Le premier texte connu d’un philosophe célèbre né à Montpellier : Auguste Comte (1798-1857)

Le premier texte connu d’un philosophe célèbre né à Montpellier :
Auguste Comte

Auguste, Isidore, Marie, François-Xavier Comte est né à Montpellier en 1798 et prépara au lycée de cette ville le concours d’entrée à l’École polytechnique qu’il réussit brillamment (il y entre en octobre 1814). Le 13 avril 1816, le gouvernement de la Restauration prend prétexte d’incidents pour mettre un terme à l’esprit républicain qui règne dans l’École. À la Terreur blanche s’est en effet superposée l’épuration légale de la part d’Ultras qui se sentent en force et dominent la «  Chambre introuvable  ». Tous les élèves sont licenciés et exclus de la fonction publique.

Très insubordonné et considéré comme un «  meneur  », Comte retourne alors sous surveillance dans sa famille à Montpellier. Le tout jeune homme, qui se prénomme encore Isidore (il choisira le prénom d’Auguste en 1818), écrit sous le coup de l’indignation au mois de juin 1816 Mes réflexions – Humanité – Justice – Liberté – Patrie – rapprochées entre le régime de 1793 et celui de 1816, adressées au peuple français alors que les souvenirs des assassinats de la Terreur blanche sont encore tous frais dans le midi de la France.

Auguste Comte
Auguste Comte

Ce texte tente de définir ce qu’est le despotisme, et fait montre d’une grande fermeté de caractère et d’une bonne qualité d’expression. Pendant son séjour sur la Montagne Sainte-Geneviève, notre philosophe a déjà beaucoup lu sur la politique et pratiqué les hebdomadaires satiriques (Le Nain jaune réfugié) qui critiquent la Restauration. C’est donc d’une plume acérée qu’il établit un parallèle entre Marat et Louis XVIII. Le texte restera manuscrit. S’il n’est pas publié par Comte dans ses Opuscules de jeunesse (en annexe du Système de politique positive), il n’est pas non plus détruit par lui comme beaucoup d’autres (peut-être parce qu’il était resté à Montpellier). Montpellier que Comte quitte en juillet 1816 pour retourner dans la capitale. Cette vive défense des institutions républicaines, la condamnation des «  rois et des prêtres  », la célébration de la raison et de l’Humanité montrent en tout cas une passion politique qui ne quittera jamais le fondateur du positivisme.

Peut-être Comte qui signe «  élève de l’ex-école polytechnique  » l’a-t-il rédigé comme un article pour un journal où il n’aurait pu le faire paraître. Quoi qu’il en soit, Comte ne réintégrera pas l’École polytechnique quoique celle-ci procurera une forme de réintégration aux élèves de bonne conduite (mais il refuse de se présenter à l’examen). Nul doute que Mes réflexions, s’il avait été connu ou publié, et entre autres parce qu’il se termine par un portrait au vitriol de Louis XVIII en tyran, n’aurait certainement pas attiré sur son auteur l’indulgence du pouvoir.

Auguste Comte : dessin de Joseph Guichard 1850, gravure de F Bracquemont, 1851
Auguste Comte : dessin de Joseph Guichard 1850, gravure de F Bracquemont, 1851
© Collection particulière

Le contenu politique du texte

Comte s’adresse au peuple français et utilise des concepts républicains tels que " volonté nationale ", " gouvernement légitime ". D’après lui, le peuple est aveuglé et ne perçoit pas l’oppression qu’il subit, qu’il s’agisse de l’empire napoléonien, de la Terreur révolutionnaire ou des débuts de la Restauration. Louis XVIII combine aux yeux de Comte les défauts de l’Ancien Régime et ceux de la Révolution. Le texte énumère 11 rapprochements numérotés entre les terroristes de 1793 et le roi restauré, les uns et l’autre épris de pouvoir absolu. Seul le progrès de Lumières entendu comme augmentation de l’instruction peut donner la clairvoyance politique aux masses. À défaut, et par intérim en quelque sorte, une élite éclairée peut jouer ce rôle. Et notre futur philosophe de conclure que la véritable révolution et la philosophie ont partie liée.

La critique de la révolution n’est pas faite ici comme chez Benjamin Constant au nom de la liberté individuelle, mais en celui de la liberté politique et de la clairvoyance de la volonté générale. L’indépendance de la pensée, la vivacité de plume du jeune montpelliérain de 18 ans sont ici indéniables. Les derniers mots du texte dénonçant " l’épouvantable ligue des rois et des prêtres " annonce le programme philosophique de la maturité d’Auguste Comte: définir une forme d’autorité non absolue, " organiser l’humanité sans dieu et sans roi ".

Histoire du manuscrit et publications successives

Le manuscrit original a été la propriété de Charles Renouvier qui le tenait de son père avec qui Comte était en contact à Montpellier. Il a été sauvé par Gérard Pyguillem (1920-2001), professeur de philosophie. La copie de l’original nous été aimablement communiquée par Monsieur Jean-Claude Richard, directeur de la rédaction des Études héraultaises.

Il a été publié pour la première fois par Charles Renouvier dans La Critique philosophique du 10 juin 1882. « Monsieur Renouvier qui possède le manuscrit, l’avait trouvé dans ses papiers de famille, il croit que Comte lui-même l’avait remis à son père avec lequel il était en relation. Ce manuscrit a été examiné au bureau de La Critique philosophique par Monsieur Laffitte, directeur de la Revue occidentale et Monsieur Pillon, qui ont reconnu, après soigneuse comparaison, que l’écriture en était absolument authentique. »

La Revue occidentale du premier septembre 1882 publie à nouveau ce texte. D’après le signataire de la présentation (Vaillant), cette publication n’est faite que parce que La Critique philosophique en avait pris l’initiative. Les idées développées dans Mes réflexions ne semblent pas correspondre à ce que ses disciples d’alors revendiquent de l’œuvre de Comte, et ceux-ci se seraient volontiers abstenus de le publier, mais ne veulent point être accusés de dissimulation. Sont soulignées la jeunesse de l’auteur et ses «  erreurs historiques sur la Révolution française  ». L’auteur de la notice jette même un doute sur l’authenticité que pourtant Laffitte avait établie. Le texte par ailleurs serait confus « ainsi il règne dans tout ce travail une confusion capitale entre 1793 et 1794, deux époques absolument distinctes de notre histoire, que le jeune écrivain avait lui-même rectifiée quelques années après, et de plus en plus à mesure qu’il avait pu prendre une connaissance plus exacte des hommes et des choses de la Révolution ». Par ailleurs, du fait que Comte ne l’a pas publié « on doit admettre que Comte en avait détruit l’original et en répudiait la paternité. »

