Que faire des paysages sonores ?

* Docteur en sociologie

Poser une telle question sans, au préalable, éclairer la notion même de paysage sonore, risquerait de perdre le lecteur dans des terrains vagues. Il faut donc, en tout premier lieu, revenir à la source de cette notion qui, si elle est loin d’être négligée, n’occupe pourtant pas dans la réflexion collective sur notre rapport à l’espace, la place qu’elle mérite.

Sans pour autant retracer la généalogie de la notion, il n’est cependant pas sans intérêt de signaler que les promoteurs de la loi de 1906 sur la protection des sites naturels avaient bien conscience de l’intérêt de la dimension sonore possiblement attachée aux sites spatiaux. Les premiers dirigeants de la Société pour la protection des paysages, tels le député du Doubs Charles Beauquier ou son secrétaire général Anselme Changeur militent dans la presse d’avant-guerre en faveur des « paysages sonores » 1. Parallèlement, le politologue André Siegfried consacre, à la même époque, deux colonnes à la Une à « L’atlas sonore » : « … une évocation complète [d’un paysage] ne peut se passer du son. Qu’est-ce qu’une tempête sans le fracas du vent ? Qu’est-ce qu’un printemps sans le chant des oiseaux ? Une partie des paysages relève donc de l’oreille. En retenant à part l’aspect auditif, on a le paysage sonore. » 2

Dans les réflexions actuelles, cependant, tout part d’un musicologue et compositeur canadien, Raymond Murray Schafer (1933-2021), qui lança, voici plus de cinquante ans, un programme de recherche universitaire, le World Soundscape Project3 théorisé dans un livre pionnier paru en 1977 4 et traduit sous le titre Le paysage sonore. L’idée de Murray Schafer est de procéder à un transfert sensoriel de la vue vers l’ouïe, pour élargie la notion de paysage. Le Landscape, qui se dévoile devant le promeneur, celui mis en perspective par un peintre ou que saisit dans l’instantanéité l’objectif d’un photographe, trouve son équivalent dans le Soundscape5, depuis le chant d’oiseau en forêt que l’oreille cherche à isoler, jusqu’à l’ambiance sonore d’un grand magasin, d’une fête de village ou d’un stade de football. (Fig. 1)

On pourrait donc mener ce parallèle en donnant au paysage sonore un double sens :

  • celui de la représentation : un « paysage sonore », ce sera alors tout simplement une séquence enregistrée qui, à la manière d’un tableau en peinture, représente un paysage.
  • celui de la réalité sensible et immédiate : par analogie avec les définitions classiques du paysage visuel (« une partie de pays que la nature présente à un observateur »), le « paysage sonore » pourrait alors être défini comme « une séquence de temps que la nature présente à l’oreille d’un auditeur » » 6.
L'œuvre novatrice de Murray Schafer
Fig. 1 L'œuvre novatrice de Murray Schafer

Cependant, les questions que suggère le paysage sonore tiennent pour une large part à ses spécificités par rapport au paysage visuel. Le premier n’est pas que la simple composante sonore d’un espace défini visuellement, en quelque sorte la bande-son que nous aurions rajoutée à l’étang de Ville d’Avray pendant le travail de Corot à son chevalet – encore que ce dispositif soit imaginable. Le paysage sonore a sa spécificité propre, en particulier parce qu’il découpe un espace autrement dimensionné que le paysage visuel. Une particularité du Soundscape par rapport au Landscape tient en effet à la position de l’observateur. Acceptons l’idée, née de l’expérience banale, que le paysage-image se délimite par rapport à un point d’observation et un angle de vue optimal. La position du chevalet du peintre ‘sur le motif’, tout comme la position du photographe à la recherche de paysages plaisants, sont l’objet de recherches tâtonnantes pour cadrer le paysage dans sa meilleure composition : étagement des plans, choix du premier plan qui sert de cadre, angle de visée qui permet de faire sortir du tableau un élément disgracieux, toutes ces pratiques courantes qui s’institutionnalisent dans la mise en place de belvédères les bien nommés, permettent d’obtenir une image qui tire la quintessence visuelle de l’espace perçu. Dans le cas du paysage sonore, il n’est certes pas impossible de rechercher une telle sélection optimale dans la perception auditive. Pensons à l’expérience de la salle de concert, dans laquelle un mélomane assidu saura, lui aussi par tâtonnements successifs, déterminer la place qui lui offrira l’écoute la plus confortable, en fonction de l’acoustique, des effets de réverbération, de la distance à l’orchestre, etc… Et on peut aussi penser à l’expérience du preneur de sons, muni de son casque hi-fi et de micro directionnels, qui lui permettront de capter des sources sonores bien identifiées et extraites de l’environnement ambiant, telles qu’un chant d’oiseau ou une scène urbaine plus ou moins lointaine, les échos d’une dispute ou les bruits techniques d’un chantier…

