La Dragonne – de la métairie au château viticole

* Docteur en Histoire de l’Art. Chercheur Inventaire Région Languedoc-Roussillon.
Courriel : dominique.ganibenc@cr-languedocroussillon.fr

INTRODUCTION

Victimes d’une urbanisation exponentielle qui a tendance à les enserrer dans une proximité étouffante qui supprime les belles perspectives à partir desquelles était appréciée pleinement leur architecture, les châteaux-vignerons marquent de moins en moins le paysage périurbain biterrois. Symboles de l’avènement de la monoculture de la vigne dans nos campagnes languedociennes, ils étaient devenus des marqueurs territoriaux et sociaux importants. L’ardoise de leurs poivrières et de leurs toitures peine à évoquer de nos jours ce que d’aucuns ont appelé « l’Eldorado du vin » 1.

Les mutations de l’agriculture et l’évolution difficile de ces propriétés font partie de notre histoire contemporaine. La plupart d’entre elles étaient antérieures au château, au chalet ou à la grande villa que leur accorda la seconde moitié du XIXe siècle et les premières décennies du XXe siècle. Leurs emplacements, « bénis des dieux », n’étaient-ils pas déjà connus à l’époque gallo-romaine ?

L’exploitation du champ historique choisi, afin de mieux cerner le continuum de l’une de ces propriétés, offre une chronologie dont les parenthèses s’ouvrent au milieu du XVIIe siècle pour se refermer dans le premier quart du XXe siècle. Laps de temps durant lequel s’égrènent la constitution, la dévolution et l’évolution de notre sujet.

Le domaine de la Dragonne est situé sur le territoire de la commune de Béziers, à environ 2 km au sud de la ville. De nos jours on y accède par un chemin privé perpendiculaire à la départementale n° 19, à l’emplacement du lieu-dit « Le Bosquet ». Implantée sur le versant nord-est du Pech-de-Beauséjour, la propriété surplombe les terres agricoles environnantes délimitées au nord par le canal du Midi et à l’est par la route de Sérignan.

Une telle implantation n’est pas le fruit du hasard. L’organisation spatiale de la propriété répond à la volonté première de tirer profit de l’orographie du site. Construits à flanc de colline ou de pech2 en occitan, les bâtiments sont protégés des crues de l’Orb, tandis que les terres basses et fertiles s’ouvrent aux cultures. Occupées depuis l’Antiquité, ces terres ont été durant des siècles vouées à la polyculture. C’est à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, que la monoculture de la vigne uniformise le paysage de la plaine languedocienne.

Le choix d’une telle implantation ne pouvait qu’être bénéfique aux échanges ou au commerce, puisque située à un carrefour de transit fluvial 3 et routier 4. L’apparition du chemin de fer 5 dans la seconde moitié du XIXe siècle, bouleverse définitivement le commerce sur le territoire biterrois en général, et celui de la Dragonne en particulier. Distante de trois kilomètres de la propriété, la gare, dont la mise en service est effective dès 1857, facilite l’écoulement de la production de cette dernière. Au début du XXe siècle, la proximité du domaine avec la ville et les voies de communication est déterminante quant au choix d’implanter un dépôt d’alcool à haute capacité de stockage. Les finalités commerciales exigeaient une bonne desserte du site. (fig. 1)

La Dragonne, et ses voies de service. Dessin D. Ganibenc
Fig. 1 - La Dragonne, et ses voies de service.
Dessin D. Ganibenc

DÉVOLUTION DE LA PROPRIÉTÉ (1620-1925)

De l’Abbaye Royale du Saint-Esprit à Catherine Pastré

La métairie de la Dragonne existait déjà au début du XVIIe siècle. Ce domaine agricole exploité selon le modèle du métayage a eu comme premier propriétaire l’abbaye Royale du Saint-Esprit 6. C’est à l’instigation de Bérenger III de Frédol dit « l’ancien », évêque de Béziers de 1294 à 1305, que l’abbaye fut fondée. D’après Honoré Fisquet, le prélat « voyant avec peine que son diocèse n’avait en monastère de femmes que celui de Sainte-Claire » 7 va, suite à sa nomination, en créer un second, régi par la règle de saint Augustin. C’est ainsi que l’abbesse préalablement nommée par ses soins, et trente chanoinesses d’origine noble, sont installées dans la banlieue de la ville, au niveau du Vieux Pont qui franchit l’Orb 8. Le choix du site n’est pas fortuit.

Le pont de Béziers datant de la première moitié du XIIe siècle était un nœud routier important, élément de « la route est-ouest traversant tout le Midi, sur le tracé de l’ancienne voie Domitienne » 9. Faisant suite à plusieurs statuts publiés en octobre 1305 en faveur des religieuses, le souverain pontife Clément V approuve la nouvelle fondation par une bulle donnée à St-Cyr (près de Lyon), le 28 février 1306. Parmi les biens de l’abbaye figuraient le fief du faubourg du pont, des terres éparses et la métairie de Combe-Grasse 10, auxquels s’ajoutaient la dotation d’un temporel, l’église Saint-Félix-de-Portiragnes avec ses droits et appartenances ainsi que les revenus de l’église de Poussan 11. C’est entre le fief du faubourg et la métairie de Combe-Grasse que les terres de la Dragonne se développent (fig. 2). Si la date exacte de construction de la métairie ne nous est pas parvenue, une amorce de datation n’est pas interdite qui la situerait entre la fin du XIVe siècle et la fin du XVIe siècle. Le travail de recherche de Donnadieu dans « Le Budget de Béziers en 1620 », s’appuie sur des documents conservés aux archives municipales de Béziers, dont notamment une brochure de 76 pages, imprimée en 1648 par Jean Martel et Pierre Claverie, imprimeurs à Béziers, dans laquelle il est mentionné qu’en 1620, la métairie dite « de Dragougne » appartient à la « dame abbesse du Convent du S. Esprit du dit Béziers » 12. C’est au cours de la première moitié du XVIIe siècle que les religieuses du Saint-Esprit se dessaisissent de la Dragonne. Le compoix du bourg de Nissan 13 désigne le domaine comme appartenant au bourgeois Jean Viallès en 1646 14. Celui-ci était alors constitué d’une maison, d’un jardin vivrier et de neuf pièces de terre.

