Une histoire de marchands de sables en Languedoc : XIXe – XXe siècles
Une histoire de marchands de sables en Languedoc :
XIXe – XXe siècles
**Professeure agrégée d’Histoire
Aux XIXe et XXe siècles, le métier de pêcheur de sables consistait à extraire du lit des cours d’eau les matériaux meubles et les graviers nécessaires à l’industrie du bâtiment. Il fut exercé, le long du Canal du midi, à partir de la petite ville d’Agde et de l’Hérault, par les hommes de la famille Viviani qui arrivait d’Italie. Cette étude s’appuie en partie sur le témoignage précis et sensible du plus jeune d’entre eux, Jules (1883-1967), ouvrier devenu patron de son entreprise, pour documenter, non seulement une profession largement méconnue, mais aussi le rôle des migrations dans le développement industriel du Languedoc. En effet, il apparaît que dans les fleuves de la plaine, ce travail, très ingrat, fut souvent pratiqué par des travailleurs venus des hauts cantons ou de l’étranger. Mais confronté à d’autres sources, ce récit permet aussi d’éclairer le processus par lequel les différents réseaux de solidarité, associés à l’activation des multiples leviers de la IIIe République, favorisèrent le très rapide enracinement d’une famille italienne « ordinaire » en France.
In 19th and 20th centuries, sands fisherman’s job consisted in extracting from the bed of streams materials furniture and gravels necessary for the building industry. Jules Viviani’s precise and sensitive testimony (1883-1967) who exercised this profession along the Canal du Midi from the town of Agde and the Hérault river, building a firm, allows to document not only this widely underestimated profession but also the place of the migrations in the industrial development of Languedoc. Indeed, this very thankless job was often practiced, in the plain by workers of the high cantons or foreigners. This narrative also reveals how the various networks of solidarity, associated with all the instruments of the Thirth Republic, favored the fast implanting of an ordinary italians’ family in France.
Als sègles XIX e XX, lo mestièr d’acampaire d’arena consistissiá en lo fach de traire de la maire dels rius e dels flums la matèria escarpa e las gravas necessàrias per l’industria del bastiment. Long del Canal del Miègjorn, dins de la pichòta ciutat d’Agde, e long d’Erau, foguèt practicat per los òmes de la familha Viviani que arribavan d’Italia. Aquel estudi s’apieja sus lo testimoniatge precίs e sensible del mai joine d’eles, Juli (1883-1967), obrièr vengut mèstre de son entrepresa. Aital se poguèt documentar non solament un mestièr fòrça mesconegut mas tanben lo ròtle de las migracions dins lo desvolopament industrial de Lengadòc. De fach es tot vist que dins los flums de la plana aquel trabalh, fòrça ingrat foguèt practicat mai que mai per de trabalhadors venguts dels cantons nauts o de fòra paίs. Mas acarat amb d’autras fonts, aquel raconte pòt tanben far lum sus lo procediment d’un enrasigament fòrt sobte d’una familha italiana “ordinaria” en França, favorizat per tot un malhum de solidaritat e congreat per l’activacion de multiples alusses de la IIIa Republica.
[ Texte intégral ]
Pêcheur, dragueur ou bien encore marchand de sables. Toutes ces expressions poétiques renverraient volontiers à la douceur du monde de l’enfance. Elles désignent pourtant un des métiers les plus ingrats de l’industrie du bâtiment et par là même peut-être un des moins documentés de son histoire.
Longtemps, cette profession consista à récolter des matériaux meubles et des graviers dans le lit des cours d’eau pour les livrer par les chemins terrestres ou fluviaux aux besoins de la maçonnerie avant d’être progressivement interdite en France et réservée aux fonds marins tellement elle détruisait les berges et rendait les fonds irrémédiablement vaseux 1.
Des villes du Languedoc comme Agde ou Sallèlesd’Aude, situées au carrefour du Canal du Midi et des fleuves qui se jettent dans le Golfe du Lion, accueillirent par leur localisation privilégiée, nombre de ces travailleurs dont il reste aujourd’hui quelques photographies 2. Deux textes en portent également témoignage et permettent de lever un pan du voile sur cette histoire. Le premier émane du marchand de sables agathois Jules Viviani qui, dans un récit daté du premier mars 1947, a relaté plus de 40 ans de souvenirs sur vingt-quatre pages tapées à la machine, aujourd’hui précieusement conservées par ses descendants 3. (Fig. 1) Le second provient de son fils René qui est revenu un demi-siècle plus tard sur cette expérience professionnelle de la « pêche » dans un article du journal local 4. À ces souvenirs, vient s’ajouter un blog créé par l’arrière-petite-fille de Jules qui propose des portraits photographiques, des éléments généalogiques ainsi que des souvenirs familiaux 5.
Ces archives privées associées aux registres de recensements de population et d’état civil représentent alors beaucoup plus puisqu’en composant un lot de sources singulières et sensibles elles permettent d’appréhender ce que le parcours particulier d’une famille italienne partie de Toscane en 1883 révèle de la place de l’immigration italienne dans le développement économique du Languedoc.
Il faudra cependant accepter, pour éclairer la vie de ces personnes ordinaires, que de nombreux aspects restent dans l’ombre faute de sources. On s’interrogera dès lors sur les itinéraires empruntés et sur les conditions de l’installation en France puis sur la création et la croissance de l’entreprise familiale et enfin sur le rôle joué par les différents réseaux de solidarités dans cet enracinement.
De l’Italie à la France : sentiers visibles et sentiers invisibles 6
S’intéresser au parcours de la famille Viviani, c’est, de la Toscane au Midi et de la naturalisation au mariage, s’attacher à la succession d’étapes de natures multiples suivies par ses membres qui firent d’eux des Français languedociens et agathois.
