Le voyage du navire négrier Le Languedocien
vers les côtes de Guinée, les colonies d’Amérique et Sète en 1726-1728

* Adjoint principal du Patrimoine, Archives départementales de l’Hérault

La pratique de la traite négrière par des ports méditerranéens est méconnue. Pourtant le commerce triangulaire a connu un fort développement à Marseille, et Sète l’a expérimenté brièvement. Le voyage du navire négrier Le Languedocien témoigne de l’intérêt des grands négociants montpelliérains pour la traite et le commerce colonial.

Les ambitions commerciales du nouveau port languedocien

En 1666, le pouvoir royal crée le port de Sète afin de doter Montpellier et le Languedoc du grand site portuaire que nécessitaient leurs activités économiques. Dès la fin du XVIIe siècle, le port reçoit des laines et cotons du Levant, mais aussi du bois, du riz et de l’huile d’Italie et de Sardaigne, les deux liaisons principales de Sète. Les bateaux viennent également d’Espagne (cochenille, vermillon, bois, grains et huile), de Sicile et de Barbarie (grains), de Hollande et des pays nordiques (poivre, cannelle, garance, houille, plomb) 1. Le port exporte les draps du Languedoc, et surtout les vins et eaux-de-vie produits dans l’arrière-pays.

Les affaires restent modestes, le port de Sète échouant à concurrencer Marseille au Levant ; néanmoins, il s’impose comme le seul rival du géant marseillais en Languedoc.

Les négociants montpelliérains vont tenter de prendre l’avantage sur Marseille en orientant leurs activités vers le grand commerce antillais, profitant d’un arrêt du 1er décembre 1716 qui admet Sète au nombre des treize ports privilégiés pour le trafic avec les Antilles, et de l’exclusion provisoire des Marseillais du commerce d’Amérique à la suite de la peste de 1720 2. Le retour à la navigation sûre après la paix d’Utrecht et l’expérience de Law encouragent ces initiatives et renforcent les ambitions des milieux financiers montpelliérains.

Arnel et Jacques Gilly, frères de Simon Gilly, député du commerce du Languedoc et directeur de la Compagnie des Indes à partir de 1718, associés à François Angelin, Moïse Marguerit, ancien capitoul de Toulouse, et Bernard Dufau, tous négociants protestants montpelliérains, concluent, en février 1717, un traité avec les États de Languedoc, pour une durée de quinze années, établissant une raffinerie de sucre à Sète, qui obtient en octobre 1718 le titre de manufacture royale 3. Les intéressés de la raffinerie s’engagent à importer et à raffiner annuellement 8 000 quintaux de sucre brut, et à expédier aux Antilles la même quantité « de vin du cru et des étoffes des fabriques de la province » 4. Le sucre raffiné à Sète doit par la suite être vendu à la foire de Beaucaire.

Port de Sète et entrée du Canal de Languedoc (XVIIIe s.) (Arch. Dép. Hérault, 1 Fi 1428)
Fig. 1 - Port de Sète et entrée du Canal de Languedoc (XVIIIe s.)
(Arch. Dép. Hérault, 1 Fi 1428)

Les États leurs octroient une subvention annuelle de 4 000 livres, plus une gratification de 10 000 livres, à raison de 25 sols par quintal de sucre importé, pour couvrir la location des maisons qu’ils ouvrent pour ce commerce à Sète, à Montpellier, à la Martinique et à Saint-Domingue 5. La maison Gilly frères établit une succursale au Cap-Français nommée Bonnaud et Gilly, en relation avec Eustache, un négociant du Havre 6. Le nouvel établissement se développe rapidement, soutenu par les importants profits générés par les multiples activités des Gilly (manufactures de draps, importation de piastres de Cadix, banque). Les associés constituent un fonds de capital de 560 000 livres qu’ils emploient au recrutement d’ouvriers-raffineurs en Hollande, à la construction de la nouvelle raffinerie sétoise, une des plus importante d’Europe, et à l’achat de quatre vaisseaux pour assurer les liaisons entre Sète et les colonies. Ils font d’abord l’acquisition du Ville-de-Cette, en 1717, puis celle de l’Américain-de-Languedoc, en 1718, du Saint-Jacques, un 300 tonneaux construit à Amsterdam, en 1719. Le Ville-de-Cette, perdu en mer en 1725, est remplacé par Le Languedocien, un vaisseau d’environ 400 tonneaux 7, construit à la demande des Gilly près de Hambourg, en 1726, pour 11 000 marks 8.