Les terres de la Dragonne du temps de l’abbaye royale du Saint-Esprit. Aquarelle D. Ganibenc
Fig. 2 - Les terres de la Dragonne du temps de l’abbaye royale du Saint-Esprit. Aquarelle D. Ganibenc

Son fils Jean Antoine, héritier de la propriété dans le dernier quart du XVIIe siècle, n’a de cesse de la développer avant de la vendre, le 8 mars 1712, à l’écuyer Claude Brun. Ce dernier occupe à cette époque les fonctions de Conseiller du Roi et de Prévôt en la Maréchaussée de Béziers. Le 27 octobre 1744 15, trente ans après cette acquisition, la veuve du prévôt, Françoise Brun, vend à son tour la propriété à Jacques Courtial-de-Villelongue, receveur des Tabacs et des Domaines du Roy à Béziers 16. Lorsque ce dernier meurt en 1771, des créances avaient été établies sur la propriété à hauteur des deux tiers de sa valeur, au bénéfice d’un dénommé Tastavin, droguiste de profession, dans la ville de Béziers. Si l’on ne connaît pas la date exacte de l’établissement de ces créances, on apprend par le biais d’un inventaire de production daté du 30 mars 1781 17, qu’elles représentaient à peu près les deux tiers du prix de la propriété. Le droguiste qui avait épousé une demoiselle Farret cède au prêtre Jean Farret 18 les dites créances par acte du 20 novembre 1779. L’homme d’Église, ancien curé de la paroisse de la Madeleine et de Saint-Félix à Béziers 19 acquiert, auprès de Jacques Grégoire Courtial, la part restante de la métairie le 28 septembre 1780. Ceci, comme il l’est stipulé dans l’assignation du médecin de la ville de Gignac, Foulquier, datée du 29 décembre 1780. Huit ans après son acquisition, le religieux donne la Dragonne en nue-propriété à son neveu Jacques Farret, négociant en bois, lorsque celui-ci se marie avec Catherine Pastré  20.

La Dragonne et ses nouveaux propriétaires vont être happés par la tourmente révolutionnaire. Considéré comme prêtre réfractaire, Jean Farret 21 est emprisonné à Montpellier durant les années 1794 et 1795. La métairie est quant à elle mise sous séquestre le 12 avril 1794. Un malheur en entraînant un autre, le neveu du prêtre meurt en février 1794 et sa petite nièce Caroline au mois de mars de la même année. Catherine Pastré et ses deux enfants sont expulsés à leur tour du domicile familial situé au plan du Capus, à Béziers. Femme courageuse, elle ne cesse de réclamer son bien et celui de ses enfants. Son frère Jean, fondateur de la banque Pastré, à Marseille, et d’un comptoir en Égypte au cours de la campagne de Bonaparte en 1798, va la soutenir dans ses démarches. Un mois après la mise sous séquestre, elle établit ses droits sur la Dragonne au nom de ses enfants mineurs et en son nom propre, à titre d’héritière de Caroline. Le 18 août 1794, sous le prête-nom d’Armand Gelly, Jean Pastré achète la maison du plan du Capus qui était devenue Bien National, pour la somme de 21 025 livres lors de sa vente aux enchères publiques. Le 1er juillet 1795, il la rachète en sous-main pour 31 000 francs. Le 5 septembre 1795, le district du Directoire de Béziers dirigé par Pierre Fusier accorde à Catherine Pastré un bail à ferme sur la Dragonne. En juillet 1796, six mois après la mort de Jean Farret, la main levée du séquestre est prononcée en faveur de la propriétaire, après la présentation préalable de l’acte de décès de sa tante Tastavin. Trois ans plus tard, en 1799, Catherine Pastré perd son fils unique, Jacques. Le 30 décembre 1802 elle légitime un petit garçon dénommé Christine Norbert Gustave.

La famille Fusier

L’apparition de la famille Fusier à la Dragonne est le résultat d’une alliance. C’est par ses fonctions d’Administrateur du Directoire du district de Béziers que Pierre Fusier fait la connaissance de la Veuve Pastré. Le 2 décembre 1812 le mariage entre la propriétaire de la Dragonne et Pierre Fusier est célébré. Ce dernier légitime sur l’acte de mariage Christine Norbert Gustave Fusier. Trois mois plus tard le dernier enfant du couple Farret-Pastré meurt. Par testament Catherine Farret, morte le 22 février 1813, lègue ses biens pour moitié à son beau-père et pour moitié à sa mère et son demi-frère Gustave Fusier.

Au cours de cette période, aucun changement notable n’est survenu à la Dragonne, si ce n’est l’acquisition en 1822 par Catherine Pastré, de quelques lopins de terres. En 1826 l’Hôtel de Villeraze situé au n° 9 rue du Capus, qui devient bien plus tard la résidence des Fayet, est acheté par le couple Fusier. Âgé de trente ans, leur fils se marie à la suite de ses études de droit, le 22 mai 1832, avec Appolonie Laborde. Ils vont avoir deux enfants : Eugène, né sourd et muet, et Élise (1839-1904). À la suite de son mariage Gustave Fusier reçoit la Dragonne qui possède désormais près d’une quinzaine d’hectares de vignes. Le nouveau propriétaire accroît le foncier et rénove le bâti. A sa mort en 1860, la vigne couvre 20 hectares d’une propriété qui en compte plus de 30. Le domaine échoit à la famille Fayet par le mariage d’Élise Fusier avec Gabriel Fayet, en 1864.

La famille Fayet 22

La famille Fayet est, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’une des plus riches familles biterroises. Au XVIIe siècle, elle avait lié son destin au Canal Royal des Deux Mers. À l’origine, Commerçant en salaison, François Fayet (1635-1701) devient entrepreneur lors du creusement du canal. Les générations qui vont se succéder établissent fortune et notoriété grâce à cette voie fluviale, sur laquelle elles œuvrent en tant que patrons de barques, spécialisés dans le transport de marchandises. Quelques décennies plus tard, Pierre Fayet (1737-1823) établit sa fortune grâce à sa double activité de transporteur et de négociant d’alcool. Après la construction de nouveaux chais au Port Notre-Dame, vers 1766, il décide de produire lui-même le vin destiné à la distillation afin de devenir maître de la filière, de la production à la commercialisation. À la mort de Pierre Fayet, en 1823, son fils adoptif Antoine hérite d’un patrimoine foncier de 320 hectares qu’il porte à 588 hectares en 1871. De son mariage avec Gabrielle Azaïs, naissent trois enfants dont Gabriel (1832-1899), futur époux d’Élise Fusier. 23 Pour améliorer la Dragonne, Gabriel Fayet investit une part importante des 300 000 francs reçus de son père. Ainsi, rénovation, transformation et construction de bâtiments sont à l’ordre du jour. Le foncier bénéficie de l’acquisition de nouvelles terres. À la mort de Gabriel Fayet en 1899, son fils Gustave porte un vif intérêt à la production viticole de son patrimoine foncier et dote ses différents domaines de toutes les innovations techniques susceptibles de l’augmenter ; en particulier à la Dragonne où il fait construire un ensemble industriel important. Aux innovations techniques, il joint une habile stratégie foncière en bonifiant le domaine par un jeu d’acquisitions et de ventes, sans toutefois augmenter la superficie générale. En 1923, deux ans avant sa mort, la propriété de la Dragonne, revient à sa fille Yseult (1900-1983). Mariée en 1919 avec Alban d’Andoque, elle va continuer l’œuvre de son père en pérennisant la culture de la vigne. Suite à son décès en 1983, la Dragonne revient à sa fille Germaine née en 1935.