« […] Pise, province natale de mes parents dont ils avaient par la force des choses du quitter pour s’expatrier et venir s’abriter ici sur le sol Agathois […] » 7
Le phénomène migratoire à laquelle appartient cette histoire de famille a fait l’objet de nombreuses études récentes d’où il ressort que, si entre 1815 et 1914, les Italiens sont près de 16 millions à émigrer, le mouvement s’accélère sur la période 1870-1914. Le flux vers la France, marqué par de nombreux retours définitifs ou saisonniers, peut alors être estimé à environ 1,6 million 8. Le recensement de 1911 dénombre 419 000 Transalpins vivant dans l’hexagone, où ils constituent la première communauté étrangère. En Languedoc-Roussillon, leur présence reste marquée dans le Gard et l’Hérault même si les Espagnols sont les étrangers de loin les plus nombreux. Alors que beaucoup de pêcheurs ont suivi les routes maritimes pour s’amarrer dans les ports méditerranéens, en particulier Marseille et Sète, et si d’autres ont investi certains secteurs de l’agriculture et de l’artisanat comme la cordonnerie, un grand nombre de travailleurs italiens fournissent une part conséquente de la main d’œuvre des mines, de l’industrie et du bâtiment 9.
Tel est le cas de la famille Viviani. Le village de Pettori-Ripoli, où sont nés ses six membres, est situé au nord de l’Italie, province de Pise, dans la plaine du fleuve l’Arno. (Fig. 2) Jules, le petit dernier y vient au monde le 8 juin 1883, sa mère, Virginia, décède à Agde dès le 10 août, elle a 29 ans. Tous auraient embarqué sur un navire de la Cie des Messageries Maritimes, qui cabote de port en port entre Naples et Port-Vendres, dans lequel la jeune mère aurait contracté une mammite puerpérale, infection au demeurant bénigne qui s’est aggravée faute de soins, ce qui permet d’imaginer les difficiles conditions d’hygiène vécues pendant le voyage et après 10. À peine arrivé, Giovanni, le chef de famille, qui a tout juste 33 ans, se retrouve en terre étrangère, veuf et père de Guiseppe, Pietro, Rosa, Concuella et Giulio, cinq jeunes enfants âgés de onze ans à deux mois, qui atteindront tous l’âge adulte. (Fig. 3) Leur départ participe ainsi de la première phase de mobilité de masse des migrants italiens vers le reste de l’Europe, qui s’étend des années 1870 aux années 1890 en direction notamment de la France, devenue pour eux, une des premières terres d’accueil. En 1911, les régions du nord fournissent environ 80 % de l’effectif total recensé dans l’hexagone, dont 22 % de Toscans.
Comme 85 % de ces migrants, les Viviani s’installent à l’est d’une ligne Perpignan-Nancy où le Midi méditerranéen forme un espace privilégié d’accueil au tournant du siècle. Pierre Milza relève qu’entre 1872 et 1891 la colonie italienne de l’Hérault voit ses effectifs multipliés par neuf 11. De fait, dans les recensements, les Italiens ont d’abord été les étrangers les plus nombreux à Agde avant d’être définitivement supplantés par les Espagnols dès 1911 12.
Poussés de toute évidence par la nécessité économique comme le suggère Jules dans ses mémoires, peut-être par la grave crise agraire que traverse l’Italie, les Viviani semblent être partis assez brutalement quand la jeune mère vient juste d’accoucher. On ne sait par quel réseau. La consultation des registres de naturalisation a permis à Magali Llopis d’établir que « l’année 1873 marque un tournant dans l’histoire des migrations sétoises » où l’on constate, du fait de réseaux migratoires efficaces, que les Italiens de Gaète, et de Sperlongua dans le Latium, puis de plusieurs communes de la côte amalfitaine comme Cetara en Italie du Sud ont succédé notamment à l’émigration génoise dans le port languedocien 13. L’étude menée dans les recensements des lieux et des dates de naissance des Italiens agathois permet de retrouver ces mêmes lieux de départ, la communauté locale se présentant alors comme une extension de sa voisine sétoise vers laquelle « la route de l’anchois » a été largement empruntée par les pêcheurs.
Cependant, par plusieurs de ses aspects, l’itinéraire des Viviani au sein des « sentiers italiens » vers les terres héraultaises possède une forte part de singularité. En effet, la famille arrive de Toscane et les Italiens sont très peu nombreux dans ce cas dans les ports languedociens au début du XXe siècle bien que sous la Seconde république déjà, Rome, la Toscane, la Sicile et la Sardaigne eussent des représentants dans la ville d’Agde 14. Par ailleurs, la famille ne rentre plus en Italie, alors que très souvent la décision d’émigrer revêt un caractère saisonnier, les émigrants s’engageant fréquemment dans le pays d’accueil pour des travaux temporaires puis rentrant à nouveau dans leurs pays d’origine après une période qui dure en général du printemps à l’automne.
Ainsi, l’étameur Fidèle Spacarotella, né en 1879, n’a cessé de faire des allers-retours entre Agde et Maratea d’où il était originaire et ses descendants ont d’ailleurs appris qu’il avait là-bas certainement une compagne 15. Pour autant, la famille Viviani est déjà absente du recensement de 1886. D’après le petit-fils de Jules, elle a fait un long passage à Narbonne, puis à Sallèles-d’Aude, où le fleuve est également dragué et où se trouvait déjà le frère de Virginia, batelier. Autre spécificité donc, son histoire suit dès lors les routes des cours et plans d’eau du bas-Languedoc.
