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Description

Compte rendu d'ouvrage :
La croisade de Robert Ménard, Une bataille culturelle d’extrême droite,
Ed Libertalia, 2021, 169 pages.

Un opus de combat sur les (més)usages qu’un maire fait du passé.

Rappelons quelques faits, y compris aux Héraultais : Robert Ménard, a été élu maire de Béziers en 2014 avec le soutien du Front national. Depuis, ses amis politiques ont emporté trois cantons, son épouse est devenue députée en 2017 et lui-même a été largement réélu dès le premier tour en 2020. Dans un premier temps, seule ville du Languedoc-Roussillon à être dirigée par un maire d’extrême droite, Béziers a depuis 2020 une grande sœur, Perpignan.

Fidèle aux enseignements de Marc Bloch, « Un témoin a besoin d’un état-civil. Avant même de faire le point de ce que j’ai vu, il convient de dire avec quels yeux je l’ai vu » 1, Richard Vassakos précise d’emblée que c’est « en enseignant et historien, engagé dans le monde associatif mais aussi comme élu local d’une commune proche de Béziers » (p. 16) qu’il choisit de se pencher sur la politique culturelle municipale par le biais des usages que fait R. Ménard de l’Histoire. Ce faisant, l’auteur, spécialiste d’odonymie, livre en utilisant les méthodes et concepts des sciences humaines et sociales, un opus court (169 p.) mais dense sur la façon dont le maire de Béziers met l’histoire au service de sa politique municipale et tout autant de la politique nationale.

Certes « tous les hommes politiques procèdent ainsi » mais R. Vassakos part d’un constat de témoin extérieur : « L’histoire est un terrain qu’affectionne le maire de Béziers. Il en fait une utilisation importante et beaucoup plus significative que la majorité de ses homologues » (p. 13). « Importante » d’abord : un des intérêts majeurs de l’ouvrage est de livrer un inventaire exhaustif et détaillé qui révèle l’ampleur, la diversité, l’originalité et la constance largement inédites des initiatives de six années de mandat de l’édile. Éloigné du cœur du pouvoir ménardien, contournant l’impossible accès à certaines sources, l’auteur a pourtant choisi de ne se concentrer que sur ce qui était accessible à tout citoyen attentif. C’est-à-dire les discours, publications et gestes publics de Robert Ménard. « Utilisation significative » ensuite. Par leur mise en perspective, l’historien démontre que l’ensemble de ces manifestations édilitaires, « mélange de murmure et de fureur » (p. 154), des plus visibles et lisibles jusqu’aux apparemment les plus insignifiantes ? pourquoi en effet nommer une petite voie de la ville où personne n’habite ? ?, font système en composant une grammaire mémorielle cohérente qui vise à construire le référentiel symbolique du « frontisme municipal ». Cette forme de municipalisme aspire à conquérir le pouvoir à partir des territoires par « l’accoutumance des citoyens à la présence de l’extrême droite aux commandes de collectivités de proximité ». Comment banaliser donc la gouvernance d’extrême-droite ? En cela, R. Ménard avait un modèle, les Bompart à Orange, il a désormais un avatar, Louis Aliot à Perpignan.

