Ingénieurs bâtisseurs en Languedoc

Catherine ISAAC : Les Ingénieurs des États de Languedoc.
Construire en province au XVIIIe siècle
. Classiques Garnier, Paris 2024, 709 p.

Catherine Isaac est connue des lecteurs de notre revue, où elle a publié en 2016 un bel article sur L’école des Ponts et Chaussées de Montpellier 1787-1790 1. C’était à l’époque une pierre d’attente dans la construction de sa thèse, soutenue à Toulouse (spécialité histoire de l’art) en décembre 2018, et aujourd’hui heureusement publiée.

Dans une vie antérieure, l’auteure a suivi pendant plus de trente ans un parcours d’ingénieur dans l’industrie aéronautique (d’où son attachement à Toulouse), et a minutieusement préparé une retraite active comme étudiante à l’Université du Mirail. Parcours atypique qui, à défaut de lui permettre une carrière universitaire, lui a assuré une incontestable compétence technique et mathématique pour aborder ses recherches sur le milieu des ingénieurs du XVIIIe siècle.

Pour un public de lecteurs languedociens, ce volume s’inscrit évidemment dans la continuité du travail classique mené à l’Université Paul Valéry par Anne Blanchard dans les années 1970, qui concernait les Ingénieurs du Roy au XVIIIe siècle, et tout particulièrement les ingénieurs militaires chargés des fortifications 2. Nous sommes ici dans un univers assez largement différent, à plusieurs titres. Dès son introduction, Catherine Isaac note une première spécificité majeure : nous n’avons plus ici comme ‘employeur’ des ingénieurs l’État régalien qui cherche à s’assurer de la sécurité du royaume, mais les États provinciaux, soucieux du dynamisme économique de leur territoire et des travaux publics (routes, canaux, etc.), moteurs indispensables de ce dynamisme. Une seconde spécificité réside dans le fait que, à la différence des autres États provinciaux, comme ceux de Bretagne ou de Provences qui font appel aux ingénieurs royaux pour leurs projets d’aménagement, les États du Languedoc poussent leur autonomie jusqu’à se créer une pépinière d’ingénieurs qui leur sont directement et complètement rattachés. L’intérêt majeur de ce livre est donc, peut-être, la découverte d’un groupe professionnel jusqu’ici peu identifié, aux contours plus flous que celui d’ingénieurs dûment brevetés, et qui permettra d’évaluer la capacité d’une province éloignée de Paris, fût-elle la plus grande du royaume, à faire naitre les compétences dont a besoin une région dans son effort de développement.

Le livre déploie son propos en trois grandes parties consacrées respectivement aux « Hommes » (pp 29 à 185), aux « Savoirs » (pp 189 à 308), et enfin aux « Constructions » (pp. 311 à 432). Suit une copieuse Annexe d’un peu plus de deux cents pages, sous forme d’un « Dictionnaire biographique » des ingénieurs étudiés. L’éditeur doit être remercié pour son effort de publier, outre les 45 pages de sources et de bibliographie, 4 index (Noms, Lieux, Institutions et Matières) qui feront de ce volume un outil de travail bien pratique pour les chercheurs. Par contre, on peut regretter un nombre important de coquilles qui amoindrit le plaisir de la lecture, et espérer les corrections indispensables en cas de réédition.

La première partie explore la façon dont s’est mise en place, à partir de 1712, une administration des travaux publics propre aux États, en parallèle avec celle des Ingénieurs du Roi. L’auteure montre comment s’est constituée une administration spécifique, dont la hiérarchie se calque sur celles des territoires : province, sénéchaussées, diocèses. Au plus haut niveau, les syndics généraux assurent le contrôle administratif tandis que les directeurs des travaux publics ont la responsabilité technique des chantiers. Au fur et à mesure de l’avancée dans le siècle, les effectifs croissent pour répondre à l’augmentation des interventions décidées par les assemblées des États. (Fig. 1)

L'administration des Travaux publics en Languedoc
Fig. 1 L'administration des Travaux publics en Languedoc