En effet, cette arrivée en « éclaireur » suggère que la venue des Viviani en France relèverait davantage d’une chaîne migratoire renvoyant au degré de solidarité professionnelle du bâtiment et non à celle des pêcheurs ou même des artisans-boutiquiers. Mais dans ce domaine même, il s’agirait du métier plus méconnu encore de pêcheur de sables que Giovanni a déclaré lors du décès de son épouse en 1883. La présence en Agde de deux autres familles, les Meacci et les Adeline, qui travaillent pour les Viviani en 1911, appartiennent à la même génération que Giovanni, habitent à proximité et sont originaires de la même basse vallée fluviale toscane, renforce cette hypothèse. Il y a en effet des chances pour que tous aient exercé ce métier dans la plaine de l’Arno d’où ils viennent et où les excavateurs sont nombreux depuis l’Antiquité. Peut-être alors que leurs départs sont liés. Peut-être encore ont-ils participé avant 1883 à des migrations saisonnières propices à la constitution de relations dans la région. D’ailleurs Giovanni ne rejoint pas un des logements insalubres du centre-ville qui accueille la grande majorité de familles de pêcheurs et journaliers italiens et espagnols, mais déjà, autre singularité, le quartier du Glacis, qui devient un solide point d’ancrage géographique proche du fleuve et de ses ressources, au nord de la ville. (Fig. 4)
A Sallèles-d’Aude, selon toute vraisemblance, le jeune père de famille a rencontré et peut-être travaillé pour une famille originaire de Villefranche-de-Rouergue dans l’Aveyron, la famille Raynal, dont Prosper, le patriarche, est marié à Angèle Mouly. D’après ses descendants et l’état-civil, Giovanni ne s’est remarié qu’une fois, avec cette dernière. Cependant les recensements successifs à partir de 1891 où les Viviani vivent à nouveau à Agde, dans la montée de Joly, mettent en avant une situation conjugale plus confuse en ce qui le concerne. En effet, si le dénombrement l’inscrit bien « marié », son épouse en revanche n’a jamais le même prénom (Antoinette, Marie ou Angèle), ni le même âge. C’est là une des limites des modalités de recensement où alternent prénoms d’usage ou d’état civil qui rend la lecture des dénombrements souvent aléatoire. Seul le nom, Mouly reste phonétiquement identique (on trouve également écrit « Moulis »). Plus étrange, en 1901, Angèle est bien présente dans la famille Viviani mais elle y est recensée comme une cousine, Jean étant lui l’époux d’une Antoinette. Faut-il chercher aussi dans ces apparentes incohérences une stratégie intrafamiliale ? En 1906, seule est dénombrée la famille de Joseph et c’est seulement en 1911 que Jean et Angèle sont déclarés mari et femme 16.
D’autre part, le fils et la fille ainés des trois enfants qu’Angèle a eus avec Prosper Reynal dont Antoine, entrepreneur de sables lui aussi, vivent dès 1901 à proximité si bien que les installations respectives dans la ville des familles Raynal et Viviani paraissent étroitement liées non seulement par une solidarité professionnelle puis familiale mais aussi par une solidarité de migrants – des hauts cantons pour la première et de l’Italie pour la seconde – qui restent toutes polarisées sur le même quartier de la ville 17. (Tableau 1)
Simultanément, les outils de l’État-nation républicain vont se révéler redoutablement efficaces pour assurer l’intégration rapide -une génération seulement -de tous les membres de la famille dans « le creuset français » 18.
Cela passe d’abord par la législation ; Patrick Weil a souligné que le nombre des lettres de naturalisation a connu une progression importante dans la période 1889-1896 19. Parmi elles, se trouvent en 1894 celles des six Viviani, ce qui manifeste certainement la volonté de Giovanni de devenir français bien que la loi de 1889, qui cherchait à renforcer les naturalisations en faisant reculer les droits des étrangers, ait pu en pousser certains à effectuer la démarche.
Ainsi, le fait que la nationalité française devienne obligatoire pour l’exercice de la pêche dans les eaux territoriales dès 1888, incite de nombreux Italiens de Sète à la demander 20. Le contexte méridional en ces temps de crise économique n’y est peut-être pas étranger non plus, puisque lors des « vêpres marseillaises » de 1881 ou de la tuerie d’Aigues Mortes en 1893, les ouvriers italiens ont été les victimes de violences meurtrières d’ailleurs diversement interprétées par les historiens 21.
La dimension culturelle par le biais de la langue représente aussi un enjeu puissant. Dès 1891, les prénoms de tous les membres de la famille sont francisés dans les recensements successifs, ce qui d’après le petit fils de Jules correspondait à une volonté familiale. Giovanni est devenu Jean -Guiseppe, Joseph -Pietro, Pierre – Rosa, Rose – Concuella, Marie – et Giulio, Jules.
Ce dernier a manifesté, par la composition des 118 poèmes, au moins, conservés par ses descendants, son goût du français, dont pourrait attester un autre signe, le baptême de son premier bateau nommé « le Tricolore ». De même, le récit de ses mémoires comporte certes des fautes de syntaxe mais très peu d’orthographe. Dès lors la place favorable de benjamin de la famille dans le processus d’intégration mérite d’être soulignée. En effet, à la différence de ses frères et sœurs, il n’a aucun souvenir d’Italie, n’a vécu qu’en France où il est peut-être le seul garçon à avoir été scolarisé. Nul doute que ces éléments ont dû jouer un rôle favorable dans son ascension professionnelle.
Dans la famille, tout le monde parle français d’autant que la (les) nouvelle(s) « conjointes » de Jean, comme celles de ses fils, sont non seulement françaises mais issues de lignées locales ou aveyronnaises et non d’origine italienne même naturalisée. Les stratégies de mariage par le choix des épouses participent ainsi du processus d’enracinement dans le pays et plus précisément encore dans la plaine languedocienne. Si nostalgie du pays il y a, c’est dans les souvenirs de René, fils de Jules, qu’il faut la chercher lorsque il raconte à ses petites-filles qu’à la fin de sa vie, Jean, son grand-père, lui parlait italien et l’appelait Renato. (Tableau 2)
Le service militaire et l’armée participent encore de cette assimilation. Si Pierre, le fils cadet, n’a vraisemblablement pas été tiré au sort ce n’est pas le cas de l’aîné, ni de son père qui sont convoqués avec la classe 1894, année de leur naturalisation. Jean a été exempté en raison de son âge, aucune trace de Pierre, mais Joseph effectue son service militaire dans le 99e puis le 56e RI dans lequel, en 1914, âgé de 44 ans, il est mobilisé avant de rejoindre en juin 1916 les voies navigables du Havre. Quant au parcours de Jules qui appartient à la classe 1903, il met lui l’accent sur le flou et la désorganisation qui peuvent régner dans l’armée française puisque le jeune homme est inscrit exempté et est même rayé des listes des registres matricules de sa classe. Mais on retrouve sa fiche, qui vient confirmer son témoignage et ses poèmes, dans les toutes dernières pages du registre de la classe 1917 22. Incorporé le 3 avril 1916 dans le 96e RI pour quelques mois de formation, il connait tous les affres de l’expérience combattante sur les fronts de la Grande guerre, de Verdun à l’Alsace dans les 81e puis 348e RI, avant de se porter volontaire pour l’armée d’Orient – de la Hongrie à la Bulgarie en passant par la Grèce – d’où il ne rentre que le 23 mai 1919. (Fig. 5)
De même, le recensement de la famille est souvent imprécis, peut-être révélateur des hésitations manifestées par les agents enquêteurs qui travaillent à partir des déclarations orales des ménages et qui peuvent être gênés par l’accent des personnes interrogées ou l’ignorance absolue des lieux de naissance, retranscrivant alors phonétiquement les indications. Ainsi, au-delà des erreurs de dates et de lieux de naissance assez courantes pour tous, les Viviani apparaissent en 1891 sous le nom surprenant de « Vivial ».