F. Pillon, dans une note à la fin du numéro du 30 septembre 1882 de La Critique philosophique, s’insurge contre cette mise en doute et défend l’originalité du manuscrit ainsi que son importance pour la connaissance de la pensée d’Auguste Comte. En effet, ces pages « […] sont de nature à jeter quelque lumière sur son développement intellectuel, sur les influences qui l’ont déterminé. C’est pourquoi il nous paru qu’elles pouvaient intéresser le public. Nous ajouterons qu’elle témoigne d’un sens moral et juridique très pur, très ferme, qui n’avait pas encore été faussé par la recherche et la prétendue découverte des lois scientifiques de l’histoire. »

Cette veine républicaine de la pensée de Comte n’est pas la seule certes. Mais dès ce texte de jeunesse un des traits essentiels de cette pensée est présent : une conception politique non libérale mais progressiste, l’idéal d’une république sociale mais non démocratique. On voit clairement ici qu’en dépit des allégations de certains disciples, Comte ne saurait être rapproché ni de Renan, ni de Taine, ni de Le Play. La république ici est ordonnée par la connaissance qui seule rend possible le consentement et l’adhésion des masses.

Par conséquent, si toute l’œuvre du fondateur du positivisme n’est pas en germe dans ces quelques pages, celles-ci, dans leur clarté et leur intransigeance, constituent un préambule brillant à l’une des œuvres philosophiques parmi les plus importantes en langue française.

Sur l’original, après la dernière ligne du texte ici reproduit, apparaît dans la marge la mention «  Conclusion  ». Mais le manuscrit s’arrête là, elle n’a de toute évidence pas été rédigée. Faut-il y voir un délaissement rapide du texte dans la hâte de retourner à Paris ? A moins que la conclusion promise ait été rédigée à une légère distance temporelle, sur un autre support et qu’elle se soit perdue.

Page de titre du premier texte écrit par Auguste Comte en 1816 © Collection particulière
Page de titre du premier texte écrit par Auguste Comte en 1816 © Collection particulière

MES RÉFLEXIONS

HUMANITÉ, VÉRITÉ, JUSTICE, LIBERTÉ, PATRIE
RAPPROCHEMENTS ENTRE LE RÉGIME DE 1793 ET CELUI DE 1816,
ADRESSÉS AU PEUPLE FRANÇAIS

Comte, élève de l’ex-École polytechnique (juin 1816) 1

Réflexions préliminaires

Français, vous détestez avec raison l’exécrable anarchie de 93 connue sous le nom de régime de la terreur ; vous détestez presque autant, et à aussi juste titre, l’horrible despotisme militaire que Bonaparte exerça plus longtemps encore et avec moins de résistance. Très clairvoyants sur les faits passés, par quelle malheureuse fatalité faut-il que vous le soyez si peu sur ce qui se passe sous vos yeux ? Ne croyez pas, Français, que l’inconséquence que je vous reproche ici ne soit point fondée elle est attestée par tous les faits de l’histoire. Comme il importe beaucoup pour vous préparer à la lecture de ce qui suivra que vous soyez pénétrés de cette vérité, je vais vous la démontrer par quelques exemples assez récents pour qu’ils soient présents à votre mémoire.

Personne ne nie à présent que le régime qu’on appelle ancien ne fût un très mauvais régime ; je dis que personne ne le nie car on ne doit pas tenir compte de l’avis d’un très petit nombre d’individus évidemment intéressés à proclamer un tel gouvernement, le gouvernement par excellence ; quoiqu’il ne soit malheureusement que trop probable que si l’état des choses ne change pas en France, ces individus finiront par l’emporter, du moins on peut dire que jusqu’à présent leur opinion n’est partagée par aucun homme raisonnable et de bonne foi. Or il me semble prouvé que la plupart des Français n’ont pas vu avant 1789 l’absurdité des institutions sous lesquelles ils vivaient, et que si quelques hommes sages et courageux ne s’étaient dévoués pour nous éclairer et nous servir, nous serions encore plongés dans le précipice et même nous en ignorerions la profondeur. Voilà déjà une première preuve de la vérité que j’avais avancée.

Les excès de 93 sont unanimement abhorrés aujourd’hui cependant, Français, reportez votre souvenir vers cette affreuse époque, sondez votre cœur, et le plus grand nombre d’entre vous avouera franchement que ce n’a été qu’après le 9 Thermidor que vous avez apprécié toute l’horreur de ce régime ; on peut bien nous dire aujourd’hui qu’en 93 tous les Français détestaient les Robespierre, les Marat, etc. ; mais il est évident que leur affreux pouvoir ne se serait pas soutenu, surtout dans une telle époque d’exaltation, s’il avait inspiré alors une pareille indignation au plus grand nombre des Français. Convenons donc qu’en 93 presque tous les Français étaient républicains, et qu’un grand nombre d’entre eux s’est laissé prendre aux hypocrites démonstrations de vertu de quelques scélérats ; qu’ils ont regardé comme les véritables amis de la République les hommes atroces qui la détestaient, ces hommes dont quelques-uns n’ont affecté de paraître républicains qu’afin de satisfaire leur exécrable ambition, et dont la plupart, vils instruments du royalisme, n’ont simulé tant de zèle pour la République qu’afin d’égorger les républicains, de faire haïr l’a et de remplir ainsi les affreuses conditions de leur traité avec les étrangers.

Tout le monde déteste aussi le despotisme de Bonaparte eh bien, Français, en 1809, 1810, 1811, dans les années où ce despotisme était à son comble, qui de vous peut oser prétendre qu’il en voyait toute l’horreur ? Aucun, excepté quelques hommes éclairés, habitués à penser par eux-mêmes, à ne pas se fier aux apparences et à examiner de sang-froid. Il n’est que trop vrai que le régime impérial n’a été généralement détesté que lorsqu’il a été aboli.

De toutes les observations précédentes, qu’il serait d’ailleurs facile d’étendre à des époques plus reculées, je conclus que le peuple français (comme presque tous les autres peuples tant anciens que modernes) n’a jamais su bien apprécier les malheurs de sa situation présente, et qu’il a très bien jugé au contraire son état passé. Ce peu de clairvoyance, ce peu d’aptitude à juger sainement ce qui se passe sous leurs yeux a été et sera peut-être longtemps encore pour les peuples la source de bien des maux ; l’expérience des mauvais jugements qu’ils ont rendus aurait dû les mettre en défiance contre l’exactitude de ceux qu’ils portent ; cependant les égarements se sont répétés bien souvent. A cela quel remède ? Je crois qu’il n’y en a d’autre que le progrès des lumières et l’augmentation de la masse de l’instruction commune. Mais quand arrivera cette augmentation ? Il est à craindre qu’on ne l’attende longtemps en vain, vu que presque tous les gouvernements actuels (du moins ceux de l’Europe) sont très intéressés à l’empêcher.