Les Gilly et leurs associés s’engagent en 1717 pour armer principalement des vaisseaux effectuant un commerce en droiture avec les colonies, mais ils vont aussi faire l’expérience du commerce triangulaire. À cet effet, ils sollicitent les services de négociants et de gens de mer des ports de l’Atlantique, rompus depuis longtemps à la navigation au long cours et connaisseurs des pratiques de la traite négrière. En 1726, les Gilly s’associent à la maison veuve Le Chibelier et fils, du Havre, expéditrice de charbon pour la raffinerie sétoise, pour armer un vaisseau, Le Languedocien, et aller pratiquer la traite en Guinée. Le commandement est confié au capitaine François Légier, de Toulon, qui a déjà commandé plusieurs expéditions de traite pour le compte des Compagnies du Sénégal et des Indes. La cargaison du bâtiment se compose de cauris, de cuivre, de barres de fer et d’autres marchandises d’une valeur de 50 000 livres ; aux coûts du fret s’ajoutent ceux de l’achat du vaisseau et de son armement, pour un total de 80 000 livres 9.

Le voyage du Languedocien vers la Guinée et les Antilles est en partie documenté par les registres de l’Amirauté de Sète et de Montpellier conservés aux Archives départementales de l’Hérault.

Les sources sur le voyage du Languedocien

1. Les registres de l’Amirauté de Sète et de Montpellier

L’ensemble du fonds de l’Amirauté est constitué de registres et de cahiers où sont consignés des actes de nature très différente. Après l’ordonnance sur la marine de 1681, les armateurs et propriétaires sont tenus de faire enregistrer les transactions relatives à la construction, l’achat, la vente ou l’armement des navires, les déclarations de propriété ou de parts de navire.

L’enregistrement des soumissions, cautionnements, décharges et descentes, engagements pour les îles françaises de l’Amérique, a donné lieu à une série de registres spécifiques, couvrant la période 1728-1750, cotés 4 B 269-284.

Ces registres permettent d’identifier les bateaux partis du port languedocien, leur destination et le contenu de leur cargaison. Ils confirment l’importance du cabotage avec l’Italie, la Sardaigne, et l’Espagne, et la régularité des lignes commerciales avec les colonies d’Amérique durant la période 1728-1732.

Extrait du traité d’exploitation d’une raffinerie conclu entre les États de Languedoc et les associés de la compagnie Gilly frères (1717). (Arch. Dép. Hérault, C 1247)
Fig. 2 - Extrait du traité d’exploitation d’une raffinerie conclu entre les États de Languedoc et les associés de la compagnie Gilly frères (1717).
(Arch. Dép. Hérault, C 1247)
Couverture du registre 4 B 269 (1728-1729) (Arch. Dép. Hérault)
Fig. 3 - Couverture du registre 4 B 269 (1728-1729)
(Arch. Dép. Hérault)

Des actes contenus dans les registres de soumissions et cautionnements des années 1729-1730 consignent le décès de sept marins et équipiers du Languedocien. Chacun de ces actes enregistre le dépôt au greffe de l’amirauté sétoise des effets, ou des sommes résultant de la vente des effets, ou des salaires du décédé, par le commandant François Légier, lors du désarmement du navire, le 14 juin 1728.