Par ailleurs, la famille de Joseph, le fils ainé, est déclarée française en 1911 mais italienne en 1921 tandis que c’est l’inverse concernant Jules puisque le revoilà temporairement italien en 1911. Les conséquences du processus de naturalisation semblent ainsi générer un certain nombre de confusions administratives à moins qu’elles ne soient juste le signe que la nationalité n’a que peu d’importance dans la commune jusqu’au début du XXe siècle du moins.
La famille Viviani, amenée par Giovanni-Jean, le père, a donc utilisé tous les leviers proposés par la République et bien d’autres possibilités pour rejoindre très rapidement, une génération à peine, la société française. Mais pour comprendre cette rapidité il est nécessaire de se pencher sur le rôle déterminant qu’a joué dans ce processus d’intégration, par l’ascension sociale qu’elle permit aussi, l’exercice d’une profession, puis la création d’une petite entreprise du bâtiment.
Extraire les sables et les graviers :
de l’activité artisanale à la naissance d’une entreprise industrielle
Selon l’historien François Caron « il n’y a pas dans la France du XIXe siècle et du premier XXe siècle de coupure entre le milieu artisanal et le milieu industriel » 23 et c’est ce qu’illustre l’étude des étapes qui, en quarante ans, transformèrent un métier qui permettait à peine de survivre en une entreprise industrielle du bâtiment prospère.
« […] 1903 […] Je travaillais avec amour à la maison paternelle où la besogne ne manquait pas. Tantôt a tiré le sable qui à cette époque se faisait à la main, qui entre parenthèse, était un travail très dur) tantôt allant sur le Canal remorquer les péniches avec les chevaux, tantôt sur les routes, le sable, des futs, des moellons et autres matériaux de constructions partant, de bonne heure le matin, rentrant tard dans la soirée, tout cela me faisait du bien d’apprendre à travailler et vivre en bon camarade avec les collègues […] Quelle joie quand père achetait une sablière 24 était la mienne de partir à Toulouse, aller volontairement la prendre, et la remorquer tout seul à la traine, vivant seul, livré a moi-même je restais huit ou dix jours selon le temps qu’il faisait sur le chemin du retour […] m’arrêtant le soir après une journée bien accomplie, aux écluses me réfugiant dans les écuries »
À 20 ans donc, le jeune homme n’envisage manifestement pas de gagner sa vie autrement que ne l’a fait son père dans une profession qui appartient pourtant aux plus pénibles du bâtiment celles qui échoient souvent en France aux immigrés, en particulier italiens. Pour autant, il en détaille avec précision les gestes techniques et y trouve bien de l’attrait, attrait qui relève de l’importance valorisante prise par « l’autonomie des savoir-faire », qu’a soulignée G. Noiriel pour les ouvriers qualifiés français 25.
Cependant, Jules met en avant les difficultés physiques d’un métier très éprouvant où la longueur des journées, l’humidité permanente et de très rudes efforts, en particulier de traction, génèrent une grande fatigue et nécessitent force et endurance. « Pêcheur », « marchand » ou encore « dragueur » de sables, ces variations sémantiques dans le récit chronologique mais aussi dans les sources de dénombrement révèlent à la fois les évolutions temporelles du métier et ses multiples aspects qui rendent ces hommes indifféremment excavateurs, bateliers sur le Canal du midi, charretiers, voire camionneurs.
Malgré sa pénibilité, cette profession présente également l’avantage de ne nécessiter qu’un faible investissement de départ. En effet le dragage a lieu d’abord à la main à partir des rives du fleuve. Les ouvriers, à l’aide de longues pelles, remplissent des seaux de matériaux mouillés, donc très lourds, qui sont ensuite déversés dans des charrettes. L’efficacité du geste reste cependant subordonnée à l’installation d’un morceau de quai d’où extraire le sable et il faut, « […] car à cette époque les quais n’existaient pas, les faire soi-même c’est-à-dire planter des piquets et combler avec des décombres que l’on transportait à un franc le voyage ce qui était beaucoup […] » (Fig. 6)
Un cheval puis plusieurs, suivis d’une sablière complètent rapidement ce premier équipement. En se penchant par-dessus le bastingage, le sable et les graviers sont alors ramenés sur le pont du bateau à l’aide d’un outil appelé la partègue, un long manche au bout duquel se trouve un grappin ou godet qui sert également de sonde. Chaque levée permet de ramener sur le bateau environ 20 kg de matériaux. La charge d’à peu près six tonnes est alors ramenée sur le quai puis transportée à l’aide de pelles, de seaux et de brouettes vers un tombereau tiré par un cheval prêt à partir livrer. Mais parfois, il faut deux équidés sinon, à partir de l’Hérault, la côte serait impossible à monter vers les chemins des campagnes 26 de Vias et Marseillan. (Fig. 7)
En 1911, Jules qui a décidé de se séparer de son père avec lequel les relations sont tendues crée sa propre entreprise qui prospère jusqu’en 1914 ; il investit progressivement dans « trois beaux chevaux jeunes pour livrer sur chantier » les matériaux, notamment ceux nécessaires à la construction des entrepôts des établissements de la société Noilly-Prat à Marseillan alors en pleine expansion 27. Il prend possession de son premier petit bateau à port Garaud, à Toulouse, étend progressivement son périmètre d’action le long du canal du Midi et mène de fait une vie semi-nomade. La croissance de l’exploitation nécessite également d’employer « une douzaine d’ouvriers » dont deux Italiens et un Espagnol, cas rare d’embauche d’étrangers dans les petites entreprises agathoises en 1911. La famille peut dès lors commencer à « vivre dans le bien-être ». (Fig. 8) Conséquence peut-être de cette conjoncture favorable, du 4 au 29 mars 1911 un mouvement social touche les entreprises de pêcheurs de sables agathoises ce qui permet d’apprendre au passage que 11 enfants font partie des 25 ouvriers. Le conflit ne porte pas sur les salaires, qui atteignent 6 F par jour, mais sur les conditions de travail. Tous les ouvriers qui se sont constitués en syndicat demandent en effet la signature d’un contrat collectif qui leur permettra de ne pas commencer leur journée avant six heures du matin et d’avoir une limite de temps quotidienne. Antoine Reynal accepte et s’engage à ce que le temps de travail n’excède pas 8 heures par jour mais Jules Viviani refuse catégoriquement et préfère se passer de salariés pour travailler en famille dans une période plutôt creuse 28.
