Élèves et maîtres dans l’Hérault pendant la guerre de 1914-1918

Élèves et maîtres dans l’Hérault
pendant la guerre de 1914-1918

* Docteur ès-lettres

L’école publique de la fin du XIXe siècle est au service de la République et de la patrie. Le souvenir cuisant de la défaite de 1870 a accentué cette orientation et chaque citoyen est incité à porter son regard vers la ligne bleue des Vosges, comme l’y a invité Jules Ferry en 1881. Pendant plus de quatre décennies, les enfants ont été élevés dans l’idée de revanche. Aux maîtres de tous niveaux est confié ce souci, en participant de toutes manières à préparer les générations montantes à prendre leur responsabilité dans ce domaine. C’est ce que nous allons voir par quelques exemples en entrant dans ce sujet aussi bien à l’école primaire que dans les lycées et collèges de l’Hérault, à la suite des études générales sur ce thème, comme celles de S. Audouin-Rouzeau ou de Manon Pignot, avec des témoignages variés tels que ceux tirés du livre de Jeanne Galzy, « La Femme chez les garçons », les lettres de Jean-Antoine Sauzet sur Soubès, les rapports d’inspections sur l’Académie de Montpellier et les discours des prix des années de guerre. Les illustrations sont tirées d’un hebdomadaire pour enfants qui privilégie les images et les récits de guerre. Notre choix repose sur l’intérêt que présente le suivi des articles sur la durée du conflit et la présentation de situations diversifiées. Que peuvent faire ces enfants dans la guerre ? Certes ils sont loin des zones de combat, mais n’en sont pas moins impliqués, et fêtent l’année nouvelle en musique et dans l’espoir de la paix.

Le façonnement des esprits et la préparation des corps avant 1914

Dès le lendemain de la guerre de 1870, on envisagea la mise en place d’exercices de type militaire pour les élèves du primaire qui apprendraient ainsi à marcher au pas au son des fifres et des tambours, à manier les armes, et à s’exercer au tir. A Montpellier, c’est dans les années 1877-1878 que se mettent en place ces exercices pour toutes les écoles communales. La municipalité acheta les armes et les instruments de musique nécessaires pour cet entraînement et sollicita de la troupe le prêt de quelques sergents et caporaux pour initier les élèves à se comporter comme des soldats. La création des bataillons scolaires par la loi de 1882 vint organiser cette formation au plan national. Ce fut une sorte d’initiation concrète des jeunes en vue d’un futur conflit. Yvon Courty en a raconté, dans le détail, l’histoire pour le Clapas dans sa brochure manuscrite : Une institution de la IIIe République, Les Bataillons Scolaires de la ville de Montpellier 1. En janvier 1882, la ville reçut une dotation de 27 fusils, soit trois par école publique. Ce nombre fut rapidement augmenté. Le 6 avril 1882, on décida que tous les élèves des écoles communales âgés de plus de 11 ans, soit 568 enfants, devraient suivre les nouveaux exercices. L’intérêt de cette formation était, selon M. Castets, qui était alors maire de la ville (1893-1896), de faciliter l’entrée au service militaire des jeunes gens formés à l’art militaire dès l’âge de 12 ans : « La paix avec nos voisins en sera d’autant mieux assurée qu’ils auront la capacité de leur tenir tête. 2 »

A l’école, on faisait débiter à ces jeunes ce poème de Chantavoine 3 :

« Nous sommes les petits enfants
De la vieille mère patrie :
Nous lui donnerons dans dix ans
Une jeune armée aguerrie. »

Les jeunes vont être progressivement organisés militairement. Ils auront tout un équipement : un uniforme, avec le béret à pompon emprunté aux marins, le fusil, le tambour et la trompette. Les bataillons scolaires vont participer à toutes les grandes manifestations publiques. Ils paradent, surtout lors du défilé du 14 juillet. Tout jeunes, les garçons apprennent à manier un fusil à partir de modèles en bois, puis, plus âgés, avec des modèles réels adaptés à leur âge. C’était donc une sorte de pré-service militaire, un embryon de préparation à une guerre future. Chaque bataillon avait un drapeau qui portait sur un côté le nom du département et de la commune, et de l’autre la devise « Devoir et Patrie ». En janvier 1888, le bataillon du lycée de Montpellier comptait 393 élèves et celui des écoles communales, 298. Cependant cette institution ne semble pas avoir diffusé hors des principales villes, tout au moins dans l’Hérault, qui n’aurait pas compté plus de trois ou quatre bataillons scolaires dans les meilleures années 4. (Fig. 1)

Préparation militaire à l’école
Fig. 1 - Préparation militaire à l’école

Mais cette institution ne dura pas : elle disparut vers 1892. On n’abandonna pas pour autant la perspective de former les jeunes, en particulier en organisant des cours de préparation militaire. Plusieurs initiatives gouvernementales se succèdent dans les années 1890 et celles qui précèdent la Grande Guerre. Elles se révèlent plus ou moins efficaces, en raison de la bonne volonté des communes qui supportent les dépenses de mise en place du dispositif. La Ligue française de l’Enseignement pousse à la formation des instituteurs. La loi du 21 mars 1905 stipule que « La préparation militaire obligatoire dans tous les établissements publics d’enseignement est assurée soit directement, soit par des sociétés scolaires instituées sous l’autorité du chef de l’établissement », et elle prévoit que « Pour faciliter le recrutement et l’instruction des professeurs qui doivent enseigner dans les établissements publics d’enseignement primaire, il est créé cinq écoles régionales militaires d’éducation physique » à l’intention des instituteurs.

L’école publique continue de préparer à la guerre grâce à un programme de lectures, de récits, de manifestations diverses, et un enseignement historique empreint d’un fort esprit patriotique.

Dans les établissements catholiques, on partage les mêmes sentiments : il n’est pas rare qu’on prenne pour devise non « Devoir et Patrie », mais « Dieu et Patrie », comme à La Trinité 5 à Béziers, par exemple. Chez les Frères des Écoles Chrétiennes, au Pensionnat de l’Immaculée Conception (le PIC), dans la même ville, on avait prévu après 1870 de faire un quart d’heure d’allemand tous les jours pour apprendre la langue de l’adversaire. L’épiscopat dans son immense majorité accompagne l’effort de guerre, éventuellement en voyant dans la guerre, non souhaitée, « un moyen de fortifier la foi juvénile par une éducation morale reposant sur l’idée du sacrifice et le développement des pratiques religieuses », à travers des mouvements de piété comme « la Croisade des enfants » organisée dès décembre 1914 sous le signe du Sacré-Cœur et le patronage de Jeanne d’Arc. Il s’agit d’une mobilisation de la prière des enfants pour la victoire de la France, le salut éternel de ceux qui meurent pour elle et la restauration chrétienne de la Patrie libérée. Cependant, comme le note Jacques Prévotat, la proximité des lois anticléricales peut entraîner à des « propos malvenus, lorsque à l’appel à redoubler de zèle au service de la patrie glorieuse se mêle l’évocation du juste châtiment qui frappe une nation impie » 6.

