Une vue inédite du quay de Pézenas en 1852 par Henri Bousche

* Assistant de conservation du patrimoine aux Archives municipales de Montpellier.
** Historien de l’art, travaille au service patrimoine de l’Office de Tourisme de Pézenas-Val d’Hérault.

[ Texte intégral ]

Les Archives municipales de Montpellier et le musée Nicéphore-Niépce de Chalon-sur-Saône se partagent un fonds exceptionnel de 137 calotypes ou négatifs-papier, technique de photographie primitive, réalisés vers 1850, concernant principalement Montpellier et sa région 1. L’auteur de ces clichés est Jean Joseph Marie Saturnin Henri Bouschet (1815-1881), plus connu sous le nom d’Henri Bouschet de Bernard, viticulteur et ampélographe réputé, dont le nom reste attaché à une gamme de cépages hybrides teinturiers qu’il crée avec son père, Louis Bouschet (1784-1876), tel l’alicante-bouschet, et premier à expérimenter la greffe sur plants de vignes américaines lors de la crise du phylloxéra, contribuant ainsi de manière déterminante à la sauvegarde du vignoble languedocien 2. Il dessine et peint également – les Archives municipales possèdent un lavis de sa signature d’une vue de Montpellier 3 –, avec une prédilection certaine pour les arts décoratifs du Moyen Âge et de la Renaissance : l’enluminure, les meubles peints et les émaux. Sur ce plan-là, on peut le rapprocher d’un autre pionnier de la photographie à Montpellier, Georges d’Albenas (1827-1914), peintre aquarelliste et conservateur du musée Fabre à la fin de sa vie, dont les Archives municipales viennent d’acquérir un bel ensemble de tirages datés de la seconde moitié du XIXe siècle. C’est sa curiosité scientifique doublée de cette sensibilité artistique qui attire Henri Bouschet vers la photographie naissante, au moment où Louis Désiré Blanquart-Evrard et surtout Gustave Le Gray, avec la Mission héliographique de 1851 pour le compte de la commission des Monuments historiques, rendent le procédé du négatif-papier accessible à tout un chacun. On ignore comment il est venu à adopter cette technique et si d’autres personnes de son entourage l’utilisaient. Il date et signe parfois à l’encre ses négatifs de ses initiales H.B., excepté un seul qui porte la mention « Hi Bouschet ». Dessinateur avant tout, il retouche souvent ses paysages à la céruse pour recréer des nuées dans le ciel, et aussi à l’encre. Il ne semble pas qu’il ait effectué des tirages à partir des négatifs, du moins, aucun n’est connu à ce jour. Ce fut une brève passion qui l’occupa quelques années seulement, entre décembre 1851 et juillet 1855, si l’on s’en tient aux dates extrêmes des clichés, un moment de sa vie oublié dans un grenier.

Henri Bouschet a donc tout du photographe amateur. Il pointe son objectif vers son environnement familier : sa ville natale de Montpellier ; sa campagne de Saint-Martin-de-Prunet, actuelle faculté de Théologie protestante, située sur une colline encore non urbanisée face à la ville ; son domaine de La Calmette, connu sous le nom de Mas de Fabre à Mauguio, vaste propriété acquise par son père vers 1820 et où ils mènent ensemble la plupart de leurs expérimentations viticoles ; sa deuxième patrie Clermont-l’Hérault, d’où sont originaires sa mère et son épouse ; ses proches, dont il fait le portrait ; les villes, monuments et paysages qu’il visite, que ce soit lors d’excursions estivales dans le département (Sète, Castries, Mourèze, Palavas) ou de voyages plus lointains vers les Alpes ou les Pyrénées (Grenoble, Vienne, Narbonne, Fontfroide, Sorède). On relève aussi des reproductions de gravures, considérées par les spécialistes comme des exercices de style pour la plupart des primitifs de la photographie. Montpellier est son sujet favori, avec ses monuments emblématiques et de larges panoramas depuis le Peyrou ou les installations de la gare. Les vues les plus originales sont prises depuis son propre poste d’observation. Ainsi, installé à la fenêtre ou peut-être même sur le toit de la maison familiale de la rue du Puits-des-Esquilles, il se fait « photoreporter » lors de l’ouverture du chantier de restauration de la cathédrale Saint-Pierre en 1855. En cinq images, on suit l’évolution des travaux d’érection de cinq pinacles sur chacune des tours du transept, nord-ouest puis nord-est, sur le modèle de la tour Urbain V 4. On conserve en outre une photographie de l’ancien chœur XVIIIe de la cathédrale, datée du 1er mai 1855, prise peu avant sa destruction, assez similaire à celle publiée par Jean Nougaret dans Montpellier monumental, avec le sanctuaire sous les décombres et le maître-autel démoli 5.