Le registre 4 B 269 contient, au folio 23, un procès-verbal de délivrance des effets ayant appartenu à feu Jean Jacques René Molaix, capitaine en second du vaisseau Le Languedocien. Ce document révèle que, le 25 janvier 1729, un marchand nîmois nommé Guillaume Claverollis s’est présenté devant le greffe de l’Amirauté de Sète, muni de lettres de procuration rédigées par les enfants et héritiers du capitaine Molaix, vivant à Rennes, afin qu’il retire en leurs noms les sommes et effets appartenant à leur père « décédé sur ledit vaisseau, à la Rade de Juda, Cote de Guinée, le 11e avril 1727 ». Le texte précise que les effets du capitaine Molaix ont été remis au greffe de l’Amirauté de Sète par le capitaine François Légier, commandant du vaisseau Le Languedocien, à son retour de son voyage à la Côte de Guinée, alors un des principaux centres de trafic des esclaves.

Ce premier acte ne mentionne pas explicitement la pratique de la traite négrière par Le Languedocien, mais il inspire de lourds soupçons confirmés par le verbal de remise des salaires de Louis Lebœuf.

Procès-verbal de délivrance des effets ayant appartenu à feu Jean Jacques René Molaix (25 janvier 1729). (Arch. Dép. Hérault, 4 B 269, folio 23)
Fig. 4 - Procès-verbal de délivrance des effets ayant appartenu à feu Jean Jacques René Molaix (25 janvier 1729). (Arch. Dép. Hérault, 4 B 269, folio 23)
Extrait du procès-verbal portant remise de la somme de 273 livres pour les salaires de Louis Lebœuf (8 mars 1729). (Arch. Dép. Hérault4 B 269, folio 26)
Fig. 5 - Extrait du procès-verbal portant remise de la somme de 273 livres pour les salaires de Louis Lebœuf (8 mars 1729). (Arch. Dép. Hérault4 B 269, folio 26)

Dans cet acte, contenu au folio 26 du registre 4 B 269, le lieutenant de l’amirauté renseigne les circonstances violentes de la mort de l’armurier Louis Lebœuf : « il a été remis à notre greffe un verbal fait par les officiers majors et mariniers dudit vaisseau, le 14e mai 1727, à l’occasion d’une révolte arrivée audit vaisseau par les Nègres qui y étaient, duquel verbal il résulte que ledit Lebœuf y fut tué d’un coup de feu ». Ce besoin de précision est justifié par une contestation du montant des salaires payés par l’armateur à l’armurier décédé lors de la mutinerie. Les salaires dus à Louis Lebœuf dans le rôle du désarmement ont été calculés sur la base des trois mois de son service à bord, jusqu’à la date de son décès. Or, compte tenu des circonstances de sa mort, « ses salaires [auraient] dû être payés jusqu’au jour du désarmement, suivant l’ordonnance de la marine du mois d’août 1681, titre 4e, article 15 ». André François Pouget, lieutenant général civil et criminel de l’amirauté de Sète, somme par conséquent l’armateur Gilly frères de respecter les dispositions royales : « avons ordonné et ordonnons que les sieurs Gilly, propriétaires dudit vaisseau, remettront devers notre greffe la somme de deux cent soixante treize livres, à laquelle se monte le salaire dû audit Lebœuf depuis ledit jour 14e mai 1727 qu’il fut tué, jusqu’au 14 juin dernier que ledit vaisseau désarma, de laquelle somme notre greffier en délivrera au trésorier des Invalides celle de six livres seize sols dix deniers pour les six deniers pour livre dont il se chargera en recette, et le surplus sera délivré aux héritiers dudit Lebœuf ». Le verbal de remise des salaires de Louis Lebœuf met en lumière le climat de tension et de violence dans lequel se déroulait la campagne d’un navire négrier. Au risque des émeutes, les marins s’exposaient aussi à celui des maladies.

Le registre de soumission suivant, coté 4 B 270, rend compte du décès de l’aumônier du vaisseau 10, un personnage devenu obligatoire sur tout navire de plus de 40 hommes, depuis une ordonnance de 1681 11. Jean Mac Nemara (improprement orthographié Magnemara), originaire de Limerick en Irlande, religieux cordelier du couvent Saint-François de Rouen, embarqué comme aumônier sur Le Languedocien, décède au Cap-Français, le 8 octobre 1727. Le journal de bord du pilote du vaisseau conservé aux Archives nationales précise que l’aumônier « décéda d’une fièvre maligne » 12. La mortalité des marins embarqués sur les négriers était élevée à cause des risques et des conditions du voyage, mais aussi en raison des nombreuses maladies auxquelles ils s’exposaient (dysenterie, fièvre jaune, malaria, scorbut).