ÉVOLUTION D’UNE PROPRIÉTÉ AU FIL DES SIÈCLES

Constitution primitive

Avant que la Dragonne ne devienne une métairie à part entière, ses terres faisaient partie d’un vaste ensemble agricole, détenu par l’Abbaye du Saint-Esprit. Les parcelles qui vont constituer plus tard son patrimoine foncier étaient circonscrites entre la métairie de Combe-Grasse et le faubourg du Vieux-Pont. Le compoix traitant des biens de Jean Viallès jette quelques lueurs sur l’état de la métairie au début du XVIIe siècle 24. Enregistrée en 1646, la « Dragouigne » était constituée d’un jardin vivrier avec vignes, d’une oliveraie et de huit pièces de terre, d’une contenance totale de 6,15 hectares 25. Les champs qui représentaient 82 % de l’exploitation occupaient une surface d’environ 5 hectares 26.

Entre 1650 et 1680, huit pièces de terre supplémentaires sont achetées. Dans le compoix de 1681 la Dragonne est constituée de 18 parcelles pour une surface totale d’environ 23 hectares 27. Couvrant 15 hectares 28, les terres à labours représentaient les deux tiers des surfaces cultivables tandis que les 5 oliveraies totalisaient une surface d’environ 6 hectares 29. Les deux hectares restants étaient dévolus au jardin vivrier et à une vigne. Une seule pièce de terre sera acquise par le propriétaire durant la période comprise entre 1681 et 1712. Achetée en 1689 à François de Gailhac, Seigneur de Caussiniojouls, cette parcelle de vigne accroît le foncier de 1,26 hectare 30.

La vingtaine d’hectares de terre arable a des répercussions sur la gestion du bâti. Désignée encore comme étant une maison en 1681, la Dragonne change de dénomination à la fin du XVIIe siècle. Lorsque Claude Brun succède à Jean Antoine Viallès, en 1712, l’acte d’achat désigne le bien comme étant une « metterie appelée Dragonnie ». Il semble que ce soit entre 1681 et 1712 que le propriétaire de l’époque ajoute des dépendances à l’habitat. Le jardin, qui n’était pas d’agrément mais vivrier, se situait vraisemblablement au même emplacement qu’avant sa transformation survenue dans la seconde moitié du XIXe siècle. À la fin du XVIIe siècle, son agrandissement 31 nécessite la mise en place d’un puits à roue.

Démembrement et amorce de reconstitution (1712-1780)

Faisant suite à un important démembrement, la métairie de la Dragonne est vendue à l’écuyer Claude Brun le 8 septembre 1712. Des dix-neuf parcelles qui composaient son finage seules dix ont subsisté 32. Ce morcellement est probablement lié aux excès climatiques survenus à la fin du XVIIe siècle. De 1694 à 1709, sécheresse et gel se succèdent, rendant improductives les terres à semences et autres oliveraies. La crise à cette époque était telle, qu’elle va, d’après Jean-Jacques Vidal, obliger l’importation de « semences dont les particuliers ne peuvent acheter que de petites quantités 33 ». Des 13 pièces de terre à labours, qui représentaient une superficie de 94 sétérées en 1689, 11 ont disparu en 1712. Ne représentant plus que 2,29 hectares 34, les champs ont subi la crise de plein fouet. Les oliveraies ont connu le même sort, perdant plus de la moitié de leur surface. Passant de 38 à 15 sétérées, elles n’occupent plus que trois parcelles. Une pièce de terre de 15 sétérées, qui avait porté trois cultures différentes (olivette/ champ/ vigne), n’est plus qu’une friche en ce début du XVIIIe siècle, alors qu’une partie du jardin a été convertie en aire et ferrajal 35. L’année suivant l’achat de la Dragonne, le nouveau propriétaire acquiert deux parcelles constituées d’un pré et d’un champ, dont l’ensemble fait 4 sétérées, 2 cartes et 10 dextres (soit environ 7 200 m²).

Jean-Claude Brun conserve la Dragonne jusqu’à sa mort. C’est sa veuve, Françoise Brun, qui vend la métairie à Jacques Courtial, par contrat daté du 27 octobre 1744. Comme a pu le faire le propriétaire précédent, le receveur des tabacs ne semble se préoccuper que de l’acquisition de nouvelles pièces de terre. Entre 1744 et 1750, la métairie de la Dragonne s’accroît de 4,26 hectares 36 par l’acquisition de six parcelles dont cinq portant des oliveraies. Les deux premières furent achetées entre 1744 et 1747 à Jean-Louis Cals et Jeanne Laissac veuve de Firmin Blanc. La troisième est acquise par contrat, le 24 avril 1748 à Marie-Anne Louche. L’herme et les deux dernières oliveraies ont été acquises au cours de l’année 1750 37.

À la mort de Jacques Courtial en 1771, la propriété regroupe 16 parcelles de terres pour 83 sétérées, 3 cartes et 94 dextres soit environ 13,3 hectares.

Du milieu du XVIIIe et ce jusqu’au premier quart du XIXe siècle, la métairie de la Dragonne souffre d’une accumulation de contraintes endogènes et exogènes qui viennent figer son expansion territoriale et sonner le glas de ses cultures traditionnelles. Aux complications financières et politiques, viennent se rajouter les rigueurs hivernales de l’époque. Il semble que l’arrachage définitif des olivettes sur la propriété soit la conséquence des gelées extraordinaires de l’hiver 1820 38. Ce dernier est d’ailleurs décrit par Catherine Ferras comme étant « aussi dévastateur que celui de 1709 » 39.

Il faut attendre le second mariage de Catherine Pastré, en 1812, pour voir s’amorcer une nouvelle extension de l’exploitation. Entre 1812 et 1832, année de transmission de la Dragonne à Gustave Fusier, le patrimoine foncier croît de huit hectares 40. L’accroissement des terres et le changement de cultures viennent modifier la physionomie de l’exploitation. En 1832, le finage est constitué de vingt-sept parcelles ; leur exploitation est répartie entre trois pratiques principales : vigne, pâture et terre labourable. Avec treize pièces de terre pour une surface totale de 16 hectares, la vigne est devenue la culture dominante.

De Gustave Fusier à Gabriel Fayet, une période d’expansion (1832-1899)

Résolu à poursuivre l’œuvre familiale, Gustave Fusier mène une politique expansionniste jusqu’à sa mort, survenue en 1860. L’avocat achète en 1835 la métairie des Sales 41 située de l’autre côté de la route de Sérignan, non loin des rives de l’Orb et du moulin des Sales. En plus des bâtiments d’exploitation, un lot de sept pièces de terre totalisant six hectares, vient compléter l’achat qui illustre bien le désir de créer un immense domaine aux portes de Béziers. (fig. 3)

En 1838, année de la disparition de Pierre Fusier, le propriétaire achète ses premières terres sur les hauteurs du Pech-de-Beau-Séjour. Cet achat relève de la volonté d’homogénéiser le bien par agrégation. Ainsi, dans un processus de remembrement, les deux pièces de terre 42 nouvellement acquises sont rattachées à trois parcelles mitoyennes afin de ne former qu’une seule et même vigne d’une superficie de deux hectares. Poursuivant sa politique de remembrement, il étend ses possessions en investissant la plaine au niveau du Jardin Neuf et de la Cartarié où il fait l’acquisition de dix lopins de terre pour une surface totale de 7,26 hectares, entre 1838 et 1852. À la fin des années 1850, le domaine de la Dragonne possédait un finage d’une quarantaine de pièces de terre, pour une superficie totale de 30 hectares. Dix-sept parcelles étaient consacrées au vignoble qui s’étendait sur une vingtaine d’hectares. Les autres terres relevaient encore de la polyculture.