Quoi qu’il en soit, Français, la conviction de la vérité que je viens de vous démontrer doit vous rendre plus circonspects et vous porter à réfléchir sur votre gouvernement actuel vous devez faire ce raisonnement bien simple : nous avons cru pendant quelque temps à la vertu de Marat et aux bonnes intentions de Bonaparte, et nous reconnaissons à présent que l’un et l’autre étaient des scélérats aujourd’hui nous croyons aux vertus de Louis XVIII et nous pourrions bien avoir tort aussi ; pour le reconnaître, examinons. Je vais examiner avec vous, et pour vous éclairer davantage sur la conduite de vos tyrans actuels, je vais la comparer à celle des tyrans de 93. Puissent les rapprochements que je vais établir contribuer un jour à vous faire secouer le joug !

1er rapprochement. – Une des choses qui montrent le plus votre aveuglement, c’est qu’aujourd’hui comme en 93 vous regardez comme scélérats, comme mauvais Français, tous ceux qui ne sont pas du parti dominant.

2e rapprochement. – Aujourd’hui comme en 93, la dénonciation est érigée en vertu et récompensée. Vous devez remarquer même que ce forfait est beaucoup mieux payé aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été par les montagnards ils donnaient 100 F en papier-monnaie, et à présent avec une munificence vraiment royale on achète une dénonciation 1 000, 3 000 et jusqu’à 20 000 F. Mais ce qu’on n’avait jamais vu dans aucun temps, ce qui devrait commencer à dessiller vos yeux, c’est que tous ceux qui occupent un emploi public sont obligés de s’engager par serment à être dénonciateurs. Ah !, pour la gloire du nom français, puisse un pareil serment être souvent refusé !, puisse l’impartiale histoire n’avoir à le transmettre à la postérité que pour parler de l’horreur qu’il a inspirée.

3e rapprochement. – Aujourd’hui comme en 93, les actions, les paroles sont épiées, commentées, interprétées défavorablement ; de nombreux espions, à la solde du tyran, s’introduisent partout où ils voient quelques hommes rassemblés et font séquestrer de la société l’imprudent qui aurait laissé entrevoir la moindre pensée contre le despote.

4e rapprochement. – Aujourd’hui, comme en 93, vous avez une loi des suspects dont on a bien voulu vous déguiser la noirceur en la nommant loi des prévenus ; à la vérité les échafauds ne ruissellent pas d’autant de sang, cette loi condamne moins souvent les hommes à la mort ; mais que leur réserve- t-elle ? Une détention perpétuelle, ou la honte d’aller traîner une vie misérable dans les affreux déserts de Sinnamary, ou des supplices infamants plus terribles pour un homme de cour que la mort même ! Si en apparence les peines imposées aux suspects sont moins graves que sous le régime atroce de la terreur, n’en remercions pas les tyrans du jour, voyons-y plutôt un raffinement de leur barbarie ; en effet, ces tyrans, plus adroits que Marat et Robespierre, voient fort bien que nous sommes encore trop pleins des souvenirs de 93 pour supporter l’aspect de tant d’échafauds ; afin d’assurer la durée de leur pouvoir atroce, ils veulent bien en diminuer un peu l’horreur : et vous pourriez prendre ce calcul du plus détestable machiavélisme pour une impulsion de la clémence ! Quel est le but du tyran ? C’est d’éteindre tout sentiment de liberté en France, de ramener par la terreur et les préjugés l’antique despotisme de ses deux. Pour cela, il faut éteindre les lumières, il faut se défaire de tous ceux dont le cœur tressaille encore au doux nom de la liberté. Or, dans l’état actuel de l’Europe, il lui suffit que ces hommes n’existent plus en France. Eh bien, qu’il les en chasse par l’exil, par la déportation ou par la mort, qu’importe ? Ne vient-il pas toujours à bout de son affreux dessein ? Quand ces hommes ne seront plus sur le sol français, qu’a-t-il à craindre d’eux ? Qui leur donnerait asile ? Qui pourrait leur fournir des armes contre lui ? Serait-ce quelqu’un de ces rois coalisés depuis si longtemps pour la destruction de la liberté ? Ce ne pourrait être tout au plus que la République américaine : mais cette crainte est-elle fondée ? Ne sommes- nous pas malheureusement trop loin de cette terre fortunée ? Et d’ailleurs, le tyran ne sait-il pas bien que la plupart de ces hommes sont trop Français pour songer à délivrer leur patrie par des armes étrangères ? Et quand même les États-Unis y consentiraient, les forces des rois ligués ne sont-elles pas plus que suffisantes pour ôter tout espoir de succès ? Vous voyez donc, Français, que les calculs de la politique ont seuls dicté les voies douces en apparence par lesquelles on se défait des prévenus. Pour moi, je ne trouve aucune différence entre l’horreur que doit inspirer la loi du 9 novembre 1815 et celle qu’inspire la loi du 22 prairial an II. Je me trompe cependant ; il y a une différence, mais elle n’est pas à la gloire de notre époque ; elle consiste en ce que la seconde fut arrachée à la Convention par la force, la terreur et la vile tactique des Montagnards, tandis que la première a été librement consentie par les deux Chambres, accueillie avec transport par elles, et qu’on a fait au tyran qui l’avait proposée le doux reproche qu’elle n’était pas assez sévère. Mais je poursuis les rapprochements.

5e rapprochement. – En 93, tout ce qui n’était pas maratiste était réputé scélérat ; aujourd’hui tout individu qui peut se dire royaliste est sûr de passer pour honnête homme et peut impunément traiter de brigand celui qui ne l’est pas : bientôt aussi quand les Français seront un peu plus abrutis, on prouvera peut-être jusqu’à l’évidence qu’un royaliste est nécessairement un homme éclairé.