Mais dans la plupart des cas de réception d’un paysage sonore, il paraît raisonnable de considérer que la perception du soundscape se fait à 360° en englobant tout le milieu alentour, selon la nature physique de la propagation des sons. On capte alors une ‘ambiance’ qui enveloppe l’auditeur.

D’autres différences majeures viennent à l’esprit. Il est clair que le paysage sonore ne peut se manifester à notre perception que dans une certaine durée. Les sons n’existent qu’en se déployant dans le temps, et par là même sont sujets à des variations, des ruptures de rythme ou de timbre, une évolution faite d’une multiplicité d’événements sonores qui se succèdent ou se superposent. En ce sens, le soundscape se distingue de la fixité du paysage saisi dans une image, tableau ou photographie (même s’il ne faut pas oublier la possibilité d’un temps de contemplation devant un paysage ; et si cette durée peut être saisie par une caméra, l’enregistrement pictural ou photographique ne pourra procéder que par instantanés successifs, sur le modèle de Monet devant la cathédrale de Rouen).

L’affinement de la notion de paysage sonore passera par d’autres écarts d’avec le paysage visuel, peut-être plus essentiels. Il est par exemple plausible de soutenir que notre appréhension de l’espace saisi visuellement n’opère pas nécessairement un partage entre paysages remarquables, beaux, agréables à l’œil, et paysages ordinaires, sans qualité, ou même laids : nous serions capables de déceler dans chaque espace vu quelque chose de qualifiable et digne de retenir l’attention ou de dégager des émotions, aplanissant ainsi la hiérarchie esthétique plus ou moins spontanée entre paysages. En fait, cette hiérarchie instable des paysages tiendrait moins à leur réalité matérielle qu’au degré d’attention que nous leur accordons. C’est le passage du ‘simplement regarder’ au ‘voir vraiment’ qui permet de qualifier l’espace perçu, autrement dit, le moteur de cette transfiguration est l’intensité de notre activité mentale et sensorielle d’observateur. C’est en tout cas la direction que semble bien prendre notre expérience esthétique contemporaine 7. Il est beaucoup plus facile de s’abstraire d’un environnement visuel sans intérêt ou même désagréable ne serait-ce qu’en détournant le regard ou en se concentrant sur son espace immédiat, que de se boucher les oreilles face à un environnement bruyant ou agressif. Dans le domaine auditif, la situation se présente en effet bien différemment. L’écoute active ne suffira peut-être pas pour étendre la sphère des sons ambiants agréables, perturbée qu’elle est par l’insistance des bruits qui nous parviennent et qui nous agressent, quelle que soit notre capacité à nous en abstraire. Dans ces conditions, des lignes de fractures semblent se créer au sein de la totalité sonore qui nous englobe. D’un côté, une frontière majeure pourrait se dessiner entre les sons et le silence. À l’opposé, constatons l’extrême difficulté à dépasser le clivage entre sons ‘positifs’ et bruit ‘négatif’. Tout semble se passer comme si, alors que le Landscape peut s’étendre toujours plus largement dans l’espace, le champ du Soundscape était réduit et contenu entre un vide et un trop-plein, entre silence et bruit.

À peine émise, cette hypothèse d’un morcellement des situations sonores, de nature hétérogène et qualitativement contrastées, demande à être nuancée et se révèle peut-être fragile.

Par exemple, quand nous parlons du silence, de quoi s’agit-il précisément ? À moins d’envisager le cas limite du silence des acousticiens, celui que l’on peut créer techniquement dans un caisson étanche ou dans un studio d’enregistrement parfaitement isolé du monde extérieur, et qui serait une sorte de vide, il s’agira bien plus probablement de formes de calme, celle d’une nature paisible à l’abri des rumeurs et tumultes de la ville, ou encore celle d’un cloître propice à la méditation ou au recueillement. Pierre Sansot a tenté avec talent de saisir le silence « qui donne à entendre ». Dans une approche phénoménologique, il décrit ce silence « qui serait une manière pour les choses de vivre et de dire leur insertion dans le temps du monde » 8.

