Jean Nougaret hommage de l’association des Amis du Musée Languedocien

* * Ancien président général de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier.
Ancien président des Amis du Musée Languedocien.

Hommage à Jean Nougaret

[ Texte intégral ]

Jean Nougaret (22 septembre 1939-10 décembre 2013) portait en lui l’amour de son Languedoc natal et la passion des vieilles pierres. N’avait-il pas eu, dès son enfance, à l’occasion de ses séjours de vacances, la vision romantique des tours de Carcassonne et des austères châteaux qui dressaient, alentour, telles des sentinelles, leurs ruines orgueilleuses sur des pitons venteux ? Il était né à Béziers, le 22 septembre 1939. Si le pays de son enfance a beaucoup compté pour lui et pour son orientation professionnelle, l’influence de ses parents, son père d’abord, viticulteur qui l’a marqué par sa curiosité d’esprit et son goût pour l’histoire, sa mère ensuite, assistante sociale qui l’a initié à la poésie, a été déterminante sur son goût pour l’écriture, pour l’art et pour l’histoire. Aussi, n’est-il pas étonnant qu’il ait orienté ses études vers l’histoire de l’art, sous la direction de maîtres éminents comme Hubert Gallet de Santerre ou Jean Claparède.

Assemblée générale des Amis du Musée Languedocien, le bureau de 2011 (coll. Cl. Lamboley)
Assemblée générale des Amis du Musée Languedocien, le bureau de 2011
(coll. Cl. Lamboley)

Cela se concrétisera par un diplôme d’études supérieures (DES) consacré à Alexandre Cabanel, enfant de Montpellier : Alexandre Cabanel, sa vie, son œuvre, essai de catalogue. C’était faire œuvre courageuse en un temps où ces peintres, dits pompiers, étaient méprisés ; c’était agir en précurseur quand on sait la réhabilitation qui s’en est suivie et à laquelle il aura eu la joie de participer quand on lui demandera de contribuer à l’élaboration du catalogue de l’exposition Cabanel au musée Fabre, en 2010. Il clôturera, ensuite, ses études supérieures par une thèse de IIIe cycle, en 1969, Pézenas. Évolution urbaine et architecturale du XVIe au XVIIIe siècle. Là encore, travail de pionnier quand on se souvient dans quel état de délabrement était cette ville, à l’époque. Il est alors nommé conservateur au musée Vulliod Saint-Germain à Pézenas.

Désormais, son avenir est tracé dans l’administration régionale de l’Inventaire. Il sera nommé successivement chercheur, puis conservateur et conservateur en chef de 1976 à 2004, tout en étant secrétaire régional de l’Inventaire, de 1970 à 1982, et conservateur des antiquités et objets d’art de l’Hérault. Ses fonctions l’amènent de facto à intervenir comme enseignant dans la Maîtrise des sciences et techniques du patrimoine, et à apporter son expertise en initiation à l’iconographie médiévale aux jeunes étudiants de deuxième année de DEUG en histoire de l’art. Les autres contributeurs de cet hommage diront mieux que moi combien son érudition sur le patrimoine monumental de notre région, acquise à l’université et exploitée à la Direction régionale des Affaires culturelles, était étendue. Je n’y reviendrai pas. Je voudrais simplement insister sur la générosité avec laquelle il mettra bénévolement celle-ci au service des autres. Générosité qui s’exprimait par ses nombreux écrits. Publications, certes de niveau scientifique, mais aussi écrits de vulgarisation, dans son sens le plus noble, c’est-à-dire destinés à informer le plus large public intéressé par notre patrimoine : guides, catalogues d’exposition, revues de grande vulgarisation, comme les Vieilles Maisons françaises, et même trois vidéos : Qu’est-ce qu’une église ? Qu’est­ce qu’un temple ?, en 1998 ; Les roseaux de pierres. Les cisterciens en Languedoc, en 1999 ; Les papes d’Avignon, en 2003.