6e rapprochement. – Aujourd’hui, comme en 93, on prêche des maximes subversives de l’ordre social. Cette assertion vous étonnera peut-être ; mais un peu d’attention vous convaincra de son exactitude. En 93, les Montagnards poussèrent la doctrine de l’insurrection à un point tel que si on suivait leurs principes, la société n’existerait pas longtemps. Aujourd’hui, on a péché par l’excès contraire et on a porté la doctrine de l’obéissance passive plus loin peut-être que n’a jamais été portée celle de l’insurrection. N’est-il pas subversif de l’ordre social ce dogme de la légitimité tel qu’on l’enseigne aujourd’hui ? Telle famille a été choisie par le ciel pour gouverner la France, vous dit-on ; vous lui devez obéissance aveugle, soumission absolue à toutes ses volontés, respect à tous ses caprices : quand vous prêtez serment de fidélité au roi, ce n’est pas seulement au chef de la nation que vous jurez d’être fidèle, mais c’est à la personne de l’homme qui est revêtu de ce titre ; et si cet homme devient un Néron, si la nation ne veut plus de lui, si elle se choisit un autre gouvernement, n’importe ; vous devez soutenir ce Néron, vous devez vous opposer à la nation, vous devez résister au gouvernement qu’elle s’est donné. Je le demande à qui que ce soit; de tels principes ne tendent-ils pas directement à dissoudre la société, ou du moins à mettre éternellement des millions d’hommes à la merci d’un scélérat ? Et cependant ce sont là les principes que l’on prône aujourd’hui, ce sont là les maximes que nul ne pourrait combattre sans être au moins exilé de sa patrie ! Les Montagnards ont prêché l’insurrection ; mais ce principe de résister à tout gouvernement qui ne serait pas légitime n’est-ce pas absolument la doctrine des Montagnards ? Il me semble qu’il n’y a de changé que l’acception du mot légitime, et certes cette différence n’est pas à l’avantage des tyrans d’aujourd’hui du moins les Montagnards, dans leur zèle apparent pour la liberté, définissaient légitime tout gouvernement créé ou accepté par la nation, au lieu qu’aujourd’hui nos tyrans font consister leur légitimité non dans la volonté nationale, mais dans l’avantage d’être issu d’une certaine famille que Dieu a destinée (je ne sais quand) à nous gouverner, comme si Dieu (à supposer qu’il s’occupe de nos affaires) eût voulu que des millions d’individus devinssent la propriété d’une race privilégiée !

7e rapprochement. – Nous n’étions pas libres en 93, je le sais, mais le sommes-nous aujourd’hui ?, et si nous le sommes, dites-moi, je vous prie, en quoi consiste cette liberté ? Moi, je n’en vois que pour les royalistes, et même celle-là est poussée jusqu’à la licence, car un royaliste peut calomnier tout ce qu’il lui plaira, pourvu qu’il prouve que celui qu’il attaque n’est pas de son avis : il l’égorgerait même, que bien loin de l’en blâmer on lui applaudirait. Vous en avez de nombreux exemples dans les massacres dont plusieurs villes du Midi, et notamment Avignon, Marseille, Nîmes et Toulouse, ont été les sanglants théâtres. J’insisterai un peu sur ces scènes atroces, parce qu’elles sont très propres à vous éclairer sur la prétendue bonté de vos tyrans. J’accuse de ces assassinats non le peuple de ces contrées, car il est si facile aux scélérats de l’égarer, mais j’accuse les hommes atroces qui ont conduit leurs coups, j’accuse vos despotes. Et pourriez-vous douter un instant que ce soit par leurs instigations que ces forfaits ont été commis ? S’ils en étaient innocents ne se seraient-ils pas empressés de faire poursuivre les meurtriers ? Or, quelles mesures ont été prises pour cela ? Depuis près d’un an que ces crimes ont été accomplis quelle instruction a-t-on commencée contre eux ?

A la vérité, dès que les massacres d’Avignon furent connus à Paris, le tyran se hâta de faire insérer dans les journaux une ordonnance contre les assassins ? Mais encore une fois de quelles recherches fut suivie cette ordonnance ? N’est-il pas clair que ce n’était qu’une horrible comédie faite pour apaiser les Parisiens que ces horreurs révoltaient déjà ? Malgré cette hypocrite ordonnance, les assassins de Brune ne vivent-ils pas tranquillement à Avignon, n’y sont-ils pas craints des honnêtes gens et flattés par les autorités ?, et cependant il n’y a pas un seul homme dans cette ville qui ne les connaisse parfaitement. Pour achever d’éclairer sur ce fait les Français peu instruits, qu’on me permette d’en rappeler quelques particularités. Le maréchal Brune était à Marseille, où déjà plusieurs fois il avait été menacé ; ne croyant pas pouvoir rester plus longtemps sans danger dans cette ville, il veut se mettre en route pour Paris, et fait demander à cet effet un passeport au marquis de Rivière, commissaire extraordinaire du tyran à Marseille : ce passeport est accordé et le maréchal se prépare le plus secrètement possible à partir effectivement, il quitte Marseille de nuit dans une chaise de poste, et accompagné seulement d’un aide de camp pour être moins reconnu ; il est certain que nul individu dans Marseille n’était instruit de son départ que le marquis de Rivière. Cependant, à peu près à moitié chemin d’Avignon, il est averti par un billet anonyme qu’il fera bien de ne passer dans Avignon que de nuit, parce que la populace l’attend pour l’assassiner ; Brune trop confiant ne tient pas compte de l’avis et poursuit sa route. A l’entrée d’Avignon, il trouve toute la populace rassemblée, et cependant les scélérats trompés apparemment par la simplicité de son équipage le laissent librement arriver jusqu’à l’auberge où il voulait descendre mais alors quelqu’un d’eux l’ayant reconnu, ils s’y portent en foule, l’assassinent et traînent dans toutes les rues son cadavre mutilé, qui est enfin jeté dans le Rhône. Or, n’est-il pas très probable d’après cela que Rivière, voyant sa proie prête à lui échapper à Marseille, a voulu s’en défaire à Avignon, et que c’est lui qui a fait donner ordre aux hommes de sang de cette ville de se trouver sur son passage ? Du moins, il est certain que Rivière pouvait empêcher le crime et qu’il ne l’a pas fait, Rivière qui s’était longtemps avant rendu coupable de plusieurs assassinats dans la Vendée ! Et cette inscription gravée sur une des arches du pont sous lequel le cadavre du malheureux Brune a été jeté, cette inscription qui atteste que là il fut puni par les royalistes d’Avignon, n’aurait-elle point été effacée par l’ordre des autorités, si le tyran n’avait eu aucune part à ce crime ? Ou il faut renoncer à l’évidence, ou il faut admettre qu’un roi qui tolère et qui même récompense un assassinat commis en son nom est complice de cet assassinat. Peut-on être assez aveuglé pour méconnaître l’influence du tyran dans les massacres du Midi ? Peut-on surtout ne pas voir les rapports affreux de ces sanglantes journées avec les journées révolutionnaires les plus terribles ? L’assassinat du général Lagarde commis par les catholiques de Nîmes et celui du général Ramel par la populace de Toulouse peuvent encore donner matière à d’étranges réflexions ; l’un et l’autre sont restés impunis et cependant il est certain que ces deux généraux étaient royalistes n’est-il pas très étonnant qu’ils n’aient point été vengés ? Et ne peut-on pas supposer avec assez de vraisemblance que si l’on n’a fait aucune poursuite juridique contre les meurtriers c’est afin de ne pas aigrir une populace dont on peut avoir besoin pour des crimes plus utiles au tyran ? Mais poursuivons nos rapprochements.

