Conflits historiographiques sur la Grande Guerre
Conflits historiographiques sur la Grande Guerre
* Docteur en Sociologie.
P. 167 à 169
Frédéric Rousseau, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paul Valéry de Montpellier, est un spécialiste reconnu de la Grande Guerre à laquelle il a consacré plusieurs ouvrages. Il a en particulier publié en 1999 La guerre censurée 1 son dernier livre se base sur un vaste corpus de textes de combattants – carnets, journaux intimes, correspondances – qui expriment l’expérience vécue de la guerre ; parmi ces témoignages, plusieurs proviennent de soldats languedociens, et sont sortis de l’oubli grâce à la grande collecte menées par les services d’Archives départementales à l’occasion des commémorations de la guerre.
L’ouvrage s’inscrit donc dans une recherche au long cours dont on peut suivre l’évolution depuis 20 ans dans la bibliographie de l’auteur. Mais il prend place surtout dans un débat foisonnant, souvent rude et violent, qui a concerné une bonne partie des spécialistes de la Grande Guerre, tout au moins en France, et continue d’alimenter la production éditoriale. Le lecteur de 14-18, penser le patriotisme ne peut donc pas faire l’économie d’une plongée dans ce débat ; l’auteur l’en dissuaderait dès la première page en prenant fermement position à l’encontre d’une « interprétation aujourd’hui dominante de l’événement et que l’on peut qualifier de culturaliste : il y aurait eu un consentement patriotique du plus grand nombre qui aurait conduit par une brutalisation des hommes et des sociétés en guerre, à prolonger par la haine de l’ennemi le Grand carnage » 2.
Culture de guerre, consentement, brutalisation sont les trois réponses de cette historiographie dominante, contre quoi s’élève l’auteur : Mettre en question le consentement et la brutalisation des combattants, en réfutant une histoire culturaliste qu’il convient de remplacer par une histoire sociale située au plus près de l’expérience vécue dans les tranchées.
Cette histoire « par en-bas » s’articule en trois grands chapitres qui explorent autant de moments majeurs de l’expérience des poilus. Le premier analyse le choc de la mise en guerre comme une scène où se joue le processus de « soldatisation », l’apprentissage des rôles qu’il va falloir désormais tenir, et le langage, la rhétorique qui les accompagnent.
Cette histoire « par en-bas » s’articule en trois grands chapitres qui explorent autant de moments majeurs de l’expérience des poilus. Le premier analyse le choc de la mise en guerre comme une scène où se joue le processus de « soldatisation », l’apprentissage des rôles qu’il va falloir désormais tenir, et le langage, la rhétorique qui les accompagnent.
Dans un deuxième chapitre, l’auteur se penche sur la relation du combattant à son entourage féminin : les interrelations, au long des courriers ou des permissions avec l’arrière monde féminin, modèlent la conscience de soi et le surmoi que le soldat se construit dans l’expérience guerrière.
Ces deux premiers chapitres peuvent se lire comme la recherche des mécanismes mentaux qui contribueraient à cette forme d’assujettissement que l’on désigne sous le terme de consentement.
Le dernier chapitre s’attaque à la question de la brutalisation spécifique à l’expérience de guerre et de sa source dans la haine de l’ennemi. Parler de brutalisation n’a guère de sens que collectif : il s’agit alors d’un processus qui touche l’ensemble du corps social. Ici, il s’agit d’analyser la multiplicité des situations de violence, « des expériences où la mort est infligée pendant la bataille ou en marge de celle-ci ainsi que des gestes ayant abouti à ce résultat » (p. 246) dans toute leur diversité.
Le débat historiographique actuel s’enracine, depuis ses débuts dans les années 1980, dans la question du choix des sources. Les témoignages laissés par les combattants sont au cœur de la polémique depuis la parution en 1929 du livre de Jean Norton Cru Témoins 3, qui est une analyse critique de la fiabilité des souvenirs publiés par les anciens combattants. Ouvrage considérable qui prend en compte l’ensemble des publications, tant d’écrivains connus (Barbusse, Dorgelès, Genevoix…) que de la masse de combattants anonymes qui ont décidé de livrer leur témoignage. Ce travail d’analyse critique de ces sources, qui n’épargne pas les célébrités, et propose un palmarès iconoclaste, a suscité à son tour les réserves de certains historiens. Mais il semble bien qu’aujourd’hui, le livre de Norton Cru soit globalement conforté par la masse nouvelle de témoignages que les commémorations successives du conflit ont fait remonter à la surface. Ce corpus nouvellement édité, déjà considérable, est aujourd’hui encore augmenté par la « grande collecte » des services d’archives publiques.
