Georges Quesnel témoin de la vie montpelliéraine (1903-1937)

* Docteur en Sociologie

[ Texte intégral ]

La Médiathèque centrale Émile Zola de Montpellier possède dans ses fonds patrimoniaux numérisés 1 le journal manuscrit tenu, quasiment au jour le jour depuis les dernières années du XIXème siècle jusqu’au Front populaire, par Georges Quesnel qui fut le directeur de l’École Supérieure de Commerce de la ville durant trente ans.

Un journal intime de 10.000 pages

Ce journal rédigé chaque soir sur des cahiers d’écolier, forme un ensemble de 42 volumes reliés, numérotés au dos. La collection est incomplète : le premier volume disponible porte le numéro 2 (en chiffres arabes) et s’ouvre début janvier 1892. Il est suivi d’une série de 5 volumes jusqu’au numéro 7 qui se clôt au 31 décembre 1897. Il est à noter que l’année 1897 rompt fortement avec la discipline quotidienne du diariste : l’année est survolée par des résumés mensuels qui ne laissent surnager que quelques événements, d’ordre familial ou professionnel. La série est d’ailleurs interrompue pendant un peu plus de cinq ans, puisque le volume suivant débute en avril 1903.Il porte lui aussi le numéro II (en chiffres romains) et inaugure une nouvelle série désormais parfaitement continue jusqu’au numéro XXXVII, le journal se clôturant le lundi 11 octobre 1937. Je n’ai à ce jour aucune information sur les causes ou les raisons possibles de l’absence du premier volume de chacune des deux séries successives ; pas davantage à propos du silence entre 1898 et 1903, période pourtant cruciale dans la vie de notre diariste, puisqu’elle marque l’installation de Quesnel à Montpellier où il vient prendre la direction de l’École Supérieure de Commerce récemment fondée par la Chambre de Commerce de la ville. (Fig. 1)

Première page « montpelliéraine » du Journal (tome II, 1903-1904), ms 469, Médiathèque centrale de Montpellier Agglomération.
Fig. 1 - Première page « montpelliéraine » du Journal (tome II, 1903-1904), ms 469, Médiathèque centrale de Montpellier Agglomération.

Les cahiers utilisés tout au long de ce journal intime utilisent du papier réglé (20 lignes), dans des formats variables allant du 35,5 x 22,8 cm, 30,5 x 20,2 cm, 24,9 x 19 cm, jusqu’au 21,9 x 17,7 cm. Toutefois, durant les années 30, Quesnel n’utilise plus pour les 6 derniers cahiers qu’un modèle unique sous la marque « Languedoc » édité par la Librairie Papeterie Coulet, 5 Grand’Rue, au format 34,5 x 23,5 cm.

Ces 42 volumes représentent au total un peu plus de 10 000 pages manuscrites : masse considérable, à la lecture rendue parfois difficile – malgré la grande qualité de la numérisation – en raison de fluctuations de l’écriture, et dont on peut penser qu’elle a découragé d’éventuels chercheurs en quête de sources originales sur l’histoire montpelliéraine du premier tiers du XXème siècle. Le fait est que le catalogue de la Médiathèque centrale ne mentionne aucune étude qui aurait porté sur Georges Quesnel, ou qui aurait utilisé ce Journal de façon significative.

La première série (n° 2 à 7) ne concerne pratiquement pas Montpellier : Georges Quesnel vit au long de ces années 1890 une période assez bousculée professionnellement. Installé à Paris, il enseigne essentiellement dans deux institutions privées situées des deux côtés du boulevard Malesherbes, l’école Monge et, en face, l’école des Hautes Études Commerciales. A Monge, qui est une école primaire et secondaire privée, l’histoire et la géographie ; à HEC, qui n’a pas alors le prestige universitaire qui est devenu le sien, essentiellement la géographie économique. Quesnel saisit l’occasion d’un séjour de deux ou trois ans au Brésil, où il est appelé pour créer une Académie de commerce calquée sur le modèle français. Mais à son retour en France, en 1897,il connait une période difficile de quasi chômage. En l’absence de journal, on doit supposer que c’est par l’entremise d’un ancien collègue de Monge et d’HEC, Victor Cantagrel 2, qu’il obtint un poste à Montpellier. Selon Louis-Henri Escuret, « dès 1895, [Cantagrel] proposa à la Chambre de Commerce de Montpellier la création d’une École supérieure de Commerce. Le 31 avril de la même année, la Chambre discuta le projet de Victor Cantagrel et ce n’est qu’en janvier 1897 que ladite École vit le jour. » 3 Victor Cantagrel fut ainsi le premier directeur de l’ESC de Montpellier, mais, pour des raisons que j’ignore, ne resta en fonction que peu de temps et préféra rejoindre la capitale, où il décéda en 1906 à l’âge de 61 ans. C’est certainement lui qui pensa à son collègue Quesnel pour sa succession et le proposa aux administrateurs de la Chambre de Commerce.

Cependant, dans le courant de 1897, Montpellier apparaît comme une destination possible. Quesnel a été mis en relation avec Dupuy-Dutemps, député du Tarn, qui a été fugacement ministre des Travaux Publics dans le gouvernement d’Alexandre Ribot en 1895. « D. Dutemps a parlé de me faire nommer directeur des tramways de Montpellier. Mais d’abord cela ne pourra se faire que dans deux ou trois mois, et ensuite D. Dutemps me paraît un gaillard à ne pas se faire de mal pour personne. » (journal du 11 avril 1897). Le jugement était probablement fondé…

Le « blanc » de 5 ans, dont nous ignorons s’il s’agit d’une interruption du journal quotidien, ou de la perte des volumes, tombe mal puisque ces années autour de 1900 sont celles de l’installation de Quesnel à Montpellier, et de sa prise de fonction à la tête de l’École de Commerce : toute une série de bouleversements et de ruptures dans sa vie que l’on aurait souhaité voir éclairés de l’intérieur, et que ne peut que combler très imparfaitement le recours à des sources extérieures, tout particulièrement la presse locale. C’est ainsi que le Guide de l’Hérault de 1899 présente V. Cantagrel comme directeur honoraire, le directeur en exercice étant G. Quesnel, licencié en droit, ancien professeur à l’École des Hautes Études Commerciales. Le nouveau directeur est alors âgé de 50 ans.

Les premiers cahiers de la deuxième série suivent des rythmes très variables, selon des phases que l’on pourrait peut-être qualifier de cyclothymiques. Le volume qui couvre la période d’un an entre avril 1903 et avril 1904 donne ainsi une impression d’activité continue tout au long de ses 224 pages. Pourtant les dernières semaines sont marquées par la mort de son épouse, qui était de santé fragile et malade depuis plusieurs années. Le journal s’interrompt alors pendant une quinzaine de jours, et reprend avec les projets de mariage imminent de sa fille qui entre dans une famille de propriétaires de Lunel-Viel. Les trois cahiers suivants de 1904 à 1908 sont beaucoup plus erratiques et entrecoupés de phases de silence.

