de pierres : un martyre qui lui avait valu la Croix de guerre. (Fig. 1)

Fig. 1 - Les plaies béantes de Braine en1920. (Coll. particulière)

Même constat et même démarche en faveur de Ciry-Salsogne, autre commune de l’Aisne donnant sur le sud de la vallée de la Vesle, sise sur la voie ferrée, ô combien névralgique, Reims-Soissons. Après guerre, le village n’était plus qu’un champ de ruines. Les Allemands avaient miné le château du XVIIème siècle, avaient utilisé d’abondance les obus asphyxiants, ypéritant notamment les « creutes » 18 qui servaient d’abris aux troupes françaises. Il ne subsistait quasiment rien de la gare, de la poste, de l’église. Le bilan était désastreux. Nombreux étaient désormais les jardins impropres à la culture. De 600 âmes avant guerre, Ciry-Salsogne était passée à 342 habitants en 1921.

Le passage d’un régiment héraultais, ainsi que l’état de délabrement d’un village purent emporter la décision. Ce fut le cas de Vermelles, dans le Pas-de-Calais. Dès 1915, le journal l’Illustration en avait fait l’archétype du bourg reconquis au prix d’une guerre de rues sans merci. Et quel prix ! Pas une seule maison intacte, d’innombrables pans de murs sans toits, d’innombrables cratères béants issus des bombardements. Les deux édifices de référence, à savoir la brasserie-malterie de Maurice Wattebled et la demeure de ce dernier, appelé le Château, n’étaient plus qu’amas de décombres. Il ressortait de l’article que Vermelles n’était plus que « le squelette d’une bourgade longtemps bombardée, énergiquement attaquée par nous, désespérément défendue pendant 66 jours par l’ennemi qui l’occupait » 19. On avait invité le prince de Galles et les attachés militaires des pays neutres à se rendre sur place afin de percevoir l’âpreté des combats. (Fig. 2)

Fig. 2 - Le château de Vermelles après une année de combat (cliché L’Illustration, 3 avril 1915)
Fig. 2 - Le château de Vermelles après une année de combat (cliché L’Illustration, 3 avril 1915)

L’invite du préfet aux autres communes héraultaises fut diversement suivie. Poussés par le secrétariat français des villages libérés, les cantons de Lodève, de Gignac et du Caylar s’engagèrent pour Dhuizel, Vauxtin, Chassemy. De jeunes Lodévoises encadrées par le comité local de la Croix rouge vendirent des insignes pour secourir Dhuizel lors de la fête et la foire de la Saint Fulcran 20 ; une tombola suivit au mois de juillet. L’arrondissement de Saint-Pons s’occupa de Jouaignes et Quincy-sous­le-Mont. 6850 francs furent récoltés (voir annexe 2) et répartis au prorata des populations. Au total, si l’on en croit les notes préfectorales, seulement la moitié des communes proposées à l’adoption par l’Union des grandes associations put bénéficier d’un soutien héraultais 21.

Quant au Conseil général de l’Hérault, après avoir voté, le 8 octobre 1920, le principe d’une aide de 500.000 francs en faveur des régions libérées, il lui restait à définir le ou les bénéficiaires de cette manne. Un membre de la commission des finances fut dépêché à cette fin dans le Pas-de-Calais. Là, « cornaqué » par le préfet Leuiller, lui-même ancien sous-préfet de Lodève, il put arrêter un choix. Dans un premier temps, il pensa subventionner Vermelles, tout simplement parce que les régiments de Montpellier (281ème RI) et de Béziers (296ème RI) avaient repris le village aux Allemands en 1914. Mais la commune était déjà la protégée de Montpellier. Il se retourna donc vers Bertincourt et Bullecourt, deux communes tout aussi meurtries par la « fureur teutonique ». Bertincourt, chef-lieu de canton, aux confins des départements du Nord et de la Somme, comptait, avant-guerre, 1400 habitants, une brasserie, et deux usines de portes-plumes. Envahi le 27 août 1914, occupé et pillé par les Allemands jusqu’en août 1918, ce gros bourg était totalement ruiné et avait vu sa population tomber à 900 habitants. Pire était peut-être encore le sort de Bullecourt. Ce village agricole, qui comptait 396 âmes en 1914, avait été le théâtre d’une des plus farouches batailles au moment des offensives anglaises d’avril-mai 1917. Les troupes britanniques voulaient alors enfoncer la ligne Hindenburg pour libérer Arras. Dix mille soldats australiens perdirent la vie dans l’opération. Bullecourt subit un pilonnage sidérant. Complètement rasé, on n’y distinguait même plus en 1918 l’emplacement des maisons. Seuls une centaine d’habitants y vivotaient encore. Les archives départementales conservent une enquête évaluant les dégâts subis par les communes du Pas de Calais au cours des combats. Bertincourt et Bullecourt y sont répertoriées comme ayant été détruites à 100 % 22. Bullecourt accueille aujourd’hui sur son sol l’ANZAC Day (Australian and New Zealand army corps), histoire de rappeler le lourd tribut payé par les soldats australiens au conflit. Le 11 avril 1917, et pour cette seule journée, 3300 diggers23 furent tués et 1170 faits prisonniers. (Fig. 3)