Les enfants dans la guerre 7

La mobilisation venue, au début août 1914, enlève leur père aux foyers. Une fois le conflit engagé, les élèves vivent au quotidien les problèmes posés à leur famille et à leur entourage par les hostilités. Les adultes, les maîtres surtout, leur parlent de ce qui se passe au front et les font participer aux œuvres de guerre. Le conflit leur est proposé comme un sujet de réflexion et d’exercice « pour exalter le devoir patriotique, louer le sacrifice des soldats et exacerber leur ressentiment contre l’ennemi ». Jean-Antoine Sauzet explique aux lecteurs de son bulletin mensuel « L’Écho de Soubès » destiné aux appelés sous les armes, les nombreuses occasions qu’il a de faire participer les enfants à la guerre : cours de morale qui portent sur ce thème une fois par semaine, lectures faites en classe ou conseillées, leçons d’histoire, textes à composer par les élèves, lettres de l’instituteur aux soldats dont les enfants doivent tout au long du conflit recopier à la main la teneur, poésies et chants de combats, composés parfois par le maître lui-même :

« Des malheurs de la France
Souvenons-nous
Et pendant notre enfance
Préparons-nous.

Quand plus tard la Patrie
Demandera
Notre sang, notre vie
Nous serons-là. 8 » (Fig. 2)

Petite fille de la Croix-Rouge
Fig. 2 - Petite fille de la Croix-Rouge

Le patriotisme des enfants est présenté dans la presse à des fins de propagande. En mai 1918, le Petit Méridional reproduit une lettre de l’inspecteur primaire M. Sales, en visite dans une classe. Il a entendu de la bouche d’une élève le raisonnement suivant : « La France est le soldat du droit, elle lutte pour son indépendance ». On sent ce fonctionnaire heureux de garantir que l’école de la République ne faillit pas à sa mission germanophobe. Un journaliste, propagandiste très inspiré, exhorte à son tour les élèves : « Assez de vacances, assez de paresse, allez sarcler, bêcher, biner, semer… ». Même le baccalauréat est l’occasion de réflexions sur la guerre et le patriotisme.

On va jusqu’à solliciter une participation financière des enfants. Une part de leurs économies personnelles leur est demandée pour alimenter les caisses des œuvres en faveur des prisonniers, des blessés, des orphelins, des réfugiés ou pour envoyer des cadeaux à tous les soldats de la ville ou du village à l’occasion de Noël, par exemple.

Parfois des filles, encore bien jeunes, assument le rôle de marraines de guerre, comme le montre cette illustration de Mon Journal qui porte comme légende : « Le soldat blessé se trouva en présence d’une petite marraine de guerre de dix ans ». Que font-elles pour leur filleul ? Elles lui envoient des colis. Que préfère-t-il y trouver du chocolat ou du saucisson ? Que fera-t-on avec lui s’il vient la rencontrer lors d’une permission ? Cinéma, visite aux Invalides, apprentissage du jeu de domino à la maison ? Les jeunes filles de 12 ans se mettent parfois à plusieurs pour parrainer un soldat et lui écrivent à tour de rôle. C’est du sérieux ! L’auteur de l’article sur les Petites Marraines, C. du Genestoux invite ces jeunettes à jouer ce rôle jusqu’au bout : « Petites filles, n’oubliez pas ces braves qui se battent pour la Patrie et soyez les petites marraines attentionnées et fidèles de ceux qui n’ont ni enfants ni famille pour les réconforter, qui ont besoin de votre sourire pour comprendre qu’ils ne sont pas seuls dans la vie, et que s’ils meurent pour la patrie, des larmes seront versées sur leur tombe ».

On trouve aussi de jeunes demoiselles qui portent l’insigne de la croix rouge. Certains récits les mettent en scène en un long feuilleton, tel celui qui s’intitule « Nicole, petite fille de la Croix Rouge ». (Fig. 3)

Le chant des écoliers
Fig. 3 - Le chant des écoliers

L’engagement des maîtres

Les enseignants appelés au combat forment la corporation qui a payé le plus chèrement par le nombre de victimes. Les maîtres non mobilisés ne se contentent pas d’inciter leurs élèves au dévouement. Ils donnent eux-mêmes l’exemple pour aider les familles dans le besoin. Ici, des instituteurs vont aider les paysans aux champs. Là, ils s’offrent à garder les enfants durant les vacances pour soulager les mères. Ailleurs, des institutrices tiennent des ouvroirs pour les filles. Là encore, les maîtres organisent des réunions d’adultes invités à entendre des conférences sur des sujets variés : aspects divers de la guerre, considérations sur l’Allemagne et sur la Prusse, présentation de la géographie des fronts, description de ce qu’est la vie dans les tranchées et d’autres thèmes comme la guerre autrefois et aujourd’hui, les atrocités allemandes, le sort des villes martyres : Louvain, Reims, Senlis… les impressions d’un réfugié et bien d’autres sujets. Il n’est pas rare que ces enseignants, hommes ou femmes, soient amenés à assurer le secrétariat de la mairie, le titulaire étant mobilisé. Ils se chargent alors d’annoncer les nouvelles aux populations, d’expliquer les nombreux textes publiés par les autorités durant la guerre, de répondre aux questions multiples et variées des habitants de la commune, voire de rédiger les papiers nécessaires à l’obtention d’un droit, faire une demande ou une déclaration de récoltes, par exemple. Ils ont mission de tenir des notes de guerre pour perpétuer le souvenir des événements passés à l’attention des générations futures. Le maître doit aider, rendre service, canaliser les initiatives, encourager, consoler depuis sa place, bref être un exemple. La Patrie le leur demande et la plupart ne s’y déroberont pas.