Extrait du procès-verbal de décharge des effets délaissés par Jean Magnemara, aumônier sur le vaisseau Le Languedocien (12 juin 1730) (Arch. Dép. Hérault, 4 B 270, folio 12)
Fig. 6 - Extrait du procès-verbal de décharge des effets délaissés par Jean Magnemara, aumônier sur le vaisseau Le Languedocien (12 juin 1730)
(Arch. Dép. Hérault, 4 B 270, folio 12)

L’inventaire des biens embarqués par l’aumônier reflète sa condition ecclésiastique et sa relative aisance. Jean Mac Nemara délaisse « les effets qui consistent en 193 livres, 18 sols, 3 deniers, monnaie de France, 3 onces de poudre d’or, 121 sequins, un portefeuille garni de papiers, un bréviaire romain, un dictionnaire français et latin, un gros dictionnaire français et anglais, et 8 autres petits livres anglais, français ou italiens ».

Le contraste est frappant avec les inventaires des effets des pauvres matelots qui ne laissent rien d’autre que des hardes ou des salaires, comme en témoignent les actes contenus dans le registre 4 B 269 concernant François de Noyer, canonnier, Alexis Ragueneau, matelot, Nicolas Grenet, boulanger, tous natifs du Havre 13, et François Guion, voilier, de Saint-Domingue 14.

Les registres de l’amirauté de Sète mettent en lumière les difficultés qu’a rencontrées l’expédition du Languedocien, un vaisseau armé pour la traite négrière en Guinée. Un journal de bord conservé aux Archives nationales complète ces registres en livrant de précieux renseignements sur l’exercice de la traite.

2. Les Journaux de bord conservés aux Archives nationales

Les Archives nationales conservent, dans la sous-série Marine (4JJ), deux journaux de bord de la campagne du Languedocien. Il s’agit des journaux tenus par le pilote du vaisseau, Jean-Baptiste Roubaud. Un premier journal (coté MAR/4JJ/69/19) est inachevé ; il a en effet été interrompu en vue du cap de Monte (Guinée) en 1727. Le second journal (coté MAR/4JJ/69/20) est quant à lui complet ; il contient principalement des données techniques sur la navigation mais il renseigne également sur certains évènements dont les décès survenus à bord, et sur les opérations de traite. Les deux journaux ont fait l’objet d’une numérisation et sont librement consultables sur le portail des Archives nationales 15.

Le journal complet du pilote Jean-Baptiste Roubaud révèle que le vaisseau est parti du port du Havre, le 6 novembre 1726. Il a fait voile vers les côtes africaines et a rejoint l’île de Gorée, fin décembre 1726, passé le Cap de Mesurade, avant de mouiller au Cap des Trois-Pointes, le 11 février 1727. C’est dans cette zone que Jean-Baptiste Roubaud évoque l’activité de traite négrière. Il note dans son journal : « le 18 février, à 6 heures du matin, notre canot ayant été à terre, nous traitâmes dix captifs, mâles et femelles, à 2 et 3 onces de poudre d’or ». Le lendemain, il ajoute : « le 19 février, aujourd’hui nous traitâmes des captifs et de la poudre d’or, le vent régnant à l’ouest-sud-ouest tout le jour ». Au bout de trois jours, le navire quitte le Cap des Trois-Pointes : « le 20 février, à deux heures après midi, nous levâmes l’ancre, emportant d’ici 20 captifs, quelques onces de poudre d’or, nous cinglâmes à l’est-quart-nord-est » 16.