Plan géométral de la Dragonne, 1833 (coll. part.). Photo Marc Kérignard
Fig. 3 - Plan géométral de la Dragonne, 1833 (coll. part.). Photo Marc Kérignard © Inventaire Général – Région Languedoc-Roussillon

La décennie précédente (1840), avait vu le creusement de la dérivation du Canal des Deux-Mers frapper le domaine d’une expropriation partielle de ses terres. Devant faciliter le transport fluvial lors du franchissement de l’Orb, cette déviation part des Écluses de Fonserannes pour enjamber le fleuve côtier grâce au pont-canal construit en 1854. L’extrait du plan géométral de 1833 illustre l’empiètement de cette voie d’eau sur les terres de la propriété 43. (fig. 4)

À la mort de Gustave Fusier, en 1860, la polyculture sur la Dragonne est déjà réduite aux besoins du domaine et la métairie est proche du « château viticole » qu’elle va devenir.

En 1864, lors de son mariage avec Élise Fusier, Gabriel Fayet va faire édifier une demeure conforme à ses ambitions et programmer la monoculture de la vigne sur le domaine.

C’est en 1869, qu’il achète ses premières parcelles à la Coste de Baissan. En l’espace de 26 ans (1869-1895), il augmente le foncier de 11 hectares par l’achat de 19 lopins de terre supplémentaires. Si le domaine en lui-même atteint près de 40 hectares, les terres de la métairie des Salles portent la contenance totale à près de 51 hectares, en octobre 1891.

Si nous manquons d’informations à ce sujet, il semble que la crise phylloxérique n’affecte pas le vignoble de la Dragonne sérieusement. Acquérant de nouvelles terres, Gustave Fayet remodèle ses parcelles et entame la replantation, en plants greffés américains, des quelques vignes touchées par la terrible maladie.

Extrait du plan géométral de 1833
Fig. 4 - Extrait du plan géométral de 1833

Gustave Fayet et la politique du rendement (1899-1923)

En 1899 à la mort de son père, Gustave Fayet devient l’unique détenteur de la fortune familiale. Cet héritage, qui le hisse au rang de grand propriétaire, le voit protéger et améliorer le rendement du patrimoine foncier reçu de ses aïeux. À la fin du XIXe siècle la mosaïque parcellaire de la Dragonne n’est plus. Désormais, le foncier est constitué d’un grand ensemble de dix-huit pièces de terre pour une surface totale de 36,7 hectares, comme il est indiqué sur le plan cadastral de 1903 (fig. 5). Hormis le parc et l’oliveraie, le reste n’est que vignoble. Gustave Fayet n’augmente pas le patrimoine foncier de la Dragonne au cours des deux décennies où il est le propriétaire, mais il se préoccupe d’apporter les innovations techniques à l’outil de production. Il préserve l’intégrité du domaine face aux différentes crises de mévente et le transmet à sa fille Yseult en 1923 dans de bonnes conditions. Un an après sa mort, Yseult et son mari Alban d’Andoque de Sériège font l’acquisition de trois nouvelles vignes situées sur le Pech-de-Beauséjour. Ce nouvel achat, en 1926, rajoute à la Dragonne près de 6 hectares supplémentaires. La propriété atteint désormais 43 hectares, dont 40 sont plantés en vignes.

Plan cadastral de la Dragonne, 1903 (coll. part.). Photo Marc Kérignard
Fig. 5 - Plan cadastral de la Dragonne, 1903 (coll. part.). Photo Marc Kérignard © Inventaire Général – Région Languedoc-Roussillon

ÉVOLUTION D’UN ENSEMBLE BÂTI (1646 à 1905)

De la « maon » à la métairie : les premières constructions

Pierre angulaire dans la constitution de la future propriété, la bâtisse originelle est un habitat indiqué en tant que « maon » dans le compoix de 1646. Toisant 44 environ 55 m² elle possédait un jardin vivrier d’environ 8 000 m².

Entre 1646 et 1681, le bâti initial de la propriété reste en l’état. Cette période voit néanmoins l’acquisition d’une seconde masure 45 érigée dans une oliveraie. Il semble plus que vraisemblable que cette habitation mentionnée en tant que « bâtiment éloigné de la métairie » soit le bâtiment inscrit sous le numéro 243 du plan géométral de 1833. Cette bâtisse, dans le troisième quart du XIXe siècle, est représentée par Gabriel Fayet dans une aquarelle et un dessin. De plan quadrangulaire, celle-ci était constituée de murs enduits à la chaux surmontés d’une toiture à deux pans recouverte de tuiles canal. (fig. 6)

De 1681 à 1712 Jean Antoine Viallès développe à la fois l’habitat et les bâtiments d’exploitation. Désignée encore comme étant une maison en 1681, la Dragonne change de dénomination au cours de cette période. Le propriétaire adjoint à l’habitat de nouvelles infrastructures afin que la propriété possède un outil de transformation et de conservation qui puisse faire face à sa production. L’habitation, qui triple sa superficie au cours de ce laps de temps, s’agrémente d’une fontaine et d’un pigeonnier. D’après le compoix de 1681, maison et pigeonnier semblent former un ensemble homogène 46 d’environ 143 m². Une « escurie » de 21 cannes sept-huitième (environ 86,4 m²) prend place. Elle devait probablement posséder un étage consacré au fenil. En rez-de-chaussée, les chevaux voisinaient avec une remise dévolue aux éléments de l’attelage ainsi qu’à l’outillage. Cette étable à chevaux était accolée à la maison, en retour d’équerre. Cet ensemble bâti délimitait un « patu » 47, défini par Paul Cayla comme étant un espace « laissé libre entre des maisons » 48 : cette cour ouverte de plus de 130 m² accueillait un four commun.

Le bâtiment séparé de la métairie est passé de onze cannes à seize cannes et demie 49. Son utilisation n’étant toujours pas précisée, il pouvait être destiné comme logement pour ouvriers, lieu de stockage ou bergerie.

À la fin du XVIIe siècle, la « Dragouigne », par les agrandissements de l’habitat et la construction d’infrastructures liées à la production, se transforme en métairie.

Aquarelle représentant le bâtiment éloigné de la métairie. Gabriel Fayet, vers 1864 (coll.part.)
Fig. 6 - Aquarelle représentant le bâtiment éloigné de la métairie. Gabriel Fayet, vers 1864 (coll.part.). Photo Marc Kérignard © Inventaire Général – Région Languedoc-Roussillon

Les aménagements de la métairie dans le premier quart du XIXe siècle

Sur l’ensemble du XVIIIe siècle, la métairie ne semble connaître ni réaménagement ni agrandissement. Les trois compoix portant sur les propriétaires successifs ne font nullement mention d’un quelconque changement au niveau des surfaces bâties. En effet, dans celui qui fait référence à Jean Farret, la Dragonne est, en 1780, décrite comme telle : « […] contient la maison et pigeonnier trente-six cannes un quart, écurie vingt-une cannes sept huitièmes, four et patu trente-quatre cannes et demy, bâtiment séparé de la métairie seize cannes et demy […] ».

