Description
Une histoire de marchands de sables en Languedoc :
XIXe – XXe siècles
**Professeure agrégée d’Histoire
Aux XIXe et XXe siècles, le métier de pêcheur de sables consistait à extraire du lit des cours d’eau les matériaux meubles et les graviers nécessaires à l’industrie du bâtiment. Il fut exercé, le long du Canal du midi, à partir de la petite ville d’Agde et de l’Hérault, par les hommes de la famille Viviani qui arrivait d’Italie. Cette étude s’appuie en partie sur le témoignage précis et sensible du plus jeune d’entre eux, Jules (1883-1967), ouvrier devenu patron de son entreprise, pour documenter, non seulement une profession largement méconnue, mais aussi le rôle des migrations dans le développement industriel du Languedoc. En effet, il apparaît que dans les fleuves de la plaine, ce travail, très ingrat, fut souvent pratiqué par des travailleurs venus des hauts cantons ou de l’étranger. Mais confronté à d’autres sources, ce récit permet aussi d’éclairer le processus par lequel les différents réseaux de solidarité, associés à l’activation des multiples leviers de la IIIe République, favorisèrent le très rapide enracinement d’une famille italienne « ordinaire » en France.
In 19th and 20th centuries, sands fisherman’s job consisted in extracting from the bed of streams materials furniture and gravels necessary for the building industry. Jules Viviani’s precise and sensitive testimony (1883-1967) who exercised this profession along the Canal du Midi from the town of Agde and the Hérault river, building a firm, allows to document not only this widely underestimated profession but also the place of the migrations in the industrial development of Languedoc. Indeed, this very thankless job was often practiced, in the plain by workers of the high cantons or foreigners. This narrative also reveals how the various networks of solidarity, associated with all the instruments of the Thirth Republic, favored the fast implanting of an ordinary italians’ family in France.
Als sègles XIX e XX, lo mestièr d’acampaire d’arena consistissiá en lo fach de traire de la maire dels rius e dels flums la matèria escarpa e las gravas necessàrias per l’industria del bastiment. Long del Canal del Miègjorn, dins de la pichòta ciutat d’Agde, e long d’Erau, foguèt practicat per los òmes de la familha Viviani que arribavan d’Italia. Aquel estudi s’apieja sus lo testimoniatge precίs e sensible del mai joine d’eles, Juli (1883-1967), obrièr vengut mèstre de son entrepresa. Aital se poguèt documentar non solament un mestièr fòrça mesconegut mas tanben lo ròtle de las migracions dins lo desvolopament industrial de Lengadòc. De fach es tot vist que dins los flums de la plana aquel trabalh, fòrça ingrat foguèt practicat mai que mai per de trabalhadors venguts dels cantons nauts o de fòra paίs. Mas acarat amb d’autras fonts, aquel raconte pòt tanben far lum sus lo procediment d’un enrasigament fòrt sobte d’una familha italiana “ordinaria” en França, favorizat per tot un malhum de solidaritat e congreat per l’activacion de multiples alusses de la IIIa Republica.
Pêcheur, dragueur ou bien encore marchand de sables. Toutes ces expressions poétiques renverraient volontiers à la douceur du monde de l’enfance. Elles désignent pourtant un des métiers les plus ingrats de l’industrie du bâtiment et par là même peut-être un des moins documentés de son histoire.
Longtemps, cette profession consista à récolter des matériaux meubles et des graviers dans le lit des cours d’eau pour les livrer par les chemins terrestres ou fluviaux aux besoins de la maçonnerie avant d’être progressivement interdite en France et réservée aux fonds marins tellement elle détruisait les berges et rendait les fonds irrémédiablement vaseux.
Des villes du Languedoc comme Agde ou Sallèles-d’Aude, situées au carrefour du Canal du Midi et des fleuves qui se jettent dans le Golfe du Lion, accueillirent par leur localisation privilégiée, nombre de ces travailleurs dont il reste aujourd’hui quelques photographies. Deux textes en portent également témoignage et permettent de lever un pan du voile sur cette histoire. Le premier émane du marchand de sables agathois Jules Viviani qui, dans un récit daté du premier mars 1947, a relaté plus de 40 ans de souvenirs sur vingt-quatre pages tapées à la machine, aujourd’hui précieusement conservées par ses descendants. Le second provient de son fils René qui est revenu un demi-siècle plus tard sur cette expérience professionnelle de la « pêche » dans un article du journal local. À ces souvenirs, vient s’ajouter un blog créé par l’arrière-petite-fille de Jules qui propose des portraits photographiques, des éléments généalogiques ainsi que des souvenirs familiaux.
