Les femmes et le mariage à l'époque de la croisade contre les cathares

Le couple marié représente la cellule de base de la famille et le fondement de la vie sociale médiévale. On connaît bien son importance et le rôle qu’il joue dans la construction des structures sociales, on connaît également ses conceptions théologiques et ses dispositions légales et économiques. Pour les épouses languedociennes du XIIIe siècle, on peut donc relativement bien cerner les cadres légaux et économiques du mariage, les régimes matrimoniaux étant attestés par les textes de loi. Il s’avère déjà plus difficile d’apporter une réponse à la question de la réalité socio-économique des épouses, car les femmes, même celles issues de la noblesse, sont très largement absentes des actes de la pratique. Toutefois, nous disposons d’un document exceptionnel et particulièrement intéressant à cet égard qui nous permet de mieux cerner quels biens possèdent et gèrent réellement les épouses languedociennes et notamment comment leur situation est affectée par la croisade et l’Inquisition : les enquêtes royales. Ces enquêtes, menées sur ordre de Louis IX (1247/1248 et 1258-1262) et qui s’inscrivent dans sa politique d’apaisement, sont ainsi sans le moindre doute les sources les plus riches au sujet des biens, droits et pouvoirs des femmes pour l’époque et la région qui nous intéressent. Les demandes de restitution formulées par les femmes qui ont perdu des biens lors de la croisade, suite aux jugements de l’Inquisition ou par les malversations des agents royaux, fournissent des nombreuses informations, en partie assez détaillées, sur la nature et le montant de la dot et du douaire, sur les régimes matrimoniaux, sur la répartition de l’héritage paternel, sur les biens mobiliers et immobiliers détenus par les femmes, sur des loyers, cens et autres redevances, voire, exceptionnellement, sur des seigneuries qu’elles détiennent 1.

Mais le mariage ne se résume pas à des cadres légaux et des statuts socio-économiques. Pour comprendre ce que la vie conjugale peut représenter pour les femmes au quotidien, il convient également d’étudier la réalité de cette vie, les comportements des époux, les sentiments, les rapports physiques – et liées à ces aspects, les circonstances et raisons des concubinages et adultères. Toutefois, ces questions ne trouvent que difficilement des réponses dans les sources médiévales en général. Et bien que les enquêtes royales, à travers quelques cas conflictuels portés devant les agents du roi, nous permettent de glaner quelques détails, et qu’elles puissent être complétées par les registres inquisitoriaux, sources extraordinairement riches en ce qui concerne la vie quotidienne de la société languedocienne du XIIIe siècle, ces aspects, pour l’époque et la région qui nous intéressent, ne peuvent être approchés que dans une très modeste mesure.

Femmes et mariage au moyen age
Femmes et mariage au moyen age

Un mariage arrangé

A partir de la réforme grégorienne de la fin du XIe siècle, l’Église catholique commence à imposer son autorité sur le mariage qui, auparavant, était une simple affaire entre laïcs, arrangé principalement selon des considérations politiques, lignagères et matérielles. Désormais, le mariage devient un sacrement, régi par le droit canon. Monogame, exogame et indissoluble, il est basé uniquement sur le consentement mutuel des deux époux, ce qui, théoriquement, permettrait aux femmes non seulement de décider de se marier ou non, mais également de choisir leur époux elles-mêmes. Or, dans la pratique, le consentement mutuel reste largement fictif et l’union matrimoniale continue d’obéir principalement à des facteurs financiers, politiques et lignagers. Tel est aussi, peu ou prou, le cas dans le Languedoc du XIIIe siècle. Les mariages sont décidés dans la grande majorité par le père de la mariée et le futur époux. Les jeunes femmes, dont on signe ainsi le destin, n’apparaissent que très exceptionnellement dans les actes de mariage – des contrats conclus exclusivement entre hommes. Seules les veuves semblent pouvoir décider elles-mêmes si elles souhaitent se remarier ou non et même choisir éventuellement leur deuxième époux – encore que, là aussi, la décision découle certainement souvent d’une nécessité économique. Toutefois, dans la société languedocienne touchée par le catharisme, une particularité concernant l’arrangement des mariages ressort sans l’ombre d’un doute des sources et notamment des registres de l’Inquisition. En effet, le critère essentiel au sein des familles acquises à l’hérésie est celui de la religion – même et surtout au sein de la noblesse. Les jeunes femmes issues de ces lignages sont ainsi de préférence mariées à des hommes appartenant également à une famille de croyants cathares – bien qu’il faille supposer que ces femmes, elles aussi, obéissent au choix que leurs pères font à leur place 2.