Pour autant, la spécialisation n’est pas permanente et la pluriactivité permet de maintenir des sources de revenus en cas de crise. Ainsi, en 1907, en froid avec son père, Jules n’hésite pas à travailler dans une carrière dans la commune proche de Saint-Thibéry pendant quelques mois et lorsqu’il quitte la maison paternelle, il redevient un temps journalier. Il rentabilise également le matériel en véhiculant chaque année, de 1903 à 1915, des comportes à Marseillan durant les vendanges. Les capacités acquises dans la fonction de charretier lui permettent en 1914, quand son activité de pêcheur de sables est brutalement freinée par la guerre, les chevaux étant réquisitionnés et les commandes au point mort, d’être employé par un camionneur au transport des fûts de vins réquisitionnés mais aussi de leur surveillance. De même, quand ils sont dans la commune, ce qui n’est pas toujours le cas, Joseph et Pierre ses deux frères ainés, sont recensés selon les années cultivateurs ou pêcheurs de sables.
Après la Première guerre mondiale, l’entreprise installée sur l’Hérault connait une nouvelle phase de croissance qui la fait rapidement changer de statut. En 1921, elle approvisionne entre autres certains grands chantiers en cours de la région dont la réfection du Canal du Midi et la construction des usines Fouga à Béziers. Situés plaine Saint-Pierre entre les voies de triage du Capiscol et le canal du Midi, les ateliers de wagonnage des Établissements Fouga et Cie ont été créés à partir de décembre 1919 dans la ville où se trouvait déjà le siège social. Jules Viviani se trouve en situation de monopole à Agde puisque certains employés d’Antoine Reynal l’ont rejoint ainsi que quelques pêcheurs jusque-là indépendants comme les frères Gagean. Ses quatorze salariés déclarés ne sont plus « pêcheurs » mais « dragueurs » de sable et parmi eux deux mécaniciens s’occupent de la drague mécanique qui est déplacée avec des treuils par des chevaux à partir des berges et sur laquelle un moteur actionne une chaîne au bout de laquelle des godets raclent les fonds. Chaque commande importante représente une occasion pour investir dans du matériel. Le nombre des bateaux (au moins quatorze dragues, péniches et remorqueurs au total) ainsi que leur capacité de transport augmentent puisque sapines et bateaux pontés peuvent contenir dix fois plus de matériel que la sablière. Les matériaux sont désormais livrés par le canal et aussi par les premiers camions.
La vie familiale connait alors plus d’aisance ; en 1925, Jules est devenu propriétaire et s’est installé en famille dans la maison qu’il a fait construire rue Mirabeau à 200 mètres du fleuve. (Fig. 9). Rien n’indique cependant qu’il se soit autorisé quelque loisir et la composition des poèmes recopiés soigneusement à la machine à écrire, offerts en cadeau à des voisins et des amis qui célèbrent entre autre son quartier dont il ne manque jamais la fête annuelle, ne devient son passe-temps favori qu’après la vente de l’entreprise. (Tableau 3)
Alors que la grande dépression mondiale commence à toucher la France au début des années 1930, une troisième phase d’expansion démarre dans une conjoncture paradoxalement favorable. En effet, les deux et trois mars 1930, la ville de Moissac subit des inondations catastrophiques faisant 120 morts et détruisant environ 1 400 bâtiments 29, l’entreprise fournit alors des matériaux pour sa reconstruction.
Les chevaux ont totalement disparu et les bateaux sont motorisés pour répondre à la commande de graviers passée par la société la Parisienne chargée du chantier d’électrification de la SNCF ce qui nécessite également en 1932 l’achat « […] de nouveaux engins motorisés où l’on vit s’élever Grues et Silex sur les rives de l’Hérault, quai de la Vallée. Un monte-charge, tapis ou sauterelle 30, fut prévue en cas de panne ou d’inondations pour débarquer au bassin rond […] » (Fig. 10)
Une benne preneuse, le crapaud, déverse directement le sable dans deux trémies ; une pour le sable et l’autre pour le gravier. L’entreprise peut ainsi, non seulement échapper à la crise économique mondiale mais acquérir de surcroît une dimension industrielle par ces imposants investissements complétés par des remorqueurs. Elle s’agrandit encore par l’installation d’un entrepôt à Sète, la création d’un atelier mécanique sur place pour la maintenance des machines et se modernise par l’achat de dragues à vapeur qui remplacent les dragues mécaniques. Simultanément, en plus des camions et des péniches, elle utilise le rail pour les transports. En 1936, elle emploie 22 salariés.