Plus prosaïquement, les paysages silencieux seraient bien ce que recherchent les citadins, avides de pouvoir enfin entendre les sons de la terre que leur dérobe le brouhaha urbain. Si l’expérience du silence est donc plutôt chargée de sensations ténues, y compris auditives, qu’en est-il à l’autre bout du spectre, avec le bruit ?

Commençons par dire que le bruit est, très probablement l’objet qui focalise l’attention sur le paysage sonore. Murray Schaffer avait concentré son propos sur la distinction entre hi-fi et lo-fi et sur la lutte contre le second. Le musicien qu’il était avait posé des définitions simples héritées de l’acoustique :

  • bruit : la définition la plus satisfaisante est probablement celle de « son non désiré ». Elle fait du bruit un terme subjectif. La musique de l’un peut être le bruit de l’autre.
  • hi-fi (high-fidelity) indique un rapport signal/bruit satisfaisant. Appliqué à l’étude du paysage sonore, un environnement hi-fi est celui dans lequel les sons seront distinctement perçus sans qu’il y ait encombrement ni effet de masque.
  • lo-fi (low fidelity) indique un rapport signal/bruit insatisfaisant. Appliqué à l’étude du paysage sonore, un environnement lo-fi est celui dans lequel les signaux sont si nombreux qu’il en résulte un manque de clarté ou un effet de masque. » 9

En résumé, le paysage sonore est d’autant plus satisfaisant que les sons se détachent clairement du bruit de fond, ce qui permet de les identifier et de les charger de significations.

La lutte contre le bruit est devenue la préoccupation essentielle en matière de paysage sonore. L’historien Christophe Granger situe au mitan du XXe siècle une montée significative du volume sonore dans les villes – ou, plutôt peut-être, une montée de l’intolérance au bruit. C’est en tout cas à la fin des années 50 que les klaxons automobiles sont interdits à Paris et dans de nombreuses villes de province, par arrêtés municipaux. Dans un tout autre contexte, une plainte est déposée par un particulier devant le tribunal de Sedan à l’encontre de trois coqs trop expansifs chaque matin (c’est une situation récurrente qui alimente régulièrement la rubrique des faits divers des journaux). Le chroniqueur Jean Duché en tire la conclusion que « C’est tout de même étonnant que les citadins supportent les bruits des autos, des autobus, des camions, des motos, du métro, des marteaux, des pioches, de la radio d’à?côté, de la chasse d’eau du cinquième, et que les bruits de la nature les rendent fous. » 10 (Fig. 2)

Ces faits anecdotiques ouvrent à des réflexions de plus grande portée. Nous savons qu’il est impossible d’établir « objectivement » une évaluation de la montée du volume sonore en l’absence de tout instrument d’enregistrement avant l’extrême fin du XIXe siècle. Les historiens, médiévistes ou modernistes qui ont tenté de dresser le paysage sonore de mondes anciens doivent se contenter de gloser sur des sources littéraires 11 et d’additionner des indices : le nombre des ‘crieurs’ commerçants ou artisans 12, la fréquence d’utilisation des cloches des églises 13, qui ne disent pas grand-chose sur le paysage sonore dans sa complexité et la diversité de ses ‘objets sonores’. Une démarche beaucoup plus originale relevant de l’archéologie sonore, est initiée par Mylène Pardoen autour d’un projet de reconstitution d’un ancien quartier de Paris. Elle peut faire espérer une approche plausible de l’ambiance sonore du XVIIIe siècle 14. Mais quels que soient les témoignages ou les expérimentations sur les bruits produits par les machines, outils, véhicules d’époque, resteront sans doute inaccessibles les phénomènes psychologiques de sensibilité et d’intolérance aux bruits du passé. À défaut de pouvoir distinguer avec certitude entre une augmentation objective des ambiances bruyantes et une intolérance subjective plus grande aux phénomènes sonores, l’historien doit se borner à constater la prolifération assez soudaine du discours médical dénonçant les effets pathologiques de l’exposition aux bruits 15.