Si nous pouvons observer ces réseaux familiaux caractéristiques de la société touchée par le catharisme et qu’on constate régulièrement des liens préexistants entre les deux familles, les motivations et circonstances de la conclu-sion des mariages nous restent en grande partie inconnues. Et les rares précisions à ce sujet, d’autant plus précieuses, représentent certainement plutôt des cas exceptionnels. Car, bien que les négociations entre les deux familles semblent être la règle générale pour l’arrangement d’un mariage, des divers autres facteurs peuvent intervenir. D’un côté, certains mariages, certes rares, sont conclus par amour (amour réciproque ou seulement de la part du futur mari). D’autres se font par l’intervention de tierces personnes qui, souvent d’un statut social supérieur, peuvent exercer des pressions sur les familles ou femmes en question. Enfin, dans les cas les plus extrêmes, même des actes violents s’y mêlent 3.

Ainsi, en 1247/1248, Bernat de Maussan, de Colombières, se plaint devant les enquêteurs royaux d’une femme qui l’aurait accusé devant la cour de Béziers pour avoir essayé de violer sa fille afin de l’obtenir comme épouse. Nous ignorons si, dans ce cas, l’accusation de la mère est fondée ou s’il s’agit d’une pure invention dans le but de toucher de l’argent par ce chantage, comme le prétend le plaignant. Toutefois, ce litige montre que de tels comportements sont imaginables et certainement aussi proches de la réalité d’autres femmes 4.

Mais, à l’opposé du comportement de certains hommes qui usent de la violence ou qui abusent de leur statut social pour obtenir l’épouse de leur choix (ou l’obliger à se marier à un de leurs proches ou parents), certains mariages, comme évoqué précédemment, se font également par amour. Les cas que nous connaissons sont rares et, souvent, on ne sait pas si les sentiments sont partagés par la future épouse. Néanmoins, le phénomène est clairement attesté, tel par exemple dans le cas de Bernat de l’Aire, qui l’évoque expressément. Bernat se plaint, lui-aussi, devant les enquêteurs royaux en 1247/1248, avançant que Jean de la Planche, baile de Caux, aurait mis le ban sur un âne lui appartenant et l’aurait ainsi force à payer neuf sous. Et il rajoute que le juge de Béziers, Guilhem Capuce, avec ce même Jean de la Planche, l’aurait condamné à payer une amende de 50 sous, imposée à sa femme. A en croire Bernat, ceci est particulièrement injuste, car sa femme ne lui a rien apporté en dot étant donné qu’il l’a épousée seulement par amour. A l’instar du cas précédemment évoqué de Bernat de Maussan, rien ne permet d’étayer la véracité des propos du plaignant. Mais, qu’il s’agisse d’une fausse affirmation pour appuyer sa défense ou d’un vrai mariage d’amour, l’argument de Bernat de l’Aire met en évidence que des sentiments amoureux peuvent, au moins exceptionnellement, être à l’origine d’une union matrimoniale.

Précisons enfin au sujet de l’arrangement du mariage que les jeunes femmes languedociennes ne sont généralement pas mariées avant l’âge de la puberté. Le droit canon, permet, certes, de conclure le mariage dès les sept ans des filles. Or, dans la pratique – à en juger des rares éléments qui nous aident à cerner l’âge des jeunes épouses dans les sources – les jeunes mariées semblent compter entre douze et dix-sept ans 5.

Un statut socio-économique précaire ?

Si les circonstances de l’arrangement du mariage et donc du choix mari nous intéressent obligatoirement puisque la vie future de la femme, dans quasiment tous les aspects, est conditionnée par ce choix, la question des régimes matrimoniaux s’avère primordiale pour déterminer le statut social des épouses. Car le degré d’autonomie de la femme dépend essentiellement du patrimoine qu’elle détient et qu’elle peut réellement gérer. Et les capacités d’acquérir et de gérer du patrimoine dépendent, quant à elles, des pratiques successorales et des régimes matrimoniaux – ces deux aspects, dans le système languedocien, étant d’ailleurs intrinsèquement liés.

Avec la renaissance du droit romain au XIIe siècle – et les changements qui s’ensuivent concernant justement les régimes matrimoniaux et les pratiques successorales – la situation des femmes en Languedoc subit globalement une détérioration.