La description méticuleuse de ce corps provincial étant l’objet de la thèse de Catherine Isaac, on ne saurait lui reprocher les limites qu’elle se donne, même si on peut regretter au fil des pages de ne pas en savoir plus sur les relations – que l’on devine complexes – entre ce personnel des États et les divers corps d’ingénieurs du roi : ingénieurs des Ponts et Chaussées à partir des années 1750, ou, plus tard encore, ingénieurs du Génie. Le partage des compétences et des financements entre Province et État central, à propos des grandes routes inter-provinciales (reliant le Languedoc à l’Auvergne) ou du canal des deux mers, est une question éminemment politique rapidement évoquée (pp. 106-113) parce qu’elle excède le cadre professionnel et technique que s’est donné l’auteure. Pour en savoir plus, il faut se tourner vers la somme collective publiée par Stéphane Durand, Arlette Jouanna et Élie Pélaquier, Des États dans l’État. Les États de Languedoc de la Fronde à la Révolution (Droz, Genève, 2014, 983 p.). Ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser question. La thèse de Catherine Isaac a été soutenue quatre ans après la publication du livre collectif précité, et publiée six ans plus tard, sans que sa très copieuse bibliographie n’en fasse mention. Stéphane Durand est cité pour un article de 2009, et Élie Pélaquier pour son Atlas historique…, mais point d’États dans l’État, dont la troisième partie (« L’œuvre économique et culturelle des États ») contient pourtant plusieurs chapitres sur les travaux publics. Un tel oubli paraissant invraisemblable, peut-être faut-il se tourner vers la composition du jury de thèse, largement ouvert géographiquement (Toulouse, Paris, Nantes…) mais où Montpellier est représenté par le président, Thierry Verdier, architecte et historien d’art à l’Université Paul Valéry, mais étranger à la somme sur les États du Languedoc. Faut-il imaginer la perpétuation d’une vieille rivalité entre les deux capitales languedociennes d’antan, et mettre en cause les méandres tortueux d’une géopolitique universitaire occitane ? Vue de Sirius, Catherine Isaac pourrait faire figure de victime expiatoire d’une guerre picrocholine, à qui on reprocherait un tel trou bibliographique.

Ceci dit, cette première partie suit de près la formation progressive d’un corps d’ingénieurs à recrutement régional. Le premier directeur des travaux publics désigné par les États en 1712 est le Montpelliérain Jean de Clapiès, qui illustre bien leur politique de recrutement : « Lorsqu’ils décident de prendre le contrôle des travaux qu’ils financent, les États font appel à (un) mathématicien, astronome, membre fondateur de la Société royale des sciences de Montpellier. Cette désignation montre en creux ce que les États ont laissé de côté : ils n’ont employé ni un architecte ni un entrepreneur pour ces chantiers, mais un homme de sciences, dont la compétence en matière de construction ne semble pas a priori patente. Ce choix illustre le statut des sociétés savantes, et en particulier celui des scientifiques au sein des institutions d’Ancien Régime. » (p. 80)

Une autre caractéristique de ce personnel de direction est l’emprise de quelques lignées familiales. Elles fonctionnent sur un mode quasi corporatif pour assurer l’apprentissage technique sur le terrain, au-delà d’une formation scientifique initiale prodiguée par les collèges de Jésuites ou l’école de Sorèze. Elles transmettent de génération en génération les compétences pratiques indispensables, et pallient ainsi l’absence d’enseignement supérieur formalisé (l’École royale des Ponts et Chaussées n’est créée à Paris qu’en 1747, celle du Génie l’année suivante). Se forment ainsi des dynasties locales d’ingénieurs des États, sur qui se fondent en confiance les autorités provinciales.