Accueil des touristes à Saint André de Valborgne (photo Facebook 2019)
Fig. 2 Accueil des touristes à Saint André de Valborgne (photo Facebook 2019)

Dans les années 1950, le bruit est chargé de tous les maux : troubles organiques, lésions auditives, surdité partielle, fatigue intense, amaigrissement, trouble de la croissance, désorganisation du système endocrinien et du système nerveux, troubles cardiaques parfois mortels, etc. Les gestionnaires de la modernisation du pays, le Commissariat au plan en première ligne, s’inquiètent aussi de classer parmi les besoins des familles la protection contre le bruit, tandis que dans les entreprises, on constate avec horreur que le bruit « diminue de 30 % le rendement d’un travailleur manuel et de 60 % celui d’un travailleur intellectuel ».

Granger propose de resituer cette déclaration de guerre au bruit dans une perspective culturelle plus vaste, en mettant l’accent sur les valeurs policées du progrès comme signe de civilisation et d’aménité collective. Mais plus souterrainement, il y voit aussi un ‘marqueur social’ à partir duquel se distribuent et peuvent être situés les individus : les conduites de bruit distinguent le raffiné et le vulgaire, le moral et l’immoral, le civilisé et l’incivil. La Ligue contre le bruit, née en 1958, qui part en guerre aussi bien contre les décollages d’avions de l’aéroport d’Orly que contre les pétarades des deux-roues, organise l’attaque contre l’immense texture des bruits quotidiens. « Une méticuleuse police des bruits remodèlerait ainsi le paysage sonore de l’espace public et de l’espace privé, tout en s’accordent aussi à une profonde disqualification sociale des comportements bruyants, où s’enracinent, sous l’allure de sensations auditives, des clivages, des affinités et des dégoûts inédits. »

Ces analyses de Granger, à partir de multiples indices collectés durant les Trente Glorieuses, évoquent l’épanouissement d’un grand rêve d’insonorisation de la société 16. Les règlements anti-bruit n’ont fait que se multiplier dans les dernières décennies, et les mesures prises par les États sont maintenant relayées au niveau européen. Il est particulièrement intéressant de constater la mise en parallèle avec les directives paysagères. Alors que la législation promeut la protection, la mise en valeur des paysages patrimoniaux, ou même la requalification d’espaces ordinaires, les paysages sonores n’apparaissent pas en tant que tels, et sont directement et à peu près exclusivement abordés par leurs nuisances et par la lutte contre le bruit. Il ne semble donc pas que la notion même de paysage sonore soit reconnue, et que puisse s’envisager une politique positive en faveur de paysages hi-fi. L’environnement sonore est abordé par la seule mesure en décibels des nuisances constatées. Une carte d’Europe est ainsi actualisée régulièrement qui pointe les zones sensibles – correspondant, sans surprise, aux grandes concentrations de population et d’activités économiques. La ‘bonne’ Europe est assurément une Europe silencieuse. (Fig. 3).

La population européenne soumise au bruit de la circulation automobile. (Source : Agence Européenne de l’Environnement, diffusion Centre d’Information sur le Bruit, 2009)
Fig. 3 La population européenne soumise au bruit de la circulation automobile. (Source : Agence Européenne de l’Environnement,
diffusion Centre d’Information sur le Bruit, 2009)

Ces législations, et les analyses techniques qui les fondent nous indiquent aussi, parmi bien d’autres, que le paysage sonore est surtout une affaire d’espace urbain en proie aux bruits incohérents de la ville. Ce n’est pas, croyons-nous, simplifier abusivement que de poser en face-à-face le paysage imagé solidement implanté dans les espaces naturels paisibles et ne venant que progressivement et avec hésitation investir l’univers citadin ; et de l’autre côté le paysage sonore qui est abordé par ses aspects négatifs agressifs.

Réfléchissons à un paysage sonore bien particulier, celui qui naît de la fête de la musique depuis 1982. Il me semble que dans les toutes premières années à Montpellier, les initiatives individuelles ou collectives avaient dispersé les sources musicales dans l’espace urbain en accommodant des bulles sonores qui se côtoyaient sans se gêner. Chacun des acteurs de la fête ? musiciens amateurs ou professionnels ? avait aménagé son espace sonore dans un périmètre soigneusement délimité. Le violoniste jouait sous une porte cochère, tandis que le trio de jazz occupait un carrefour, à distance respectueuse de la chanteuse de rue (peut-être sur le modèle des musiciens du métro parisien se partageant les couloirs). Les chorales avaient investi des cours en retrait de la rue, et l’orchestre symphonique tenait en laisse son volume sonore dans l’enceinte de l’Opéra. Le public se créait ainsi une déambulation paisible en allant d’un paysage sonore à un autre. En reprenant les catégorisations de Murray Schafer, la fête originelle s’épanouissait sur le mode hi-fi, dans lequel « les sons sont directement perçus sans qu’il y ait encombrement ». Le paysage sonore se diversifiait tout au long des déplacements de l’auditeur, comme un diaporama auditif proposant une succession de paysages clairement identifiables.