Quand les enfants jouent à la guerre

On sait que de tout temps les jeunes garçons ont aimé mimer les combats des chevaliers antiques et manier leur épée de bois, leur lance et leur bouclier. Mais cette fois-ci, la guerre est là, bien réelle. Ils adaptent leurs jeux à cette situation nouvelle. Jean Pinchard 9 raconte ce qui se passait à Montagnac. « Nous voulions faire notre guerre à nous et singions les grands […] Des groupes de copains creusaient des tranchées, des abris […] Nous avions mis un vieux poêle, et nous faisions des frites, des pommes de terre cuites sous la cendre. Parfois les copains venaient nous attaquer, on se bombardait à coup de mottes de terre, on faisait des prisonniers ». A l’imitation des grands, ces gosses chantaient « la Madelon », « le Pinard » et criaient « Nous vaincrons les boches, ces sales boches, têtes de pioche. » Ils prenaient grand plaisir aussi à aller voir les défilés militaires, à aller goûter la soupe et « le singe » distribué aux soldats, à « croquer un biscuit de guerre dur comme un morceau de bois, » bref, à tourner autour des militaires stationnés provisoirement dans le village.

Les fabricants et les marchands de jouets exploitent ce goût pour les jeux guerriers en offrant aux jeunes des loisirs basés sur le militarisme : livres, périodiques et maquettes font l’objet d’une production qui permet de mettre les enfants dans des situations belliqueuses. Les historiens spécialistes de cette question nous disent que, dès Noël 1914, les jouets guerriers représentaient 50 % des nouveautés de l’année dans des grands magasins comme le Printemps ou les Magasins du Louvre 10. Ces « armes factices, jeux d’adresse ou de stratégie entretiennent l’ardeur patriotique juvénile ».

On met aussi les enfants « dans le coup » en les faisant participer à des activités d’allure militaire. Par exemple, à Montagnac, des citoyens créent une clique de gamins, composée de 32 jeunes placés sous la direction de M. Rigaud. Vingt-deux apprennent à jouer du clairon, dix du tambour et ceci « dans le but de former une clique destinée aux cérémonies futures et à exciter le patriotisme des futurs conscrits ». Et bien sûr, ils marchent au pas. (Fig. 4)

Mon journal
Fig. 4 - Mon journal

Il existe alors aussi une presse pour jeunes qui, à partir de la mobilisation, va consacrer nombre d’articles à la guerre, par exemple Mon Journal, revue illustrée pour les enfants de 8 à 12 ans, éditée par Hachette & Cie, entre 1881 et 1925 11. Il est devenu hebdomadaire à partir de 1892. Les numéros de guerre ont tous des couvertures qui représentent une scène avec des poilus et un enfant ou un animal voué à la guerre – un chien par exemple. Un feuilleton tel que Nicole Petite fille de la Croix-Rouge agrémente la lecture. On trouve une chronique sur la vie au front, avec des récits édifiants, tel le cas de cette jeune fille de 14 ans qui ayant perdu père et mère prend en charge l’éducation des trois enfants de la famille et la gestion de la grande ferme de Morannes dans le Maine-et-Loire, et que félicite le préfet de ce département, ou la courageuse verdunoise qui, en 1916, refuse de quitter la grand-mère impotente dont elle s’occupe, malgré la bataille qui fait rage. On y trouve aussi des dossiers spéciaux, par exemple un article substantiel sur « les prouesses de nos chiens de guerre« . Particulièrement frappants sont certains thèmes, tel celui d’un enfant qui cause à des soldats noirs, dont l’un, assis, tient une béquille ou le Père Noël protecteur des soldats français, dont l’un embroche un allemand avec sa baïonnette et qui porte la mention : « le Père Noël courbé sous sa hotte qui a fait choix de ses plus beaux jouets ». (Fig. 5)

Et pour accompagner le tout, un long poème de 78 vers dans lequel le « Bonhomme » a du mal à retrouver les maisons de ses amis à cause des bombardements qui ont endommagé le village :

« Et Noël dans chaque âtre en cendres
Se fit un devoir de descendre…
Pour que les enfants du village
Affranchis d’un rude esclavage
Fussent sûrs qu’il est avec nous. »

Cette revue s’efforce de toutes manières de familiariser les jeunes à la guerre en les informant – compte tenu de la censure – et en leur donnant le sens de l’effort et du dévouement.

L’effort de guerre du Père Noël
Fig. 5 - L’effort de guerre du Père Noël

La réquisition des locaux scolaires dans l’Hérault

La guerre n’occupe pas seulement les corps et les esprits. Elle entraîne aussi toutes sortes de réorganisations et de réquisitions, en particulier celles des bâtiments scolaires transformés en casernements, en dépôts et surtout en hôpitaux. Cette situation est longuement explicitée dans le rapport de synthèse dressé le 19 juin 1921 par l’inspecteur d’Académie des Pyrénées-Orientales à l’adresse du Conseil Académique 12. Il y décrit les effets et les conséquences du conflit sur les établissements secondaires publics de l’académie de Montpellier. Il expose au Conseil, en un long texte de 21 pages grand format, ce qui s’est passé dans les lycées, les collèges de garçons et de filles et les cours secondaires féminins. Il y traite d’abord des locaux des établissements secondaires publics de l’académie de Montpellier, dont treize sont situés dans l’Hérault, neuf étant réservés aux garçons : le lycée de Montpellier avec ses deux bâtiments, les grand et petit lycées, les collèges d’Agde 13, de Bédarieux, de Béziers, de Clermont-l’Hérault, de Lodève, de Lunel, de Pézenas et de Cette et les quatre autres centres réservés aux filles : le lycée de Montpellier, les collèges de Bédarieux et de Béziers et le cours secondaire de Cette.