De fait, c’est la guerre qui relance pleinement l’activité de diariste de Quesnel. Il se passionne pour les nouvelles du front, mais tout autant pour la géopolitique du conflit mondial. Alors que durant les premières années du siècle, entre 1904 et 1913, un comptage statistique simple montre qu’il consacrait en moyenne 10 à 12 pages de cahier par mois, à partir de fin 1913 le travail d’écriture quotidienne ne cesse de s’amplifier. Les cahiers IX à XII (du 8 octobre 1913 au 20 mai 1917) présentent une moyenne de plus de 25 pages chaque mois, qui double carrément pour la dernière période de la guerre : les cahiers XIII à XVII gonflent jusqu’à dépasser les 50 pages mensuelles. D’août 14 à novembre 18, ce ne sont pas loin de 2000 pages que Georges Quesnel a noircies pour rassembler informations, réflexions et commentaires que lui inspire le conflit. J’y reviendrai plus loin. L’activité diariste retombe lentement durant les années 20, tout en restant à un rythme régulier supérieur à celui des années d’avant-guerre.

Quesnel n’abandonne la direction de l’ESC qu’en 1928, à l’âge respectable de 80 ans. Il vivra encore une dizaine d’années, dans son appartement du 15, rue de la République, immeuble bourgeois qui domine le jardin du Quartier Général de la XVIème Région militaire, et d’où il continuera d’observer la vie montpelliéraine. Le journal s’arrête en date du lundi 11 octobre 1937, sur la page suivante :

Lundi 11. Très beau temps, qui fraîchit encore :10° dans la prime matinée. Bonne nuit.

— Je suis allé voter hier à 11 h ½. Mon candidat Gibert rad. Social. arrive en tête – mais de peu et comme ses deux adversaires Lavergne SFIO et Domenech Communiste réunissent 1874 + 1144, soit 3018 contre 2627, et que l’un se désistera pour l’autre, Gibert est battu d’avance. Quant au candidat de droite Raymond Leenhardt, que Jacques m’avait représenté comme un citoyen peu intéressant, il reste sur le carreau avec 2563 voix. »

Ces considérations sur les élections cantonales closent la dernière page de l’ultime cahier(le tome XXXVII) désormais rempli. Impossible de savoir si Georges Quesnel a poursuivi son travail quotidien sur un nouveau cahier, perdu, qu’il n’aura pas eu le temps de remplir et de faire relier – ou peut-être un incident est-il survenu qui a provoqué l’arrêt définitif du travail d’écriture.

Toujours est-il que Georges Quesnel vit silencieusement désormais jusqu’au 15 septembre 1939, toujours dans son appartement de la rue de la République.

Vie et Opinions de Georges Quesnel

L’oubli dans lequel est tombé notre auteur n’a probablement rien de scandaleux, si l’on mesure le droit à la mémoire à l’aune des actions d’éclat ou de l’exceptionnalité de l’œuvre accomplie. Mais la curiosité de l’historien trouve à se satisfaire, aussi bien, de la banalité des vies minuscules et de leur insignifiance supposée. Alain Corbin a bien consacré tout un livre à Louis-François Pinagot4, sorti de l’anonymat par les grâces d’un tirage au sort aléatoire : pourquoi pas quelques pages pour Georges Quesnel, dont la vie ne manque pas de sel ?

Une constellation familiale complexe

Au vrai, l’homme n’est pas très facilement saisissable, puisque ayant la malchance d’être né à Paris, et son état-civil emporté dans les flammes de la Commune de 1871. On sait cependant qu’il est né en janvier 1848, d’un père, Léon, qui se déclare négociant lors du mariage de son fils en 1876, et d’une mère mieux connue car provinciale, Ernestine Claire Merx née à Longwy en 1814, fille d’un sergent maître-tailleur militaire cependant chevalier de la Légion d’Honneur sous Louis-Philippe 5. Pourtant, même ces renseignements élémentaires ne sont pas sans susciter quelques interrogations. En effet, le dossier fourni par Quesnel à l’occasion de sa nomination dans l’ordre de la Légion d’Honneur 6 contient un extrait d’acte de naissance reconstitué portant que l’enfant Georges André présenté le 24 janvier 1848 par la sage-femme et deux témoins est fils de père et mère non désignés. Le document continue en se référant à un acte du 3 février 1849 (plus d’un an plus tard) par lequel la Demoiselle Ernestine Claire Merx reconnait l’enfant. Enfin la dernière mention portée sur ce document le 7 mars 1849 se réfère à l’acte de mariage célébré le 15 février courant à la mairie du 3e arrondissement entre Léon Quesnel et Ernestine Claire Merx, par lequel les époux ont reconnu et légitimé l’enfant. Tel que formulé, l’acte de naissance ne permet donc pas d’affirmer la paternité biologique de Léon Quesnel. Ce dernier est d’ascendance normande, comme en fait foi la déclaration de son décès enregistrée le 6 mars 1882 à la mairie du 2e arrondissement. Les témoins le disent né à Yvetot (Seine-inférieure) en 1821 7 : le défunt a donc 61 ans. Le couple Quesnel-Merx assez atypique (Claire a 7 ans de plus que son mari, et avait 34 ans à la naissance de Georges) se révèle toutefois durable. En 1871, il est répertorié professionnellement sous la rubrique « bonnets de linge, 6 rue Thévenot » 8, et en 1882, à la mort de Léon, les deux conjoints habitaient 23 rue de Cléry.

Le caractère peu conventionnel de l’union Quesnel-Merx se retrouve à la génération suivante. Georges Quesnel épouse en effet en 1876 Rose Worms. Tous les deux sont nés en 1848 à Paris, mais cette union sort quelque peu da la normalité petite-bourgeoise à laquelle on pourrait s’attendre. On ne sait à peu près rien de Rose, déclarée à la mairie de l’ex-10e (ou 6e) arr. le 14 juillet 1848, « fille majeure non reconnue de Clémentine Worms ». Georges est domicilié boulevard Voltaire et déclare une activité de professeur. Quant à Rose, elle réside rue du Chemin vert où elle élève ses deux enfants que Georges a reconnus, le premier Paul, né au Havre en juillet 1871 9, la seconde Louise Eugénie, née à Paris en septembre 1873. Cette « régularisation », que n’accompagne aucun contrat de mariage, permet aux époux de légitimer les deux enfants 10. L’acte de décès de Rose Worms, en mars 1904 à Montpellier, est tout aussi peu disert sur ses origines. Les recherches sur Geneanet font bien ressortir une Clémentine Worms, née vers 1831 à Paris (elle aurait alors eu sa fille à 17 ans), qu’il est bien difficile d’identifier avec certitude comme la mère de Rose 11.