Il me semble tout autant que les fêtes de la musique sont peu à peu devenues lo-fi, avec l’introduction de nouveaux paramètres. Je citerais en premier lieu l’industrialisation de la fête originellement artisanale, avec l’apparition des musiques amplifiées et tout le matériel lourd et volumineux des consoles électroniques et des baffles gigantesques : il était dès lors difficile de maintenir l’autodiscipline des périmètres réservés. Et je n’oublierais pas la commercialisation de la fête dans laquelle les cafetiers (se découvrant mélomanes) ont vu une aubaine pour remplir leurs terrasses d’un beau soir de juin. C’est ainsi que la place Jean-Jaurès (entre autres) a généré une concurrence sauvage sous forme de concours de décibels entre programmes de musiques enregistrées. Le rapport signal/bruit a basculé dans la cacophonie en brouillant tous les sons musicaux émis dans le quartier, et chassant du même coup le petit violoniste et la chanteuse de rue.

Ce raccourci d’histoire de la fête de la musique n’est peut-être pas sans enseignements. Si mon oreille réagit négativement au ‘vacarme’ envahissant, il n’en allait manifestement pas de même pour la foule jeune et bruyante qui occupait la place et y retrouvait les ambiances euphorisantes des boîtes de nuit ou peut-être des ‘raves parties’ habituellement reléguées dans des espaces périphériques ou déserts. C’était une occasion de me rappeler que « le son des uns est le bruit des autres », ou dit autrement, que notre oreille est façonnée par une culture sonore, que celle-ci soit d’origine nationale ou régionale, sociale (populaire, bourgeoise…) ou segmentée par classes d’âges. C’était aussi l’occasion de prendre conscience que ces univers sonores concurrents sont engagés dans des conflits de légitimité (la musique apprise au conservatoire est plus légitime que la musique punk, la musique instrumentale plus que la musique électronique…), et que les lieux de manifestation de ces univers sonores sont généralement situés sur une échelle hiérarchique, du centre jusqu’à la périphérie. La soirée du 21 juin est donc devenue le moment exceptionnel (dans le calendrier annuel) où se jouent ces luttes de concurrence et de légitimation, et où se fait entendre une revanche ponctuelle du périphérique sur le central. Assurément, la géographie des paysages sonores s’en trouve momentanément chamboulée, comme une sorte de carnaval exhibant un monde à l’envers.

Une réflexion de type sociologique pointe « un apparent paradoxe : d’un côté, la baisse du seuil de tolérance auditive ; de l’autre, une incapacité à vivre ou même imaginer une ville silencieuse, comme s’il ne pouvait plus alors s’agir d’une ville. » 17 Il semble en effet assez vrai que le bruit soit devenu une caractéristique ambivalente de la sociabilité urbaine, si on considère combien peut facilement devenir angoissante l’expérience de la ‘ville morte’ (qu’il s’agisse de centres désertés par les commerces et par les piétons, ou des phases de confinement que nous avons pu connaître). L’auteur de ces analyses défend une hypothèse qui « se situe dans cet entre-deux parfois déroutant, entre gêne et nécessité des bruits, entre des définitions divergentes, voire conflictuelles, des mêmes (types de) sons, suivant qui les émet, les moments et les territoires où ils sont émis, etc. » En somme, « de plus en plus de bruits, qui nous gênent de plus en plus, mais dont nous pouvons de moins en moins nous passer tant ils fondent en partie notre culture urbaine. » Pensons aux klaxons des automobiles trop vite condamnés en bloc. Ce sont ces mêmes klaxons qui nous font sourire lorsqu’ils signalent le périple d’une noce au sortir de la mairie. Et les mêmes dont nous craignons la disparition lorsque le piéton doit s’aventurer sur la chaussée sans le secours de ces avertisseurs de danger (au point que les voitures électriques trop silencieuses deviennent des menaces fantomatiques).