Fig. 3 - L’usine Pennelier (articles de bureau) à Bertincourt avant et après la guerre (coll. particulière)
Fig. 3 - L’usine Pennelier (articles de bureau) à Bertincourt avant et après la guerre (coll. particulière)

Marrainer, adopter ne se résuma pas toujours à une simple attribution de fonds. Les donateurs y adjoignirent des messages d’empathie. A Béziers, fut ainsi composé et interprété un hymne à la gloire de Noyon (voir annexe 1). (Fig. 4)

Partition de l’Hymne à la ville de Noyon 22 (texte de Pierre Jalabert sur une musique de Jean Nussy-Verdié)
Fig. 4 - Partition de l’Hymne à la ville de Noyon 22 (texte de Pierre Jalabert sur une musique de Jean Nussy-Verdié)

L’utilisation des fonds reçus

Lorsqu’on réintégrait un village dévasté, parfois complètement rasé, où sa maison natale, où les lieux de sociabilité que l’on avait fréquenté n’étaient plus que gravats, le trauma était immense. Les habitants se voyaient privés d’une part essentiel de leur héritage mémoriel.

Comme l’a montré Florence Prudhomme 24, chacun dispose d’un espace psychique où sont engrangées les premiers jours, les premières images, les premières sensations. Les premiers endroits fréquentés font partie intégrante de ce paysage intérieur, de cet habitacle mémoriel, de cette chambre d’écho qui se construit au fil des ans. Ces repères disparus, le doute, l’instabilité, l’errance avaient tout loisir de prospérer. Aussi, plus vite la reconstruction se déroulerait-elle, plus vite les villages reprendraient forme, et plus vite les populations se réapproprieraient une partie de leur passé antérieur et entameraient une forme de résilience. Le département de l’Hérault y contribua.

A Noyon, détruite à 80 %, les dons biterrois furent dévolus à l’achat d’une cloche 25, à la construction de bains-douches et au financement du monument aux morts. Ce dernier présentait quatre panneaux relatant quatre épisodes majeurs de la vie de la cité pendant le conflit, à savoir la prise d’otages civils du 29 septembre 1914, l’entrée des troupes françaises du XIIIème Corps en mars 1917, les ruines de Noyon le 25 août 1918 et enfin la remise à la ville de la Légion d’Honneur et de la Croix de guerre le 11 juillet 1920 par le maréchal Joffre. Ils étaient l’œuvre du sculpteur Emile Pinchon. Toute une série de liens s’étaient tissés entre les communes. Monsieur Noël, maire de Noyon s’était déplacé, le 30 mai 1920, à Béziers, pour l’inauguration de la kermesse-exposition organisée par le Comité pour le relèvement de Noyon. Béziers était devenu membre d’honneur de la section de Noyon de l’Œuvre des vieux militaires et combattants et lui versa une subvention de 200 francs 26.