Enfin, la troisième génération des Quesnel connait, elle aussi, une énigme généalogique, en la personne de Louise Eugénie, la fille naturelle de Georges et Rose, née en 1873 et légitimée par le mariage de ses parents trois ans plus tard. Le Journal de Georges évoque très fréquemment une certaine Jeanne, omniprésente dans la vie quotidienne du couple, et suffisamment proche pour qu’elle puisse apparaître comme leur fille. La révélation d’une identité problématique se fait jour à la suite du mariage, en 1904, de Louise Eugénie, 30 ans, avec Auguste Victor Bret, âgé de 29 ans, un fils d’une famille de propriétaires installés à Lunel-Viel, au mas des Caves 12. Le jeune couple s’installe sur la propriété familiale, comme le montre le recensement de population de 1906, qui mentionne, outre Auguste Bret né en 1876 à Valence, propriétaire exploitant, son épouse Jeanne Anselme née en 1876 à Paris, et un fils, Georges Bret né en 1905 à Montpellier. Cinq ans plus tard, le recensement de 1911 enregistre les déclarations d’Auguste (né en 1874) et de Jeanne Bret (née en 1878), ainsi que de leurs deux fils, Georges et Jacques né en 1906 à Montpellier 13. Laissons de côté le rajeunissement spectaculaire de l’épouse, qui avait un an de plus que son mari au jour du mariage, et quatre de moins 7 ans plus tard. Mais l’identité déclarée en 1906 laisse songeur. Passe encore que la jeune femme ait choisi, de longue date, d’abandonner un prénom qui lui déplaisait au profit d’un prénom d’usage choisi par elle. Mais d’où vient le patronyme déclaré : Anselme ? Il semble bien que seule une lecture attentive du Journal fera apparaître les indices ou allusions susceptibles de nous éclairer.(Fig. 2)

L’immeuble situé 15 rue de la République, où logea la famille Quesnel. (Cliché de l’auteur)
Fig. 2 - L’immeuble situé 15 rue de la République, où logea la famille Quesnel.
(Cliché de l’auteur)

Pour en terminer avec la présentation des Quesnel, les quelques plongées effectuées dans le Journal permettent d’esquisser le tableau d’un groupe bien éloigné de la « famille bourgeoise » que nous a laissé le XIXème siècle. Si la famille bourgeoise se préoccupe au plus haut point des systèmes d’alliance et des stratégies patrimoniales, les couples qui se forment chez les Quesnel semblent assez étrangers à de telles visées. La figure-pivot de Georges Quesnel dessine plutôt les traits d’un prolétaire intellectuel qui ne dispose pour faire vivre sa famille que des revenus de sa force de travail. A l’évidence, Rose Worms n’apporte rien dans la corbeille de mariage, pas plus que Claire Merx, fille de sous-officier, lors de son union avec Léon Quesnel. D’une génération à l’autre, on ne voit guère de capital se transmettre. Le milieu social qui se dessine autour de Georges Quesnel tient entre la « boutique » sans réelle réussite économique (les parents Léon-Claire) et les enseignants sans statut bien reconnu, en passant par une période qui pourrait tenir de la « bohème » au moment du mariage entre Georges et Rose. Certes, Georges revendique une solide éducation, aux lycées Charlemagne et Louis le Grand, qu’il pousse jusqu’à une licence en droit à la Sorbonne ; mais son installation comme avocat en 1871 avorte vite 14, et lors de son mariage en 1876, il est entré comme professeur d’histoire et géographie à l’école Monge. Mais il est intéressant de noter l’identité des témoins du couple. Du côté de Georges Quesnel, on trouve un employé, Georges Morin, et Émile Filhol, employé de 31 ans, qui est un voisin de Quesnel. C’est ce même Filhol qui se retrouve dans les années 1890 dans le Journal, collègue de Georges à l’école Monge. Du côté de Rose Worms, les témoins sont deux frères, Félix et Abraham Dreyfus, résidant rue Richelieu. Abraham est auteur dramatique qui commence à être reconnu. Depuis 1870, il fait jouer avec succès des vaudevilles, comédies de boulevard, livrets d’opéra-comique. Sa présence au mariage laisse penser que Rose pourrait être aussi de confession juive – ce qui ne serait pas sans conséquences sur les opinions politiques de Georges Quesnel – mais aussi que le couple Quesnel-Worms émarge à une certaine bohème littéraire et artistique, aussi bien dans ses goûts que dans ses mœurs 15. Dreyfus est également journaliste, et collabore, dans un registre assez différent, à plusieurs revues, dont la Revue politique et littéraire (Revue bleue) d’Eugène Yung. Celui-ci est un normalien, historien auteur, sous le Second Empire, d’opuscules sur l’économie et le commerce, domaine qui sera très largement celui de Georges Quesnel enseignant. On peut donc lire en filigrane l’ébauche d’un milieu culturel dans lequel Georges Quesnel pourrait avoir forgé sa personnalité.

Un prolétaire intellectuel ?

Sur le plan économique et financier, même si apparaissent ici ou là quelques habitudes de petits boursicoteurs 16, ressort surtout la situation très vite tendue de Georges en maintes circonstances. Ainsi, avant de partir au Brésil, il se défait chez Drouot de la partie la plus vendable de sa bibliothèque et de plusieurs meubles : on peut y lire tout autant l’absence de propriété immobilière 17 qui aurait pu accueillir ce petit patrimoine, que la nécessité de constituer un pécule indispensable à l’aventure sud-américaine. Plus significative encore, l’angoisse qui étreint notre diariste à son retour en 1897 lorsque, sans emploi, il court de toutes part à la recherche de subsides indispensables à sa survie. Début mars, il se rend au Ministère du Commerce, à la recherche d’un poste, mais sans succès. Dimanche 4 avril, constat désabusé : « ça ne va toujours pas. Il y a des moments où il semble que l’on n’ait pas la chance. » Huit jours plus tard, il détaille toutes les occasions ou propositions ou opportunités qu’il a rencontrées, et qui lui ont échappé : il y en a 10, jusqu’à la 11ème, à Montpellier  (qui n’aboutira pas davantage). En octobre, il obtient d’aller présider les examens d’admissions dans des écoles de commerce : « J’ai touché 240 frs de jetons de présence. » Le 29, il signe chez l’éditeur Schleider, pour un livre « Les Océans », pour 360 frs : « C’est peu, mais c’est toujours cela. » Le 12 décembre, « je préside, toujours en remplacement du Ministre, le banquet de la Société Sténo-Dactylographique. Discours naturellement. » A cette époque, Quesnel a presque 50 ans.