« […] Ce fut le jour de la Toussaint [1920], un jour fatal. Remorqueur parti à la mer avec d’autres bateaux qui se trouvaient dans le Canalet bas, une péniche coupée en deux sur le pont du chemin de fer. Quand tout rentra dans l‘ordre on vit et se rendit compte du désastre la drague avait failli sombrer. Consternés avec ma femme combien de larmes nous avons du verser devant ces infortunes. Dieu le sait combien de fois nous nous sommes demandés si nous pourrions remonter le courant […] »
Mais le développement de l’exploitation n’est pas un long fleuve tranquille. Par leur soudaineté, deux graves inondations la menacent de disparition aux automnes 1920 et 1938 en détruisant la presque totalité des équipements que Jules Viviani parvient toutefois à reconstituer. En 1920, une drague est coulée et un remorqueur détruit – des débris ont été retrouvés sur la côte espagnole – et en 1938 ce sont trois bateaux qui sombrent. En 1925, une conjoncture passagère difficile entraine une baisse des commandes et ralentit l’activité que Jules compense en « draguant aux nacelles » le port de Mèze de ses vases et de ses alluvions. En 1939, ce sont les matériaux à livrer qui manquent.
Enfin, le récit de Jules permet d’explorer la question du genre au travail quand les recensements déclarent trop souvent les épouses « sans profession ». Angéline Viviani charrie dès le début le sable avec son mari et « avec courage ». À partir de 1915 et le départ de Jules, c’est elle qui fait vivre la famille en continuant comme elle le peut à extraire les matériaux, au prix d’un épuisement qui la conduit à l’hôpital. Elle prend des initiatives en embauchant également Joseph démobilisé plus tôt que Jules. Un de ses récits, retranscrit par son arrière-petite-fille a marqué ses descendants par ce qu’il révèle du danger qu’elle était prête à affronter.
« […] Elle travaillait beaucoup. Un jour qu’elle ramenait un seau de sable de la péniche sur les quais en passant sur une planche, elle est tombée à l’eau. Elle aurait pu remonter mais elle ne voulait pas lâcher le seau donc elle coulait, remontait, coulait. Elle se serait sans doute noyée si un des employés, s’en apercevant, ne l’avait pas secourue […] » 31
Sur les photographies, d’autres femmes sont présentes à côté des hommes sur les dragues et bateaux laissant percevoir que la situation professionnelle d’Angéline Viviani n’est pas exceptionnelle. C’est elle encore qui s’occupe ensuite de la comptabilité de l’entreprise. Le témoignage de Jules se présente alors comme un hommage à la solidarité conjugale lorsqu’il évoque à la première personne du pluriel le sort de « notre exploitation ». (Fig. 11)
Mais au-delà de conjonctures parfois favorables et des qualités individuelles, très certainement essentielles, souvent avancées par Jules comme « la volontée et la santée, la ténacitée, l’abnégation, la persévérance et le courage », comment expliquer l’expansion de l’entreprise dans cette première moitié du XXe siècle ? Questionner les informations disponibles sur les réseaux de relations des Viviani permet d’esquisser des éléments de réponse.
Réussir professionnellement :
complexité, forces et faiblesses des solidarités
« […] Un jour où mon père me faisait une réflexion sur mon installation a mon compte je le poussais à me répondre loyalement que si j’avais besoin d’une aide me la refuserait-il. La réponse fut négative car il me répondit peut-être. Ce peut-être je savais ce que cela voulait dire, je savais que je ne devais pas compter sur lui […] Je m’adressais à de nombreux amis qui n’eurent pas ce peut-être et mirent ce que j’avais besoin à ma disposition […] »
Gérard Noiriel a insisté sur l’importance du rôle joué par les solidarités professionnelles dans la vie des ouvriers français du XIXe siècle 32. De fait, concernant le travail, sans qu’il n’y ait jamais rupture définitive, le récit de Jules révèle, concernant le métier, des relations tout à la fois vitales, complexes et fluctuantes entre les hommes de la famille à l’inverse des liens conjugaux et professionnels qui paraissent bien plus constants.
En 1909, en l’absence au foyer de ses deux frères ainés, Jules, marié depuis un an, travaille et vit avec son père à sa demande. Ces deux aspects, professionnels et privés, très imbriqués, font que le jeune homme considère que sa place de cadet de la fratrie lui impose cette obligation filiale et morale malgré les tensions existant entre le père et ses fils adultes. Giovanni voudrait d’abord contrecarrer les projets matrimoniaux de Jules avant de s’incliner puis de mal supporter la présence de ses trois petits-enfants ce qui entraine le repli du jeune ménage, par ailleurs en deuil, sur sa famille nucléaire qui prend une distance toute relative en déménageant un peu plus haut dans la rue. Ce sont alors les « frères et sœurs qui rentrent à la maison paternelle » en particulier le fils ainé de Jean, Joseph, qui, à ce moment-là, d’ouvrier agricole redevient pêcheur de sables peut-être pour ne pas laisser seul le patriarche alors âgé de 60 ans dont l’épouse décède en 1912. La situation ne parait pas pour autant si simple puisqu’un conseil de famille doit être réuni pour arriver à cette solution qui permet que soit pris le relais de Jules auprès du père avec le consentement des autres enfants 33.