C’est entre 1780 et 1829 que la Dragonne connaît une nouvelle extension. Tout laisse à penser que c’est à la suite du second mariage de Catherine Pastré en 1812 que le bâti est transformé. Le cadastre et sa matrice de 1829 comptabilisent, pour l’ensemble « métairie, cours et bâtiments ruraux », une surface de 12 ares et 60 centiares (soit l’équivalent de 1260 m²). Le plan cadastral présente la métairie sous la forme d’un édifice à trois corps de bâtiments distribués en « U » autour d’une cour. L’aile nouvellement construite à l’est offre la possibilité aux propriétaires de changer la fonction des bâtiments de service. Ainsi le bâtiment de l’ancienne étable à chevaux, agrandi par une travée supplémentaire, a été transformé en cave vinicole. N’oublions pas qu’à la fin des années 1820, la propriété possède une superficie d’environ 21 hectares, dont les ¾ sont plantés en vignes.

Le Journal d’Yseult, fille de Gustave Fayet, parle de la Dragonne à cette époque en ces termes : « […] Quand notre aïeule “Catherine Pastré” veuve d’un Farret épouse de Pierre Fusier en hérita, le vieux château avec sa herse était bien ébranlé. Pour le rajeunir elle coiffa ses deux tours carrées de tuiles vertes. » Si ce récit semble un peu imagé, une information demeure importante : la construction, dans la première moitié du XIXe siècle, d’une seconde tour. Sans doute fut-elle établie dans un souci de symétrie architecturale autant que de besoins de service. Bien que nous n’ayions aucune illustration représentant les « deux tours » ensemble, il semble que la seconde fut érigée à l’extrémité de l’aile nouvellement construite. Plusieurs aquarelles et dessins de Gabriel Fayet représentent le pigeonnier surmontant les bâtiments venus s’y greffer au fil des décennies. (fig. 7)

L’agrandissement de l’ancienne « escurie », modifie l’emplacement de l’entrée du chai. Bien que celui-ci ait conservé l’entrée initiale donnant sur la cour dite « du château » et qui était celle de l’ancienne étable, une seconde entrée beaucoup plus grande, située sur le mur pignon est, s’ouvre désormais sur un nouvel espace tourné vers l’extérieur.

Aquarelle représentant le pigeonnier. Gabriel Fayet, avril 1885 (coll. part.)
Fig. 7 - Aquarelle représentant le pigeonnier. Gabriel Fayet, avril 1885 (coll. part.). Photo Marc Kérignard © Inventaire Général – Région Languedoc-Roussillon

Ces nouvelles extensions, loin d’être anodines, modifient la géographie des activités. Les façades de l’extension du chai et de l’aile qui vient s’y raccrocher ne donnent plus sur la cour intérieure dite « du château ». Elles composent une aire distincte, plus vaste, qui facilite les déplacements concernant les activités de l’exploitation. Cette nouvelle géographie de distribution, en ces années 1830, préfigure ce que sera la séparation entre lieu de vie et espace de travail durant les dernières décennies du siècle.

Gustave Fusier, et la préfiguration d’un domaine viticole (1832-1860)

En 1832, Gustave Fusier recevait de ses parents la propriété de la Dragonne à la suite de son mariage. En l’espace de trente ans le nouveau propriétaire double la surface bâtie par ajout ou agrandissement d’un certain nombre de bâtiments. La vigne gagnant de la superficie, le chai est l’objet de toute son attention. (fig. 8)

Il est probable que c’est entre 1850 et 1860 qu’il agrandit le chai par prolongement de l’existant au sud-ouest. Par le biais d’un dessin exécuté par Gabriel Fayet que nous datons aux alentours de 1864, nous pouvons voir que cet agrandissement s’implante au niveau de la cour arrière initialement formée par les murs pignons de l’habitation et de l’ancienne « escurie ». Le chai ainsi constitué va bénéficier, côté sud, de l’aménagement d’une rampe d’accès sur toute la longueur de son mur gouttereau. Équipant principalement des caves à couloirs, ces rampes relèvent du procédé de distribution longitudinal. Construite à flanc de coteau, la rampe de la Dragonne est qualifiée de rampe naturelle du fait que l’on a procédé à un simple aménagement de l’existant qui se résume à des travaux de terrassement où déblais et remblais concourent à l’édification de l’ouvrage. C’est à son point le plus haut, autrement dit au niveau de l’agrandissement construit dans les années 1850, que les récoltes sont acheminées jusqu’à un accès matérialisé par une ouverture à deux vantaux donnant à l’intérieur du chai. Lieu de réception et de transformation, ce niveau supérieur est celui qui comporte le plus d’ouvertures donnant sur l’extérieur. En plus du portail d’accès, deux baies sur le mur pignon sud-ouest apportent la lumière nécessaire à la pratique. Sur l’ensemble du chai, divers aménagements intérieurs ont été effectués, dont le percement de plusieurs ouvertures à l’étage pour faciliter la circulation interne. Au vu de la superficie du chai à l’époque, nous estimons que celui-ci devait avoir une contenance allant de 2 500 à 3 000 hectolitres.

Gustave Fusier ne cesse d’améliorer le bâti, surtout celui des bâtiments de service. Par l’ajout de logements et de remises, le propriétaire a reproduit le plan en U pour former une deuxième cour. Succédant à la cour dite « du château », ce nouvel espace a été clôturé par un mur percé d’un portail à deux vantaux qui donne passage sur le chemin de Saligner.

Dessin représentant l’agrandissement du chai par prolongement de l’existant au sud/ouest. Gabriel Fayet, vers 1864 (coll. part.)
Fig. 8 - Dessin représentant l’agrandissement du chai par prolongement de l’existant au sud/ouest. Gabriel Fayet, vers 1864 (coll. part.). Photo Marc Kérignard © Inventaire Général – Région Languedoc-Roussillon

Gabriel Fayet ou le désir de paraître

Gabriel Fayet, devenu le nouveau propriétaire de la Dragonne en 1864, transforme cette dernière en domaine uniquement viticole. (fig. 9) Par sa situation topographique et sa proximité avec la ville, la Dragonne va devenir pour la famille Fayet un lieu de villégiature fortement apprécié au cours des périodes estivales. Le château semble être le premier chantier de construction commandité par le nouveau maître d’ouvrage. La mise en place du projet est bridée par quelques impératifs :

— Le chemin de Saligner, empêchant au nord toute possibilité d’extension,

— La cave et les bâtiments d’exploitation qui ne peuvent être démolis du fait des récoltes à venir,

La Dragonne vue du parc. Photo Marc Kérignard
Fig. 9 - La Dragonne vue du parc. Photo Marc Kérignard © Inventaire Général – Région Languedoc-Roussillon
La façade principale du château de la Dragonne. Projet signé par l’architecte Antoine Louis Dusfours, en mai 1864
Fig. 10 - La façade principale du château de la Dragonne. Projet signé par l’architecte Antoine Louis Dusfours, en mai 1864 (coll. part.). Photo Marc Kérignard © Inventaire Général – Région Languedoc-Roussillon