Le poste de directeur de l’école de commerce de Montpellier va lui apporter, sinon l’aisance, du moins la sécurité financière pendant trente ans. Mais il ne prend sa retraite qu’à 80 ans, autant probablement par nécessité que parce que la Chambre de Commerce, son employeur, tient à l’utiliser le plus possible. D’ailleurs, en juillet 1936, à la réception de son chèque mensuel, cette réflexions : « La bonne dame n’a pas jugé à propos de faire bénéficier ses retraités des avantages du nouveau régime d’autant qu’elle semble résolue à traiter ses retraités non pas comme des ayant-droits mais comme des pauvres à qui elle accorde des indemnités de secours révocables à son gré… Cela manque un peu de dignité, mais je ne vais pas, à mon âge, m’embarrasser de pareilles difficultés. »

Le dernier trait à souligner de la personnalité de Georges Quesnel et de son milieu familial, c’est l’absence à peu près totale – sous bénéfice d’inventaire, évidemment – de préoccupations religieuses. Les loisirs dominicaux sont d’une laïcité parfaite, et personne dans la famille et le milieu proche ne semble manifester quelque intérêt que ce soit pour les faits religieux. A l’extrême fin de sa vie, il déclare voter pour un candidat radical-socialiste aux élections cantonales, mais il lit tout aussi bien L’Éclair de Montpellier, proche de l’Action Française, ce qui peut s’interpréter comme une ouverture d’esprit avide d’informations diverses et désireuse de se constituer une opinion éclairée 18. Ses attaches avec des représentants des milieux juifs – Rose très probablement, Abraham Dreyfus, Salomon Lévy entre autres, le placeraient dans le camp dreyfusard. C’est ce qui apparaît en particulier fin 1897, lorsque l’Affaire est relancée par des articles de Zola qui précèdent de quelques mois son J’accuse, et que Quesnel juge admirables 19.

D’autres opinions politiques se manifestent ici ou là, par exemple à l’occasion du Front populaire, dans les toutes fins du Journal, comme le 19 juin 1936 : « Le gouvernement vient de prendre une bonne mesure, c’est de prononcer la dissolution de toutes les ligues de droite, cad les Croix de Feu, la Solidarité française, les Francistes, les Jeunesses Patriotes qui ne sont que des causes d’agitation et de désordre. Qu’il en fasse autant de l’autre côté de la barricade, et ce sera parfait… » 20

Les débuts d’un enseignement commercial

A l’exception d’un court passage par le barreau au début des années 1870, le licencié en Droit Quesnel a consacré la quasi totalité de sa longue vie professionnelle à l’enseignement commercial. Cette filière s’est ouverte à lui par le biais de l’école Monge où il enseigne dès avant son mariage. Monge fait partie de ces établissements privés fondés aux débuts de la IIIème République, tels que l’École alsacienne ou plus tard l’École des Roches, dont la renommée se fonde sur des expérimentations pédagogiques novatrices comme l’apprentissage pratique de l’Allemand comme seconde langue dès les classes primaires, ou la place accordée à l’éducation physique 21

. Le fondateur de l’école, le polytechnicien Aimé Godart est d’inspiration saint-simonienne et s’attache à un enseignement à visée pratique (d’où le choix de l’Allemand aux dépens du Latin dans les classes primaires). De même l’enseignement de l’histoire moderne et contemporaine et de la géographie doit ouvrir les élèves aux réalités du monde moderne. On voit comment Monge prépare d’une certaine façon à HEC – les deux écoles se font face à face sur le même boulevard – pour faire naître une filière d’enseignement vouée à l’économie et aux « affaires ».

L’enseignement commercial, quant à lui, est alors le monopole d’institutions privées, elles aussi, développées par les Chambres de Commerce : ce sont les Écoles Supérieures de Commerce dont les premières en province sont ouvertes dès le début des années 1870. A Paris, l’ESCP, plus ancienne, est reprise par la Chambre de Commerce en 1868, tandis que l’école HEC ne date que de 1881. Tous ces établissements visent à former un ensemble de « cadres » (le mot n’existe pas alors) ou d’employés de niveau moyen dans tout un ensemble de métiers de la banque, du commerce, d’administrations comme les douanes ou les consulats, et à contribuer à une meilleure reconnaissance du rôle de l’économie. Mais dans ces dernières décennies du XIXème siècle, le niveau requis est assez faible : l’accès peut se faire dès l’âge de 16 ans, sans le baccalauréat, et les études d’une durée de deux ans, débouchent sur un diplôme ou un certificat d’études. L’État ne reconnaît cet enseignement professionnel que peu à peu, dans les années 1890, en instituant un concours d’entrée et en contrôlant les programmes et les diplômes.

C’est donc dans cette filière encore marginale que Quesnel a enseigné, à la fois à Monge et à HEC, qui présentent toutes les deux les caractéristiques d’être onéreuses, encore peu reconnues, et ayant des difficultés de recrutement 22. En province, Montpellier suit le mouvement de créations d’ESC en 1897, probablement à l’initiative du polytechnicien Victor Cantagrel, déjà présent au sein de l’école Monge et d’HEC, et tenté par un retour sur les terres languedociennes. Mais tout est à créer. L’administration de l’école est assurée par la Chambre de Commerce, dont le président est alors le négociant Charles Leenhardt. Parmi ses collègues, on compte en particulier le sénateur Élisée Deandreis, Michel Vernière, maire de Montpellier, Cyprien de Crozals, de Béziers, Jules Maistre, de Villeneuvette, ou encore Alfred Gervais, administrateur des Salins du Midi.

La Ville a fourni à la nouvelle école « un local dans les vastes bâtiments de l’ancienne Faculté des Sciences, au-dessus de l’imprimerie Gustave Firmin et Montane, local spacieux, commode, spécialement aménagé et mis en état », sis dans la Descente St Pierre, en contrebas de la place de la Canourgue, et à deux pas de l’Hôtel de ville d’alors. Ce bâtiment abrite également la rédaction de La Vie Montpelliéraine (imprimée par Firmin et Montane, qui émigrera rapidement rue Ferdinand-Fabre).(Fig. 3)

Pour sa première année d’existence, l’école a admis 36 élèves (sur une cinquantaine de candidats), pour un cycle de deux ans d’études. La liste nominative nous en est connue, ainsi que le lieu de naissance (ou de résidence ?) : Il est intéressant de constater que sur ces 36 étudiants, la moitié sont extérieurs à l’Hérault, et viennent des départements voisins, le Gard, mais aussi l’Aude, le Tarn, l’Aveyron, l’Ardèche, et jusqu’aux Bouches-du-Rhône et au Vaucluse.