Ces archives privées associées aux registres de recensements de population et d’état civil représentent alors beaucoup plus puisqu’en composant un lot de sources singulières et sensibles elles permettent d’appréhender ce que le parcours particulier d’une famille italienne partie de Toscane en 1883 révèle de la place de l’immigration italienne dans le développement économique du Languedoc.
Il faudra cependant accepter, pour éclairer la vie de ces personnes ordinaires, que de nombreux aspects restent dans l’ombre faute de sources. On s’interrogera dès lors sur les itinéraires empruntés et sur les conditions de l’installation en France puis sur la création et la croissance de l’entreprise familiale et enfin sur le rôle joué par les différents réseaux de solidarités dans cet enracinement.
De l’Italie à la France : sentiers visibles et sentiers invisibles
S’intéresser au parcours de la famille Viviani, c’est, de la Toscane au Midi et de la naturalisation au mariage, s’attacher à la succession d’étapes de natures multiples suivies par ses membres qui firent d’eux des Français languedociens et agathois.
« […] Pise, province natale de mes parents dont ils avaient par la force des choses du quitter pour s’expatrier et venir s’abriter ici sur le sol Agathois […] »
Le phénomène migratoire à laquelle appartient cette histoire de famille a fait l’objet de nombreuses études récentes d’où il ressort que, si entre 1815 et 1914, les Italiens sont près de 16 millions à émigrer, le mouvement s’accélère sur la période 1870-1914. Le flux vers la France, marqué par de nombreux retours définitifs ou saisonniers, peut alors être estimé à environ 1,6 million. Le recensement de 1911 dénombre 419 000 Transalpins vivant dans l’hexagone, où ils constituent la première communauté étrangère. En Languedoc-Roussillon, leur présence reste marquée dans le Gard et l’Hérault même si les Espagnols sont les étrangers de loin les plus nombreux. Alors que beaucoup de pêcheurs ont suivi les routes maritimes pour s’amarrer dans les ports méditerranéens, en particulier Marseille et Sète, et si d’autres ont investi certains secteurs de l’agriculture et de l’artisanat comme la cordonnerie, un grand nombre de travailleurs italiens fournissent une part conséquente de la main d’oeuvre des mines, de l’industrie et du bâtiment.
Tel est le cas de la famille Viviani. Le village de Pettori-Ripoli, où sont nés ses six membres, est situé au nord de l’Italie, province de Pise, dans la plaine du fleuve l’Arno. Jules, le petit dernier y vient au monde le 8 juin 1883, sa mère, Virginia, décède à Agde dès le 10 août, elle a 29 ans. Tous auraient embarqué sur un navire de la Cie des Messageries Maritimes, qui cabote de port en port entre Naples et Port-Vendres, dans lequel la jeune mère aurait contracté une mammite puerpérale, infection au demeurant bénigne qui s’est aggravée faute de soins, ce qui permet d’imaginer les difficiles conditions d’hygiène vécues pendant le voyage et après. À peine arrivé, Giovanni, le chef de famille, qui a tout juste 33 ans, se retrouve en terre étrangère, veuf et père de Guiseppe, Pietro, Rosa, Concuella et Giulio, cinq jeunes enfants âgés de onze ans à deux mois, qui atteindront tous l’âge adulte. Leur départ participe ainsi de la première phase de mobilité de masse des migrants italiens vers le reste de l’Europe, qui s’étend des années 1870 aux années 1890 en direction notamment de la France, devenue pour eux, une des premières terres d’accueil. En 1911, les régions du nord fournissent environ 80 % de l’effectif total recensé dans l’hexagone, dont 22 % de Toscans. […]
Informations complémentaires
Année de publication | 2017 |
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Nombre de pages | 14 |
Auteur(s) | Christine DELPOUS-DARNIGE |
Disponibilité | Produit téléchargeable au format pdf |