J’ai profité de cette générosité en qualité de président des Amis du Musée Languedocien. J’avais connu Jean Nougaret lorsque j’avais été élu membre résidant à la Société archéologique de Montpellier. C’était dans les années 90. Il y avait rempli les fonctions de secrétaire durant de longues années sous les présidences successives de Jean Claparède, de Jean Combes, de Guy Romestan et de Laurent Deguara. Mais je l’ai surtout découvert et apprécié quand je l’ai sollicité dans le cadre de l’Association des Amis du Musée Languedocien, dont il était membre. Dès 2002, après mon élection comme président de cette association, sachant qu’il avait clôturé ses études supérieures par sa thèse sur Pézenas. Évolution urbaine et architecturale du XVIe au XVIIIe siècle, sachant aussi qu’il avait participé par ses articles à la renommée de la revue Études sur Pézenas et qu’il avait exercé la fonction de conservateur du musée Vulliod Saint-Germain, je l’avais sollicité pour une excursion « À la découverte de quelques résidences autour de Pézenas », ce qui nous avait permis d’être admirablement reçus par des propriétaires privés qui nous avaient ouvert leur demeure. C’était exceptionnel. Il est vrai que ces propriétaires ne pouvaient rien refuser à Jean Nougaret. Cette première excursion, qui avait eu un grand succès, avait été suivie d’une promenade passionnante que nous avions intitulée « Montpellier nez en l’air », au cours de laquelle il nous avait fait découvrir les demeures et monuments de notre ville si bien décrits dans son ouvrage Montpellier monumental. Cela m’avait permis de mesurer l’immense culture historique et architecturale de Jean. C’est donc tout naturellement que beaucoup d’autres excursions devaient suivre, d’autant qu’à ma demande, Jean avait accepté d’entrer en 2006 au conseil d’administration de notre association, puis au bureau, en 2009, comme vice-président.

Lorsque nous nous réunissions pour organiser notre programme, il était toujours riche de propositions. Il aimait par-dessus tout nous faire connaître le pays de sa jeunesse : l’Aude et les Corbières. Il aimait nous faire découvrir ces monuments qu’il avait étudiés dans cet excellent livre écrit notamment avec le regretté Robert Saint-Jean, Languedoc roman de la collection Zodiaque ; je pense à Sainte-Marie d’Alet, à Saint-Papoul ou encore à Saint-Polycarpe, mais il y en a bien d’autres 1. Il aimait nous révéler des lieux qui l’avaient marqué, comme la maison du poète Joë Bousquet à Carcassonne. Il aimait nous faire partager ses affinités comme celle pour les plafonds peints au château des archevêques de Capestang… Il préparait toujours ces visites avec le plus grand soin. J’ai retrouvé pour la préparation de cet hommage tout un dossier qu’il avait constitué pour une visite du château de Flaugergues, et dont le thème était « La vie de Moïse au Musée Languedocien et au château de Flaugergues », dans lequel il faisait le point des connaissances sur cette suite de tentures dont le musée possède trois exemplaires. Son aide a été précieuse, certes, grâce à sa grande culture, mais aussi grâce à ses nombreuses relations dans le milieu des conservateurs de musées, dans celui des propriétaires de châteaux ou de demeures historiques ou encore grâce aux nombreux guides culturels qu’il avait formés à l’Université Paul-Valéry. J’ai eu l’occasion de mesurer l’estime qu’il avait suscitée auprès d’eux, en écoutant une de nos amies communes et ancienne condisciple de Jean, Marie-Claude Valaison, ancien conservateur du musée Rigaud de Perpignan, rappeler avec émotion, il y a peu, leur travail commun, au temps de leurs études, concernant le tympan de l’église Sainte-Croix de Quercorb à Arles­sur-Tech, en Vallespir.