L’idée d’Anthony Pecqueux est de montrer (au moins dans un premier temps) qu’une lutte contre le bruit (défini uniquement par son volume sonore, mesuré en décibels) aboutit vite à des conséquences inacceptables. Ainsi la législation allemande (1990) a occasionné une multitude de procès pour désagrément causé par les cris d’enfants venant des crèches, et abouti à la fermeture de ces dernières. La loi a donc dû être amendée en 2011 et a protégé les cris des enfants, quel que soit leur volume sonore, en les promouvant en tant que « musique vivante du futur. » On passe ainsi de nuisance à musique en passant par bruit, mais sans pour autant évoquer le ‘son’. « Dans le monde quotidien de la ville, celui où nous sommes embarqués dans nos affaires courantes, il ne semble pas que la délectation des sons soit une attitude naturelle, usuelle. » Dans le langage de cet article, on traduira que l’écoute attentive d’un paysage sonore urbain n’est pas une pratique courante. La partie est-elle perdue d’avance, au motif que les bruits urbains annihileraient toute possibilité d’un paysage hi-fi ?

Peut-être est-il possible d’avancer quelques pistes plus optimistes, sur le modèle de ce qui est tenté en matière de paysages visuels ordinaires dans les banlieues.

Pascal Amphoux propose une typologie des écoutes en distinguant trois attitudes possibles : l’« écoute environnementale », une écoute active et analytique, cherchant par exemple à isoler et identifier des signaux sonores : celle du chasseur à l’écoute de bruits d’animaux dans un fourré, ou celle d’un plombier à l’affut des bruits d’une canalisation défectueuse ; l’« écoute médiale » qui désigne au contraire une écoute flottante, passive, celle que l’on peut avoir dans un grand magasin diffusant musique d’ambiance et messages publicitaires ; et l’« écoute paysagère », qui renvoie à une écoute sensible, réflexive et esthétisante, celle du promeneur captant les chants des oiseaux, ou du citadin assis sur un banc et attaché à se laisser pénétrer par l’ambiance sonore de son quartier et à y déceler les éléments d’une « identité sonore » de la ville 18.

Est-il possible d’imaginer une esthétisation des bruits de la ville selon le même processus qui conduit à requalifier les paysages ordinaires des zones périurbaines ?

J.-F. Augoyard 19, relatant son parcours de chercheur à Grenoble, montre la difficulté à sortir du triptyque son – bruit – nuisance : le son n’est pris en considération que quand il est défini comme du bruit, et le bruit abordé par ses capacités de nuisance sensorielle et médicale. Dans ces conditions, le son n’est qu’un élément d’une vision hygiéniste et environnementale. Pour lui donner une valeur positive autonome, il a fallu le penser comme facteur d’ambiance : une nouvelle terminologie déterminait un nouveau point de vue. Les sons peuvent alors être perçus et étudiés pour eux-mêmes, et non réduits à leur seul volume en décibels.

De la même façon que la vision paysagère s’alimente de la connaissance et de la sensibilité aux œuvres picturales, une éducation aux sons permettra d’envisager une ‘écoute paysagère’ de l’espace sonore. L’auteur relate l’expérience de « faire écouter des sons qu’on ne peut pas reconnaître, ou pire qu’on croit reconnaître mais dont on n’est pas sûr de savoir ce que c’est. Et là tout d’un coup, on va parler des qualités du son : son grain, son épaisseur. On va chercher des comparaisons, des métaphores, et tout à coup on rentre dans la matière sonore pour la matière sonore. Il y a une phase consacrée à la sensibilisation au son, à la qualité du son : prendre le temps de décrire le son. Et on sait que quand on nomme, la sensation s’affine aussi. »

Vancouver (Canada), la ville qui a vu naître le projet d’écologie sonore de Murray Schafer, est devenue, pour cette raison, un lieu d’expérimentation à l’éducation à l’environnement sonore. L’apprentissage à l’écoute des sons de la ville donne lieu à de multiples initiatives, émanant en particulier de compositeurs jouant avec les sons urbains enregistrés. C’est le cas d’une musicienne telle qu’Hildegard Westerkamp dont plusieurs enregistrements sont audibles sur internet 20.