On assiste également, au long du siècle, à une distinction croissante entre architectes et ingénieurs. Les directeurs et inspecteurs de la province se concentrent sur les chantiers de travaux publics dont ils ont la charge. Jean-Antoine Giral est l’un des très rares cas à cumuler les deux fonctions, passant de l’aménagement de la place royale du Peyrou, à Montpellier, à la construction du pont de Villeneuve-lès-Maguelone, et mêlant clientèle privée (pour des hôtels particuliers) et commande publique de la part des États. Mais le cas de Giral met en lumière la différence de statut entre les ingénieurs des États et les ingénieurs-architectes du Roi, qui mènent de front, par exemple à Sète, les travaux de construction du port et des activités pour des clients locaux, tels que l’église St Louis. Autre cas bien connu, celui de Mareschal, à la fois directeur des fortifications de la province et architecte du théâtre de Montpellier ou des jardins de la Fontaine à Nîmes.

Dans la deuxième partie consacrée aux savoirs scientifiques et techniques disponibles dans la province, Catherine Isaac s’attache à déterminer le rôle des lieux de savoirs, tout particulièrement les institutions académiques de Montpellier et Toulouse. C’est l’occasion de noter la prééminence de l’Académie de Toulouse, dont plusieurs membres également ingénieurs des États, produisent des mémoires formalisant des expériences pratiques, alors que la Société des sciences de Montpellier se tourne presque exclusivement, outre l’astronomie, vers la biologie et les sciences de la vie, du fait du prestige de la faculté de médecine.

La faible productivité scientifique des sociétés savantes de la province a incité les États à missionner certains de leurs ingénieurs pour des voyages d’étude dans d’autres régions ou même à l’étranger (en particulier en Hollande pour se perfectionner dans les travaux d’hydraulique). Le profit attendu en matière d’innovations semble mince, et a conduit les États à prendre à bras le corps la question de la formation scientifique et technique de ses ingénieurs, en ouvrant dans les deux capitales languedociennes des écoles des ponts et chaussées, dans les toutes dernières années de l’Ancien Régime. C’était trop tard pour pouvoir en tirer les bénéfices escomptés. Du moins, au sentiment de l’auteure, un pas était franchi pour dépasser les modèles traditionnels d’apprentissage et de transmission des savoirs.

La question de la rationalisation des projets de travaux publics est centrale dans la troisième partie de l’ouvrage consacrée aux constructions. Plutôt que de balayer l’ensemble des projets lancés par les États tout au long du siècle, Catherine Isaac a préféré – certainement à raison – s’arrêter aux seuls chantiers de ponts, extrêmement nombreux et emblématiques de la province, et même se concentrer sur le cas exemplaire du pont St Roch de Lavaur (dans l’actuel département du Tarn), particulièrement bien documenté. (Fig. 2)

Les ponts en Languedoc 1649-1789. © Elie Pélaquier. Université Paul Valéry Montpellier
Fig. 2 Les ponts en Languedoc 1649-1789. © Elie Pélaquier. Université Paul Valéry Montpellier

Il s’agit donc de décrire dans le détail « la mise en œuvre des projets de construction, depuis leur conception jusqu’à leur achèvement, envisagée avec les méthodes et actions des ingénieurs du Languedoc. » (p. 315) Se succèdent les phases d’investigation pour choisir l’emplacement des fondations le plus sûr en fonction de la nature des sols, puis de rédaction du devis, clef de voûte du processus, qui décrit les différentes parties du pont, ainsi que les types de matériaux à utiliser, et enfin de procéder aux adjudications des travaux.