Il en résulte que la nouvelle demeure doit être traitée sur le même site que l’ancienne, en s’accommodant partiellement de l’existant, ce qui implique une démarche complexe : création, rénovation, transformation et démolition. Étant prise en compte, l’ancienne demeure influence le plan de la nouvelle création, notamment au niveau de sa façade arrière. (fig. 10)

Pour concrétiser son projet, Gabriel Fayet fait appel en 1864 à l’ingénieur-architecte biterrois Antoine-Louis Dusfour. C’est une réalisation somptueuse, empruntant ses effets au style néo-classique, que le maître d’œuvre propose à son commanditaire. Cette construction fait partie de la génération peu nombreuse des châteaux du biterrois qui ont précédé ou accompagné les débuts du phylloxéra en Languedoc-Roussillon. La façade, magnifiée par un rez-de-chaussée surélevé et son fronton en arc surbaissé, déroule un corps central à cinq travées. Les encadrements soignés des baies rassemblent les éléments architecturaux du style néo-classique propre à la demeure bourgeoise, selon le goût de l’époque. Encadrant le corps principal, deux tours à pans coupés sont couvertes en poivrière surmontée d’un épi de faîtage métallique. Ce dernier, s’alliant au zinc de la crête du toit, force le style. C’est une composition au caractère quelque peu ostentatoire dans laquelle Gabriel Fayet s’est personnellement investi ; le bas-relief qui orne le tympan du fronton est réalisé à partir de son dessin. Sculpté dans la pierre de Beaucaire, celui-ci représente une chimère ailée aux allures de lionne avec un corps partiellement recouvert d’écailles agitant une queue de dragon. (fig. 11)

La chimère ailée de Gabriel Fayet, vers 1864 (coll. part.)
Fig. 11 - La chimère ailée de Gabriel Fayet, vers 1864 (coll. part.). Photo Marc Kérignard © Inventaire Général – Région Languedoc-Roussillon
Vue actuelle de la serre de la Dragonne. Photo Marc Kérignard
Fig. 12 - Vue actuelle de la serre de la Dragonne. Photo Marc Kérignard © Inventaire Général – Région Languedoc-Roussillon

Volonté d’Élise Fayet, un parc paysager remplace le jardin préexistant : bassin aux allures de petit étang, allées conduisant à un salon de verdure, pelouses plantées d’arbres et bordées de massifs fleuris composent l’essentiel de l’architecture végétale. L’ingénieur Pierre Paul, engagé comme maître d’œuvre pour régler la distribution de l’eau nécessaire au projet, met en place un réseau de canalisations qui alimente le jet d’eau du bassin et les nombreuses bouches d’eau desservant les différents quartiers ; notamment les dépendances agricoles, sans omettre la serre-orangerie qui est achevée en 1884. Refusant l’architecture néo-classique proposée par Antoine-Louis Dusfour en 1881, Gabriel Fayet jette son dévolu sur une réalisation en métal et verre. (fig. 12)

Les dernières constructions

Lorsque Gustave Fayet entre en possession de la Dragonne en 1899, il ne tarde pas à solliciter à nouveau Pierre Paul pour l’extension du chai et la modernisation de sa partie technique afin de pouvoir faire face à la production prochaine des 37 hectares. En janvier 1900, le nouveau propriétaire fait établir, dans la partie la plus ancienne du chai, un grand pressoir à charge remontante de 3,50 mètres de diamètre pour alimenter les trois cuves en ciment installées trois ans plus tôt. Équipée de deux autres pressoirs à maie carré, cette cave est dotée de deux chambres d’égouttage qui permettaient d’alimenter les trois cuves de vin blanc, séparément d’avec le reste de la cave. Les foudres étaient consacrés exclusivement à la conservation des vins rouges. Un abri, accolé à l’angle formé par les façades du château et du chai, protégeait le moteur qui faisait fonctionner les pressoirs. L’utilisation d’une machinerie moderne et la construction de cuves en béton armé en remplacement d’une partie de la futaille participent à cette modernisation qui permet désormais à la vinification des blancs et des rouges de s’effectuer en des parties distinctes. Quatre ans plus tard, la cave des vins rouges se voit dotée dans son prolongement d’un nouvel agrandissement ainsi que de nouvelles cuves en béton dans sa partie ancienne. En octobre 1905, des cuves supplémentaires sont construites par l’entrepreneur Vassal ainsi qu’un hangar couvert pour protéger attelages et tracteurs.

Entrée du dépôt à alcool. Photo Marc Kérignard
Fig. 13 - Entrée du dépôt à alcool. Photo Marc Kérignard
© Inventaire Général – Région Languedoc-Roussillon

Sur la Dragonne, les exercices de 1904 et 1905 sont marqués par la construction du dépôt à alcool. (fig. 13) Ce projet souligne l’esprit d’entreprise du propriétaire dans une période qui va s’avérer critique pour la viticulture. Gustave Fayet s’associe au distillateur Arthur Combescure pour produire et commercialiser de l’alcool à grande échelle. Caractérisée par une forte baisse du cours des vins, la première décennie du XXe siècle fut pour un grand nombre de propriétaires une période difficile. La baisse des prix, toujours plus vertigineuse, associée au manque d’entrain des négociants, réduit les propriétaires biterrois à stocker leur récolte en attendant une remontée des prix ou à la vendre au rabais par manque de capacité de garde. Cette situation précaire est mise à profit par les deux hommes qui se portent acquéreurs de grosses quantités de vins à des prix revus à la baisse, tout en proposant de forts acomptes. Cette proposition, faite à des propriétaires qui manquent de liquidités, permet à Gustave Fayet et Arthur Combescure de remporter de nombreux marchés, malgré une offre de prix inférieure de 0,50 francs par rapport à celles des autres négociants.

Pour pérenniser une pareille entreprise, la possession d’un lieu de stockage et d’une usine de distillation s’était révélée indispensable ; tous deux devant être bien desservis au niveau des communications. Construite en 1904, la grande cuverie de stockage de la Dragonne est complétée en janvier 1905 par l’acquisition de la distillerie de l’Hirondelle, située à Béziers au n° 20 50 de la rue éponyme. Quelques kilomètres séparent seulement les deux structures qui sont proches de la gare biterroise et de ses wagons-foudres. En avril 1905, la première campagne de distillation a lieu. L’association Fayet-Combescure prend toute son ampleur lorsqu’ils créent en 1911 une société de vins et alcools, sous la raison sociale : Société Anonyme des Distilleries A. Combescure 51. Dix ans plus tard la prospérité de l’entreprise est stoppée net par l’entrée en guerre. Les réquisitions, le manque de transport et une production d’alcool en forte baisse due aux vins réservés pour la troupe, sont autant de facteurs négatifs. Le dépôt d’alcool lui-même finit par être réquisitionné. La dissolution de la société a lieu le 24 novembre 1916. La cessation d’activité provoque la vente de la distillerie de l’Hirondelle, en mars 1918, à Fernand Arnaud Fils.