Dans le Pas-de-Calais, Vermelles orienta les dons reçus vers la construction d’un mur de clôture du cimetière communal. Le conseil municipal sollicita également l’autorisation du préfet de faire le placement de 25.000 francs en obligations ou lots du Crédit national. Les intérêts de ce placement devaient servir à soutenir la consultation des nourrissons. Il faut croire qu’il en alla ainsi puisque quelque temps après, cette consultation fut rebaptisée « Fondation de la ville de Montpellier » 27. Bertincourt en usa pour reconstruire des édifices communaux. Idem pour Bullecourt qui put investir parallèlement dans des bains douches et une pompe à incendie 28.

Dès 1919, Frontignan avait envoyé quelques mandats. Une somme de 5 000 francs avait suivi ainsi qu’un crédit de 500 francs pour participer à l’érection du monument aux morts de Noyelles-sous-Lens.

En pays axonais, à Ciry-Salsogne, le coup de pouce montpellierain servit à assurer l’éclairage des rues et à relever les bâtiments communaux. Des travaux de canalisation furent entrepris pour résoudre le problème de l’accès à l’eau potable. La presse de l’époque soulignait d’ailleurs le manque d’hygiène régnant dans le village et imputait à celui-ci un développement anormal de la tuberculose. A Dhuizel, les 5 000 francs lodévois furent utilisés pour la remise en état des adductions d’eau. A Vauxtin, furent offerts des arbres fruitiers. Une délibération du conseil municipal de Vauxtin, en date du 8 février 1925 fait état de l’utilisation de 1315 francs pour l’achat d’un vitrail avec inscription rappelant les donateurs de la ville de Lodève 29.

Braine, quant à elle, reçut 2500 francs du Comité des fêtes de Montpellier. Crédit affecté à la restauration du lavoir du boulevard National. Un boulevard à la reconstitution duquel furent aussi dévolus les 15 000 francs de la municipalité de Montpellier 30.

Certaines communes bienfaitrices tinrent à être informées de l’utilisation des sommes offertes. C’est le cas de Montpellier. Ce faisant, certes, on manifestait son souci de suivre la trace des fonds accordés, mais on était aussi amené à appréhender la guerre sous le prisme du vécu quotidien des populations.

« Lorsque l’armistice est signé, la France doit entamer une véritable révolution affective, idéologique et cognitive pour se déprendre de ce qui a rempli sa vie pendant plus de quatre ans. Les Français vont devoir réapprendre à penser autrement, à vivre autrement » 31. Ce constat émane de la plume du prix Goncourt, Pierre Lemaître. Il est plein d’à propos. L’adoption de villes par des consœurs contribua à créer de nouveaux liens de solidarité, à tisser de nouvelles relations entre collectivités locales et conduisit à s’émanciper en partie de la tutelle de l’État tout en consolidant le régime. Une républicanisation via la municipalisation et la départementalisation des interventions publiques 32 s’opéra. De plus, accepter le principe d’être redevable, vouloir redonner vie à la « terre des morts » confirme l’existence et l’enracinement d’une culture patriotique. L’instruction gratuite et obligatoire avait sans conteste permis une meilleure appréhension de l’espace géographique français. Les hostilités firent qu’on l’arpenta en tous sens et que l’on s’y identifia davantage encore. L’après-guerre, au travers des adoptions interurbaines, renforça encore l’articulation des territoires, leur décloisonnement. La conflagration avait été l’occasion de mettre en place une police des mots et des noms de lieux. Le hameau franc-comtois des Allemands avait été rebaptisé hameau des Alliés, la station de métro Wilhelm renommée station Jaurès. Quant au chocolat viennois, il était soudain devenu liégeois, l’eau de Cologne avait fait place à l’eau de Pologne, les dogues du Holstein aux Danois 33. De la même façon, la paix revenue, avec les marrainages, la toponymie devait s’affirmer comme un outil fiduciaire de réconciliation de l’arrière et du front, une preuve et une trace de reconnaissance du Nord à l’égard du Midi. En 1922, Noyon eut sa place de Béziers. Sacrifiée pour faire place au théâtre du Chevalet en 1999, on eût pu craindre qu’elle ne réapparaisse jamais. C’était sans compter sur la profondeur des liens créés en cette immédiate après-première guerre mondiale. En 2009, le parvis du monument aux morts redevenait la place de Béziers 34. Aujourd’hui encore, on peut déambuler dans la rue de Frontignan à Noyelles-sous-Lens (inaugurée en juillet 1920) ou résider rue de Braine, rue de Vermelles, rue de Ciry-Salsogne à Montpellier.