8e rapprochement. – La presse était esclave en 93 mais est-elle libre aujourd’hui ? Oui, j’en conviens ; vous pouvez imprimer tout ce qu’il vous plaira, pourvu que vous portiez aux nues la famille royale, que vous pâmiez plusieurs fois d’enthousiasme à l’aspect des vertus du tyran, et que vous rendiez hommage aux principes du jour. Mais si l’on ne peut pas livrer à l’impression tout ce qu’on pense, me direz-vous, du moins il est permis de tout dire dans les lettres que l’on écrit à ses amis ; cela est permis, je l’avoue, car jusqu’ici nos tyrans n’ont pas osé faire une loi qui le défende ; mais celui qui use de la permission s’expose à être emprisonné ou exilé; car on sait que le secret des lettres n’est pas plus respecté aujourd’hui qu’il ne le fut en 93. Cette abominable invention qui consiste à ouvrir les lettres d’un citoyen pour connaître ses pensées les plus intimes fut souvent employée dans l’ancien régime dont elle était bien digne : elle fut une des principales ressources de Marat à dater de l’époque funeste du 10 mars, et depuis elle a été si longtemps mise en pratique par Bonaparte qu’on s’y est accoutumé, et que beaucoup de personnes qui, comme on voit, ont mûrement réfléchi sur les droits des hommes trouvent très juste qu’un Roi veuille connaître les secrets de ses sujets.

9e rapprochement. – Aujourd’hui comme en 93 c’est par la calomnie que les tyrans arrivent à leurs fins ; la Montagne pour perdre ses ennemis et les meilleurs républicains les inculpaient de royalisme; aujourd’hui pour perdre le peu qui reste de ces excellents citoyens et pour déshonorer la mémoire des autres, on a poussé la calomnie jusqu’à rejeter sur eux les crimes de la Montagne, dont ils n’ont que trop été les victimes. Et quels sont ceux qui osent accréditer ces horribles mensonges ? Des scélérats dont les mains ne sont rien moins que pures de tout le sang qui a été versé.

10e rapprochement. – Vous savez, Français, que les scélérats qui dominèrent en 93 détestaient les lumières et visaient à leur abolissement ; mais du moins ils n’osaient avouer un dessein aussi absurde ; aujourd’hui l’on fait plus encore. Non contents de déplorer l’aveuglement où nous ont conduits, disent-ils, les progrès des sciences et de la philosophie ; non contents de faire proclamer dans tous les journaux, dans toutes les adresses, et jusque dans les discours tenus aux Chambres, l’excellence des institutions du XIIIe siècle ; non contents de lâcher tous les limiers du royalisme contre les philosophes courageux qui nous ont amenés au bon sens nos tyrans prennent les mesures les plus actives pour le renversement de la raison bien convaincus que les prêtres sont les meilleurs instruments qu’ils puissent employer pour ce dessein, ils ne négligent rien pour leur rendre leur antique influence ; ils remettent entre leurs mains l’instruction du peuple, et pour les intéresser davantage à leurs projets, ils leur prodiguent les honneurs, les dignités, et même les trésors de l’État. Ils ne prennent pas seulement la peine de dissimuler à ce sujet, car ils en sont venus au point de persuader que tout ce qu’ils font est bien fait. Aussi dans les discours qu’ils ont tenus ou qu’ils ont fait tenir à la tribune nationale (supposons qu’il y ait aujourd’hui une tribune nationale), n’ont-ils pas dit cent fois que le sacerdoce était le plus ferme appui du trône, et que plus les prêtres auraient de crédit, plus la royauté serait solide, vérité qui n’est malheureusement que trop juste ? D’un autre côté, pour s’assurer que jamais le flambeau des sciences et de la philosophie ne consumera l’œuvre du fanatisme religieux, ils déprécient les talents, ils découragent les savants et les philosophes, ils vont même jusqu’à bannir du sol français quelques-uns d’entre ceux dont ils redoutent le plus l’influence et le courage. Il serait possible de montrer beaucoup d’autres rapports entre le régime de la terreur et le régime qu’on pourrait appeler de l’éteignoir, si cette dénomination était assez grave pour convenir à l’horreur d’un pareil sujet. Mais je pense que j’en ai dit assez pour faire ouvrir les yeux à ceux qui n’ont pas pris d’avance le parti de les laisser fermés ; cependant j’établirai encore un autre rapprochement très propre à éclairer tout à fait les Français qui pensent, s’il est vrai que parmi ceux-là il s’en puisse trouver quelques-uns que le tyran ait trompés. Je vais comparer les vertus de ceux qui dominèrent en 93 et de ceux qui règnent aujourd’hui.

11e rapprochement. – Les vertus de Marat ! Français, vous êtes révoltés par cet assemblage de mots si discordants ! Mais vous n’avez pas oublié que du vivant de ce scélérat, et surtout après qu’une immortelle républicaine eut tranché ses jours, il n’était bruit sur l’horrible Montagne et dans tous les discours des jacobins que des rares qualités de Marat, de son humanité et de sa clémence. Vous n’ignorez pas sans doute que peu de temps après ce meurtre vertueux, Robespierre eut le front de réciter son éloge funèbre dans le sein de la Convention nationale, et de prétendre que « Marat était bon dans son intérieur, doux, humain, charitable » : il osa même le proposer pour le modèle d’un très beau portrait qu’il avait tracé du parfait républicain, et plusieurs honnêtes gens se sont laissé prendre quelque temps à de pareils mensonges ! Aujourd’hui vous avez peine à le comprendre, et cependant, Français, que faites-vous ? Vous méprisez comme tous ceux qui ont pu se laisser abuser jusqu’à croire aux vertus de Marat, et vous croyez à celles de vos tyrans, vous croyez à leur douceur quand ils couvrent la France de tribunaux sanguinaires, vous croyez à leur clémence quand ils remplissent les cachots de leurs victimes ! Pour achever de vous détromper (vous devriez l’être pourtant d’après tout ce qui précède), il me reste à détruire l’idée que vous avez des vertus de votre despote, et pour cela il va me suffire de retracer rapidement toute sa vie politique. Vous y verrez, j’espère, que, dans tous les temps, l’ambition, la cruauté, et surtout l’hypocrisie firent le fonds de son caractère.