La formation d’ingénieur de Catherine Isaac l’incite à confronter le montage du dossier ou la conduite du chantier aux normes actuelles de rationalisation des projets techniques. Des écarts significatifs apparaissent alors entre les pratiques des ingénieurs languedociens et nos normes actuelles, écarts qui manifestent des failles possibles fragilisant la réussite du projet. Mais loin d’être une simple manifestation de ‘techno-centrisme’ tenant pour acquise la supériorité de l’hyper technicité contemporaine, elle se sert de cette échelle de rationalité pour mettre en évidence des différences de maîtrise technique entre les catégories d’ingénieurs de l’époque. Elle prend pour illustration la rédaction des devis qui, chez les ingénieurs des États, tiennent en une trentaine d’articles au plus qui précisent succinctement le quoi faire, mais sont à peu près muets sur le comment faire, en laissant à l’entrepreneur le soin de trouver les solutions. L’écart technique que pointe alors l’auteure se manifeste avec les pratiques des ingénieurs des ponts et chaussées dont les devis, beaucoup plus longs et précis, dictent à l’entrepreneur la marche à suivre dans les moindres détails. En définitive, il s’agit d’écarts de compétence entre ces catégories d’ingénieurs : les ingénieurs du roi s’appuient sur un corpus de règles de procédures et sur la maîtrise d’un ensemble de technologies diversifiées, tandis que les ingénieurs de la province doivent souvent s’en remettre aux compétences pratiques des entrepreneurs locaux. D’innombrables litiges naissent alors tout au long des chantiers entre directeurs ou inspecteurs des travaux et entrepreneurs, qui sont autant de conflits de compétences.

Dans ses pages conclusives, Catherine Isaac s’appuie ici encore sur des formalisations rationnelles pour évaluer l’action des États et de leurs ingénieurs. La notion de projet comme « ensemble d’actions entreprises pour répondre à un besoin défini, dans un délai et une enveloppe budgétaires a priori définis » lui permet de faire jouer ces trois paramètres (le produit ‘pont’, le délai et le coût) en interdépendance. Comparés à d’autres menés hors province, les chantiers de travaux publics languedociens se caractérisent par la fréquence des surcoûts et hors-délais. Dans les litiges entre ingénieurs et entrepreneurs, l’assemblé des États donne systématiquement raison aux premiers, fût-ce au prix de dépassements budgétaires. « Alors que les lacunes des ingénieurs des États de Languedoc et les multiples retards des chantiers auraient pu compromettre la réalisation des ouvrages, ceux-ci ont toujours été achevés. Dans le triplet coût, délai, technique, c’est le premier terme qui fournit la réponse : les capitaux. C’est grâce à la puissance financière des États de Languedoc, que les ponts majestueux qui ont fait leur renommée ont pu être édifiés. » (p. 428)

Ainsi centrée sur un corps d’ingénieurs très spécifique, la thèse de Catherine Isaac se donne les moyens d’en évaluer la technicité et la compétence. Le jugement d’ensemble peut paraître sévère, même s’il est nuancé par l’admiration pour nombre de constructions de prestige. Dans le ‘ménage à trois’ qui se dessine en permanence entre assemblée des États, ingénieurs et entrepreneurs, l’action politique de la première, à peine esquissée (mais ce n’était évidemment pas le sujet de la thèse) apparaitra mieux ailleurs, dans la somme montpelliéraine Des États dans l’État. La lecture de Catherine Isaac donne envie d’en savoir davantage sur ces entrepreneurs que l’auteure nous présente comme très proches en capacités des ingénieurs qui les emploient : ils sont les représentants d’une société de corporations et de métiers hautement qualifiés issus des siècles antérieurs et dont les noms sont oubliés. Par leur présence, ils donnent tout son intérêt à cette période de fin d’Ancien Régime où s’amorce la bascule entre les savoir-faire hérités et les innovations technologiques et scientifiques d’un futur proche. En Languedoc, nous dit Catherine Isaac, on est plutôt encore dans une forme de provincialisme culturel capable d’exploits : ce très beau livre aigu devrait être lu par tous les Méridionaux qui ont rêvé de revendication occitane.

[Guy LAURANS]

Notes

   1.Études héraultaises N° 46, 2016, pp 45-54, https://www.etudesheraultaises.fr/publi/lecole-des-ponts-et-chaussees-de-montpellier-1787-1790/).

   2.Blanchard, Anne : Les Ingénieurs du ‘Roy’ de Louis XIV à Louis XVI. Étude du Corps des Fortifications, Montpellier 1979, et Dictionnaire des ingénieurs militaires 1691-1791, Montpellier 1981.