Montpellier monumental, Paris, Monum, 2005, t. 2
Montpellier monumental, Paris, Monum, 2005, t. 2

Au cours du premier semestre 2013 – rien ne laissait prévoir une fin si proche – il avait lancé le projet de visiter l’église de Rieux-Minervois : il voulait nous montrer le fameux chapiteau de l’Assomption, chef-d’œuvre de cette église, attribué au Maître de Cabestany qu’il appréciait beaucoup. Il nous avait déjà familiarisés avec ce sculpteur si original et fait admirer de nombreux témoignages de son art, au cours d’autres excursions, en particulier les chapiteaux et les modillons de l’abside de Saint-Papoul ou le sarcophage de Saint-Hilaire. Malheureusement, cette visite ne put avoir lieu qu’au printemps suivant. Trop tard ! À l’initiative du président actuel de l’Association des Amis du Musée Languedocien, le docteur Jean-Max Robin, elle lui fut dédiée.

Quoique médiéviste éminent, ce dont témoignent ses écrits sur le Languedoc roman, sur Le paysage monumental de la France autour de l’an mil, ou encore son Répertoire des cathédrales gothiques publié à Milan, en 1986, Jean ne dédaignait pas le patrimoine plus récent. Ainsi, en amenant les Amis du Musée Languedocien à Lodève, leur avait-il fait partager son goût pour un artiste original, Paul Dardé, si mal connu de nos jours. Il est vrai que ce dernier, « tailleur de pierre » essentiellement formé « sur le tas », comme l’avaient été les constructeurs de cathédrales, par son art, au caractère expressionniste souvent marqué de truculence, par la grande puissance qu’il donnait aux formes, pouvait se rattacher à ses vénérables prédécesseurs, sculpteurs de cathédrales restés le plus souvent inconnus. Son Christ aux outrages en porte témoignage.

Il est évident que les excursions qu’organisait Jean Nougaret, les commentaires qui accompagnaient ces visites ou les conférences qui les précédaient, ne pouvaient avoir qu’un très grand succès parmi nos membres. Il fallait parfois doubler les sorties pour contenter les curieux qui n’avaient pu participer à la première visite, faute de places. Ce qu’il acceptait toujours gentiment. Car je ne dirai jamais assez combien sa gentillesse et sa généreuse disponibilité étaient grandes. Aussi n’est-il pas étonnant qu’entre nous une amitié sincère, solide et désintéressée faite, en ce qui me concerne, d’admiration pour son érudition et d’estime pour ses qualités humaines se soit nouée, d’autant que, dès 2005, il m’avait rejoint à l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier où il avait été élu dans la section « Lettres » au fauteuil du Préfet Poujol. Il y avait fait l’éloge de son prédécesseur, le 8 janvier 2007. Sa notoriété lui avait valu d’être élu, en 2011, président de la Section des Lettres de l’Académie. Deux communications ont marqué son séjour académique. L’une pendant ma présidence, en 2009, De Figuerolles au parc Monceau. Alexandre Cabanel, qui faisait le point sur ce peintre d’origine montpelliéraine, de naissance très modeste, devenu le peintre incontournable de la bonne société bourgeoise et aristocratique de la fin du XIXe, pendant longtemps méprisé des critiques d’art français, mais si apprécié aux États-Unis. L’autre, en 2011, Jules Renouvier (1804-1860), archéologue et académicien qui rappelait le souvenir de cette personnalité remarquable du Montpellier du XIXe siècle, président de la Société archéologique de Montpellier et l’un des membres fondateurs de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier quand celle-ci renaquit des cendres de la Société Royale des Sciences de Montpellier, en 1846 ; il avait beaucoup œuvré pour la connaissance et la préservation de Saint-Guilhem-le-Désert.

Nous partagions beaucoup de choses. Je l’aidais pour l’illustration iconographique de ses conférences, c’était pour moi une façon d’enrichir mes connaissances ; je pense à ses conférences sur les plafonds peints de Montagnac ou de l’hôtel de Grave à Pézenas, sur l’ascension d’Alexandre Cabanel, de Figuerolles au parc Monceau, ou sur les aspects architecturaux des collèges jésuites en Languedoc-Roussillon. Il me faisait bénéficier de son érudition pour nourrir la rédaction de certaines de mes communications académiques. Je me souviens, en particulier, de l’une d’entre elles où je détaillais la biographie d’un ancêtre, médecin ordinaire du roi, puis médecin du duc de Montpensier, nommé par lettre patente du roi Louis XIII, en 1610, Intendant des bains et eaux minéralles et de la recherche des antiquitez qui sont en notre royaume, c’était son titre, en quelque sorte l’ancêtre de la DRAC. Ce personnage avait été étudiant en médecine à Montpellier au XVIe siècle, avec comme maîtres Jean Saporta et André du Laurens, et Jean m’avait aidé dans mon évocation de cette ville pendant la période troublée des guerres de Religion.