Esquisse rapide de la vie du tyran

Plusieurs hommes qui ont vécu à la cour de Louis XVI assurent que, dès l’avènement de celui-ci au trône, le comte de Provence laissa voir un caractère perfide, ambitieux, et qu’il se démenait de tout son pouvoir pour devenir populaire. Déjà douze ans avant la Révolution, il avait entrepris dans une grande partie de la France un voyage ruineux où il n’oublia rien pour se faire désirer des pays qu’il traversa. Afin d’attirer sur lui l’attention publique, il affectait de paraître philosophe dans une cour qui l’était si peu. Lui qui fait aujourd’hui le dévot, lui qui déclame tant contre la philosophie du XVIIIe siècle, s’en était proclamé le défenseur à la cour de son frère. Pour occuper davantage le peuple de sa personne, il cultiva les lettres et il enrichit quelquefois le Mercure de ses productions, qui n’étaient pas sans mérite, car il a de l’esprit et de l’instruction. Aussi parvint-il à son but qui était de faire parler de lui : on ne le connaissait dans la société que sous le nom de prince philosophe, on disait qu’on serait bien heureux sous son règne, etc. Tous ces faits sont prouvés par les mémoires du temps, et surtout par la correspondance de Grimm, qui s’était, comme bien d’autres, laissé prendre aux apparences, quoiqu’il se piquât de philosophie. Quand on convoqua l’assemblée des Notables, le bureau de Monsieur fut le seul qui exprima des idées libérales et opposées aux prétentions du Ministère. Il défendit alors les principes dont il est aujourd’hui le plus redoutable antagoniste. Dans les premiers mois de la Révolution, il continua le même rôle, et il s’efforça de gagner encore plus de popularité. On sait qu’à la séance d’ouverture de l’Assemblée nationale, il affecta de s’asseoir un rang plus bas que le Maire de Paris, l’infortuné Bailly. Aussi lui donna-t-on alors pendant quelque temps le nom de prince-citoyen, à lui qui ne cessait un seul instant de convoiter le trône.

Lorsque l’Assemblée constituante eut décrété l’abolition des privilèges et que les princes partirent pour aller de toutes parts chercher des ennemis à la France, il fut le dernier à quitter Paris, et il n’alla se joindre à eux que quand il vit que sa popularité était inutile, et que le peuple aimait très sincèrement Louis XVI qui paraissait alors agir de bonne foi ; ce fut vers le milieu de 1790 qu’il émigra. Dès lors, il s’appliqua plus que les autres encore à intriguer auprès des puissances étrangères pour obtenir d’elles une armée formidable à la suite de laquelle il espérait rentrer en France et ressusciter tous les abus (à son profit, s’entend). En même temps il s’efforçait d’attirer à lui le plus qu’il pouvait de nobles et de privilégiés de toute espèce, qui sans lui n’auraient peut-être jamais songé à quitter la France et à s’aller armer contre leur patrie les menaces, les sollicitations, les prières, et tous les genres de séduction furent employés pour cela. Si quelque noble hésitait et ressentait quelque scrupule à faire la guerre à son pays, le comte de Provence lui écrivait ou lui faisait écrire que c’était se déshonorer que de ne pas aller servir la cause de la noblesse, etc. Enfin après beaucoup de machinations, il parvint à rassembler à Coblentz une troupe d’émigrés assez nombreuse. Comme il avait plus d’esprit que de courage, il laissa le commandement de cette petite armée au prince de Condé, le plus grand guerrier de sa famille, et il se chargea de la direction des intrigues tant dans l’intérieur de la France qu’à l’extérieur. Ce fut lui qui engagea Louis XVI à faire cause commune avec la ligue des rois de l’Europe, lui, qui sans ses perfides instigations, n’aurait jamais accédé à cette coupable entreprise qui lui fit commettre plusieurs crimes et qui le conduisit à l’échafaud. Après la mort de son frère, de laquelle il fut moins fâché qu’il ne veut le faire croire aujourd’hui, le comte de Provence ne garda plus aucun ménagement. Pour activer le retour de la servitude en France, il n’est rien qu’il n’imaginât. Crimes, trésors, promesses, tout fut prodigué pour cela il ne rougit pas de pactiser avec les plus horribles chefs de la Montagne pour faire tomber les têtes d’une foule de républicains, les plus honnêtes, les plus éclairés, les meilleurs citoyens de la France il avait des agents jusque dans le tribunal révolutionnaire de Paris. Ce fut dans ce temps qu’ayant appris la mort du jeune Louis XVII, il se fit couronner roi de France, et montra dès lors à découvert toutes ses prétentions au trône. Après la mémorable journée du 9 Thermidor, quand la République eut terrassé l’anarchie, il osait accuser les républicains des crimes dont ils avaient été les victimes, et dont lui-même était si peu innocent. Comme il se fit alors en France, du moins dans plusieurs endroits, une espèce de réaction populaire contre les terroristes, ses agents firent encore succomber comme tels un assez grand nombre de républicains ; on sait que beaucoup de plaintes furent portées à ce sujet dans la Convention nationale. Depuis ce temps, le comte de Provence ne cessa de conspirer contre la République ; tantôt de Vérone, tantôt de Venise, tantôt de Blanckenbourg, tantôt de Mittau, il dirigeait les agents nombreux qu’il avait en France, et que l’indulgence de la Convention et puis du Directoire ne réprimait pas. On sait, et lui-même ne prend pas la peine de le dissimuler aujourd’hui, on sait la grande part qu’il eut à la journée du 13 vendémiaire. On sait combien il attisait la guerre de la Vendée, en y envoyant tantôt son frère, tantôt sa nièce, tantôt quelque autre prince, car remarquez bien qu’il n’a jamais eu assez de courage pour s’exposer lui-même, presque toujours la lâcheté est la compagne du crime. On sait qu’il avait fourni le plan de la conspiration entreprise en l’an V par Bottier et Lavilleurnois, deux de ses agents, qui malheureusement pour eux et pour lui ne réussirent pas, et qui, grâce à la douceur de leurs juges, qu’on ne manque pas d’appeler barbares, en furent quittes pour trois ans d’emprisonnement, quoiqu’ils eussent été convaincus d’avoir introduit et répandu des proclamations de Louis XVIII, et d’avoir reçu de lui des instructions secrètes, pièces qui toutes furent publiées dans le temps. Il y a sur cette affaire une chose importante à remarquer : dans l’une de ces proclamations, outre qu’il assurait (comme il l’a fait depuis) qu’il ne serait exercé aucune vengeance ni aucune recherche des opinions des citoyens, il promettait de conserver la Constitution de l’an III, en y faisant seulement quelques légères modifications pour la rendre propre à un gouvernement monarchique. Ceci aurait dû faire voir à ceux qu’il a trompés en dernier lieu combien les promesses lui coûtaient peu, et combien il était prêt pour gagner le trône à faire des concessions à l’esprit du temps, sauf ensuite à ne pas tenir ce qu’il avait promis.