En l’absence de Journal pour ces années d’installation, il est assez difficile de repérer comment Georges Quesnel prend, dès 1898, la succession de Cantagrel. Mais la presse locale peut pallier ces insuffisances, telle La Vie montpelliéraine et Régionale qui donne régulièrement la liste nominative des nouveaux étudiants, et permet de suivre l’évolution de l’institution. On voit ainsi comment le ministre du Commerce fait appel à des Universitaires (tel que Jules Valéry, professeur de Droit) ou de professeurs du lycée, pour les enseignements ou les jurys de fin d’étude.

L’École de Commerce fut installée dans cet immeuble, ancien siège de la Faculté des Sciences, situé en haut de la rue St Pierre. (Cliché de l’auteur)
Fig. 3 - L’École de Commerce fut installée dans cet immeuble, ancien siège de la Faculté des Sciences, situé en haut de la rue St Pierre. (Cliché de l’auteur)

Comment lire le Journal de Quesnel ?

Tout curieux est fondé à se demander si le Journal mérite qu’on lui consacre des mois – peut-être des années. La réponse est probablement dubitative. Assurément, il ne s’agit pas d’un monument littéraire ou de la pensée, et seule sa pagination permet de le comparer au journal intime du philosophe genevois Amiel (16.000 pages). D’ailleurs le Journal de Quesnel n’est pas un journal intime consacré à l’introspection et l’analyse du Moi. Peu de places aux épanchements personnels, et les acteurs du petit monde de Quesnel sont plutôt saisis sous le scalpel du jugement, sans complaisance.

C’est donc un journal factuel. Rien qui ne le caractérise mieux que le bulletin météorologique ouvrant, de façon assez systématique, la page quotidienne. C’est son point faible – pas de littérature – mais aussi son point fort : un tableau de la vie quotidienne minuscule et emplie de « petits faits vrais » dont se repaissent historiens, ethnographes ou romanciers stendhaliens. On serait alors tenté de vagabonder dans ces volumes, et de se laisser happer par une anecdote, une expression, un portrait qui nous entraine dans des embryons de récits fragmentaires. Ce peut être une lecture plaisante qui nourrit l’imagination. Mais on peut aussi tenter, malgré tout, d’ordonner quelques fils conducteurs plus rationnels.

Partir des événements

Le principe est simple et économique. Soit un événement, local, ou national, mondial si on veut, précisément datable, et aller voir comment il résonne dans les pages quotidiennes de Quesnel. Le Journal est alors l’expression d’une opinion personnelle, mais construite bien souvent dans les discussions entre amis ou simples connaissances, avivée par les rumeurs que colporte la rue, et participe de la confection d’une opinion publique, celle des milieux montpelliérains actifs et informés.

Mais la réfraction des événements dans le Journal dessine aussi les contours des centres d’intérêt de l’auteur, de son univers mental et culturel : on trouvera plus sûrement la composition (complète, jusqu’aux sous-secrétaires d’État) de chaque nouveau gouvernement – et ils ne manquent pas entre les deux guerres – ou des commentaires sur les nouveaux élus à l’Académie française, que des considérations sur l’art contemporain ou la mode vestimentaire.

Il est ainsi tout à fait loisible de suivre dans le Journal la crise viticole de 1907, qui entremêle les observations directes dans la rue et le regard informé d’un responsable institutionnel particulièrement au fait des soubassements économiques de la situation, tant par les enseignements prodigués à l’école de commerce que par les négociants de la famille Bret. Ou encore de voir comment un vieil homme de 90 ans accueille les soubresauts du Front populaire : il apprécie ainsi le spectacle, vu depuis son balcon, de groupes d’ouvriers plâtriers grévistes parcourant la ville à vélo pour essayer de suspendre les chantiers en cours.

La guerre de 14-18

Dans la marée éditoriale qu’a provoquée la « grande collecte » par les services d’archives mobilisés sur le centenaire du conflit, quelle place peut-on accorder aux 2000 pages de Georges Quesnel ? A première vue, c’est probablement un ensemble assez singulier : en rien un témoignage de combattant, guère plus une analyse distanciée et systématique ; mais plutôt un regard de « l’arrière » qui cherche à s’informer, lit la presse en s’efforçant de multiplier les sources, réagit au jour le jour en exerçant son sens critique, rapporte les rumeurs et opinions de son entourage… Quesnel suit de près les décisions du Gouvernement et de l’État-major, mais aussi le détail des opérations sur le terrain, collectionne les cartes trouvées dans la presse, ou à défaut les dessine lui-même.(Fig. 4)

Au plan économique, qui est sa véritable zone de compétence, il prend l’initiative d’ouvrir l’école aux jeunes filles, persuadé qu’il est que ces dernières sont à mêmes de se substituer efficacement aux garçons mobilisés dans nombre de tâches de gestion enseignées 23

Cette position d’observateur agissant n’est peut-être pas si fréquente, tout au moins exprimée avec ce flux d’écriture continue. Toujours est-il que les historiens de la Grande Guerre auraient tout intérêt à sonder ce corpus, à même d’alimenter la connaissance fine des populations de l’arrière.

Une page du Journal en février 1916, illustrée d’une carte à main levée de Georges Quesnel (tome XI, 1915-1916), ms 469, Médiathèque centrale de Montpellier Agglomération.
Fig. 4 - Une page du Journal en février 1916, illustrée d’une carte à main levée de Georges Quesnel (tome XI, 1915-1916), ms 469, Médiathèque centrale de Montpellier Agglomération.

« Nous voyons défiler depuis quelques jours des anciens élèves qui reviennent du front avec leur permission de 7 jours. Ceux qui étaient à la dernière offensive sont unanimes à dire qu’elle a été ratée et qu’elle a coûté terriblement en hommes. Les plus sensés se contentent de reconnaitre qu’on a fait des fautes, les autres parlent de trahison. Tel Marc qui s’est engagé l’an dernier et qui était à Craonne, tel Marty qui est sorti en 1913 et qui appartient à un régiment de cuirassiers en garnison à Maisons-Laffitte, mais qui répète ce qu’il a entendu dire autour de lui. Déjà en 1870, c’était un lieu commun après chaque défaite, d’aller répétant qu’on avait été trahi. Cette fois, cela n’a pas manqué, ce serait l’artillerie la traitresse, et à l’appui viennent des histoires extravagantes et des récits d’officiers fusillés ou massacrés par les troupes en retraite. Ce dernier fait peut être exact. Ce qui semble ressortir de tout ce qu’on nous raconte, c’est que l’artillerie n’a pas été à la hauteur de sa mission, soit qu’elle n’ait pas compris les ordres qu’on lui a donnés, soit qu’elle les ait interprétés trop à la lettre… Quant au jeune Marc, qui est plutôt de santé chétive, après avoir eu la chance de se tirer de l’affaire de Craonne, il a encore eu celle d’être détaché comme cuisinier ou plutôt aide-cuisinier à sa compagnie. C’est un major intelligent qui, après huit jours d’ambulance et de repos, lui a trouvé cet emploi. » (Mercredi 23 mai 1917).