De même, c’est à l’occasion d’une visite chez ses cousins de Pézenas, le mardi 31 août 1852, qu’Henri Bouschet pose son appareil à la fenêtre du deuxième étage de la façade latérale de l’hôtel Mazel et réalise une vue du Quay, actuel cours Jean-Jaurès, sous un angle inédit 6 (fig. 1). En effet, elle montre l’extrémité nord de la promenade alors que toutes les photographies et cartes postales conservées montrent l’extrémité opposée (fig. 2). Elle apporte aussi des renseignements nouveaux sur le lieu, que Jean Nougaret n’aurait pas manqué d’utiliser dans son travail.

Le « Quay » en 1852 (Archives municipales de Montpellier, 11 Fi 3)
Fig. 1 - Le « Quay » en 1852 (Archives municipales de Montpellier, 11 Fi 3)
Le « Quay », vue depuis l’ancienne place aux herbes (carte postale c. 1900)
Fig. 2 - Le « Quay », vue depuis l’ancienne place aux herbes
(carte postale c. 1900)
Projet de fontaines pour le « Quay » (Archives municipales de Pézenas, DD 8)
Fig. 3 - Projet de fontaines pour le « Quay »
(Archives municipales de Pézenas, DD 8)

Dans sa thèse soutenue en 1969, il évoque brièvement l’histoire et l’architecture du Quay 7. Les documents d’archives concernant la promenade sont très rares. Jean Nougaret écrit : « à chaque extrémité du Quay, entre les deux degrés permettant l’accès à la promenade, deux groupes de mascarons laissaient échapper l’eau d’une fontaine ». La photo d’Henri Bouschet présente une disposition différente. Au nord, du côté de l’actuelle place Ledru-Rollin, la promenade prend naissance de plain-pied avec la place. Elle est fermée par deux murs formant buffet d’eau, placés en biais. Les dispositions révélées par la photo rappellent celles d’un projet du XVIIIe siècle pour les fontaines du Quay 8 (fig. 3). Le dessin, probablement réalisé à l’occasion du projet de restauration des fontaines de la ville dressé en 1773 par l’architecte Villacroze 9, présente deux propositions de fontaines destinées à être placées aux extrémités de la promenade : l’une s’inscrit dans un pan coupé et l’autre dans un mur rectiligne. Il semble que ce soit la première proposition qui ait été mise en œuvre.