Les prêtres et les émigrés, que la modération du gouvernement d’alors laissait rentrer en foule dans la France, intriguaient, calomniaient, agissaient de tous côtés pour lui. Quelques-uns de ses agents parvinrent même à se faire élire en l’an VI membres du Conseil des Cinq-Cents, et il est à remarquer que depuis cette époque jusqu’à celle de sa rentrée en France, il eut toujours quelques agents dans toutes les assemblées législatives qui se sont succédé. On connaît quelle part il prit à la conspiration de Pichegru contre la République au 18 fructidor ; lui-même ne cache pas à présent que ce général agissait pour lui et par lui.

Après le 18 brumaire et lorsque Bonaparte, sapant les institutions républicaines, marchait à grand pas vers le pouvoir absolu, ce ne fut plus contre la République que le prétendant dirigea ses complots, mais contre la personne du premier consul, car il sentait bien que celui-ci faisant tout ce qu’il pouvait pour détruire l’esprit de liberté et n’y ayant déjà que trop réussi, il suffisait de se défaire de lui pour parvenir à un trône dont les voies lui étaient si bien aplanies. S’il règne aujourd’hui, c’est principalement au Corse qu’il le doit : n’est-ce pas le Corse qui, en décriant la liberté, en faisant aboyer ses agents contre les belles institutions de la République, en s’appliquant de tout son énorme pouvoir à faire rétrograder la raison et à abrutir les Français, n’est-ce pas le Corse, dis-je, qui a levé à Louis XVIII le plus grand obstacle qu’il eût à vaincre pour grimper sur le trône, c’est-à-dire l’esprit de raison, de liberté, et de philosophie ?

Ainsi donc, quand Bonaparte eut endossé la pourpre impériale, qu’il eut rétabli la noblesse, qu’il eut ramené presque tous les anciens préjugés, la difficulté se réduisait pour le prétendant à faire assassiner Bonaparte : aussi ce fut là désormais que tendirent tous ses agents. Depuis la conspiration de Georges Cadoudal au 8 nivôse an IX jusqu’à celle de Mallet en 1812, il tenta successivement plusieurs complots qui échouèrent tous. Enfin, les folles entreprises de Bonaparte ayant fait réunir de nouveau contre lui cette ancienne ligue des rois que les victoires de la République avaient dissoute, et le colosse impérial ayant été renversé par leurs armes, Louis fut rappelé en France par les vainqueurs. Alexandre ayant signifié au Sénat l’ordre de décréter la déchéance de Bonaparte, et le Sénat étant fort embarrassé pour savoir à qui il donnerait la couronne, Montesquiou, agent de Louis XVIII, nomme celui-ci et il est tout de suite proclamé roi son élection fut reçue avec enthousiasme par presque tous les Français qui, lassés de la tyrannie de Bonaparte et n’ayant pas cependant la force de se passer d’un maître, auraient alors accueilli tout aussi bien un autre qu’on leur aurait présenté et qui ne songeaient point qu’ils allaient tomber de Charybde en Scylla. Comme on l’avait un peu perdu de vue, ses agents, en renouvelant sa mémoire, ne manquèrent pas de proclamer toutes ses vertus et de plaindre ses longs malheurs. Ce fut cet oubli presque général de sa conduite passée qui fut la cause que la plupart des Français crurent sur son compte tout ce qu’on voulut leur dire : c’est de cette époque que date la renommée de ses vertus, renommée que, comme on voit, il n’était pas bien difficile d’établir. Cependant, comme il se défiait un peu du premier mouvement des Français, il différa encore quelque temps sa rentrée et il envoya d’abord son frère pour bien sonder le terrain. Lorsqu’il fut certain que l’opinion publique avait pris tout à fait le change à son égard, et lorsqu’il vit que le délai l’avait fait assez désirer, il entra en France et fut accueilli partout avec un délire universel. Craignant néanmoins de choquer dès le premier pas l’esprit public qu’il ne connaissait pas bien encore, il accepta d’abord la Constitution qui lui fut présentée par le Sénat, mais sans pourtant s’engager à rien : il ratifia solennellement toutes les promesses que d’Artois avait faites en son nom, promesses éblouissantes dont aucune n’a été observée. Il vit bientôt par lui-même dans quelles bonnes dispositions était le peuple français, et il sentit, comme l’a dit un de ses agents (Montesquiou), que la nation voulait du vieux. Ce fut alors qu’il commença à proclamer le dogme de la légitimité, à faire crier plus que jamais contre la Révolution et la philosophie, et à traiter d’années de révolte toutes celles pendant lesquelles il avait été absent.

Quand il eut vu les esprits bien préparés à approuver sans examen toutes ses actions, il annonça qu’il ne reconnaissait pas la Constitution du Sénat, et que bientôt lui-même en octroyerait une à son peuple. Elle fut en effet octroyée cette Charte tant promise, tant vantée d’avance, cette Charte à l’ombre de laquelle on devait gouverner despotiquement ; et l’on ne manqua pas dans son préambule de faire sonner bien haut la bonté du monarque qui voulait bien accorder une pareille concession à ses sujets on ne manqua pas surtout d’y établir positivement le dogme de la légitimité. Il est à remarquer aussi que ce fut dans cet acte que le tyran insulta pour la première fois ouvertement au peuple français, en le datant de la dix-neuvième année de son règne.