Des centres d’intérêt très divers

Vie politique et économique. Quesnel est un lecteur assidu de la presse. Le Temps semble bien être son « journal de référence », mais il lit aussi Le Figaro ou les quotidiens régionaux. Il semble bien avoir pratiqué des échanges de journaux avec des amis ou des connaissances proches, moyen pratique d’élargir ses sources d’information et de réflexion. Professionnellement, les programmes de l’école lui imposent de se tenir au courant de l’actualité économique en France comme à l’étranger, puisque il forme de futurs employés de consulats ou des douanes. Il se montre assez méfiant vis-à-vis des activités de boursicotage auxquelles se livrent ses parents (sa mère…) ou des relations proches, et cette réserve est certainement due, pour une large part, à sa connaissance des activités boursières et commerciales.

L’imbrication du politique et de l’économique le fait s’intéresser de très près au personnel politique en France et aux chefs d’État étrangers : il a une vision géopolitique des relations internationales, nourrie de son expérience brésilienne dans les années 1890 24

, et avivée par la carrière de son fils Paul dans l’administration coloniale en Indochine (cf. note 8).

La présence du politique dans le journal se marque tout particulièrement dans le besoin qu’a Quesnel de visualiser les personnalités qui marquent l’actualité. Avec le développement des illustrations de presse, notre diariste découpe de plus en plus souvent les portraits de ministres ou de souverains, qu’il colle minutieusement dans les pages du Journal.

Mais pour autant, il scrute attentivement les soubresauts de la vie politique locale. Chaque échéance électorale est analysée, de même que les jugements ne manquent pas sur le personnel politique montpelliérain, ou sur les mesures décidées par les instances municipales.

Faits divers et « célébrités ». Des têtes couronnées, on passe facilement aux célébrités de tous ordres qui font l’actualité dans la presse. Il s’agit le plus souvent du monde culturel, écrivains à succès – romanciers ou auteurs dramatiques –, acteurs et grandes voix lyriques, mais aussi peintres remarqués au Salon. Se dessine ainsi très clairement une carte des goûts esthétiques de Quesnel – dont on sait bien depuis Bourdieu qu’ils sont des marqueurs du milieu social. Quesnel est du côté d’une petite bourgeoisie dont les goûts se sont façonnés sous le Second Empire, de l’académisme à l’opéra-bouffe et aux revues des salles de spectacle des Grands Boulevards.

Et on le voit aussi suivre avec passion les développements des affaires criminelles ou des scandales, dont la presse populaire fait son miel, et qui nourrissent les conversations avec les voisins ou les connaissances rencontrées dans la rue.

Dans cette thématique encore, les « affaires » locales font son délice, et il traque les rumeurs qui circulent :

« J’ai appris de nouveaux détails sur le renvoi du directeur de l’Éclair qui menait décidément une vie scandaleuse. Outre les ravages qu’il exerçait chez les femmes et filles, même de son conseil d’administration, dont le cœur trop tendre ne savait pas résister aux attraits de ce père de famille de 40 ans, il menait une vie crapuleuse et nocturne, se montrant en état d’ivresse dans les rues de Montpellier, la nuit à 2 h du matin. Le conseil d’administration de l’Éclair, journal religieux et défenseur des bonnes mœurs, ne pouvait tolérer cette existence bruyante et débraillée – d’où le renvoi. Personne ne le remplace. Le journal marche comme il peut, dans la pagaille. R. Homo a été regretté surtout du petit personnel qu’il savait flatter et conduire. Comme Directeur, il avait des qualités, connaissant à fond son métier de journaliste – mais vraiment il abusait. » (29 septembre 1937).

L’Escrime. Nous ignorons comment Quesnel en est venu à s’intéresser à l’escrime. Il est vrai que dans les débuts de la IIIème République, savoir tirer l’épée était une préoccupation courante dans les milieux de la presse, chez les écrivains, les avocats, les hommes politiques, toutes professions sensibles guettées par des risques de duels. Les milieux parisiens que frôlait Quesnel devaient sans doute fréquenter les salles d’armes. Ajoutons à cela la pratique intensive de la culture physique dans le gymnase de l’école Monge, où les enseignants avaient l’occasion de manier l’épée, ou tout au moins le fleuret. Toujours est-il que Quesnel a consacré une part non négligeable de son temps libre à Montpellier, sinon à la pratique même de l’escrime, tout au moins à son organisation. Il participe activement à la création d’une Fédération régionale d’escrime, en février 1914, dont il est élu président. Il était déjà à la tête de l’association « Jean-Louis » qui gérait la salle d’escrime du passage Bruyas, près de la Comédie, dirigée par le maître d’armes Maugenet.

Ses responsabilités au sein des instances régionales le conduisent à tempérer la rivalité entre les deux grandes salles montpelliéraines qui animent l’escrime régionale :

« Nos escrimeurs sont rentrés de Beaucaire couverts de lauriers, mais non sans quelques péripéties. Au retour, une panne de voiture les a fait rentrer à 2 h 1/2 du matin. Pendant les épreuves, une altercation a eu lieu entre le jeune Bougnol et Marquès de notre salle. L’affaire aurait dû être réglée sur le champ, mais tous étaient plus ou moins excités sous l’emprise de boissons nombreuses et variées que la chaleur les avait incités à prendre. Cependant aujourd’hui Marquès est allé trouver Chazot pour lui demander des excuses de la part de son neveu Bougnol. Chazot a refusé. Marquès est revenu pas content, menaçant de gifler le jeune Bougnol à la première occasion. Tout cela, si on ne parvient pas à l’apaiser, ne peut faire que la rupture entre les deux salles Dumont et Maugenet. 25 » (27 juillet 1928).

Il est certain que l’escrime a constitué, pour Quesnel, une porte d’entrée dans la société montpelliéraine : pratique élitiste qui le met en contact avec des cercles, aristocratiques, bourgeois, militaires… auxquels il n’aurait peut-être pas eu accès facilement.