Simone, son épouse, et lui-même nous avaient fait l’amitié de nous recevoir, ma femme et moi, dans cette maison de campagne, « maison des champs » venant de famille qu’il aimait tant, nichée au cœur des Hauts cantons, près de La Salvetat, dans un site agreste ouvert sur de vastes horizons où il se ressourçait. Outre sa simplicité dans la vie quotidienne, sa culture, son sérieux dans son travail, j’appréciais son solide sens de l’humour et surtout, surtout, sa modestie suffisamment rare pour être soulignée. Quand il avait été question de prendre la relève de la présidence de notre association, il avait toujours refusé, ne voulant pas se mettre en avant. Mais comme Jean était un homme de devoir, il avait fini par accepter. Il aurait dû être proposé à cette charge à l’occasion de l’assemblée générale de notre association qui devait se tenir en janvier 2014. Malheureusement, il était trop tard. Il était décédé le 10 décembre 2013. Une grave et inexorable maladie l’avait terrassé en peu de mois. Il venait tout juste d’avoir 74 ans.

Sortie à La Grange des Prés, Pézenas, 2004 (coll. Cl. Lamboley)
Sortie à La Grange des Prés, Pézenas, 2004
(coll. Cl. Lamboley)

Personnalité attachante, sa disparition trop rapide a laissé un grand vide. C’était un homme de bien, un humaniste et surtout un ami très cher. La foule qui l’a accompagné, lors de ses obsèques, témoignait de l’estime dans laquelle on le tenait. Pour conclure cet hommage amical, permettez-moi de laisser la parole à Jean lui-même dans cet extrait tiré du chapitre « L’œuvre languedocien du Maître du tympan de Cabestany », écrit pour l’ouvrage Languedoc roman :

« Fascinante et parfois inquiétante personnalité que celle de cet artiste parcourant avec son équipe (certaines œuvres semblent provenir plutôt du ciseau de ses disciples) une région où de nombreux foyers de sculpture étaient nés avec le siècle. Personnalité en tout cas unique, en cette époque d’échanges étroitement tissés entre Catalogne, Languedoc et Provence, car le « faire » du Maître de Cabestany, nettement hors des courants contemporains, ne peut être confondu avec aucun autre […]. Si les doutes subsistent quant à son origine, on sait maintenant qu’il s’agissait d’un sculpteur affranchi de toute tutelle, étranger aux courants de son époque. Si le mot génie reste tout de même déplacé, le Maître de Cabestany se situe cependant parmi les grands artistes de la seconde moitié du XIIe siècle, dont il est l’une des personnalités les plus originales 2. »

Tout Jean Nougaret est dans cette citation : rigueur scientifique, érudition, admiration intellectuelle et mesure dans l’analyse critique. Participer à un hommage collectif n’est pas toujours chose aisée du fait des redites qui guettent les contributeurs, c’est la raison pour laquelle j’ai souhaité personnaliser mon hommage. Malgré tout, je me rends compte qu’il a pu y avoir, ici ou là, dans mes propos, des redondances avec ceux d’autres rédacteurs de cet ouvrage. Pouvait-il en être autrement, tant les qualités professionnelles et humaines de Jean étaient reconnues de tous !

NOTES

1. Lugand, Jacques, Nougaret, Jean et Saint-Jean, Robert, avec le concours d’André Burgos, Languedoc roman. Le Languedoc méditerranéen, Zodiaque, coll. « La nuit des temps », n° 43, 1975, 421 p.

2. Ibid., p. 356-360.