Le vaisseau descend ensuite sur la Rade de Juda où il s’établit, le 23 février, pour commercer durant plusieurs mois en compagnie d’une dizaine d’autres navires français, anglais et portugais. C’est durant cette escale que décède le capitaine en second Molaix, le 11 avril 1727. Sa mort n’est pas évoquée par le pilote Jean-Baptiste Ribaud, ce dernier tenant rarement à jour son journal durant les périodes d’immobilité du navire. Le 1er mai, l’activité de traite à Juda se termine brutalement : Le Languedocien et les autres navires européens sont obligés de lever l’ancre précipitamment en raison de l’attaque du roi de Dahomey qui prend le contrôle de la ville puis de tout le royaume de Juda 17. Le navire part mouiller à Jacquin où il poursuit la traite jusqu’à la fin du mois de mai. Le 14 mai, une révolte des esclaves éclate sur le bateau, durant laquelle périt l’armurier Louis Lebœuf. Le 27 mai, le navire part de Jacquin et fait voile vers les Antilles. Dans les jours qui suivent, plusieurs autres décès sont notés par le pilote : le 4 juin, meurent deux hommes d’équipage, un certain Dumany, âgé de 18 ans, natif du Croisy, et Dechant, maître-valet, âgé de 28 à 29 ans 18. Les pertes humaines s’alourdissent encore avec le décès du matelot Raganat (ou Ragueneau), le 11 juin, âgé de 23 ans, natif du Havre ; puis le frère du commandant, Joseph Légier, enseigne du vaisseau, le 13 juin, à l’âge de 46 ans 19 ; et enfin, le boulanger Nicolas Grenet, quelques jours avant l’arrivée aux Antilles 20.

Extrait d’une supplique à Nosseigneurs des États (1732). (Arch. Dép. Hérault, C 12047)
Fig. 7 - Extrait d’une supplique à Nosseigneurs des États (1732).
(Arch. Dép. Hérault, C 12047)

Le vaisseau arrive à la Martinique, le 18 juin, qu’il quitte pour le Cap-Français, le 22 juillet. L’activité du Languedocien dans les colonies françaises n’est pas consignée par Jean-Baptiste Roubaud, mais les esclaves, 420 captifs africains 21, sont revendus contre du sucre brut destiné à alimenter la raffinerie Gilly de Sète. C’est au Cap-Français que meurt de fièvre maligne Jean Mac Nemara, l’aumônier irlandais du vaisseau, le 8 septembre 1727 22.

Le navire entame son retour vers la France le 22 mars 1728. Il passe le Cap Saint-Vincent le 9 mai, puis mouille dans la Rade d’Alicante à la fin du mois. Le 14 juin 1728, à 4 heures du matin, le Mont de Sète est en vue 23 ; Le Languedocien pose l’ancre dans son port d’attache, d’où il repartira pour un nouveau voyage vers les colonies, en mars 1729.

L’échec d’une conversion au grand commerce

Les affaires de la raffinerie Gilly de Sète sont d’abord prospères durant une dizaine d’années ; elles se détériorent brusquement vers 1728, à l’époque où les associés tentent l’expérience négrière avec Le Languedocien. Une supplique adressée aux États de Languedoc, au moment de la renégociation du traité d’exploitation de la raffinerie, en 1732, énumère une partie des difficultés éprouvées 24.

Désireux de concurrencer les Marseillais dans les colonies et au Levant, les associés affirment avoir lourdement investi, augmentant considérablement de 240 000 livres le capital initial de la compagnie, pour des résultats décevants compte tenu de la rapide reprise en main du commerce levantin par le port de Marseille après 1723. Les Montpelliérains ont en outre été victimes de malchance : un premier vaisseau revenant des colonies d’Amérique richement chargé a été arrêté par les Algériens, sous prétexte que son passeport était faux, obligeant les intéressés de la raffinerie à verser plus de 80 000 livres pour la restitution du navire dont la cargaison a subi des pillages. Par ailleurs, ils ont perdu un premier vaisseau par naufrage, au large de Roses, en Espagne ; puis un second, revenant des îles avec son chargement de sucres et d’indigo, valant plus de 200 000 livres, assuré qu’à hauteur de 80 000 livres ; enfin, un troisième vaisseau de valeur de 80 000 livres est perdu lors d’un voyage vers le Levant avec sa cargaison de draps et d’indigo. La raffinerie des frères Gilly ne survit pas aux pertes financières causées par un dernier naufrage à Saint-Domingue, en 1732, d’un vaisseau de 300 tonneaux, Le Saint-Jacques, avec une cargaison de sucre estimée à 170 000 livres. Les associés ont souffert également de la faillite du système Law dans lequel ils avaient investi pour plus de 140 000 livres de billets de banque.