Actuellement le complexe industriel de la Dragonne, quoique désaffecté, est toujours existant, situé à l’est des autres dépendances du domaine. D’une grande emprise au sol, l’usine est construite sur un plan quadrangulaire dont le mur de clôture sud épouse le ruisseau qui le borde. Elle est composée de plusieurs corps de bâtiments qui comprenaient les éléments nécessaires à pareille entreprise : un hangar, un magasin, une cave, un atelier et une maison d’habitation contiguë à ce dernier. La distribution intérieure des différents corps d’activités se voulait fonctionnelle. Ceinturé à la fois par les hauts murs des bâtiments et ceux des clôtures, le complexe possède une entrée unique située à l’est. Le hangar est le passage obligatoire pour accéder à l’atelier, à la maison d’habitation et à la cave à alcool. Ce hangar possédait, semble-t-il, une double fonction. La première était de limiter l’accès à la cave tout en ayant un accès facile à l’atelier. La seconde, en lien avec le transport, permettait le stockage de la futaille dans l’attente de son enlèvement par les charrettes ou les camions. La cuverie du vaisseau de stockage épouse son plan allongé et forme une couronne de 26 cuves en ciment armé avec parois intérieures verrées. La contenance de l’ensemble chiffre 12 000 hectolitres. Les deux couloirs qui desservent les cuves sont en croix ; pareille géométrie facilitait aussi bien les manœuvres à propos des cuves que l’accès aux différentes parties composant l’entrepôt. En prolongement du vaisseau contigu au bâtiment de la cave, un troisième et dernier espace était dévolu au magasin. Grand lieu de stockage de barriques, le magasin était le lieu le plus sécurisé. À l’arrière de la cave et du magasin, un atelier construit avec les mêmes matériaux que les autres bâtiments, devait sans nul doute être le lieu où l’on stockait et entretenait la futaille vide ainsi que l’outillage. Une forge avec soufflet y était installée.

Désormais coupé de son industrie et dépouillé de tout outillage et machinerie de service, le grand bâtiment n’est plus que le témoin des investissements et de l’esprit d’entreprise de son propriétaire au début du siècle dernier.

CONCLUSION

De nos jours, la Dragonne peut être considérée comme le témoin d’un esprit d’entreprise et d’une ambition sociale certaine qui courent sur plus d’un siècle et demi, à travers différentes familles et différents caractères : Jean Antoine Viallès, Catherine Pastré, Gustave Fusier, Gabriel et Gustave Fayet en sont les principaux acteurs.

Les actes successifs de la dévolution de ce domaine ont principalement été réalisés sous forme de dot à l’occasion de mariages, très peu par vente directe. Ce procédé qui a régi la dévolution de la Dragonne est conforme à celui qui a été acté pour des domaines similaires appartenant bien souvent à des familles multipropriétaires.

La situation géographique de la Dragonne lui a permis de bénéficier pleinement des progrès réalisés au XIXe siècle en matière de transports. Le choix de la monoculture de la vigne par ses derniers propriétaires et l’appareillage que cette démarche induisait, tant au niveau de la culture que de la transformation du produit, a fait évoluer le finage du foncier ainsi que la composition du bâti. En cela, le domaine de la Dragonne n’est pas différent de ces grandes propriétés du Biterrois qui s’enorgueillissent de la présence d’un château vigneron sur leurs terres. Cependant une différence peut être établie à son endroit par l’évocation de ses bâtiments d’industrie qui proposent un ensemble vinicole des plus complets alliant la production de vin à celle de l’alcool à grande échelle. (fig. 14)

Plan d’ensemble du domaine de la Dragonne dressé par le cabinet Lecart en décembre 1943 (coll. part.)
Fig. 14 - Plan d’ensemble du domaine de la Dragonne dressé par le cabinet Lecart en décembre 1943 (coll. part.).
Photo Marc Kérignard © Inventaire Général – Région Languedoc-Roussillon

Cette étude ne fait que confirmer que le changement de culture induit une forte adaptation du bâti et qu’en ce qui concerne la monoculture de la vigne nous pourrions ainsi formuler les ambitions des grands propriétaires appartenant au monde vitivinicole : construire pour le vin et construire grâce au vin.

Construire pour le vin les bâtiments d’exploitation qui permettront sa production, construire grâce au vin les magnifiques demeures que son commerce permet.

NOTES

1. Bergasse, Jean-Denis, L’Eldorado du vin. Les châteaux de Béziers en Languedoc, Montpellier, Nouvelles presses du Languedoc, 1994.

2. Le Pech est « une colline molle et peu élevée ». Voir : Ferras, Robert, Volle, Jean-Paul, « Présentation géographique », in L’Hérault de la Préhistoire à nos jours, St-Jean-d’Angély, éditions Bordessoules, 1993, p. 13.

3. À quelques encablures de la ville et de ses axes de communication tels que l’Orb et l’ancienne voie Domitienne, la métairie va au fil des siècles tisser des liens très étroits avec l’eau. Le XVIIe siècle est pour la région la période du développement du transport fluvial. La construction du canal du Midi, œuvre de Pierre Paul Riquet (1604-1680) fermier des gabelles de Languedoc, Cerdagne et Roussillon, est le moyen pour Béziers et les domaines alentour de se développer. Le pont-canal construit près de deux siècles plus tard, en 1854 parachève le développement du transport fluvial.

4. Vidal, Jean-Jacques, « Le temps des rouliers », in L’Hérault de la Préhistoire à nos jours, St-Jean-d’Angély, éditions Bordessoules, 1993, p. 281.

5. Dans le département de l’Hérault, la première ligne exploitée est celle reliant Montpellier à Sète (Cette) en 1839. La loi du 8 juillet 1852, dans son cahier des charges, stipule en son article premier que le chemin de fer de Bordeaux à Sète devra se composer de six sections distinctes, la 6e étant constituée par celle de Béziers-Cette. La Compagnie des Chemins de Fer du Midi et du Canal latéral de la Garonne (dite aussi Compagnie des chemins du Midi), créée en 1852 par les frères Isaac et Émile Pereire, signe la convention le 24 août 1852, avec le Ministre des Transports. Lui est accordée la concession « du chemin de fer de Bordeaux à Cette et du Canal latéral à la Garonne, ainsi que les chemins de fer de Bordeaux à Bayonne et de Narbonne à Perpignan ». Le 19 janvier 1857, la Compagnie met en service la gare et la section Béziers-Sète. Trois mois plus tard, la ligne fonctionne dans son intégralité. Voir : Servières, J., « Aux origines des chemins de fer dans l’Hérault. 2. La Compagnie du Midi », in Études sur Pézenas et sa région, N°1, 1973, p. 11.

6. Également appelée Abbaye de Saint-Nazaire et de Saint-Celse.

7. Fisquet, Honoré, La France pontificale (Gallia Christiana), Histoire chronologique et biographique des archevêques et évêques de tous les diocèses de France depuis l’établissement du christianisme jusqu’à nos jours, divisée en 17 provinces ecclésiastiques, 1864-1873, p. 279-280.