Espace social et sociabilité

Le Journal de Quesnel invite aussi à une toute autre lecture, débarrassée de la référence aux événements, et qui s’appliquerait à dessiner les linéaments de la quotidienneté, à saisir les mouvements de la vie sociale au jour le jour. Une ethnographie est possible qui observe et enregistre les signes infimes, les traces à peine visibles que dépose le Journal chaque jour et qui constituent le monde vécu de l’individu Georges Quesnel.

Des questions naissent du simple feuilletage du Journal : par exemple, comment se fait-on une place – et quel genre de place – quand on débarque impromptu dans une petite ville de province qui compte un millier d’étudiants et où on ne connait personne, armé de son seul statut administratif au sein d’une institution sans prestige et peu assurée ? Quelques années plus tard, Quesnel est président de la Société languedocienne de Géographie, vaste regroupement de notables intéressés à « encourager par tous les moyens possibles, la vulgarisation et le développement des études géographiques, servir les intérêts commerciaux, industriels et agricoles de la région » 26

. Le programme convenait parfaitement à Quesnel, mais ne suffisait pas à le porter à la tête de l’institution.

Une analyse fine des relations que Quesnel se constitue en quelques années suppose l’identification des protagonistes du Journal. Un tel sociogramme permettrait d’identifier les lignes de force de la « société » montpelliéraine, dans sa complexité et ses clivages statutaires ou idéologiques, à différentes périodes caractéristique : les années « 1900 », ou l’après-guerre, en particulier.

De même une ethnographie de la sociabilité pourrait, grâce au Journal, saisir les particularités historiques d’une vie de relation dans une ville de province : les rythmes du temps quotidien, les lieux et les occasions de rencontres, la circulation des opinions et des informations partagées, comme l’illustre une journée bien remplie du printemps 1909 :

« Le matin, reçu visite de M. Pégurier, ancien avoué ami de Roos, qui vient me présenter un jeune garçon de 15 ans élève à l’école pratique de Nîmes, qu’il veut faire entrer à l’École en novembre prochain.

De là à l’École, où je rencontre, à la porte, le Dr Goiny qui me donne quelques détails sur la soirée de la veille au Cercle de la Loge. Ce fut très sélect, messieurs en habit noir, dames en toilette de bal. Mais comme je m’y attendais, aucune fusion entre les membres du Cercle et les invités. Ceux-ci parqués en quelque sorte dans un grand hall, les autres installés dans les salons. Nulle présentation. Les membres appartenant aux deux groupes allaient de l’un à l’autre… et ce fut tout. Goiny me donne tous ces renseignements pendant que nous redescendons chez lui. A l’entrée de la rue Argenterie, je rencontre Madame Camichel dans un groupe de trois ou quatre dames, je m’avance pour la saluer, elle vient aussitôt au devant de moi, m’exprime ses regrets d’avoir manqué les deux visites que je lui avais faites – à la vérité je crois bien que je n’en ai fait qu’une, et ajoute qu’elle sera heureuse de me voir. Elle a d’ailleurs à me parler, dit-elle, et elle me donne les heures où je suis plus sûr de la trouver chez elle. Je compte y aller mardi après-midi.

Puis nous allons retrouver au Café de France toute la bande des escrimeurs qui offre un déjeuner au Lez, à Kirschhoffer, au maître et aux deux maîtres d’armes militaires, Maistre et Dumont. Les uns montent dans deux grands breaks, frétés pour la circonstance, les autres, dont je suis, s’installent dans une automobile et nous partons par un temps gris, venteux et prometteur de pluie. Déjeuner très convenable, très gai. Discours de M. Teisserenc le père, réponse de Kirschhoffer. Je crois tout fini, mais on me demande de prendre la parole, et le maître qui est à côté de moi me prie d’inviter Kirschhoffer à revenir l’année prochaine. J’y vais donc d’un petit toast qui pour être tout à fait impromptu n’en est pas plus mauvais pour cela.

Et puis nous repassons à la salle où nous faisons les assauts jusqu’à 5 h passées. Je fais comme les autres et je m’aligne deux fois sur la planche. Après une dernière station au Café de France sous prétexte d’apéritif que je remplace par un bock, je rentre chez moi à 6 h pour écrire.

Après diner, je vais fumer un cigare à la Métropole où je trouve Margueil, Marin, Giffard et le compassé Brideray. Jeanbrau arrive quelques instants après, mais je suis fatigué, sans entrain, et après un tour à la place de la Comédie pour voir le résultat des Élections, la pluie semblant vouloir décidément tomber, je rentre me coucher. Il est dix heures. » 27

(Dimanche 16 mai 1909.)

Tout cela peut donner envie de se plonger dans le petit monde de Georges Quesnel. Pour reprendre une expression de Paul Veyne, de la pelote Quesnel il est loisible de tirer de multiples fils d’intriques, depuis la généalogie d’une famille atypique jusqu’à l’histoire de l’École de Commerce, en passant par une vie quotidienne à Montpellier sous la IIIème République ou la pratique de l’escrime. Il serait en tout cas très dommage que l’offre courageuse de numérisation de la Médiathèque de Montpellier ne soit pas saisie par des chercheurs curieux d’explorer ce riche gisement.

NOTES

1. La Médiathèque Émile Zola a numérisé et classé dans sa bibliothèque numérique patrimoniale Memonum les 42 volumes des Carnets de Georges Quesnel, qui sont consultables en ligne et librement téléchargeables. Voir à l’adresse : https://memonum-mediatheques.montpellier3m.fr.

2. Victor Cantagrel, Polytechnicien ayant fait une première carrière militaire dans le Génie, occupait un poste administratif à Monge, tout en professant à HEC. Né à Carcassonne et marié à Frontignan, il avait de solides attaches dans l’Hérault, d’autant que son père né à Aigues-Vives était passé par Montpellier où il avait quelque bien. Sur la famille Cantagrel, voir la notice qui lui est consacrée sur Généanet par ?destrels” à l’adresse : https://gw.geneanet.org/destrels?iz=0&lang=fr&n=cantagrel&oc=0&p=laurent+benoit+remy&type=fiche.

3. Escuret, Louis-Henri, La Tour des Pins, Montpellier, 1960.

4. Corbin (Alain), Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, Flammarion, Paris, 1998, 336 pages et cartes.

5. Voir sur le site Geneanet la page https://gw.geneanet.org/jpmerx?n=merx&oc=&p=ernestine+claire.

6. Cf. le dossier individuel dans la base Leonore, http://www2.culture.gouv.fr/public/mistral/leonore_fr. Ce dossier date de 1920.