L’expérience du commerce triangulaire s’est aussi avérée décevante. Le Languedocien a connu de grandes difficultés durant son voyage dont témoignent la forte mortalité, la révolte des esclaves, les opérations de traite perturbées par des évènements politiques et militaires. En outre, le gain financier n’est pas à la hauteur des attentes. En 1728, le vaisseau armé par les frères Gilly apporte des Antilles une cargaison de sucre vendu avec déficit en raison d’une baisse subite des cours entrainant une dissension entre les associés 25 ; de 23 livres le quintal, le cours du sucre tombe à 18 livres, en juin, sur la place de Marseille 26. Les pertes financières sont aggravées par la mévente du sucre sétois à la foire de Beaucaire, victime de la concurrence acharnée des raffineurs bordelais.

Dans une lettre du 3 mai 1732, à l’intendant du Languedoc, Philibert Orry, contrôleur général de finances, évoque la mauvaise qualité des sucres raffinés à Bordeaux qui ont été vendus en grande quantité à la dernière foire de Beaucaire, causant un grand préjudice aux raffineurs de Sète qui ont été forcés de vendre à bas prix leurs sucres pourtant supérieurs en qualité à ceux de Bordeaux.

Extrait d’une lettre de Philibert Orry, contrôleur général de finances, à l’intendant de Languedoc au sujet de la concurrence déloyale des sucres bordelais vendus à la foire de Beaucaire (3 mai 1732) (Arch. Dép. Hérault, C 2698)
Fig. 8 - Extrait d’une lettre de Philibert Orry, contrôleur général de finances, à l’intendant de Languedoc au sujet de la concurrence déloyale des sucres bordelais vendus à la foire de Beaucaire (3 mai 1732)
(Arch. Dép. Hérault, C 2698)
Extrait d’un mémoire exposant les conditions auxquelles les négociants consentiraient à reprendre l’exploitation de leur manufacture (1732). (Arch. Dép. Hérault, C 2698)
Fig. 9 - Extrait d’un mémoire exposant les conditions auxquelles les négociants consentiraient à reprendre l’exploitation de leur manufacture (1732).
(Arch. Dép. Hérault, C 2698)
Affiche annonçant le projet de création d’une nouvelle raffinerie de sucre à Sète (1734). (Arch. Dép. Hérault, C 12047)
Fig. 10 - Affiche annonçant le projet de création d’une nouvelle raffinerie de sucre à Sète (1734).
(Arch. Dép. Hérault, C 12047)

Les résultats du commerce en droiture avec les colonies sont eux aussi décevants, les cargaisons étant composées en partie de produits de luxe (vins, soieries, dentelles) trouvant peu de débouchés dans la société coloniale antillaise 27.

C’est dans ce contexte d’échecs que se déroule la renégociation du traité d’exploitation avec les États de Languedoc en 1732.

Les associés montpelliérains veulent faire comprendre aux États que ce sont les quotas imposés par le traité de 1717 qui sont la source de leurs difficultés : « c’est l’obligation d’envoyer tous les ans aux îles 8 000 quintaux de denrées du cru et étoffes de la province et d’en faire venir 8 000 quintaux de sucre brut qui a été ruineuse pour les intéressés et qui le sera toujours pour les entrepreneurs parce qu’il n’y a point de commerce forcé qui puisse réussir en France à cause des fréquentes variations qui surviennent, et il ne convient pas aux États de la province d’exposer de bons négociants à de pareils risques » 28. L’objectif est d’obtenir un adoucissement des conditions exigées par le traité de 1717, mais les États, soucieux avant tout du débouché des vins et des textiles 29, refusent de satisfaire les demandes des Gilly et le traité n’est pas reconduit. En 1734, la compagnie Gilly est liquidée. Les États de Languedoc trouveront un nouveau partenaire pour exploiter une raffinerie à Sète, mais cette expérience sera un nouvel échec.