Il faut ajouter à cette liste les établissements privés, écoles ou pensionnats, dont le rapporteur ne parle pas, pour traiter cette question dans sa totalité : l’Institution libre du Sacré-Cœur, qui abrite alors le petit séminaire de Montpellier et l’ancien collège des jésuites, connaît aussi l’occupation par l’armée. L’internat fut réquisitionné – on dut même un moment évacuer les lieux pour s’installer 6 rue Montels, au grand séminaire. On y loge des soldats de toutes origines – une photographie montre des soldats musulmans y fêtant l’Aïd el kébîr en 1915 14 – et des ambulances. Le bâtiment ne sera totalement libéré que pour la rentrée d’octobre 1919. Il faut ajouter à cette liste, l’Enclos Saint-François, le Grand séminaire du diocèse qui, à partir du 1er octobre 1914 et jusqu’en juillet 1915, a reçu gratuitement (est-ce normal ou exceptionnel ?) 500 blessés, et le petit séminaire d’Ardouane qui abrite un hôpital temporaire, le supérieur ayant offert à l’armée une partie de la maison, moyennant l’engagement que l’établissement pourra continuer de fonctionner – ses effectifs augmentent même car c’est un lieu sûr. Ce faisant, on est d’ailleurs dans la tradition : en 1870, les petits séminaires de Montpellier et de Saint-Pons, et le grand séminaire, le Pensionnat des Frères de Montpellier, l’École de la Trinité à Béziers avaient déjà été mis à la disposition de l’armée pour l’accueil des blessés. L’évêque de l’époque, Mgr Le Courtier, en avait fait autant, en offrant sa maison de campagne, le Château d’Ô, pour loger des victimes de la guerre.

On sait qu’en 1914, les deux lycées de Montpellier et la majorité des huit collèges masculins du département, à l’exception de ceux de Pézenas, de Lunel et de Clermont-l’Hérault, furent réquisitionnés, soit pour y loger des troupes soit, plus souvent, pour y accueillir des blessés. Le collège d’Agde devint l’hôpital complémentaire N° 28. A Montpellier, les deux lycées sont en grande partie transformés en hôpitaux. Nathalie Moulin 15 précise que l’établissement scolaire pour garçons créé en 1837 à Cette est sollicité pour le service de santé. Le collège communal est alors transféré dans l’ancien couvent des dames de Saint-Maur.

D’anciennes élèves de ce temps nous avaient conté une anecdote : au lycée de filles de Montpellier, une simple cloison de bois séparant le quartier des élèves et celui des soldats, ces demoiselles aimaient contempler ces beaux jeunes gens à travers les interstices des planches mal jointes. On devine les commentaires et les billets doux qui y furent glissés.

La liste des établissements occupés par des soldats est bien plus longue 16. A Montagnac par exemple, on loge des jeunes recrues sortant de saint-Cyr qui sont à l’entraînement comme à Castelnau, à Pézenas et à Aumes. On ira jusqu’à loger une classe de militaires dans la chapelle de l‘école d’Alzon.

La réquisition subite, partielle ou totale, des bâtiments, amène donc les responsables de ces établissements à réunir les élèves où ils le peuvent. Ils vont faire classe un peu partout. Ils cherchent des solutions provisoires, soit pour accueillir des internes – jusqu’à supprimer ou réduire l’internat, comme à Montpellier. A Montpellier justement, les élèves utilisent des salles de l’Université et de l’Ecole de pharmacie, tel couvent, l’ancien évêché, le conservatoire de musique et la maison Rey-Tremblay. A Agde, on fait tous les cours secondaires, sauf ceux de physique, dans sept salles de la Bourse du travail ; deux pièces de l’école d’hydrographie abritent les primaires et les classes enfantines ; à Béziers, l’accueil des élèves a lieu soit à la sous-préfecture, soit au tribunal de commerce ; à Lodève, dans les cabinets des magistrats, dans les salles d’audience et à la lingerie. On loge même parfois certains élèves dans des demeures particulières, chez M. Peyreffitte à l’ancien hôtel du Nord, à Bédarieux, et chez M. Issemberg, à Cette.

La durée de l’occupation de ces établissements sera plus ou moins longue : le petit lycée de Montpellier restera réquisitionné jusqu’en juillet 1919, tandis qu’une partie du grand lycée sera rendue à sa destination en février 1916. A Agde, le collège retrouve ses locaux en fin 1917, mais l’internat ne fonctionne à nouveau qu’en octobre 1918. Ces locaux, qui laissaient souvent à désirer déjà avant la guerre, vu leur vétusté, ont continué à se dégrader ou ont été modifiés durant le conflit selon leur destination nouvelle et leurs occupants. La réhabilitation des classes et le rachat d’objets indispensables au bon fonctionnement des cours ou des cuisines se heurteront après la guerre au manque d’argent. Les gestionnaires de ces maisons devront discuter d’arrache-pied avec les autorités militaires, parfois sans grand succès, pour obtenir une juste compensation financière qui, de toute manière, restera toujours insuffisante.

La pénurie des enseignants

Les professeurs, les surveillants et les autres membres du personnel masculin sont nombreux à être mobilisés : la moitié d’entre eux au lycée de garçons de Montpellier. A Agde, 8 sur 12, alors qu’ils ne seraient que 8 sur 39 à Béziers. Dans l’Académie, 45 % des maîtres – 230 sur 512 – sont appelés sous les drapeaux, dont un tiers sont des répétiteurs. Quelles solutions trouver en si peu de temps, deux mois avant la rentrée pour les remplacer ? Ici, on gémine des classes ; là, on supprime des cours. Mais où recruter du personnel enseignant disponible ? On va recourir à des suppléants, des retraités, et en particulier, à des professeurs de Faculté – à Montpellier par exemple on recourt à MM. Leenhardt, Jadon, Gachon, Flahaut, et aussi à des professeurs en garnison dans nos villes. Certains titulaires font des heures supplémentaires ou enseignent une matière en plus de la leur. L’administration fait aussi appel à des femmes qui n’avaient pas, jusqu’ici, droit d’accès dans les établissements de garçons malgré leurs titres et leurs diplômes, à l’exception des classes élémentaires et primaires. Ces recrues d’un genre nouveau, bachelières, licenciées ou agrégées portent le nom de « déléguées intérimaires de guerre ». A Agde, Mlle Malbos figure dans le corps professoral à partir du 8 octobre 1915. Le principal écrira : « Puisqu’il n’est pas possible d’avoir un professeur, j’accepte une jeune fille 17 ». Quel enthousiasme ! Jeanne Galzy – officiellement Mlle Baraduc – est la plus connue de toutes, vu sa future notoriété littéraire – elle obtiendra le prix Femina en 1923. Elle a relaté cette expérience dans son ouvrage La Femme chez les garçons 18. Certes, ces dames sont pleines de bonne volonté, mais ces messieurs, collègues et inspecteurs, les regardent de haut, leur reprochant leur manque d’expérience et souvent d’autorité. J. Galzy écrira, amère : « Je ne suis que l’intérimaire amenée là par les désordres de la guerre, pas la collègue véritable, la remplaçante seulement. Cette situation crée un écart ». Malgré ce, on sait gré à ces femmes de leur courage et de leur dévouement. Sans elles, comment certains établissements masculins auraient-ils pu fonctionner ? Il n’en va pas de même dans les établissements secondaires de filles, dont le personnel, presque exclusivement féminin, n’est pas touché. (Fig. 6)