Pour prolonger le parallèle entre Landscape et Soundscape, notons le rôle fondamental de la mémoire. C’est celle-ci qui, en stockant les images archétypales des paysages, nous donne les moyens de déceler dans le fragment d’espace ouvert devant nous ses qualités potentielles de ‘paysagisation’ 21. De la même façon, les paysages sonores se construisent grâce aux sensations nées de l’écoute des paysages enregistrés dans une phonothèque. Plus pragmatiquement, les archives sonores permettent de guider les projets d’urbanisme ou d’architecture en les confrontant aux résultats acoustiques prévisibles.

Laissons parler Jean-François Augoyard, depuis son expérience grenobloise :

« …Nous, on s’était battu sur un quartier très triste, le quartier Vigny Musset. C’est un quartier tristounet, un peu à la Bofill, il y a quatre niveaux, des petits cubes, des cours à la berlinoise au milieu, et avec une voirie qui est absolument symétrique et identique partout. Et on avait fait de la prédiction d’effets sonores. On avait dit, ne faites pas ça, mettez des angles. On avait même fait des mesures acoustiques. Ça n’a pas été pris en compte, et maintenant les gens déménagent, c’est juste un quartier de transit alors que ça devait être un nouveau lieu de vie. Tout est triste, gris, le milieu sonore est parfaitement homogène partout et donc il n’y a pas moyen de distinguer les choses les unes des autres. Alors que dans un autre quartier, avec des petites rues, je me souviens très bien d’un interviewé qui faisait remarquer qu’il y avait certes du bruit mais qui nous disait : « C’est très très bien ici. Oui, il y a du bruit, mais on peut distinguer les voitures une par une ». Alors que si vous allez sur les boulevards, vous ne distinguez plus rien, c’est un magma. Or, on sait bien qu’il y a toutes les conduites intuitives de vigilance, savoir ce qui se passe derrière moi. Les architectes, je les ai empêchés de dormir, j’avais 60 heures d’enseignement sonore, c’était merveilleux, on faisait des parcours en aveugle, etc. ; ils me disaient : « On dort moins bien, parce qu’on entend tout ». Je répondais : « Ah ! Grâce au ciel. Quand vous ferez le prochain projet d’architecture, vous allez essayer d’entendre à l’avance ce que vous allez faire ». C’est important, car le sonore est la première porte ouverte à l’inquiétude et la responsabilité sensible d’une décision de projet, d’une décision d’architecte urbaniste. » 22 Ce type d’analyses peut déboucher sur des projets architecturaux qui privilégieraient l’isolation phonique des habitations, de façon à assurer un espace de vie calme, et pourraient à l’extérieur optimiser les réverbérations entre immeubles ou dessiner des espaces offrant la possibilité de « distinguer les voitures une par une », par une utilisation fine de l’acoustique.

Que faire des paysages sonores ? Laissons conclure Jean-François Augoyard :

« Du point de vue de la collection des sens, de la sensorialité, le sonore amène quelque chose de spécifique. Il faut absolument développer le sonore parce qu’on reste quand même toujours dans une dictature du visuel, j’en suis persuadé. De ce point de vue, on a, par rapport à d’autres cultures, une pauvreté qui est quelque chose d’absolument catastrophique. Est-ce qu’il faut dire comme Murray Schafer que la culture sonore mondiale disparaît, s’amenuise petit à petit parce qu’on ne prend plus le temps de décrire, de rentrer dans le son surtout ? pas seulement faire une écoute indicielle, mais rentrer dans le son ? Moi, je pense qu’il y a un champ qui doit être constitué comme tel et ce champ-là serait le fer de lance de la réhabilitation des autres sens qui traînent derrière : l’olfactif, le tactile, etc. Notre pensée reste quand même essentiellement une pensée visuelle. Mais qu’est-ce qui se passe si on fait basculer ça ? L’ethnologie est absolument passionnante de ce point de vue : qu’est-ce qui se passe quand on rentre dans des cultures où le sonore est fondamental, parce qu’on ne voit pas très loin ? C’est le cas dans la forêt, pour ce qu’il en reste, et puis la culture de la neige où l’écoute est absolument fondamentale : il y a une richesse, là, de la culture humaine au sens général qui doit être sauvegardée, et ça passe en particulier par la pédagogie, la didactique. Il faut absolument que le canal du sonore soit maintenu et pas juste réduit à une performance d’intelligibilité. Ce serait le cheval de Troie du développement des autres sensations. »

BIBLIOGRAPHIE

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AUGOYARD 1991 : AUGOYARD (Jean-François), « Les qualités sonores de la territorialité humaine », Architecture & Comportement, Vol. 7, n°. 1, p. 13-24, 1991.