L’exposé se déroule en trois parties d’importance croissante qui contribue au dynamisme de l’exposé et propose tout au fil de l’ouvrage des focus sur 11 images, reproduites en noir et blanc en fin de volume mais facilement récupérables en couleurs sur le site internet de la ville. Graphiquement, l’auteur en profite pour en relever les multiples analogies avec les messages de propagande des groupuscules identitaires. La première partie intitulée « La conquête d’une base pour la bataille culturelle » est un rapide rappel du terreau sur lequel a germé la victoire ménardienne. Béziers, il n’y a pas si longtemps capitale vitivinicole et industrielle triomphante du bas-Languedoc, et politiquement cœur du Midi rouge devenue ville moyenne déclassée qui a perdu bien des atours et vote désormais à l’égal de tout le pays. Dans la partie sur les « vecteurs et méthodes » de la croisade, L’historien insiste sur la façon dont l’homme médiatique use, bien plus et surtout plus personnellement que d’autres, d’une large palette d’« outils logistiques et communicationnels mis au service d’une méthode désormais éprouvée ». Cette pléthore n’est pas étrangère aux origines professionnelles de l’édile : l’ancien journaliste et communicant, un temps président de l’association Reporters sans frontière, a gardé de solides relations dans les milieux médiatiques nationaux qui lui ouvrent aisément leurs portes. Il se sert des plus classiques comme le journal municipal dont la qualité esthétique et la quantité se sont cependant accrues, les campagnes d’affichages mais bien davantage provocatrices ainsi que le site internet de la ville, abondamment alimenté. S’y rajoutent encore dans la vieille ville, des spectacles son et lumière sur l’histoire de Béziers, sur le modèle éprouvé de Philippe de Villiers au Puy du Fou en Vendée au contenu profondément réactionnaire. Mais il y a surtout la parfaite maîtrise des réseaux sociaux sur lequel le maire et son épouse sont très présents et enfin la maison d’édition qu’ils ont ensemble fondée. Localement, c’est prioritairement lors des cérémonies publiques, et plus singulièrement peut-être lors d’inaugurations de plaques odonymiques et de statues ? cinq dans son premier mandat et déjà deux dans le second, ce qui est énorme aujourd’hui ?, que R. Ménard distille, « incrimine » précise l’auteur, ses idées, sa croisade prenant dès lors la forme d’une guérilla qui enracine patiemment et point par point les idées par le verbe et le geste dans les imaginaires. La troisième partie, « instrumentalisation, manipulations et réécritures du passé » qui analyse les contenus du message représente la partie la plus importante.

Le maire de Béziers donne « une vision étroite, nationaliste et xénophobe » de l’Histoire, écrit l’auteur. Rien de nouveau, d’incertain, de rare, de nuancé ou de complexe mais des éléments, parfois de circonstance, qui servent ses idées. Au milieu de beaucoup d’autres, on ne prendra qu’un exemple, celui des références à l’Algérie, de la conquête à la décolonisation. L’auteur consacre à « la grande affaire de Robert Ménard » (p. 115) au moins un cinquième de l’ouvrage ? à hauteur finalement de la place que lui octroie le maire biterrois ? dont un long paragraphe consacré à la « Nostalgérie » (p. 115-134). Le sujet paraît à bien des égards révélateur des procédés ménardiens d’usages du passé, au-delà de l’électoralisme toujours présent et hérité de ses prédécesseurs : la communauté des pieds-noirs est en effet nombreuse à Béziers.

Le contenu du message d’abord est clair en véhiculant patiemment une idéologie d’extrême droite totalement assumée : la nostalgie sans nuance d’un « âge d’or » national et local désormais révolu, celui de l’Algérie française et des colonies. Pour cela le maire use d’abord de la répétition : toutes les occasions sont bonnes en effet pour évoquer le sujet et ordonner « une véritable liturgie exaltant l’Algérie française » (p. 115). Il recourt fréquemment à l’intime et aux émotions, mettant en avant son histoire personnelle traumatique d‘enfant rapatrié qui résonne avec le ressentiment d’un million au moins d’individus brutalement déracinés. Il sélectionne, simplifie et décontextualise encore soigneusement les faits ; à la mise en avant de « la mission civilisatrice de la France », s’oppose l’occultation systématique du rôle de l’OAS dans le déchaînement des violences en Algérie et en métropole après le 19 mars. Cette date du Cessez-le-feu, pourtant officielle dans les commémorations de la République depuis 2012, est rejetée par l’édile qui la remplace par 2 dates correspondant à des massacres de population civiles pieds-noirs. Il instrumentalise pour cela les inaugurations et cérémonies officielles : La rue du 18 mars 1962 et débaptisée en grande pompe pour être renommée « Hélie Denoix de St Marc », légionnaire putschiste en 1961 mais résistant déporté en 1943. Là, se lit aussi toute l’ambiguïté du procédé qui se veut à la limite interne des références républicaines et touche l’acmé du confusionnisme. Mais ce rassemblement fastueux est également l’occasion de montrer à la fois tout le mépris que l’édile porte aux tenants d’une recherche scientifique et la violence singulière de l‘extrême droite : le nom de Benjamin Stora est ainsi abondamment sifflé par la foule ce jour-là.

Enfin la guerre d’Algérie devient surtout, tout à la fois prétexte et matrice de la construction d’un roman national qui justifie la théorie du « grand remplacement » de Renaud Camus dans un continuum d’un demi-siècle. Les pieds-noirs et les Harkis, essentialisés en communauté, les « Français » chassés d’Algérie, ne sauraient « vivre ensemble » en métropole avec des Arabes, musulmans essentialisés eux aussi d’autant qu’ils porteraient en germe les attentats terroristes de 2015. Avec ce discours « national identitaire », on atteint le summum d’une vision terriblement manipulée de l’histoire qui appelle au « choc des civilisations ». D’autres exemples, comme notamment l’histoire de Béziers vont dans le même sens.