Jeanne Galzy au lycée des garçons
Fig. 6 - Jeanne Galzy au lycée des garçons

Fluctuation des effectifs

La guerre, on s’en doute, risque d’affecter les effectifs. Le nombre des élèves chute dans les établissements masculins, surtout les premiers temps. A Montpellier, le lycée de garçons perd 25 % des siens lors de la première année du conflit. Les aînés des classes supérieures sont mobilisés. Certaines familles, croyant à une guerre courte, gardent tel ou tel enfant à la maison. Les plus âgés suppléent parfois leur père ou leur frère envoyé au front, pour les travaux des champs ou le commerce. La très mauvaise récolte lors de la vendange de 1915 n’arrange rien, car le lycée public est alors payant et parfois les fonds manquent. Il faut ajouter à ces causes le manque de place suite aux réquisitions de locaux. A l‘Institution du Sacré-Cœur, à Montpellier, on passe de 300 élèves en 1913 à 139 en 1915. La reprise des effectifs se fera peu à peu avec la libération des locaux et un nouveau type de recrutement plus populaire.

Les élèves dans la guerre

Ils sont plus ou moins marqués par les événements, comme en témoigne Jeanne Galzy à propos de l’attitude des jeunes lycéens : « La guerre est pourtant là. Mais comme sa réalité ne nous pénètre qu’aux heures où nous en sommes directement frappés ! 19 ». Cette jeune femme, si sensible, s’offusque de leur apparente insensibilité que viennent cependant troubler les décès qui affectent leurs familles et la vue des mutilés dans la rue. Mais elle les comprend et les excuse aussi d’ailleurs. Qu’en serait-il « si le miséricordieux pouvoir de l’habitude n’amortissait pas peu à peu l’anxiété ? ». La vie des élèves est cependant troublée par la guerre qui touche à des aspects essentiels de leurs pratiques et de leur comportement.

Quêteurs et jardiniers 20

Les collégiens et lycéens, comme les enfants du primaire, sont invités à prendre leur part à la collecte en faveur des œuvres de guerre. On fait appel à leur générosité pour des associations comme « le Sou du soldat ». Ils sont sollicités pour aller vendre des insignes, de petits drapeaux ou placer des billets de tombola. Une partie de ces appels à la générosité se fait en classe. Les enseignants ont pour mission de leur présenter les emprunts nationaux pour qu’ils en parlent à leur famille et en comprennent le bien-fondé. Jeanne Baraduc 21 fait recueillir dans sa classe la collecte mensuelle pour les réfugiés, sans forcément les émouvoir du malheur de ces exilés, dont elle leur a décrit les souffrances et les besoins : « Je promène parmi eux le spectre de la guerre et de sa misère ». Leur réaction est si ironique et si peu intéressée que l’enseignante en vient à leur donner une punition générale : rédiger un texte sur le sujet. Elle en commente le résultat : « A la fin de leur travail, écrit-elle, les « Vive la France ! » indiquent de leur point d’exclamation la joie de la corvée terminée ». Décevant ! (Fig. 7)

Les enfants souffrent aussi des restrictions comme toutes les catégories de la population. Ils ont leurs propres tickets. Les rations sont en effet fixées selon les âges et les situations en six catégories : E : les petits enfants ; A : les adultes ; T : les travailleurs ; C : les cultivateurs ; V : les vieillards. Pour eux, c’est J : les jeunes.

La difficulté de se nourrir entraîne un autre type d’engagement des élèves par suite d’une campagne nationale qui pousse à la mise en culture de jardins potagers. Il en existe un peu partout, à Agde, par exemple. Les autorités invitent les enfants à les cultiver soit chez eux s’ils ont un terrain pour créer un jardin, soit dans un lieu que l’on va destiner à cet usage, tel l’espace donné au lycée par le comte d’Espous, à Montpellier.

Séance et quête patriotiques
Fig. 7 - Séance et quête patriotiques

Ce terrain sera au préalable défriché par les militaires. On attend de lui qu’il fournisse quelques légumes à la collectivité. M. Gache, professeur s’adressant aux élèves de 3éme A2 évoque ce travail : « Les lycéens viennent à peu près toutes les semaines en trois équipes de 40 à 50 travailleurs, peu surveillés […] pour une besogne qui ne leur était pas familière […] ils fournissent, les classes finies, un joyeux et intense labeur, durant plus de deux heures ». Il dit aux élèves de cette classe, rassemblés pour ouïr le discours qu’il a concocté sur ce sujet, l’importance de ce travail : « Le samedi 14 avril (1917) est une date mémorable. Ce jour-là vous avez fait une grande chose […] le jour où vous avez défriché le sol et jeté des semences de pommes de terre et dans quelques sillons de l’Enclos d’Espous vous avez accompli une série d’actes où il est permis de voir la promesse et l’annonce de changements qui, après la guerre, se produiront peut-être dans la vie des collégiens ». L’orateur, dans une grande envolée lyrique, remplie d’évocations antiques, qui se veut prophétique, espère qu’il en sortira « une organisation nouvelle de la société, la morale du travail et de la richesse. 22 ». Plus que du jardinage, c’est de la morale sociale.

Jeanne Baraduc, qui y fit une visite, découvre sur ce terrain, des pommes de terre, des haricots, des petits pois, mais aussi des touffes d’œillets. La vieille femme chargée de garder le lieu lui montre les carrés travaillés par les petits, les moyens et les grands, puis elle se retourne vers l’enseignante « pour lui faire admirer ce qu’ont planté les enfants de l’école laïque, les petits pauvres des faubourgs ». Et d’émettre un souhait : « Seraient-ils enfin unis les deux ordres d’enseignement ? » Ainsi, de ce travail, on tire des leçons et des espérances pour l’avenir : une société nouvelle, sans doute !

Des études au rabais ?