Selon le système dotal, issu du droit romain, l’épouse, une fois dotée par son père lors du mariage, perd ses droits à l’héritage familial et notamment au patrimoine immobilier. Ainsi, elle ne détient quasiment plus de biens immobiliers, car la dot aussi est de plus en plus couramment constituée seulement de numéraire. Par ailleurs, la dot en argent rend la situation économique de l’épouse encore plus précaire le mari en étant usufruitier, elle peut se perdre plus facilement qu’une dot en biens immobiliers dont la vente exige l’accord de l’épouse 6.

Au XIIIe siècle, l’exclusion de la femme de l’héritage et la dot en numéraire sont, théoriquement, la règle générale. Mais les changements qu’entraîne la renaissance du droit de Justinien ne s’imposent que lentement et on rencontre encore de nombreuses exceptions et divergences locales.

Enfin, en dépit de l’exclusion de l’héritage et donc du patrimoine immobilier, les épouses, à travers des apports matrimoniaux bilatéraux quasiment généralises, se trouvent globalement à l’abri du besoin en cas d’un veuvage. Car, au moment du mariage, la future épouse ne se voit pas seulement attribuer une dot de la part de son père, mais également un douaire de la part de son mari, presque toujours en forme d’usufruit sur des biens immobiliers. Contrairement à la dot, le douaire n’appartient donc pas à l’épouse en bien propre et doit ainsi revenir aux héritiers du défunt mari au moment du décès de la veuve et ne peut pas se cumuler avec un autre douaire lors d’un deuxième mariage. Le statut de la veuve s’avère par ailleurs le plus avantageux pour la femme, lui permettant, sans tutelle masculine aucune, de gérer non seulement ses propres biens dotaux ou avantages matrimoniaux, mais éventuellement même ceux d’enfants encore mineurs 7.

L’évolution des régimes matrimoniaux, depuis le XIIe siècle, se fait globalement donc au dépends du statut de la femme et surtout de sa participation au patrimoine immobilier, et, par conséquent, de son indépendance économique. Toutefois, la généralisation des apports matrimoniaux bilatéraux épargne en principe aux épouses et surtout aux veuves la précarité.

Les demandes de restitution auprès des enquêteurs royaux (1247/1248 et 1258-1262) formulées par des femmes confirment très largement le constat d’apports bilatéraux quasiment généralisés, de dots attribuées principalement en numéraire et de douaires assignés en forme d’usufruit sur des biens immobiliers du mari. Mais elles mettent surtout en évidence la fragilité de ce statut de l’épouse, complètement dépendante de son mari durant le mariage. Car cette dépendance, à travers les confiscations de biens dues à la croisade et au procès de l’Inquisition, s’avère lourde de conséquences pour les épouses. Nous y reviendrons.

Si nous cernons donc relativement bien par quels moyens les femmes peuvent acquérir et gérer des biens, puisque, à travers les textes de loi, nous connaissons les régimes matrimoniaux et les systèmes successoraux, se pose ensuite la question de savoir quel genre de biens les épouses possèdent réellement.

Nonobstant l’exclusion des femmes mariées de l’héritage (et donc de la participation au patrimoine immobilier de leur famille d’origine) et de la dotation en numéraire, elles ne sont pas pour autant privées de tout bien propre et ont le droit de détenir toute sorte de propriété.

Les épouses possèdent en premier lieu de l’argent, par le biais de la dot et de montants assez différents selon l’aisance de leurs parents. Et, quoi qu’en en ait très peu de traces puisque ces biens ne font pas ou rarement partie de la dot ou du douaire, les femmes possèdent d’autres biens mobiliers, dont surtout des objets d’ameublements.

Enfin, en dépit de l’exclusion de l’héritage parental, les femmes gèrent, voire possèdent encore des biens immobiliers. Les veuves bénéficient généralement d’un droit d’usufruit sur des biens de leur défunt mari et gèrent souvent l’héritage de leurs enfants mineurs. Rarement, la dot est encore attribuée en forme de biens immobiliers. Faute d’héritiers mâles sans doute, certaines épouses reçoivent une part de l’héritage de leur père. Et, faute peut-être également d’autres héritiers, à savoir d’enfants du couple ou de frères du défunt mari, certaines veuves acquièrent un douaire en bien propre à la mort de leur époux. Par contre, les biens immobiliers détenus par des femmes ainsi que le mode de possession sont à peine mentionnés dans les sources. Souvent il n’y est que vaguement question de « terres », « droits » ou « possessions ». Toutefois, il ne fait pas de doute que certaines femmes possèdent des biens immobiliers de toute nature et qu’elles touchent différentes sortes de droits, dont même des redevances seigneuriales 9.