8. La Guerre de Cent ans (1337-1453) va bouleverser la vie des religieuses. Suite aux saccages causés par Édouard Plantagenêt, les Chanoinesses vont s’établir à l’abri des murs de la cité. D’après Donnadieu, « l’époque du transfert de l’abbaye dans l’intérieur de la ville ne peut être précisée ; on doit présumer la fin du XIVe siècle ou le siècle suivant ». Marthe Moreau quant à elle, affirme que conséquemment aux invasions anglaises, les consuls de Béziers ont fait détruire les faubourgs et transférer l’abbaye à l’intérieur de la ville.

9. Moreau, Marthe, « Les chanoinesses du St-Esprit de Béziers », in Les Cahiers de Fanjeaux, Toulouse, éd. Privat, 1989, p. 107.

10. Donnadieu, F., « Le Budget de Béziers en 1620 », in Bulletin de la Société Archéologique de Béziers, tome 12, série 2, 1883, p. 422.

11. Moreau, Marthe, op. cit., 1989, p. 105-116.

12. Donnadieu, op. cit., 1883, p. 421.

13. À cette époque Béziers est scindé en deux : le Domaine de l’Évêque et le Domaine du Roi. Chacun de ces domaines est subdivisé en quartiers ou bourgs. Le domaine du roi est ainsi constitué de quatre bourgs dont celui de Nissan.

14. Arch. mun. Béziers : CC 54, f°310.

15. Arch. mun. Béziers : CC 55, f° 225.

16. Jacques Courtial-de-Villelongue (1701-St-Bauzille-de-la-Sylve – 19 juillet 1771, Béziers) se marie le 8 novembre 1740 avec Louis Rose d’Hutel ( ? – 1764) en l’église de Saint-Félix à Béziers. Fruit de cette union, Marie-Anne Courtial-de-Villelongue (9 octobre 1742, Béziers – 12 décembre 1790, Béziers) épouse à son tour le 5 juin 1764, Pierre Brouzet de la Barrière (1722, Béziers – 1773 Fontainebleau), médecin biterrois devenu par la suite médecin ordinaire du roi Louis XV, de l’Infirmerie Royale et des Hôpitaux de Fontainebleau.

17. Arch. privée.

18. Arch. mun. Béziers : CC 59 f° 181.

19. Ancienne église de la ville mentionnée pour la première fois en 1092. Classée monument historique depuis 1987.

20. Le couple va avoir trois enfants : Jacques (1789-1799), Caroline (1792-1794) et Catherine (1794-1813).

21. Le 27 janvier 1796, l’abbé Farret meurt à Roquebrun à l’âge de 75 ans des suites de son emprisonnement à Montpellier.

22. Abriat, Natacha, Audurier-Cros, Alix, Ganibenc, Dominique, Rodriguez, Lionel, Gustave Fayet. Châteaux, vignobles et mécénat en Languedoc, Lyon, éd Lieux-Dits, 2013.

23. La dot d’Élise est constituée des domaines de la Dragonne et de Canet, ainsi que de l’Hôtel Fusier situé à Béziers où le couple s’installe.

24. La conversion pour les mesures agraires a été réalisée sur la base de 1 sétérée = 15,79 ares.
– Pour les surfaces bâties la conversion a été réalisée sur la base de 1 canne carrée = 3,9497 m².
– Voir : Hélas, Jean-Claude, « Les anciennes mesures de l’Hérault »,
– in Charbonnier, Pierre (dir.), Les anciennes mesures locales du Midi méditerranéen d’après les tables de conversion, Clermont-Ferrand, Institut d’Études du Massif-Central, 1994, p. 187-222.

25. En 1646 la Dragonne se développait sur 38 sétérées 2 cartes et 79 dextres.

26. 32 sétérées.

27. 143 sétérées 2 cartes et 159 dextres.

28. 94 sétérées.

29. 38 sétérées.

30. 8 sétérées.

31. D’une sétérée supplémentaire.

32. En 1712 la surface de la Dragonne ne représentait plus que huit hectares.

33. Vidal, Jean-Jacques, L’Hérault de la Préhistoire à nos jours, Saint-Jean-d’Angély, Bordessoules, 1993, p. 269.

34. 14 sétérées et deux cartes.

35. « Parcelle de terre particulièrement fertile sur laquelle était cultivées des plantes qui étaient récoltées en vert, donc très nourrissantes pour les animaux […] » : Cayla, Paul, Dictionnaire des institutions, des coutumes et de la langue en usage dans quelques pays de Languedoc de 1535 à 1648, Montpellier, Imprimerie Paul Déhan, 1964, p. 312.

36. 27 sétérées.

37. L’herme et l’oliveraie, qui formaient un seul lot, sont achetés le 18 février 1750 à Jeanne Donnadieu veuve de Jean Verdier. La dernière oliveraie est quant à elle achetée à Françoise Mejean, le 16 juillet 1750.

38. Durand, A, Annales de la ville de Béziers et de ses environs, depuis les premiers temps jusqu’à nos jours, Béziers, A. Granié, Imprimeur-Éditeur, 1863.

39. Ferras, Catherine, « D’un gel à l’autre, l’oléiculture héraultaise de 1709 à 1956 : éléments d’histoire », in Laurence, Pierre, Roussel, Alexia (coord.), Le retour de l’olivier : retour sur l’olivier, n° hors-série de Études Héraultaises, 2009, p. 45-55.

40. Elle passe de 13 hectares en 1780 à 21 hectares en 1832.

41. La métairie des Sales et ses terres passeront des mains de Gabriel Fayet à celles de son fils Gustave. C’est ce dernier qui vendra les bâtiments et une partie des lopins de terres en 1906. Son père, entre temps, poursuivra le travail du père de sa femme en achetant de nouvelles terres. L’annotation, datée d’octobre 1891 sur le plan cadastral de 1833, stipule que la Dragonne avec la plaine des Sales a une contenance de 51 hectares 35 ares et 70 centiares. Ce qui nous permet d’affirmer qu’entre 1864 et 1891, Gabriel Fayet rajoute 4 hectares supplémentaires à ceux précédemment acquis par Gustave Fusier. Si nous ne savons pas si la métairie a été pourvue en infrastructures spécialisées dans l’élaboration et la conservation du vin, il semble tout de même qu’au vu de cette annotation en 1891, les productions respectives des deux propriétés ne faisaient plus qu’une lors de leur vente. Gustave Fayet, vend le reste des terres en 1910 au distillateur biterrois Oustric.

42. Elles totalisaient 27 ares et 60 centiares (soit 2 760 m²).

43. Dont notamment celles acquises en 1838.

44. Soit 14 cannes.

45. Grande d’environ 44 m², soit 11 cannes.

46. Trente-six cannes un quart. Il est peu probable que cet ensemble bâti ait eu à l’époque une telle emprise au sol. Il devait sans nul doute se développer sur deux niveaux, représentant chacun une soixantaine de m² ; le reste étant dévolu au pigeonnier qui vraisemblablement était accolé à l’habitation.

47. Représentait trente-quatre cannes et demie.

48. Cayla, Paul, op. cit. 1964, p. 543.

49. Soit une surface totale de 65 m².

50. Les acquéreurs sont Combescure, Fayet et Vergnhes.

51. Le siège social était situé à cette époque à la distillerie de l’Hirondelle.