7. AD76, 4E 07841 1821 Yvetot : Léon fils de Jean Baptiste Quesnel fabricant et de Marie Antoinette Guibert domiciliés rue Chauquette, mariés en la ville d’Yvetot le 19 février 1806. Témoins : Laurent Navarre menuisier 44 ans et Charles Martin homme de confiance, 34 ans. Le même jour, acte de naissance de sa sœur jumelle Céline.

8. Annuaire almanach du Commerce, de l’Industrie, de la Magistrature et de l’Administration (Didot Bottin), 1871, in Gallica.

9. Le dossier de la Légion d’Honneur de Paul (base Léonore) contient une copie de l’acte de naissance. L’enfant est déclaré le 15 juillet 1871, « fils naturel de père et mère inconnus » par le docteur Falize qui a assisté à l’accouchement, les deux témoins étant l’un jardinier, l’autre charretier. Après un diplôme de Droit, Paul Michel Achille Quesnel entre à l’École coloniale, et fait toute sa carrière en Indochine. Il semble qu’il ait pris sa retraite en 1926 (à 55 ans) comme Administrateur de 1ère classe des services civil en Indochine (il fut même Gouverneur de l’Indochine par intérim). Il se retira dans le Sud-Ouest à Libourne, où il s’était marié en juillet 1900 avec Marie Yvonne Leperche.

10. AD75, V4E 3949, acte n° 342.

11. https://gw.geneanet.org/jpbrev?n=worms&oc=&p=clementine. Son père Michel, colporteur, serait né en 1795 à Lunéville, et décédé en 1875 à Paris (19e arr.) ; sa mère née Sara Bernheim serait alsacienne (née en 1811 à Pfastatt, près de Mulhouse), et décédée à Asnières en 1883. Quant à Clémentine elle-même, son décès est enregistré également à Asnières le 29 août 1904. A noter, à l’appui de cette filiation, que la grand-mère maternelle de Clémentine se prénommait Rose.

12. Au recensement de population de 1901 à Lunel-Viel, le mas des Caves est la propriété de Ferdinand Bret, 61 ans, entouré de ses deux fils, Albert 30 ans et Auguste 27 ans. Le domaine est suffisamment important pour nécessiter la présence à demeure de 9 employés (Arch.Dép. Hérault, 6 M 456 – 1901 vue 39/46). Le nom du mas est dû à l’existence de caves préhistoriques qui sont l’une des curiosités de la commune.

13. Aux recensements de 1906 et 1911, le patriarche Ferdinand Bret n’est plus là, et c’est le fils cadet Auguste qui a pris sa succession. A noter que le personnel résidant est en diminution : 7 en 1906 et 6 en 1911 ; surtout, sa composition a changé, puisque apparait une nourrice (1906) puis une gouvernante anglaise en 1911 (de fait une Écossaise de 25 ans). La maitresse de maison a elle-même occupé une fonction semblable en Angleterre entre le retour du Brésil et l’installation de sa famille à Montpellier.

14. Il avait ouvert son cabinet juste à côté de la boutique parentale, 8 rue Thévenot, qui était une composante de l’actuelle rue Réaumur.

15. Abraham Dreyfus était marié à une danseuse de l’Opéra. Notons aussi que les deux témoins qui assistent Georges Quesnel quand il déclare Eugénie Louise en mairie sont ce même Abraham Dreyfus et Georges Morin, identifié lui aussi comme homme de lettres mais qui au mariage de 1876 est devenu simple employé.

16. C’est le cas pour Claire Merx, « maman », qui agace Georges avec ses placements hasardeux.

17. Les Quesnel semblent avoir déménagé à plusieurs reprises, aussi bien Léon que Georges, quand ils vivaient à Paris, et si Georges s’est fixé rue de la République durant tout son séjour à Montpellier, c’est en tant que locataire, anxieux de l’avenir : en 1937, un conflit avec sa propriétaire lui fait craindre de devoir déménager. « Tandis qu’autrefois l’idée de quitter mon appartement m’apparaissait comme une catastrophe, aujourd’hui j’envisage cette perspective d’un cœur plus ferme »,ce qui ne l’empêche pas de souffrir d’insomnies. D’ailleurs, à quelques lignes de distance, il avoue aussi : « Il y a bien une solution que mes enfants se refusent à envisager, mais qui, un peu plus tôt un peu plus tard, est inéluctable, c’est que je déménage pour un monde meilleur où là, je n’aurai plus à craindre l’expulsion » (Journal, mercredi 29 août 1937).

18. 16 février1935,Quesnel insère dans son cahier un entrefilet de presse (L’Éclair ?) sur « Qu’est-ce qu’un politicien » paru dans le Bulletin de l’association Sully et dû à (ou inspiré de) Abel Bonnard. L’association Sully était le regroupement, assez improbable, des monarchistes protestants d’Action Française.

19. Quesnel fait probablement référence à l’article publié le 25 novembre intitulé « La vérité est en marche et rien ne l’arrêtera », disponible à l’adresse : http://www.zola.free.fr/affairedreyfus.htm.

20. Les Croix de feu avaient leur local en face du domicile de Quesnel. Fin juin, des grévistes étaient venus manifester, avant que le local soit évacué suite à leur dissolution.

21. Dans les bâtiments grandioses du boulevard Malesherbes, le gymnase occupe une place centrale : Coubertin lui-même y enseigna.

22. HEC souffre d’être considérée comme une école facile pour enfants de bonne famille. https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_des_hautes_%C3%A9tudes_commerciales_de_Paris.

23. « Jusqu’à ce jour, de 1915 à 1919, 54 jeunes filles ont passé par l’École ; actuellement, 17 y sont encore en cours d’études ; de toutes celles qui sont sorties, la plupart ont trouvé des situations avantageuses ; quelques unes se sont mariées. » (Dossier pour l’obtention de la Légion d’Honneur, 1920. Base Léonore en ligne.)

24. Journal du 2 janvier 1897 : il publie dans Le Monde économique un article sur « les intérêts français au Brésil ».

25. René Bougnol, né à Montpellier en 1911 (il a donc alors 17 ans) a été triple médaillé olympique aux JO de 1932 (Los Angeles), 1936 (Berlin) et 1948 (Londres). L’avoué Pierre Chazot, qui présidait la salle Dumont de la rue d’Obilion, fut un temps maire de Montpellier en 1919.

26. Bonnier, Marc, « Le premier âge d’une institution centenaire : La Société Languedocienne de Géographie », Études sur l’Hérault, 1993.

27. La transcription laisse incertains quelques patronymes, pour lesquels une recherche supplémentaire serait nécessaire. L’escrimeur Kirschhoffer, qui dirige la salle Jean-Louis à Paris, est une des vedettes de l’école française de fleuret, et médaillé aux Jeux Olympiques de Paris en 1900.