Mais qu’en est-il de l’enseignement durant la guerre ? Le niveau des études en a-t-il souffert ? Les jugements sont contrastés. Selon M. Sauzet, qui affiche dans ses Échos les résultats annuels aux examens primaires, pas vraiment, malgré certaines absences des plus grands qui s’adonnent, quand c’est nécessaire, aux travaux des champs. Il estime que la guerre excite les enfants au travail. Si l’on en croit certains témoignages, il ne passait rien à ses élèves. L’un d’eux raconte : « Si on était assis, virgule, attentifs et consciencieux, virgule, c’était bel et bien pour travailler. Point. Le cas échéant, la badine de buis noueux et luisant coupée par le maître lui-même, était là pour le rappeler, de façon brutale, aux distraits et aux rêveurs » 23. Selon lui, on n’était pas à l’école pour se livrer à des travaux de sculpture ni « pour se passionner aux évolutions des diptères ».

Par contre, les différents rapports secondaires soulignent « un déficit intellectuel ou du moins scolaire », une baisse de niveau due à des causes multiples : l’instabilité du corps professoral qui se modifie fréquemment au gré des mobilisations – le cas d’Agde est patent, le temps perdu à cause des événements, des déménagements, d’un certain manque d’assiduité des élèves, de leur perte d’attention par suite des problèmes familiaux, deuils ou revers de fortune, mais aussi par suite de la modification du recrutement des enfants. Les élèves issus du primaire rural en augmentation étaient jugés bien inférieurs à ceux qui ont suivi les classes élémentaires dans un établissement secondaire ou sont d’origine noble ou bourgeoise, d’où une classification stricte par niveau en A et en B. La classe B était considérée, selon Jeanne Galzy, comme « le dépotoir » des A. « Les B ont au lycée une réputation déplorable » 24. Pourtant les résultats semblent bons. Le rapporteur académique nuance : « C’est que les examens de guerre se sont mis, si l’on peut dire, à la portée des candidats de guerre. » A Agde, le principal déplore que les élèves se soient déshabitués de l’effort et il déplore « le mauvais service qu’a rendu aux candidats l’indulgence des jurys ». A Béziers, on constate, dans le deuxième cycle, bien des lacunes. Le latin décline, le grec a disparu. L’histoire a, en beaucoup d’endroits, été sacrifiée, à Agde, Béziers, Lodève, Lunel, mais c’est pour des raisons précises : ici, c’est la guerre qui n’a fait qu’aggraver une tradition de « chahut », à Béziers par exemple, là « le parti pris utilitaire » signalé à Agde – il n’y a pas d’histoire au baccalauréat. La guerre entraîne une autre modification notable dans les études par une sorte de « revanche puérile » : la chute vertigineuse du nombre des élèves apprenant l’allemand au profit de l’anglais. A Montpellier, en 1913, au lycée de garçons, 517 élèves s’initiaient à la langue de Goethe et 252 à celle de Shakespeare. A la fin de la guerre, 530 font de l’anglais et 205 de l’allemand. A Agde, le professeur est en congé, mais il n’aura plus d’élèves lorsqu’il reviendra.

Chez les filles, à partir de 1909, commence la préparation au baccalauréat. Trois orientations s’offrent alors aux élèves. « La clientèle rurale qui tient moins à la culture qu’aux titres utilisables, exige la préparation des brevets de l’enseignement primaire », formation donnée sans qu’elle soit prévue dans les programmes du secondaire féminin élaborés en 1881. De son côté, l’administration souhaite conserver la préparation des examens internes, dont le certificat d’études secondaires de 3e année et le diplôme de fin d’études secondaires en fin de 5e année, ce qui est son rôle exclusif au départ. Par contre, « la clientèle bourgeoise des villes demande que l’on prépare les jeunes filles au baccalauréat ». Il s’agit surtout de les présenter à la série B, c’est-à-dire classique, avec latin et langues vivantes et en philosophie pour la deuxième partie, les filles (ou leur famille ?) ne souhaitant pas, en général, à cette époque, mener des études scientifiques, ni faire du grec. Les classes de latin, organisées marginalement au lycée de Montpellier dès 1909, qui n’avaient que 40 élèves en 1914, en ont 80, en 1920. On a mis en place un cours supplémentaire de 40 jeunes filles préparant le baccalauréat en deux années. Les parents de ces demoiselles de la bourgeoisie urbaine souhaitent même que l’on fasse sauter à leur fille la cinquième année du lycée, où l’on présente normalement le diplôme de fin d’études secondaires, pour gagner un an pour le bac. La solution souhaitée serait d’ailleurs que l’on crée deux classes distinctes de 5es années selon l’examen à passer, le diplôme ou le baccalauréat. De cette constatation, le rapporteur conclut : « Il semble que le mouvement général aille du brevet supérieur qu’on abandonne au baccalauréat que l’on recherche, le diplôme servant de pivot à cette conversion ». Il faudra attendre 1924 pour que l’enseignement secondaire des filles et celui des garçons soient identiques. Alors, les portes du bac comme celles de la faculté s’ouvriront à elles sans qu’on ait besoin de recourir à des subterfuges.

Discours des prix de temps de guerre

Dans les Bulletins de la Distribution solennelle des prix des lycées et collèges de l’Académie de Montpellier des années de guerre figure la liste des morts qui ne cesse de s’allonger année après année. 234 au total, dont 10 professeurs, 4 agents et 220 élèves pour le seul lycée de garçons de Montpellier mentionnés nommément dans la brochure de 1920. Comment les orateurs lors de la distribution des prix ne se seraient-ils pas efforcés de faire réfléchir les élèves à des questions se rapportant à la guerre ? M. Delcourt, professeur d’anglais, se demande, le 13 juillet 1917, en quoi consiste l’appui que nous portent nos alliés du Nord et, quelles espérances leur concours ajoute « à notre foi invincible dans la victoire de notre patrie ». Et de poser quelques questions aux élèves : « Souvenons-nous que ces amis d’aujourd’hui étaient autrefois des ennemis et qu’on a longtemps parlé de la perfide Albion. Quelle aide nous apportent les Anglais ? Cette nation, essentiellement navale, n’avait qu’une petite armée en 1914, et voilà que l’Angleterre a réussi à mobiliser trois millions d’hommes ; toutes les classes ont cédé à la contagion du devoir et contribuent à l’effort commun à l’arrière comme à l’avant ».