C’est en tout cas sur ce fonds de paroles des combattants et de leur famille qu’est construit le livre de Frédéric Rousseau : tout son travail est de scruter au plus près des textes qu’il a choisi d’analyser, les intonations, les non-dits, le choix des mots, les repentirs… pour essayer d’en faire ressortir la vérité intime. Cette quête infiniment méticuleuse n’est cependant pas refermée sur son corpus : à tout moment, il convient de confronter ces sources primaire de la parole des combattants à bien d’autres types de discours, venus des origines les plus variées, ainsi qu’à toutes les données factuelles que les historiens ont pu accumuler, histoire politique ou militaire en particulier, mais aussi à l’histoire sociale. À l’opposé de la figure globale du combattant dont l’histoire culturelle se repait, Frédéric Rousseau insiste en permanence sur l’hétérogénéité du corps social, souligne les distinctions qui s’imposent dans l’expérience multiforme de la guerre, renvoie aux statuts sociaux et aux conditions d’existence pour désagréger ce que le discours culturaliste national peut avoir de monolithique. Sur ce plan là, 14-18, penser le patriotisme fait appel à l’histoire sociale comme outil de compréhension, qu’il contribue à enrichir et à renouveler. On voit bien, par exemple, comment le premier chapitre construit les « mises en scène » où s’exposent les mobilisés dans les étapes successives de leur rôle d’apprenti soldat : il y a là tout un matériau qui exploite les théories sociologiques d’Erving Goffman sur le monde social comme scène publique.
Décortiquer les sources primaires que constituent les témoignages de poilus ne dispense pas de l’utilisation des notions générales qui sont à la base de la controverse historiographique. Frédéric Rousseau se débat avec ces termes de consentement ou de violence au travers desquels cherche à se penser la signification de la guerre. Et l’un des aspects les plus intéressants du débat entre historiens réside peut-être dans leur difficulté commune à utiliser de tels termes. Après tout, le « consentement » n’appartient pas au vocabulaire classique de l’histoire, et son intrusion soudaine au centre de l’explication historique ne se fait pas sans difficulté. L’un des reproches qui pourrait être fait à Stéphane Audoin-Rouzeau est de l’avoir importé sans précaution suffisante, et d’avoir, du coup, imposé sa problématique et les difficultés afférentes. Frédéric Rousseau accepte d’une certaine façon les termes du débat, lorsqu’il écrit : « En français et dans l’acception retenue, le terme renvoie au verbe consentir (sentir avec) ; conséquemment, consentir, c’est tout d’abord partage les croyances et avoir intériorisé les normes des détenteurs du pouvoir […] Lorsqu’il est effectivement entendu comme un exercice rationnel de l’autonomie personnelle, l’acte de consentir signifie également adhérer explicitement, agir et se plier aux règles proposées par ceux qui distribuent les cartes aux joueurs pressentis, qu’il s’agisse de politique, de sport ou d’action guerrière… » (pp. 354-355). Mais on voit bien que le terme de consentement, qui est aujourd’hui au centre de la crise des relations de domination entre sexes et des rapports de genre (le mouvement Me too) est tout sauf « un exercice rationnel de l’autonomie personnelle » et plonge ses racines dans un façonnement psychique et culturel d’une bien autre nature. Et en introduisant la « culture » dans cette problématique, on voit bien aussi qu’il s’agit d’un phénomène anthropologique profond sans grand rapport avec la culture de l’histoire culturelle telle qu’elle est généralement délimitée par le monde des oeuvres 4.