Les liens ombilicaux, nés du souvenir d’un sort partagé, n’ont donc pas sombré dans l’oubli et se conjuguent toujours au présent.

Annexe 1

Paroles de l’hymne à la ville de Noyon,
commandé par le Comité de l’arrondissement de Béziers pour l’assistance aux villes martyres,
écrites par Pierre Jalabert et interprétées sur une musique de Jean Nussy-Verdié.

Couplets

Sœur de Senlis, humble cité martyre
Sous le ciel tendre et fleuri du Valois,
Tes jours coulaient dans la paix et le rire
Comme une source à l’ombre de tes bois,
Sur les coteaux au cœur blond de tes plaines,
L’été splendide épandait ses moissons
De gerbes d’or tes granges étaient pleines
Ah ! les beaux jours des joyeuses chansons

Mais le tocsin jeta ses cris d’alarmes
Ressuscitant les exploits d’un Bayard,
Tu te dressas dans le fracas des armes
Et de ton corps, tu nous fis un rempart.
Que t’importait la liberté captive,
Tes murs croulants et ton peuple égorgé,
Tu t’immolais pour que la France vive
Et soit plus grande aux yeux de l’étranger.

Ils sont finis les jours sombres d’épreuve
Sèche tes pleurs, héroïque cité,
Car la victoire a sur ton front de veuve
Mis le laurier de l’immortalité.
Tu renaîtras de ta cendre fumeuse,
Tes vieux bonheurs tu les retrouveras
Puisqu’en ce jour, comme une sœur pieuse
Notre Béziers vient te tendre les bras

Refrain

Quatre ans entiers tu fus notre frontière,
Comme un symbole on évoquait ton nom,
Mais aujourd’hui sois joyeuse Ô guerrière,
Les Allemands ne sont plus à Noyon.

Annexe 2

Tableau de l’état des versements de l’arrondissement de Saint-Pons
aux communes de Jouaignes et Quincy sous le Mont (Aisne)
au début du mois de juin 1923 35.

NOTES

1. Cuivre des douilles d’obus, plomb des balles, mercure des amorces de douilles. A cela s’ajoutaient l’arsenic, le perchlorate d’ammonium des détonateurs utilisés dans les munitions conventionnelles ou chimiques.

2. Journal de la société de statistique de Paris n° 11, novembre 1920, p. 236-239.

3. 35 milliards de francs or à la fin de l’année 1919.

4. Les lois du 15 août 1920 et du 12 juillet 1921 leur fixaient un cadre légal.

5. Mistre, Maurice, La légende noire du 15ème Corps d’armée : l’honneur volé des Provençaux par le feu et l’insulte, C’est à dire ed, 2009, 239 p. ; Tison, Franck, « L’image brouillée de la Provence dans le premier conflit mondial », La Provence historique, novembre-décembre 2011, p. 575-601.

6. Rapports et délibérations du conseil général de l’Hérault, juillet-octobre 1919, séance du 8 octobre 1919, p. 449-450.

7. Association, fondée le 24 juin 1916, encourageant l’adoption de villages de l’Aisne, un département dont 574 des 841 communes sont restées sous le joug allemand de 1914 à 1917. Elle mettait en relation les comités de chaque commune pour l’envoi d’objets (literie, outils de jardinages, ustensiles de cuisine, vêtements…) nécessaires à la reconstitution. En cas d’adoption, elle s’engageait à faire tout son possible auprès des pouvoirs publics afin qu’une plaque portant tous les noms de souscripteurs soit placée dans la mairie du village adopté, qu’une des rues de ce village porte le nom de la ville adoptive, et qu’enfin, une plaque portant le nom de la ville adoptive soit placée à l’entrée et à la sortie du village adopté.

8. Rapport et délibérations du Conseil général de l’Hérault, août 1917, p. 111.

9. Arch. mun. Montpellier, 5 H 85, dossier adoptions.

10. Le cardinal Anatole de Cabrières était alors l’évêque de Montpellier.

11. Rapports et procès verbaux d’enquête de la Commission instituée en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens, Imprimerie nationale, 1919, p. 194.