À propos de la disparition du rempart bordant le Quay, Jean Nougaret indique seulement que dès 1609, certains particuliers démolissent les murailles de la ville. D’autres documents montrent au contraire que ces démolitions ont commencé depuis plusieurs années. En effet dès 1599, certains Piscénois se plaignent que des habitants ont détruit le rempart médiéval du côté de l’actuelle place de la République et du cours Jean-Jaurès, alors que la nouvelle enceinte n’est toujours pas terminée 10. Peut-être est-ce à cette époque qu’ont été aménagées à l’emplacement de l’ancien fossé comblé la grande et la petite rue des Mûriers, évoquées par quelques textes. Situées à l’emplacement du Quay, elles pourraient renvoyer à un aménagement ayant précédé la promenade. Le projet de lotir l’ensemble de ces terrains, voté en mars 1627 afin de payer les dettes de la communauté 11, est abandonné au mois d’août de la même année au profit de la construction « d’un quay depuis la maison du Sr de Monde Jusqu’à la porte de Fauguères » 12. Le dessein d’Henri II de Montmorency et des consuls de la ville d’aménager alors une grande promenade surélevée, bordée de bâtiments alignés de part et d’autre, n’aboutit pas totalement au XVIIe siècle. La photo d’Henri Bouschet montre qu’une tour de l’enceinte médiévale n’a pas encore été détruite, rompant ainsi l’alignement formé par les façades construites au XVIIe siècle. On peut voir dans les parties hautes de la tour des larmiers surmontant des fenêtres attestant de l’ancienneté de la construction. La date de sa disparition n’est pas connue. Aujourd’hui, à son emplacement, s’élève la façade de l’ancienne Caisse d’Épargne construite à la fin du XIXe siècle.

On peut aussi voir sur la photo que les maisons situées à l’emplacement de l’ancien rempart étaient, avant la disparition du « Quay », accessibles depuis la chaussée par des escaliers aux formes diverses et variées. Plusieurs sont formés d’une simple succession de marches, un autre est bordé d’un muret se terminant par un enroulement, celui de l’hôtel Bazin-de-Bezons est à deux volées disposées en arrondi. La disparition de la promenade en 1883, « à fin de ne former qu’une seule et même rue de la grande et de la petite rue du Quai », entraîne le rabaissement du sol de la chaussée d’environ 50 centimètres et par conséquent la reconstruction de tous ces escaliers 13. Se pose alors le problème de leur propriété. Les propriétaires des maisons, tout comme la municipalité, en revendiquent la possession. Afin d’éviter tout procès, le maire Eugène Argon charge l’un des élus, M. Bribes, d’effectuer des recherches dans les archives de la ville 14. De ces recherches, il résulte que seul M. Léon Aurias a un titre régulier de propriété, d’après lequel le maire de Pézenas lui a cédé, en 1833, le terrain où se trouvent les escaliers desservant sa maison, en échange de la destruction du passage situé à l’arrière de sa maison rue Corderie (actuelle rue Émile-Zola). Un accord est trouvé avec l’ensemble des propriétaires afin d’éviter tout procès. Le maire prend en charge la construction d’escaliers uniformes conformément au plan dressé par l’architecte de la ville (fig. 4). La reconstruction terminée, l’entretien des escaliers demeure à la seule charge des propriétaires. Il est aussi prévu d’aménager un trottoir de trois mètres au devant des maisons.

Les escaliers du « Quay » aujourd’hui (cl. Denis Nepipvoda)
Fig. 4 - Les escaliers du « Quay » aujourd’hui (cl. Denis Nepipvoda)

Pour terminer, il convient d’évoquer l’hôtel Bazin-de-Bezons. Dans sa thèse, Jean Nougaret indique que les escaliers du XVIIe siècle, comme ceux des XVe et XVIe siècles, se terminent par un réduit maçonné surmontant la maison. Il cite pour seul exemple, pour le XVIIe siècle, une maison située au n° 9 de la rue des docteurs-Bastard. Il écrit : « le principe du belvédère terminant la tourelle est conservé, mais ici l’escalier étant à volées parallèles et mur d’échiffre, la “mirande” épouse la forme rectangulaire de la cage ». Cette description aurait pu s’appliquer à l’hôtel Bazin-de-Bezons tel qu’on le voit sur la photo d’Henri Bouschet. En effet, un réduit aujourd’hui disparu surmonte l’édifice. Comme la maison de la rue des docteurs-Bastard, il était coiffé d’une toiture à deux pentes et éclairé par deux demi-croisées. La date de sa destruction n’est pas connue. Il est encore visible sur les cartes postales du début du XXe siècle. On peut aussi voir au centre de la photo un autre de ces réduits, celui de la maison Valada, famille de potiers. Sa toiture à quatre pentes était formée de tuiles vernissées. Il a été détruit dans les années 1960.