L’orateur fait le point sur l’apport anglais : « Imaginez-vous où nous en serions aujourd’hui si les choses que je viens de dire n’existaient pas. Pensez-vous que notre incomparable armée aurait suffi à elle seule à tenir en échec l’envahisseur ? Pensez-vous que les neuf dixièmes de la France continueraient à respirer et à vivre avec l’aisance qui leur est naturelle, si les troupes anglaises n’avaient pas été là à côté des nôtres depuis trois ans pour arrêter l’ennemi tout prêt à nous imposer sa loi ? Pensez-vous que nous jouirions des facilités relatives de ravitaillement […] si la flotte anglaise […] ne veillait sans cesse pour nous assurer l’atout capital de la mer ? Les Anglais ont depuis trois ans aidé les neuf dixièmes des Français à rester les maîtres chez eux, et leur résolution d’aller jusqu’au bout doit nous inspirer confiance sur le sort de l’autre dixième. Ils se sont décidés pour parvenir à triompher de nos ennemis à mobiliser leur dernier homme et à verser leur dernier shilling. […] N’est-ce pas un gage certain de victoire ? […] Que représentera pour vous, élèves, l’alliance anglaise quand ils seront rentrés dans leur île ? » (Fig. 8)

Honorer les alliés
Fig. 8 - Honorer les alliés

M. Delcourt se garde bien d’oublier les Américains : « Ne vous a-t-on pas dit de quel poids ces forces purement morales avaient été cette année même auprès des États-Unis quand après tant d’autres, ils sont venus joindre leur cause à la nôtre ? Eux aussi, ils ont rompu avec de très anciennes habitudes pour accepter la discipline militaire ; eux aussi, ils sont prêts à risquer dans la bataille tous leurs hommes et tout leur or ; eux aussi, ils lutteront jusqu’à la fin dans cette guerre gigantesque pour que soit sauvée l’âme de la France ».

Et de conclure sur une invitation à la dignité : « Jeunesse d’aujourd’hui puissiez-vous être digne de tant d’efforts en réalisant toutes les espérances que votre pays est en droit de fonder sur vous ! Que par vous la France redevenue active et prospère, toujours mieux connue, toujours mieux aimée, redevienne le guide indiscuté des peuples en se faisant leur maîtresse d’idéal. Et puisse chacun de vous, avec une ardeur patriotique […] collaborer pour sa part à son œuvre traditionnelle de progrès et de civilisation ».

L’année suivante, le 12 juillet 1918, M. Villeneuve propose une sorte d’examen de conscience fait en commun dans un discours intitulé Les Humanités et l’âme nationale. C’est une défense des lettres anciennes face à la culture germanique, à travers une analyse des apports des Grecs, des Romains et des Gaulois. Il dénonce les prétentions des Allemands : « Oui, vous avez bien entendu, les adorateurs du “Kolossal” seraient héritiers ou mieux encore, frères, dans les lettres et les arts, du peuple qui s’est incarné dans la mesure [entendez les Grecs]. Nous n’avons pas à rougir d’être traités de latin. Pour nous, vos maîtres […], nous continuerons à étudier avec vous, les chefs-d’œuvre de l’antiquité latine, sûrs de travailler à la défense de l’âme française, sûrs de préparer des esprits droits et des cœurs bien trempés, dignes des hommes qui, chaque jour, luttent et meurent pour la France et pour que son œuvre éternelle de civilisation ne périsse point ».

En 1919, la guerre finie, M. Séchan, professeur de troisième à Montpellier, prononce un très long discours sur « Les Français en Macédoine » – ce conflit trop peu connu. Il rappelle les exemples respectables de héros issus du lycée. Aux élèves, il appartient de défendre la victoire. Il raconte une expédition des soldats vers la Serbie, à partir de Marseille. Il narre la prise de Monastir, le 19 novembre 1916, et l’œuvre des Français qui créent dans ce pays des jardins, assèchent des marais, préparent des liens commerciaux. « La France est aimée là-bas, elle est admirée, et ces deux sentiments viennent au-devant de votre génération pour l’accueillir. Ne négligez pas les fruits dont vos aînés ont semé les germes chez ces peuples éloignés par la distance, mais désormais si proches par le cœur. Maintenez bien haut le prestige de notre science et de nos arts. Gardez dans tout son éclat cet idéal français qui sort victorieux de la tourmente. Et si l’occasion s’offre à vous, qui cherchez l’emploi le plus utile de votre activité, d’aller vers ces routes lointaines, n’hésitez pas à vous y engager. Vous y trouverez, pour éclairer vos pas, aussi rayonnante que le grand soleil d’orient, la gloire ineffaçable de nos héros ».

L’évolution du comportement des jeunes

La guerre a-t-elle entraîné une modification des valeurs chez les élèves des lycées et des collèges ? La réponse à cette question est contrastée : « Il est incontestable que cet esprit a changé du fait de la guerre et que l’impression profonde qu’en ont ressentie les élèves n’est pas près encore de s’effacer. Il serait surprenant qu’il en fût autrement. Il est certain que les enfants, garçons et filles, livrés davantage à eux-mêmes pendant la guerre manifestent en général une indépendance d’allures, une horreur de l’effort, un goût du plaisir même, une précocité qui peut à bon droit inquiéter les éducateurs. Mais d’autre part, ces enfants ont vibré […] des émotions les plus nobles et les plus graves ; ils se sont associés à nos deuils et à nos joies patriotiques ; beaucoup ont connu chez eux d’autres deuils, d’autres angoisses, tous ont participé à l’enthousiasme, à toutes les œuvres de guerre. Ils ont endossé plus tôt des responsabilités de chefs de famille ou de mamans pour leurs jeunes frères. Une maturité hâtive leur est venue de ces responsabilités nouvelles et peut-être pouvons-nous attendre davantage de ces générations qui ont eu à affronter dès l’enfance, les difficultés de la vie. Ils ont vécu dans la maison, dans la rue, au milieu des préoccupations, ils ont vu les réfugiés, ils ont pâti de la vie chère, des restrictions, et il serait invraisemblable qu’ils n’en eussent point été touchés et formés. La guerre, selon le rapporteur, a donc pu, par certains côtés, jouer pour les enfants de nos écoles, le rôle d‘une éducatrice ».

Les maîtres ont donné à leurs élèves la vraie leçon morale, celle de l’exemple. On a remarqué chez eux « plus de générosité, de maturité, plus de courage viril et de tendresse humaine ». Ils ont été des éducateurs pas seulement des enseignants. Ils ont prélevé leur part, un tribut de guerre, ici 5 % de leur traitement, là 3 % pour toute la durée de la guerre. Au lycée de filles de Montpellier, la somme ainsi collectée s’est montée à 12 000 francs. Les maîtresse et les professeurs se sont, après leurs cours, prodigués dans les ouvroirs, auprès des blessés et des réfugiés, jusqu’à prendre parfois leur tour de veille à l’hôpital.