Presque complètement absentes des actes de la pratique, les maisons font pourtant à coup sûr partie des possessions des femmes. Les sources inquisitoriales révèlent cet état de fait sans pour autant répondre à toutes nos questions à ce sujet : de qui et à quel moment les femmes reçoivent-elles ces maisons ?, selon quel mode les détiennent-elles ?, s’agit-il d’une tradition dans ces familles qui n’est jamais consignée dans les actes ? En tout cas, les dépositions faites devant l’Inquisition – pour qui la connaissance du propriétaire d’une maison ayant accueilli des hérétiques est particulièrement importante – mentionnent très régulièrement des maisons appartenant à des femmes, notamment des veuves, mais également à des jeunes femmes célibataires et même parfois des femmes mariées. Ainsi, pour les couples mariés, on fait en effet la différence entre les maisons leur appartenant en commun, les maisons appartenant au mari et les maisons appartenant à l’épouse, ce qui nous permet donc de savoir que ces femmes possédaient, seules, des maisons 10.

Nous l’avons déjà mentionné – malgré les avantages matrimoniaux, à savoir la dot et le douaire, le statut des épouses reste globalement fragile, notamment à cause de leur dépendance vis-à-vis du mari. Et les confiscations de biens dues à la croisade et au procès de l’Inquisition touchent lourdement les épouses, même si elles ne sont pas impliquées dans les « forfaits » de leurs maris, comme le montrent très clairement les nombreuses demandes de restitution portées devant les enquêteurs royaux par des épouses et veuves dans le besoin (1247/1248 et 1258-1262).

Dès que l’hérésie est pour la première fois officiellement assimilée à un crime de lèse-majesté envers Dieu dans un texte canonique (en 1199 dans la Bulle Vergentis in senium d’Innocent III), la déclaration d’hérésie entraîne l’infamie et la confiscation des biens. Cette sanction ne touche pas seulement le prévenu d’hérésie, mais également ses enfants, ses petits-enfants et sa femme, d’autant plus que la dot et le douaire, comme nous venons de le montrer, sont considérés comme ceux du mari durant le mariage. Maintes épouses d’un mari condamné pour hérésie, se trouvent de la sorte privées de tout moyen de subsistance. Les juridictions séculières comme ecclésiastiques se préoccupent de cette injustice quasiment depuis le début de la croisade 11. Or, le problème reste récurrent durant plusieurs décennies.

En avril 1259, le roi de France, saint Louis, dans sa lettre aux enquêteurs (lors de la deuxième campagne d’enquêtes dans la sénéchaussée de Carcassonne, menées de 1258 à 1262), fixe les conditions des restitutions, statuant, lui-aussi, que les droits des femmes sur les avantages matrimoniaux doivent être respectés – sous condition, évidemment, que les épouses en question ne soient pas convaincues ni d’un faidiment ni d’hérésie 12.

Contrairement à la première enquête (1247/1248), qui fait surtout état des exactions commises par l’administration royale, les femmes, entre 1258 et 1262, sont très nombreuses parmi les demandeurs. Leurs requêtes constituent environ 40% de la totalité et presque toutes les demandes concernent en effet des biens saisis pour hérésie ou faidiment. Les plus touchées par la précarité sont d’ailleurs les veuves qui formulent à peu près la moitié des requêtes féminines, mais on trouve également, à leurs côtés, des épouses dont les maris ont été condamnés, prisonniers dans les Murs de l’Inquisition, voire fugitifs. Et plus de la moitié des demandes concerne effectivement la restitution des avantages matrimoniaux, le plus souvent en forme de biens immobiliers appartenant au mari et assignés aux épouses au titre de la dot et/ou du douaire 13.

Avant de donner suite à la demande des femmes, des enquêtes sont menées, portant sur l’implication dans l’hérésie et les faidiments des plaignantes elles-mêmes, de leurs maris et pères, parfois aussi des frères. Enfin, bien que certaines femmes soient également dénoncées pour avoir été impliquées dans l’hérésie elles-mêmes, voire s’être faites faidites, notamment lors de la révolte de Trencavel en 1240, le principal reproche reste le faidiment et/ou l’hérésie de leurs maris ou pères… Toutefois, en dépit des enquêtes menées scrupuleusement, la plupart des femmes finissent par obtenir gain de cause 14.

Épouses aimées ou femmes mal mariées ?