Il est dommage qu’Henri Bouschet ne nous ait laissé que cet unique cliché de Pézenas. Jean se serait prêté avec grand plaisir, et avec tout le brio qu’on lui connaît, à l’étude et aux commentaires de ces images pour notre plus grand bonheur.

NOTES

1. Arch. mun. Montpellier, sous-série 11 Fi, fonds Bouschet, 47 négatifs-papier. Musée Nicéphore-Niépce, numéros d’inventaire 1988.74.1 à 90, 90 négatifs-papier. La première partie du lot fut acquise en 1988 par le musée de Chalon auprès de particuliers ayant trouvé un carnet de photographies dans le grenier de leur maison du sud de la France. La seconde partie fut acquise par la Ville de Montpellier en 2002 auprès d’un professionnel parisien qui détenait alors ledit carnet. On doit à M. Vincent Rouby la découverte de l’origine commune des deux ensembles. M. Christian Passeri du musée Niépce nous a renseignés sur leur collection.

2. Sur Henri Bouschet, voir : Viala, Pierre, Les Hybrides-Bouschet : essai d’une monographie des vignes à jus rouge, Montpellier, C. Coulet, 1886 ; Planchon, Jean-Émile, « Nécrologie », dans La Vigne américaine et la viticulture en Europe, juin 1881, p. 169-170 ; Bernard, Pierre-Joan, « Henri Bouschet de Bernard, premier photographe de Clermont et de ses environs », Bulletin du Groupe de Recherches et d’Études du Clermontais, 188-189-190, 2015, p. 7-16.

3. Arch. mun. Montpellier, sans cote, dessin au lavis représentant une vue de Montpellier prise de l’extrémité du bosquet Saint-Martin (acquisition 2008).

4. Arch. mun. Montpellier, 11 Fi 34, 38, 40, 42, 44.

5. Arch. mun. Montpellier, 11 Fi 52. Nougaret, Jean, Montpellier monumental, Paris, Monum, Éditions du patrimoine, tome 1, p. 173.

6. Arch. mun. Montpellier, 11 Fi 3, calotype noir et blanc, 171 x 126 mm, daté du 31 août 1852 et signé HB.

7. Nougaret, Jean, Pézenas, évolution urbaine et architecturale du XVIe à la fin du XVIIIe siècle, thèse de doctorat de 3ème cycle en histoire de l’art, Montpellier, faculté des Lettres et Sciences Humaines, décembre 1969, p. 82-85.

8. Arch. mun. Pézenas, DD 8, profil ou projet des fontaines à faire au bout du Quay.

9. Arch. mun. Pézenas, BB 4, devis des travaux à faire aux fontaines de Pézenas.

10. Alberge, Claude, « Pézenas au début du XVIIe siècle, le cadre urbain et son contenu social », Pézenas, Ville et campagne, XIIIe-XXe siècle. Actes du 48e congrès de la Fédération historique du Languedoc méditerranéen et du Roussillon, organisé à Pézenas les 10 et 11 mai 1975, Montpellier, Fédération Historique du Languedoc Méditerranéen et du Roussillon, 1976, p. 116-117.

11. Arch. mun. Pézenas, BB 15, registre de délibérations consulaires, 29 mars 1627 : « conseil général sur la vente de la grand rue de Muriers près porte Jannet jusqu’à celle de Faugères ».

12. Arch. mun. Pézenas, BB 15, registre de délibérations consulaires, 31 août 1627 : « conseil général pour faire un quay à la grand rue de Faugières ».

13. Arch. mun. Pézenas, 1 D 14, registre des délibérations communales, 10 juillet 1883 : « démolitions du Quai, traité relatif aux escaliers ».

14. Arch. mun. Pézenas, 1 D 14, registre des délibérations communales, 29 mai 1883.