L’inspecteur d’Académie résume bien cet apport. La guerre a inspiré dans bien des cas certains enseignements, comme l’histoire, la géographie, la morale, le chant. Elle les renouvelle en leur donnant ce « bain de réalisme » dont notre école avait tant besoin. Elle influe sur les jeux, qui sont des jeux de guerre : on joue à la bataille et l’on creuse des tranchées. Les fillettes jouent à l’infirmière et organisent une ambulance imaginaire. La guerre a fait pénétrer quelques mots de son vocabulaire chez les enfants, imitateurs d’instinct. Elle a provoqué chez eux un vif intérêt pour tout ce qui est exploits héroïques. Ils se sont associés avec élan aux différentes œuvres de solidarité. On constate chez eux le sentiment de la justice, l’ardeur patriotique, la haine sainte pour nos mortels ennemis. Tout cela, estime-t-il, est réconfortant et atténue l’ombre légère d’abord mise au tableau ».

Pourtant, la guerre a été trop longue et trop dure pour ne pas changer profondément les attitudes. Les éducateurs dénoncent « plus d’indépendance d’allure, une horreur de l’effort, une inquiétante précocité ». Les pertes traumatisent les esprits. Il y a donc, pour reprendre l’expression de l’inspecteur d’académie rapporteur de la synthèse « une crise d’âme ». Mais il note que les filles se sont montrées plus dévouées que les garçons. Ceux-ci ont sans doute donné généreusement de l’argent et du temps, mais « nos jeunes filles se sont données elles-mêmes ». Non contentes de recueillir de l’argent, « elles ont donné un peu de leur cœur » et de leur temps. Elles ont tricoté des lainages pour les soldats du front, confectionné des vêtements pour les petits réfugiés, préparé de la lingerie pour les hôpitaux.

Alors, à l’issue de ce long rapport académique, faut-il se montrer pessimiste ? La réponse demeure mesurée : « La guerre a passé sur nos établissements secondaires, brisant leur corps, si l’on peut dire, et affectant profondément leur âme ; le corps en est resté un peu meurtri et demande encore des soins, mais l’âme est déjà remise ». Il est vrai que la tenue n’y a pas gagné à cause surtout de l’élément rural devenu plus important par suite de la gratuité accordée aux pupilles de la Nation et à la volonté des parents de ce milieu de faire donner à leurs enfants un vernis d’instruction. Mais malgré ce jugement, le rapporteur parle d’un « véritable gain moral » et « de progrès de la morale », selon le mot du principal de Pézenas. Pourquoi ne pas tirer les leçons de ce conflit ? Pourquoi ne pas espérer en des jours meilleurs ? L’on souhaite ne jamais revivre un tel cauchemar. On y croit. Mais on n’en a pas moins conscience que rien ne sera plus comme avant chez les élèves et dans l’école. La guerre a trop bouleversé de choses. On connaît la suite, mais pouvait-on la deviner en novembre 1918 ?

NOTES

1. Courty Yvan, Les bataillons scolaires de la Ville de Montpellier, ms, archives privées, 1988, non paginé.

2. Cité par Yvan Courty, ms non paginé.

3. Sauzet Jean-Antoine, Les Échos de Soubès pendant la Guerre de 1914-1918, Edition les Beaux-Arts, 1990. Autre exemple le poème « Les enfants et la guerre« , in Sauzet, p. 148.

4. Sur la militarisation de l’école publique sous la IIIe République, voir Arnaud, Pierre (éd) : Les Athlètes de la République, Privat 1987, en particulier « Les Bataillons scolaires en France » par Albert Bourzac, pp 41-62.

5. Secondy Louis, « L’enseignement chrétien à Béziers », in Chrétiens de Béziers, Presses Universitaires de Perpignan, 2004, p. 105 et 106. Cette référence concerne la Trinité et le PIC.

6. Prévotat, Jacques, Être Chrétien en France au XXe siècle de 1914 à nos jours, Le Seuil, 1998, page 13.

7. Audouin-Rouzeau, Stéphane, La Guerre des enfants, 1914-1918. Essai d’histoire culturelle, Paris Armand Colin, 1993 et François Robichon, Poulbot, le père des gosses, Paris, Hoëbeke, 1994.

8. Sauzet Jean-Antoine, Les Échos de Soubès pendant la Guerre de 1914-1918, Édition les Beaux-Arts, 1990.

9. Allocution de Monsieur Jean Pinchard, réunion du 26 novembre 1985, dactyl. Archives privées.

10. Les enfants dans la grande guerre, in Historial de la grande Guerre.

11. Collection privée, Lalanne Jean-François, La Boissière, numéros de 1916, reliés, source héraultaise.

12. Rapport de l’inspecteur d’académie de Perpignan au conseil académique de Montpellier sur les lycées collèges pendant la guerre, (19 juin 1921 ), ADH, série T., non classée lors de la consultation.

13. Rigal Jean-Marie, Les guerres (1870, 1914, 1939) et le collège d’Agde, in APAAR 22e colloque des archives d’Agde, L’enseignement en Languedoc, 2006, p 39 à 50.

14. Secondy Louis, Montpellier Ville de Savoir, Les éditions du Mistral, 2006.

15. Moulin Nathalie, « Cette pendant la Guerre mondiale (1914-1918) » Bulletin de la Société d’études historiques et scientifiques de Sète et sa région, Tomes XXVI, XXVII et XXVIII, 2003.

16. Liste complète en annexe sur le site https://heraulten1418.fr/.

17. Cf. note 9.

18. Galzy Jeanne, La femme chez les garçons, F. Rieder, 1924.

19. Galzy J., op.cit., p. 112.

20. Gache Ferdinand, Les travaux agricoles, Allocution, adressée le 9 juillet 1917 aux Élèves de 3e A2, in Bulletin de distribution des prix de 1917.

21. Nom de famille de Jeanne Galzy.

22. Ce discours est inséré dans le Bulletin de distribution des prix du lycée de Montpellier de 1917.

23. Pelous Michel, A l’encre bleu horizon. Lettres, carnets et documents, Ed des Beaux-Arts, 1991, p. 29, note.

24. Galzy Jeanne, op.cit., p. 114.