La rupture familiale est intrinsèquement liée à la rupture professionnelle et le jeune homme crée dans la foulée en 1911 sa propre entreprise à laquelle il donne le nom de Jules Viviani jeune tandis que Joseph devient Joseph l’ainé. Mais en accolant ce qualificatif qui n’a aucune véritable utilité puisqu’il est le seul à porter ce prénom, il semble qu’il veuille comme son frère s’insérer malgré tout dans une tradition familiale. De fait, Jean-Giovanni a transmis ses compétences et son expérience à ses trois fils qui travaillent le plus souvent avec lui. Cependant, qu’il s’agisse des Viviani ou des Raynal, le caractère héréditaire du métier continue de s’imposer comme une évidence pour les générations suivantes même si le travail évolue. En 1911, le fils cadet d’Antoine Raynal, Henri pêche le sable avant de devenir batelier comme les deux fils de Joseph Viviani, Albert et Louis 34. De même, René, le fils de Jules, devient dès l’âge de 16 ans camionneur chez son père comme l’était déjà le fils ainé d’Antoine Raynal, Alban 35. Les jeunes Camille et Georges Raynal en revanche cultivent les vignes après la guerre. Pour autant, la filiation peut aussi passer par les filles puisque Joseph Viviani embauche Noël Veaux, son gendre et voisin, puis s’associe avec lui. À moins que ce ne soit sa fille, Angèle, qui ait épousé l’employé de son père. Cependant, les filles de Jean-Giovanni s’éloignent un temps de la famille. En effet, la première sœur de Jules, Marie épouse un cultivateur après avoir fait un passage en Suisse où est née, d’un premier mariage, sa fille, Jeanne. La seconde, Rose, convole avec un marchand de primeurs aveyronnais et leur fille nait à Agen en 1910. Les deux couples sont cependant installés dès 1911 près des hommes Viviani.
Les conflits, dont les raisons restent souvent confuses, entre les deux frères, Jules et Joseph, rythment également l’histoire familiale. Les deux hommes en viennent même une fois aux mains au sujet de l’utilisation du quai. Pourtant, face à la nécessité, ils trouvent des terrains d’entente ; En 1914-1918, Joseph, démobilisé plus tôt, travaille pour sa belle-sœur, et après la guerre, les deux frères dirigent deux entreprises plus spécialisées ; Jules extrait, Joseph livre, ce qui permet de « vivre en bon accord ». Puis l’ainé achète une drague à vapeur, les deux frères fusionnent leurs affaires et investissent ensemble dans de nouveaux outils. C’est le moment pourtant où le témoignage de Jules accuse Joseph de vouloir l’évincer avec l’aide d’un associé, son gendre, ce qui entraine à nouveau la séparation 36. Par ailleurs, il n’est jamais question des relations avec Pierre, le second fils, qui pourtant travaille souvent, mais pas toujours, indifféremment pour l’un ou l’autre de ses frères et habite chez Jules tandis que sa femme est installée en concubinage avec un agriculteur d’origine aveyronnaise, Jean Rouquette. Il est celui pour qui les sources s’avèrent quasi absentes ; pas de photographies, pas de souvenirs familiaux, pas de caveaux ni de plaque au cimetière. Cette zone d’ombre est peut-être liée à la place centrale occupée dans la fratrie, la plus difficile 37. (Fig. 12), (Fig. 13)
Les liens conjugaux paraissent plus sereins que les liens fraternels dans des stratégies matrimoniales largement liées au travail. Les mariages masculins ont lieu presque exclusivement dans le milieu professionnel. Ainsi, ensemble, mais aussi avec leur employés, Les Raynal et les Viviani forment une petite communauté unie par des liens d’homogamie très serrés. Jules épouse en effet Angéline Rumeau qui est la petite-fille de Prosper Raynal et d’Angèle (qui est aussi sa belle-mère), et dont le frère, Prosper, et les beaux-frères, Jean Gagean et Pierre Baccardi travaillent au dragage. Tous habitent très près les uns des autres, toujours dans le quartier du Barri, voisinage géographique où sont choisis également les autres promis(es) telle l’épouse de Joseph ou le second époux de Marie Viviani. (Voir Tableau 1)
Le couple parait certes vécu comme un lieu d’affection mais aussi comme un lieu d’expériences partagées et de solidarité obligée par la nécessité. À quel moment et combien de fois Giovanni s’est-il remarié ou simplement mis en ménage ? Qui s’est occupé du foyer et des cinq jeunes enfants à partir de 1883 ? Les sources là encore manquent mais le couple se présente comme une stratégie de survie. En effet, à son arrivée, ses enfants, qu’il lui faut élever, sont petits et nombreux et vraisemblablement Giovanni vit en ménage au moins dès 1891. Plus généralement, à l’exception de celle de Pierre, les unions ne rompent que par le décès de l’un d’entre eux. Si l’entreprise forme une structure familiale par l’alliance des frères, elle l’est également par l’implication des femmes qui partagent heurts et bonheurs.
Car le deuil enfin a affecté en permanence la vie du couple formé par Jules et Angéline qui a dû surmonter le décès de cinq de ses six enfants dont quatre entre 1911 et 1918. La méningite emporte d’abord les petites Marie Rose, cinq mois, en 1910 puis Marie Louise, 4 ans en 1912. La guerre est dure aux personnes ordinaires ; en 1918, c’est Paul Pierre, un an, qui les rejoint atteint par la même maladie. Un an auparavant, Fernand, 5 ans a disparu aussi, ébouillanté. Joséphine, 21 ans et jeune mariée installée à Montauban « est enlevée à l’affection de tous » en 1931. Méningite encore. L’investissement forcené des conjoints dans l’entreprise a pu certainement alors représenter une compensation pour surmonter cette somme de drames familiaux d’autant que les recensements révèlent qu’à partir de 1921 les tâches domestiques du foyer sont assurées par deux employées. (Fig. 14)
Enfin, aux longues pages que Jules Viviani consacre aux rivalités avec son frère Joseph et à la solidité du lien conjugal répondent des passages nourris sur le rôle important joué dans sa réussite professionnelle par le réseau de relations qu’il s’est constitué et qui repose en partie sur « la bonne réputation » qu’il a su se construire, argument maintes fois répété.