Jusque-là, nous avons essentiellement abordé les questions de l’arrangement du mariage – un contrat entre hommes -, du cadre légal du mariage et du statut socio-économique de la femme mariée. Mais, dans la pratique, le mariage, pour les femmes, représente avant tout une vie commune quotidienne avec un homme, voire avec toute la belle-famille, une relation marquée par des sentiments, qu’ils soient positifs ou négatifs, des rapports physiques, vécus, eux-aussi, comme expériences positives ou négatives, la naissance d’enfants, une vie de famille…

La question de savoir comment les femmes vivent leur couple, au jour le jour, quels sentiments elles éprouvent pour leurs maris, ne trouve que difficilement des réponses dans nos sources. Néanmoins, on peut y glaner, par-ci, par-là, quelques petits détails de la vie conjugale et affective, qui nous permettent du moins d’affirmer que l’amour existe dans le mariage, mais qu’il est loin de représenter une généralité, et que d’autres couples, au contraire, sont plutôt marqués par l’indifférence, voire le déchirement, la haine et la violence.

La question de savoir si, au Moyen Age, l’amour peut exister dans le mariage ou s’il est réservé aux relations extraconjugales, ne se pose plus aujourd’hui et le fait que le mariage est arrangé par les parents dans la grande majorité des cas n’exclut pas obligatoirement la naissance de sentiments entre les époux 15. Certes, les traces de cet amour conjugal dans les sources médiévales sont généralement dispersées et peu explicites – et tel est aussi le cas pour les sources qui nous concernent (surtout les sources inquisitoriales et les enquêtes royales). Néanmoins, nos sources nous permettent d’affirmer non seulement que des sentiments amoureux peuvent naître entre époux au cours du mariage, mais également que certains mariages sont même conclus par amour 16.

Le plus souvent, l’amour conjugal ne peut s’entrapercevoir qu’à travers des indices comme une longue vie très unie, le soutien dans des moments dangereux et difficiles ou la douleur après la mort du conjoint. Les mentions plus explicites, en revanche, sont très peu nombreuses. Une des rares mentions de ce genre dont nous disposons est la plainte formulée par Bernat de l’Aire que nous avons déjà évoquée quant à l’arrangement du mariage. Le plaignant en effet, met en avant que sa femme ne lui aurait rien apporté en dot et qu’il l’aurait épousée par amour 17. Rarement, les témoignages devant l’Inquisition dévoilent aussi l’amour conjugal, et ils nous font surtout connaître maints couples liés dans la foi (cathare en l’occurrence) durant plusieurs décennies de vie commune et des époux et épouses qui n’hésitent pas à encourir les plus grands risques et dangers pour secourir et soutenir l’autre pendant les années difficiles de la croisade, l’Inquisition, la résistance et la fuite 18

Cependant, à côté des couples très unis, voire liés par les liens du cœur, on observe d’autres attitudes, allant de l’indifférence à la haine, des désaccords et tensions jusqu’à la violence. Dans les sources inquisitoriales – et bien que la majorité des couples semble plutôt soudés par rapport à la religion – le choix religieux, en l’occurrence celui de l’hérésie, est parfois à l’origine de tensions entre époux. Ces tensions vont de quelques critiques ou remontrances jusqu’aux insultes, menaces, voire des violences. Plus généralement, et donc aussi hors le contexte de la religion, les violences émanent principalement des hommes et la peur du mari est régulièrement présente dans les propos des femmes. Déclenchée autant par de vrais conflits, par des actes de l’épouse allant à l’encontre de la volonté du mari, mais aussi par les tracas du quotidien qui ne sont pas à imputer à l’épouse, ou alors due aux caractères et comportements agressifs inchangés depuis des années, la violence se manifeste surtout en coups, toutefois rarement aussi au point de provoquer des blessures 19.

A titre d’exemple, nous avons déjà évoqué le cas de Bernat de Maussan, de Colombières, accusé d’avoir essayé de violer une jeune femme afin de pouvoir l’épouser. Accusation fondée ou simple chantage pour extorquer de l’argent comme le prétend Bernat, on imagine aisément la relation dans un couple qui est né d’une telle situation, une relation donc marquée par la violence dès le début 20.

Alors que la violence conjugale est relativement courante, des gestes encore plus graves provoquant des blessures, voire des meurtres, restent très exceptionnels, mais peuvent parfois résulter de conflits conjugaux poussés à l’extrême. La vie d’une épouse semble ainsi avoir été mise en danger dans un autre cas porté devant les enquêteurs royaux (1247/1248), bien que nous ignorions les circonstances de ce conflit. Car Raimon de Corneilhan, qui le mentionne, affirme seulement qu’on lui avait imposé une amende pour avoir caché chez lui son oncle Pèire Lunar qui venait de blesser sa propre femme 21

« Mariages » d'amour ou polygamies féminines ?