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FRITZ 2000 : FRITZ (Jean-Marie), Paysages sonores du Moyen Age : le versant épistémologique. Paris, Champion, 2000. In-8°, 477 pages.

GRANGER 2014 : GRANGER (Christophe), « Le coq et le klaxon, ou la France à la découverte du bruit (1945?1975) », Vingtième Siècle revue d’histoire, 2014/3 N° 123 | pages 85 à 100.

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GUTTON 2015 : GUTTON (Jean-Pierre), « À propos de la reconstitution du paysage sonore de jadis », in Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 159e année, N° 1, 2015.

MURRAY SCHAFER 1979 : MURRAY SCHAFER (Raymond), Le paysage sonore, J.-C. Lattès, Paris, 1979, 389 p.

PARDOEN 2017 : PARDOEN (Mylène), « Archéologie du paysage sonore. Reconstruire le son du passé », Revue de la BNF, 2017/2 n° 55, pages 30 à 39.

PECQUEUX 2012 : PECQUEUX (Anthony), « Le son des choses, les bruits de la ville », Communications, 2012/1 n° 90 | pages 5 à 16.

SANSOT 1983 : SANSOT (Pierre), Variations paysagères, Klincksieck, Paris, 1983, 165 p.

NOTES

1. Voir, par exemple, le long article de Changeur dans le quotidien Le Temps du 29 juin 1912 consacré à « L’oiseau dans le paysage ». (Source : Gallica).

2. André Siegfried, membre de l’Institut : « L’atlas sonore », Le Temps du 18 novembre 1912.

3. Le World Soundscape Project, toujours en cours, est abrité par l’Université Simon Fraser de Vancouver depuis les années 1960. Le « paysage sonore » est la traduction littérale de l’anglais Soundscape.

4. The Tuning of the World, traduit en français dès 1979, et publié par J.-C. Lattès.

5. Lorsqu’il s’agit de comparer paysages visuels et sonores, il est plus simple d’utiliser les termes anglais.

6. AMPHOUX 1997.

7. Voir supra « Paysages en questions ».

8. SANSOT 1983, chapitre 6 « Le paysage sonore », pp. 74-85.

9. MURRAY SCHAFER 1979, pp. 373-375.

10. Jean Duché, « Le coq et l’autruche », Le Figaro, 11 janvier 1974, cité par Granger.

11. GUTTON 2015 tire un bilan de ces investigations et conclut à la modestie des résultats. FRITZ 2000 fait preuve de beaucoup d’ingéniosité pour tirer le maximum possible de ses sources.

12. Nicolas Offenstadt, « Les crieurs publics à la fin du Moyen Âge. Enjeux d’une recherche ». Information et société en Occident à la fin du Moyen Âge, Publications de la Sorbonne, pp. 203-217, 2004.

13. Alain Corbin a publié en 1994 Les cloches de la terre (Albin Michel) qui traite des divers usages des sonneries de cloche.

14. PARDOEN 2017.

15. GRANGER 2014. Les données qui suivent sont extraites de cet article.

16. L’auteur cite des arrêtés municipaux interdisant le battage des tapis « hormis de 7 h à 8 h du matin », tandis que les poubelles demandent un maniement précautionneux (« avec doigté et délicatesse » ironisent les médias).

17. PECQUEUX 2012.

18. AMPHOUX 1997.

19. Jean-François Augoyard est l’un des principaux spécialistes français de l’analyse des sons urbains à partir de la notion de paysage sonore. Chercheur au CNRS, il est professeur à l’école d’architecture de Grenoble et cofondateur du CRESSON (Centre de Recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain). Auteur avec le compositeur Henry Torgue du livre À l’écoute de l’environnement. Répertoire des effets sonores (éd. Parenthèses).

20. Hildegard Westerkamp, née en Allemagne, vit à Vancouver. Elle a composé en 1996 The Vancouver Soundscape, et en 1989 Türen der Wahrnehmungen (Doors of Perception) disponibles sur YouTube.

21. Voir, à ce propos, l’article « Paysages en questions » dans ce numéro.

22. AMPHOUX – LE GUERN 2017, pp. 41-42.