R. Vassakos s’attache aussi à analyser notamment comment, sur le modèle de Nicolas Sarkozy, Robert Ménard pratique la « désaffiliation » : l’édile s’empare des références de la gauche les plus fortes comme les deux figures emblématiques de Jean Jaurès et Jean Moulin ou de la période de la Résistance, pour les récupérer sans vergogne et les mettre au service de son discours. L’analyse révèle finalement ce que doit ce corpus idéologique à l’héritage maurassien et pétainiste : rejet des acquis de la Révolution française et de l’universalisme des Lumières et exaltation d’un « âge d’or de la France » blanche et catholique. Ces idées instillées en permanence par un homme qui se prétend pourtant républicain participent de la construction d’un corpus culturel de références réactionnaires et déclinistes sur l’air du « c’était mieux avant » qui ramène tout entier aux idées et pratiques de son ami E. Zemmour, aujourd’hui en proto campagne présidentielle.

Richard Vassakos, rappelle que le maire qui clame ne pas « faire de politique » est relié par ses réseaux et ses maisons d’éditions à tous les courants de l’extrême droite, du Front national aux mouvances identitaires les plus violentes, desquels en retour, par le biais de la politique municipale, ses supports de communication et ses invitations notamment, il assure la diffusion des idées. Son soutien aux ténors de l’extrême droite atteste de sa visée nationale loin de « l’histrion local dont il occupe les habits, épiphénomène folklorique » propre à susciter l’amusement railleur d’humoristes voire de journalistes parisiens. Son syncrétisme très situé trouve sa traduction dans son projet de gouvernement « d’Union des droites » qui est déjà localement devenu une réalité de l’équipe municipale. Il vise à la conquête du pouvoir national à partir des territoires en fracturant le mur jusque-là dressé par la droite républicaine pour le rendre poreux. Cette conquête est en marche sous des oripeaux innocents à l’humour potache sinon douteux et elle attaque les fondements de la République en grignotant pas à pas ses fondements symboliques et culturels.

L’auteur dit avoir hésité craignant de servir malgré lui de caisse de résonnance aux idées nauséabondes. Mais il prend seul en son nom le risque de s’exposer quand tant d’autres historiens languedociens auraient pu se livrer à cette tâche nécessaire. Il y a donc là du panache et du courage. Afin de lutter efficacement contre l’extrême droite et parce que R. Ménard entretient une grande confusion, brouillant les repères culturels, l’historien invite les citoyens, les chercheurs et plus encore les responsables politiques à dépasser les arguments philosophiques, gestionnaires ou technocratiques en réinvestissant les territoires symboliques à la fois républicains et du clivage droite-gauche. Espérons que cet essai salutaire et documenté par une méthode rigoureuse, qui ramène de la complexité et de la nuance dans un style clair et intelligible, sera à ce titre, ainsi que son auteur, disqualifié par ceux dont il dénonce les méthodes et les idées. Ce sera le signe qu’il a atteint son but.

Le préfacier de l’ouvrage, Nicolas Offenstadt, historien spécialiste des modalités selon lesquelles les sociétés utilisent l’histoire pour parler du présent, invite à lire l’ouvrage « certes comme un travail civique et historien, mais aussi comme un cas qui peut aider à comprendre les succès populistes européens » (p. 12). Il ne dit dès lors rien de plus que l’autre grand fondateur des Annales, Lucien Febvre, pour lequel l’histoire d’une fraction permettait de « s’efforcer de savoir à travers l’histoire d’une partie, la crise tragique d’un tout » 2. Si la bataille culturelle de l’extrême droite est sur le point d’être gagnée, ce tragique « tout » pourrait bien se jouer dans la campagne présidentielle de 2022.

Christine DELPOUS-DARNIGE.

NOTES

1. Marc BLOCH, L’étrange défaite, Paris, Folio Gallimard, 1990, (1946), p. 30.

2. Annales d’histoire sociale, 1939.

Informations complémentaires

Année de publication

2021

Nombre de pages

2

Auteur(s)

Christine DELPOUS-DARNIGE

Disponibilité

Produit téléchargeable au format pdf