La différence entre Audoin-Rouzeau et Rousseau semble tenir surtout en ce que le premier pose le consentement comme une donnée générale parce que la nation serait le cadre légitime commun à la population française, tandis que le second observe les stratifications qui morcellent le corps social, et ne fait du consentement qu’un attribut d’une fraction privilégiée. D’où sa recherche d’une théorie sociologique susceptible de lui fournir un panel d’attitudes se différentiant du consentement et qui rende compte de l’expérience des autres catégories sociales présentes dans l’armée française. Le choix d’Albert Hirschman et de son livre Exit, Voice and Loyalty, lui offre le point de départ de la modélisation dont il a besoin. Complétés par l’Apathy, ces quatre types d’attitudes et de comportements, qui avaient été initialement pensés pour décrire des modèles de consommateurs face au marché, permettent de complexifier heureusement la réponse à la question « pourquoi et comment ont-ils tenu ? » posée aux poilus.
Il n’est pas assuré que les choix qu’Hirschman propose à ses consommateurs soient véritablement transposables aux poilus dans leur tranchée, transformés eux aussi en individus rationnels. Probablement faudrait-il regarder davantage du côté de Bourdieu et réintroduire à la fois une dose de déterminations liées aux habitus de classes, et une complexification des structures de domination sociale et culturelle (la notion de légitimité est aussi problématique que celle de consentement).
Un dernier mot concernant le titre du livre : le patriotisme est en soi un objet d’étude considérable, qui ne me semble pas être explicitement au centre des investigations de l’auteur qui le débordent de toutes parts. Tel qu’il se présente, 14-18, penser le patriotisme n’en est pas moins, et c’est l’essentiel, une pierre majeure dans la construction d’une anthropologie culturelle de la France contemporaine à partir de l’événement guerre. Le recours massif à ces sources primaires assemblées par la grande collecte, qui n’ont pas encore été véritablement exploitées, offre un champ d’investigation propre à alimenter une grande variété d’intrigues (selon le terme emprunté à Paul Veyne), et à relancer la recherche anthropologique pour une histoire pleinement sociale. C’est bien, me semble-t-il, ce que Frédéric Rousseau a en tête.
[Guy Laurans]
NOTES
1. Rousseau, Frédéric, La guerre censurée, Seuil, 1999, actualisée 2014 (collection Points)
2. Ce n’est pas le lieu, dans une simple recension, de présenter les acteurs et les termes de la controverse, même dans sa seule dimension franco-française. Les deux groupes d’historiens qui se font face sont généralement distingués en référence à deux institutions : d’un côté le Centre de recherches de l’Historial de Péronne, fondé par Jean-Jacques Becker, et animé par Stéphane Audoin-Rouzeau et Jeannette Becker (www.historial.fr), de l’autre le plus récent Collectif de recherche international et de débat sur la guerre de 1914-1918 (www.crid1418.org), dont les principaux protagonistes, outre Frédéric Rousseau, sont Rémy Cazals, Nicolas Mariot ou encore Nicolas Offenstadt. Dans la production considérable qu’a engendrée cette controverse, on peut mettre en avant plusieurs articles d’analyse et de commentaires : André Bach, « D’un différend, de ses origines et de sa nature », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 91, 2008/3, pp 5-19 ; Élise Julien, « À propos de l’historiographie française de la première guerre mondiale », Labyrinthe, 2004, n° 18, pp 53-68 ; Rémy Cazals, « 1914-1918, Oser penser, oser écrire », Genèses, n° 46, mars 2002, pp 26-43 ; Philippe Olivera, « Histoires de violences et violence (sociales) de l’histoire », Agone, n° 53, 2014, pp 11-36 ; François Butor, André Loez, Nicolas Mariot, Philippe Olivera, « Retrouver la controverse », https://laviedesidees.fr décembre 2008.
3. Rousseau, Frédéric, Le procès des témoins de la Grande Guerre. L’affaire Norton Cru, Seuil, 2003.
4. Poussée à ses limites, l’histoire culturelle devient « la guerre vue par les artistes, les écrivains, les journalistes, les sportifs, etc. ». Cf. Philippe Poirrier, La Grande Guerre, une histoire culturelle, Éditions Universitaires de Dijon, 2015.