Cette Charte si peu libérale, qui laissait de si grands pouvoirs au tyran et qu’il était si commode à Louis XVIII d’observer, il la viola cependant plusieurs fois, tant la rage du despotisme l’emporte en lui-même sur l’intérêt. Effectivement, on revint sur les opinions d’un grand nombre de Français, on détruisit la liberté de la presse, on protégea très ouvertement les nobles, les prêtres et les émigrés, on montra du dédain et de la haine à tous ceux qui avaient pris quelque part à la Révolution ou aux triomphes de nos armées, on fit concevoir de graves inquiétudes aux paysans et aux propriétaires de biens nationaux. Les honneurs, les dignités, les pensions étaient prodiguées à tous ceux qui avaient pris les armes contre leur patrie, les témoignages de bienveillance étaient donnés à quiconque pouvait prouver qu’il avait trahi pour la bonne cause Bonaparte, et surtout la République.

Tout cela fut cause du succès qu’eut la folle entreprise de Bonaparte. Louis eut beau commander de lui courir sus, il eut beau rendre des ordonnances terribles contre ceux qui se joindraient à lui, il eut beau donner plein pouvoir aux conseils municipaux de traiter comme ils le jugeraient convenable tous ceux qui en seraient soupçonnés, il eut beau recourir à de lâches supplications dans la Chambre des députés et jurer de ne plus violer la Charte, il eut beau mentir en annonçant au peuple que Bonaparte était vaincu, tandis qu’il avançait rapidement sur Paris, Bonaparte n’arriva pas moins, et Louis descendit bien vite de ce trône sur lequel il avait quelques jours auparavant juré de mourir. Il court se réfugier de nouveau auprès de cette ancienne ligue des rois, qui se renoua dès lors sur les mêmes principes qu’en 1792 pour combattre les idées de liberté, et de Gand, comme d’une nouvelle Coblentz, il ne cessa d’intriguer dans l’intérieur de la France et réussit à faire organiser une nouvelle Vendée. Ce fut dans cette ville de Gand qu’il conclut avec les despotes de l’Europe ce fameux traité secret par lequel il s’engage à leur livrer les trésors, les armes, les places de la France et à licencier les armées, pourvu qu’ils le remettent sur le trône. Enfin, après trois mois d’inter-règne, il rentre de nouveau à la suite des coalisés et dès lors il ne se déguise plus il laisse voir très clairement son dessein de rétablir l’antique despotisme de ses ancêtres. Son premier soin est d’exécuter ponctuellement tout ce qu’il avait promis à ses confrères en tyrannie, ensuite il s’occupe de ses vengeances. Tout en parlant de sa douceur, il dresse des listes de proscription et fait mourir ses ennemis les plus distingués. Cependant on ne cesse encore de vanter sa bonté paternelle, sa clémence ; on le lui dit tant que tout le monde le croit et que lui-même pourrait en être persuadé. Dès lors, il ne garde plus de mesure ; bien convaincu qu’il sera applaudi en tout, il annonce à ses sujets qu’il lui tarde de se démettre de son pouvoir dictatorial, et il remplit la Chambre des pairs de toutes ses créatures en promettant qu’enfin nous allions avoir des élections libres, il choisit lui-même une Chambre des députés (car peut-on qualifier autrement les élections de 1815) il la compose de ses partisans les plus dévoués et commence par se faire louer par eux. Bientôt il forme lui-même des conseils de guerre chargés de le défaire de ses ennemis, il envoie dans chaque département un préfet revêtu d’un pouvoir discrétionnaire, et il peuple ainsi la France de quatre-vingt-trois petits tyrans assez semblables aux commissaires de la Montagne : il fait adopter la loi des prévenus, celle des suspects, celle des cours prévôtales, et après avoir rendu ces lois sanguinaires, il s’en fait remercier solennellement, il se fait reprocher sa trop grande clémence. Enfin, comme pour mettre le comble à l’enthousiasme qu’inspirent ses vertus, il rend une loi d’amnistie, en vertu de laquelle quatre ou cinq cents citoyens sont à jamais exilés de la France. Cependant cette loi même qui n’était qu’un vain simulacre n’est point observée on en interprète les articles comme on le juge convenable et on condamne encore plusieurs citoyens, et notamment Boyer et le malheureux Travot. Là-dessus nouvelle dose de clémence, car le tyran a bien voulu cette fois ne condamner qu’à vingt ans de prison des hommes qui n’étaient coupables d’aucun crime et que ses agents avaient réservés pour le dernier supplice, apparemment pour lui offrir une nouvelle occasion d’étaler sa bonté. Pendant ce temps on fait proclamer partout l’excellence de l’ancien régime on sape peu à peu ce qui reste des institutions libérales, on rend des lois propres à ramener doucement l’antique influence du clergé, dont on augmente les revenus et entre les mains duquel on dépose l’instruction primaire et le soin d’abrutir la génération naissante. Après tout cela, le tyran voulant régner plus despotiquement, et voyant qu’il n’a plus besoin de lois pour cette année et qu’il aura assez fait pour le retour des abus s’il parvient à faire exécuter celles qu’il a fait rendre, dissout les deux Chambres.

Vers ce temps-là les événements de Grenoble arrivent nouvelle occasion de consolider son pouvoir et de perdre des citoyens. Un mouvement du désespoir est transformé par lui en une immense conspiration dont les rameaux s’étendaient dans toute la France. On rend des ordonnances terribles contre un département français ; on profite de la circonstance pour se faire flatter de nouveau. Des députations venues de toutes les parties de la France demandent à grands cris que la clémence cesse, qu’on fasse justice des coupables : le tyran se fait un peu prier, mais enfin il consent à déposer sa bonté. Depuis lors on immole à Grenoble quantité d’individus, on fait dans Paris et dans tout le reste du royaume des arrestations multipliées. Les cours prévôtales prennent dans toute l’étendue du sol français la vie la plus active ; on obtient des autres despotes de l’Europe qu’ils ne donneront point asile aux bannis. Partout le tyran commande despotiquement, partout il exile ou il assassine, toujours il marche à grands pas vers l’ancien régime qu’il a presque atteint et qu’il tâchera de dépasser et cependant de vils esclaves continuent toujours à lui dire qu’il est le plus clément, le plus juste, le plus vertueux des rois ; beaucoup de Français se le persuadent et le joug qu’ils ne veulent pas apercevoir s’appesantit de plus en plus sur notre malheureuse patrie. Les hommes éclairés gémissent et se taisent : ils perdent presque l’espoir de voir jamais renaître la liberté, car qui pourrait la faire triompher de la terreur et des préjugés ? Qui pourrait la défendre contre l’épouvantable ligue des Rois et des Prêtres ?

NOTES

 1.  Montpellier, Médiathèque centrale d’Agglomération Émile Zola, ms 535.