Le succès de l’ouverture de Sète au grand commerce n’a pas été au rendez-vous. Les différentes entreprises tentées par les Sétois et les Montpelliérains se sont soldées par des échecs. Quatre raffineries se sont succédées à Sète mais toutes ont été victimes de faillites. L’industrie sucrière disparait à Sète à la moitié du siècle. L’insuccès des entreprises sétoises s’explique par un soutien inconstant des États de Languedoc, par des contraintes commerciales trop lourdes, par une certaine méconnaissance des marchés, et par la trop forte concurrence des puissants ports voisins Bordeaux et Marseille.

Le voyage du Languedocien armé par les frères Gilly met cependant en lumière le profil original d’un négociant-armateur montpelliérain qui recourt à la traite négrière parmi d’autres activités commerciales et financières.

BIBLIOGRAPHIE

DEGAGE 1984 : DEGAGE (Alain), L’amirauté de Cette de 1691 à 1735, II. Le trafic portuaire, in Études héraultaises, 1984, n°1-2, pp. 35-43.

DELOBETTE 1998 : DELOBETTE (Édouard), Négociants et traite des Noirs au Havre au XVIIIe siècle, in Annales de Normandie, 48e année, n° 3, 1998. Industrie, routes, commerce. pp. 259-295.

DELOBETTE 2003 : DELOBETTE (Édouard), Les mutations du commerce du Havre (1680-1763), in Annales de Normandie, 53e année, n° 1, 2003. pp. 19-68.

DERMIGNY 1954 : DERMIGNY (Louis), Saint-Domingue et le Languedoc au XVIIIe siècle, in Revue d’histoire des colonies, tome 41, n°142, premier trimestre 1954. pp. 47-70.

LE MAO, 2015 : LE MAO (Caroline), Les villes portuaires maritimes dans la France moderne, XVIe-XVIIIe siècle, Paris : Armand Colin, 2015, 256 p.

NOTES

1. LE MAO, 2015.

2. DERMIGNY 1954, 49.

3. DEGAGE 1984,39.

4. AD34, C 2698.

5. AD34, C 2698, C 1247.

6. DELOBETTE 2003, 45.

7. AD34, 4 B 269, folio 25.

8. DEGAGE 1984, 40.

9. DELOBETTE 1998, 262 et 2003, 45.

10. AD34,4 B 270, folios 12-13.

11. DEGAGE 1984, 43.

12. AN, MAR/4JJ/69/20, folio 28.

13. AD34,4 B 269, folios 31-32.

14. AD34,4 B 269, folio 39.

15. Journal coté AN MAR/4JJ/69/19 : https://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr/siv/UD/FRAN_IR_050747/A1_86. Journal coté AN MAR/4JJ/69/20 : https://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr/siv/UD/FRAN_IR_050747/A1_87.

16. AN, MAR/4JJ/69/20, folios 19-20 https://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr/siv/media/FRAN_IR_050747/A1_87/FRAN106_3578 et https://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr/siv/media/FRAN_IR_050747/A1_87/FRAN106_3579.

17. AN, MAR/4JJ/69/20, folio 20.

18. AN, MAR/4JJ/69/20, folio 21.

19. AN, MAR/4JJ/69/20, folio 22.

20. AN, MAR/4JJ/69/20, folio 25.

21. DELOBETTE 2003, 45.

22. AN, MAR/4JJ/69/20, folio 28. Jean-Baptiste Roubaud et le greffier de l’amirauté de Sète sont en désaccord sur la date du décès de l’aumônier.

23. AN, MAR/4JJ/69/20, folio 40. https://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr/siv/media/FRAN_IR_050747/A1_87/FRAN106_3589.

24. AD34, C 12047.

25. DELOBETTE 2003, 45.

26. DEMIGNY 1954, 51.

27. DERMIGNY 1954, 52.

28. AD34, C 2698.

29. DERMIGNY 1954, 53.