12. Arch. mun. Beziers, série 4 H 4 : lettre du maire de Noyelles-les-Vermelles au maire de Béziers, datée du 15 juin 1920.

13. Pau, Béatrix, Le ballet des morts. État, armée, familles : s’occuper des corps de la Grande Guerre, Librairie Vuibert, 2016, p. 60-61.

14. Le curé de Longuyon, M. Braux, avait été assassiné avant d’être enterré avec une carcasse de cheval. Rapports et procès-verbaux d’enquête de la commission instituée en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens, op.cit, p. 130.

15. Edmond Augistrou (1862-1932), poursuivra sa carrière dans les douanes à Cette en tant que receveur principal et sera fait chevalier de la Légion d’honneur en 1921. Arch. Nat., dossier de Légion d’Honneur : LH/75/43.

16. Arch. mun. Braine, Registre des délibérations du conseil municipal de Braine (1919-1930), p. 22.

17. L’Éclair du 21 mars 1922.

18. Les creutes sont des carrières des plateaux calcaires du Soissonnais et du Laonnois. Le terme désigne aussi pour les populations locales, des habitations troglodytes. (Source : « Carrières et 1ère guerre mondiale », http://ruedeslumieres.morkitu.org/apprendre/militaire/creute/ index_creutes.html.

19. « L’enseignement des ruines de Vermelles », L’Illustration du 3 avril 1915.

20. L’Eclair du 4 avril 1923.

21. AD de l’Hérault : 8 R 76 : note manuscrite au préfet datée du 4 mars 1921.

22. AD du Pas-de-Calais : 10 R 5/267 : Liste des communes atteintes par les évènements de la guerre.

23. Diggers : synonyme d’Australiens.

24. Prudhomme, Florence, Rwanda, l’art de se reconstruire, Éditions Ateliers Henry Dougier, Boulogne-Billancourt, 2015, p. 33.

25. Cette cloche baptisée « Victoire-Andrée-Eugénie » remplaçait les 6 cloches volées par les Allemands en 1917. Elle fut bénie par Monseigneur Le Senne, évêque de Beauvais, Noyon et Senlis en avril 1922.

26. Arch. mun. Béziers, 1 D 106 : registre des délibérations du conseil municipal, séance du 21 mai 1920, 42ème feuillet.

27. Arch. mun. Vermelles, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 3 août 1923, p. 113-114.

28. AD du Pas-de-Calais, 10 R 5/268 : liste des communes adoptées au 1er avril 1924 dans l’arrondissement d’Arras. En ce qui concerne la région de Bullecourt, la presse s’étonna de certains abus repérés dans le cadre de la reconstruction. Les prix de revient du nivellement des terrains pouvaient ainsi varier de 1 200 francs à 2 400 francs à l’hectare. Journal de la société de statistique de Paris n° 5 de mai 1923, p. 183.

29. Information transmise par Monsieur Guy Marival. Avant la première guerre mondiale, les vitraux relataient quasi exclusivement des scènes bibliques ou évangéliques. Après le conflit, se multiplièrent les vitraux commémoratifs. Cette évolution mérite que l’on s’y arrête. Elle montre que Laïcs et Religieux étaient capables de s’entendre autour de la mémoire du conflit. Leur participation commune aux combats favorisa parfois l’apaisement d’un climat resté tendu depuis le vote de la loi sur la séparation de l’Église et de l’État.

30. Arch. mun. Braine, registre des délibérations du conseil municipal (1919-1930), p. 272.

31. Préface de Pierre Lemaître, in Pau, Béatrix, Le ballet des morts. État, armée, familles : s’occuper des corps de la Grande Guerre, La librairie Vuibert, 2016, p. 11.

32. Bœuf, Jean-Luc, Léonard, Yves, La République du Tour de France (1903-2003), Editions du Seuil, 2003, p. 73.

33. Barthelet, Philippe, Fou Forêt, Pierre Guillaume De Roux, 2012, p. 23-24.

34. Bonnard, Jean-Yves, « L’ancienne place de Béziers », Vivre Noyon n° 42, février 2012, p. 14.

35. L’Éclair du 4 juin 1923.