Le mariage, au XIIIe siècle – nous l’avons déjà mentionné – correspond au mariage-sacrement tel que le définit la loi canon, indissoluble et monogame. Toutefois, dans la société languedocienne, les cas d’infraction à cette conception ne manquent pas – et les contemporains se montrent relativement indulgents envers ces écarts. Par ailleurs, les comportements des couples extraconjugaux, dans la réalité du quotidien, s’éloignent peu du comportement matrimonial de ceux qui se marient devant un prêtre et restent liés à leur conjoint durant toute leur vie. Et le critère décisif dans le jugement de l’entourage social semble principalement être celui de la monogamie, entendue dans le sens pratique et non théologique ou légal. Le mariage, défini selon la loi canon, restant donc encore relatif dans son application et l’importance qu’on lui attribue, les limites entre mariage et concubinage sont floues dans la société languedocienne, marquée du reste en partie par le catharisme qui rejette la conception du mariage-sacrement…

Les relations extraconjugales qu’on peut observer dans les sources inquisitoriales et dans les enquêtes royales sont de toutes les formes imaginables et concernent toutes les classes sociales, allant donc des plus brèves et superficielles passades jusqu’à la grande histoire d’amour de toute une vie.

Parmi les diverses relations adultères, un aspect, attesté surtout dans enquêtes royales, attire tout particulièrement notre attention. Si les cas d’adultère tel qu’on l’entend aujourd’hui – à savoir la relation d’une personne mariée avec quelqu’un d’autre que son époux légitime – nous sont surtout connus pour et par les hommes, les enquêtes menées par les agents royaux s’intéressent aussi à la légalité des mariages. Ce critère est essentiel, évidemment, quand des avantages matrimoniaux sont en jeu. Les enquêteurs découvrent ainsi plusieurs cas d’époux ou d’épouses ayant abandonné le foyer conjugal pour se « remarier » avec quelqu’un d’autre – pratique évidemment considérée comme adultère par le droit canon. Les témoignages faits devant l’Inquisition et donc par ceux qui appartiennent à la même société, présentent ces unions comme des mariages – les recoupements qu’on peut faire avec les enquêtes royales permettent d’établir cette différence dans le jugement des contemporains. Ainsi, en réalité, pour la plupart des couples mariés mentionnés dans les sources inquisitoriales, rien ne permet de savoir s’il s’agit vraiment d’un mariage béni par un prêtre (et non pas éventuellement déjà précédé d’une première union) ou de ce qu’on pourrait appeler selon une terminologie moderne une « union libre ».

En tout cas, au sujet de ces cas de polygamie qui apparaissent dans les enquêtes royales, il est surtout frappant de constater qu’ils sont aussi, voire plus souvent le fait de femmes – dont on peut établir certaines caractéristiques distinctives. Guillelma de Cesseras est une de ses plaignantes dont un témoin, Arnaut de Laure, révèle le comportement polygame devant les enquêteurs royaux (1285-1262) :

« Contre la pétition de Guillelma de Cesseras, veuve de Pèire Raimon de Cellavinaria, il [Arnaut de Laure] dit qu’il vit que Guilhem de Cesseras, le père de ladite Guillelma, et Pèire Raimon de Cellavinaria, son mari, furent faidits lors de la guerre du comte de Montfort [1209-1218]. Puis, il dit qu’il vit que Pèire Raimon de Cellavinaria fut capturé pour hérésie et il entendit dire qu’il fut brûlé, et c’est vrai, même si le témoin ne l’a pas vu. Il dit encore que ledit Pèire Raimon de Cellavinaria fut faidit à l’époque où il épousa Guillelma ; toutefois, avant qu’il ne l’épouse, ladite Guillelma avait un autre mari, à savoir Géraut Pelfort, et ce dernier était encore en vie à l’époque où elle épousa Pèire Raimond. Et le témoin la vit avec ledit Géraut qui la tenait comme épouse, et par la suite, il la vit pareil avec Pèire Raimon, qui la tenait comme épouse, du vivant dudit Géraut. » 22

A l’instar des autres femmes dont on rapporte un comportement comparable, Guillelma est donc issue de la noblesse rurale. Le fait que, contrairement à la plupart des femmes mariées de son époque, elle est désignée du nom de son père et non pas de celui de son mari pourrait même éventuellement signifier qu’elle participe à l’héritage de la famille de son père, voire à la seigneurie. Dans un autre passage du témoignage d’Arnaut de Laure, précisant d’ailleurs que feu le mari de Guillelma, Pèire Raimon, fut condamné au Mur de l’Inquisition par frère Ferrer, puis brûlé à Carcassonne, elle est même appelée « dame » (domina) Guillelma 23 – quoique ce titre reste ambigu et peut autant évoquer une femme qui participe à la seigneurie que simplement un membre de la famille seigneuriale 24. Sa relative aisance et son indépendance économique ne sont donc pas sans incidence, semble-t-il, sur son comportement matrimonial. Et il ne s’agit certainement pas d’un hasard si nous trouvons uniquement des femmes nobles parmi les cas de polygamie révélés devant les enquêteurs royaux. Participant encore par exception à l’héritage familial et au patrimoine immobilier, ces femmes peuvent plus facilement prendre leurs propres décisions puisqu’elles ne dépendent pas économiquement du bon vouloir des hommes de leur entourage. Disposant de leurs propres biens, elles sont moins obligées de se soucier de leurs avantages matrimoniaux et donc de la légitimité de leur mariage. A cet égard aussi, la corrélation entre la situation, l’autonomie économique et la liberté de choix des femmes est évidente… Pour une partie de ces femmes qui changent de mari, une autre caractéristique commune se dégage, liée sans aucun doute aussi à un statut socio-économique plutôt exceptionnel et peut-être aussi, outre cette relative indépendance, à l’habitude de faire ses propres choix, à une certaine force de volonté, la capacité d’aller à l’encontre des normes sociales. Car, parmi ces dames, on trouve quelques-unes dont on rapporte également qu’elles auraient été faidites, c’est-à-dire qu’elles se seraient rebellées contre l’autorité du roi de France, notamment lors de la révolte de Trencavel en 1240/1241 25

Si ces faits de polygamie, bien que peu nombreux, sont clairement attestés dans les sources, nous en ignorons malheureusement les raisons. Quels peuvent être les motifs d’une femme qui quitte son mari pour le remplacer par un autre ? Est-il possible qu’il s’agisse d’aspirations sociales ou matérielles, sachant qu’un tel mariage illégitime pouvait mettre en danger les avantages matrimoniaux – et qu’on parle surtout de femmes relativement aisées -, ou les épouses concernées ignoraient-elles les dispositions légales ? Peut-on envisager que certaines femmes cherchaient un nouveau mari parce qu’elles ne s’entendaient pas avec le premier, voire se faisaient maltraiter ? Ou serait-il permis de supposer que ces deuxièmes unions, considérées par l’entourage comme des mariages et non des concubinages ou relations adultères, furent des mariages d’amour ? Évidemment, les raisons peuvent être multiples et différentes d’un cas à l’autre. Toutefois, il nous semble – et d’autres histoires d’amour extraconjugal le confirment – que les raisons du cœur pourraient effectivement avoir été décisives pour la plupart des comportements conjugaux divergents du mariage-sacrement tel que le définit la loi canon.

Nonobstant le fait que les changements induits par la renaissance du droit romain ne s’imposent que lentement et que le Languedoc du XIIIe s. connaît encore de nombreuses exceptions et divergences locales, la détérioration du statut de la femme est évidente. Exclue de l’héritage parental et donc du patrimoine immobilier de sa famille d’origine, car dotée uniquement en numéraire, elle ne peut gérer des biens immobiliers qu’à son éventuel veuvage, en l’occurrence des biens immobiliers, issus du douaire, qui ne lui appartiennent pas en propre. Bien que théoriquement à l’abri du besoin en cas de veuvage à travers des apports généralement bilatéraux, la dépendance économique de l’épouse peut facilement fragiliser son statut et entraîner des situations de précarité – tel à travers les confiscations des biens à l’époque trouble de la croisade et de l’Inquisition.

Il s’avère beaucoup moins évident de donner des réponses sûres à la question de savoir comment les épouses vivent leur vie conjugale au jour le jour. Quoique de façon éparse et difficile à cerner, nos sources montrent clairement que l’amour existe dans le mariage au XIIIe siècle dans la société languedocienne. Il se manifeste dans des expressions très différentes, parfois il est déjà présent avant que le mariage ne soit conclu, parfois il naît durant les années de vie commune. Il existe donc, et il perdure dans certains cas pendant de très longues années, sans s’affaiblir devant les rudes épreuves qui marquent les destins durant cette époque tumultueuse. Enfin, les unions qui suivent une séparation d’époux – considérées par la loi canon comme bigames ou adultères – sont peut-être aussi à rapprocher aux mariages d’amour… Cependant, les époux dont on connaît les comportements et/ou sentiments sont si rares comparés à la masse de ceux qui restent complètement inconnus qu’il s’avère impossible de savoir si les couples mariés unis par l’amour restent une grande exception, tout comme nous ignorons quelle importance attribuer à ces couples désunis, indifférents, malheureux, à ces femmes mal mariées et battues…

Bibliographie

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— GILLES (Henri), « Le statut de la femme en droit toulousain », Cahiers de Fanjeaux 23 : La femme dans la vie religieuse du Languedoc (XIIIe-XIVe siècles), Toulouse, Privat, 1988, pp. 79-97.

— HANCKE (Gwendoline), Les belles hérétiques. Être femme, noble et cathare, L’Hydre éditions, Castelnaud-la-Chapelle, 2001.

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L’hérésie en héritage. Familles de la noblesse occitane dans l’Histoire du XIIe au début du XIVe siècle : un destin commun, Cahors, La Louve éditions, 2006.

L’amour, la sexualité et l’Inquisition. Les expressions de l’amour dans les registres d’inquisition (XIIIe-XIVe siècles), Cahors, La Louve éditions, 2007.

— LECLERC (Jean), L’amour vu par les moines au XIIe siècle, Paris, Les éditions du Cerf, 1983.

Le mariage vu par les moines au XIIe siècle, Paris, Les éditions du Cerf, 1983.

— TARDIF (Adolphe), Le droit privé au XIIIe siècle : d’après les Coutumes de Toulouse et de Montpellier, réimpression, A. Picard, Aalen 1974.

Notes

 1.  Claude DEVIC / Joseph VAISSETE, Histoire générale de Languedoc, édition annotée, augmentée et révisée, 16 t., Toulouse 2003-2005, t. 7, 2ème partie, coll. 1-396.

 2.  Voir : Gwendoline HANCKE, L’amour, la sexualité et l’Inquisition. Les expressions de l’amour dans les registres d’Inquisition (XIIIe-XIVe siècles), Cahors, La Louve éditions, 2007. pp. 15 et ss.

 3.  Voir : Ibid.. pp. 18 et ss.

 4.  DEVIC/VAISSETE, t. 7, coll. 84.

 5.  Voir : HANCKE, L’amour, la sexualité et l’Inquisition, p. 21.

 6.  Voir : Gwendoline HANCKE, Femmes en Languedoc. La vie quotidienne des femmes de la noblesse occitane au XIIIe siècle, entre catholicisme et catharisme, Cahors, La Louve éditions, 2006, pp. 34 et ss.

 7.  Voir : Ibid., pp. 46 et ss.

 8.  [Appel manquant] Voir : Ibid., pp. 63 et s.

 9.  Voir : Ibid., pp. 68 et ss.

10. Collection Doat, Bibliothèque Nationale de Paris, t. 23, f° 179r°- v° ; t. 24, f° 84r°- v° ; MS 609, Bibliothèque Municipale de Toulouse, f) 11 v°, 16 v°, 18 r°, 29 v°, 66 r°- v°. Voir : HANCKE, Femmes en Languedoc, p. 70 et ss.

11. Collection Doat, t. 31, f) 35 r° – 39 v° ; 108 r°- 109 r° : DEVIC / VAISSETE, t. 8, coll. 625-635.

12. Collection Doat, t. 31, f° 263 r° – 270 v°.

13. DEVIC / VAISSETE, t. 7, coll. 197-396.

14. Ibid., t. 7, coll. 331-396.

15. Voir, entre autres : Thomas DESWARTE, « Une sexualité sans amour ? Sexualité et parenté dans l’Occident médiéval », Cahiers de civilisation médiévale 48/2005, pp. 141-164 ; Jean LECLERCQ, Le mariage vu par les moines au XIIe siècle, Paris, Les Editions du Cerf, 1983, pp. 7 et ss., 35 et ss.

16. Voir : HANCKE, L’amour, la sexualité et l’inquisition, pp. 83 et ss.

17. DEVIC / VAISSETE, t. 7, coll. 18.

18. Voir : HANCKE, L’amour, la sexualité et l’Inquisition, pp. 88 et ss.

19. Voir : Ibid., pp. 100 et ss.

20. DEVIC / VAISSETE, t. 7, coll. 84.

21. Ibid., t. 7, coll. 22.

22. Ibid., t. 7, coll. 380.

23. Ibid., t. 7, coll. 363.

24. Voir au sujet des noms des femmes : HANCKE, Femmes en Languedoc, pp. 80 et ss.

25. Voir : Ibid., p. 188.