« […] Étant bien connu et très estimé car je vous dirai que dans le courant de L’année j’y transportais le sable, la pierre pour le bâtiment […] J’étais connu, bon travailleur avec une bonne volonté […] Péniblement je sus gagner à ma cause de nombreux amis car n’oublions pas que l’on me connaissait […] Ceux-là même qui a cette époque ne m’ont pas oublié j’ai su par la suite leur rendre service quand je l’ai pu […] Je m’adressais a de véritables amis qui mirent ce que j’avais besoin a ma disposition »
La confiance réciproque et le respect partagé, parce que les engagements sont tenus, tiennent dès lors une place essentielle dans le développement de l’entreprise ce qui permet des échanges conséquents de services avec les collaborateurs et les clients qui deviennent alors parfois des amis. C’est par ce biais, qui s’avère déterminant selon son témoignage, que Jules obtient de plus en plus de commandes, de plus en plus importantes, sur un périmètre de plus en plus large qui s’étend du Gard à Moissac dont le canal du Midi reste l’artère et Agde le cœur. Ces personnes l’aident y compris financièrement quand il ne peut compter sur la solidarité familiale – Jules regrette que son père ne l’ait pas aidé à monter son entreprise en 1911 – et représentent un atout primordial à des moments cruciaux comme ceux où les crues et les inondations de l’Hérault menacent le devenir de l’exploitation. Ainsi en 1938, c’est François Palumbo, son voisin, lui aussi d’origine italienne, passé par l’Algérie, arrivé à Agde juste après la première guerre mondiale, propriétaire du chantier naval installé sur les rives de l’Hérault, qui vient au secours des Viviani. Cette amitié construite dans l’adversité ne se dément dès lors plus. Ce réseau professionnel a joué un rôle primordial non seulement dans la croissance de l’entreprise mais aussi dans l’intégration rapide de la famille dans la société française.
Si cette histoire de « gens d’ici », dans laquelle vie privée, professionnelle et sociale furent en permanence solidement imbriquées, a pu émerger c’est grâce au témoignage singulier de Jules Viviani. Le récit du plus jeune fils d’un pêcheur de sable toscan devenu français, ouvrier puis patron d’une entreprise familiale de l’industrie du bâtiment qui livra des matériaux aux multiples chantiers de construction de la plaine languedocienne contribue aujourd’hui à éclairer ce que le développement économique de la première moitié du XXe siècle en Languedoc et en France dut aux migrations italiennes dans toutes leurs diversités.
Et si le 1er janvier 1943, Jules Viviani, 60 ans, vendit pourtant son entreprise florissante d’extraction de sables et de graviers, ce n’est pas uniquement parce qu’il méritait de prendre sa retraite. En effet, pour la seconde fois déjà, la guerre rendait les affaires difficiles et les teintait de préoccupations morales : d’après son petit-fils René, il refusa en effet de travailler pour les Allemands qui venaient d’occuper sa ville. Son fils embarqua alors sur un chalutier. D’autres propriétaires continuèrent l’activité jusqu’aux années 1960. Il semble que, dans la ville, la rapidité et l’importance de la réussite professionnelle de Jules Viviani restent exceptionnelles tout comme le faisceau de facteurs qui en fut à l’origine. Peut-être peut-on essayer de la rapprocher de celle de son ami François Palumbo né en 1888 ou de celle de l’entrepreneur en maçonnerie Philippe Caruso né en 1892, tous deux originaires du Latium et encore Italiens en 1921. Cependant, à l’échelle du pays, cette réussite est moins rare puisque beaucoup d’ouvriers spécialisés du bâtiment créèrent en France « de petites entreprises qui leur permettront une réelle ascension sociale » 38.
NOTES
1. L’activité a continué parfois largement dans une semi-clandestinité. J. Paul Videau, un de ses acteurs, en a témoigné dans Pilleurs de Garonne, La Découvrance éditions, Fontenay-le-Comte, 206 p.
2. Pour Sallèles d’Aude, collection Sicard et, pour Agde, collection d’Alain Carles.
3. René Viviani, qui reste en contact avec la branche italienne des Viviani est aujourd’hui le dépositaire de la mémoire familiale. Je le remercie vivement pour l’ensemble des documents qu’il a mis à ma disposition. Je remercie également sa fille Valérie qui m’a très amicalement ouvert les portes.
4. Arch. mun. Agde, L’Agathois, 6 août 1993.
5. http://fabie.thuilliez.pagesperso-orange.fr/genealogie_023.htm, consulté le 10 juin 2017.
6. Rosenthal, Paul-André, Les sentiers invisibles. Espaces, familles et migrations dans la France du XIXe siècle, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1999, 256 p.
7. L’orthographe, la ponctuation et la syntaxe ont été respectées dans toutes les transcriptions des extraits du récit de Jules Viviani.
8. Voir la synthèse proposée par Bertrand Blancheton et Jérôme Scarabello : « L’immigration italienne en France entre 1870 et 1914 », Working Papers of GREThA, n° 2010-13, https://ideas.repec.org/p/grt/wpegrt/2010-13.html. Consulté le 30 mars 2017.
9. Dukic, Suzana, « Deux siècles d’immigration en Languedoc-Roussillon », Hommes et migrations, 2009, mis en ligne le 29 mai 2013, URL :
http://hommesmigrations.revues.org/230, consulté le 29 juillet 2017.
10. Souvenir familial livré par René Viviani.
11. Milza, Pierre, Français et Italiens à la fin du XIXe siècle, aux origines du rapprochement franco-italien de 1900 à 1902, École française de Rome, Rome, 1981, 1114 p.
12. Arch. dép. Hérault, recensement de population 6M 208. 126 Espagnols et 285 Italiens en 1906 – 564 Espagnols et 347 Italiens en 1911.
13. Llopis, Magali, « Histoire d’une immigration : la colonie italienne de Sète », Bulletin de la société d’études historiques et scientifiques de Sète et de sa région, tomes XXVI, XVII et XVIII, 2003.
14. Picheire, Joseph, L’histoire d’Agde, Éditions Bissuel, Lyon, 1966, 222 pages, p. 83.
15. Arch. mun. Agde, fonds privé, Barbano.
16. Le mariage n’a pas eu lieu à Agde.
17. http://archives.aveyron.fr/archive/recherche/etatcivil/Villefranche, Villefranche-de-Rouergue, consulté le 10 juin 2017.
18. Noiriel, Gérard, Le creuset français, histoire de l’immigration (XIXe-XXe siècle), Points histoire Seuil, 1986, mise à jour 2006, 450 pages.
19. Weil, Patrick, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Gallimard, Grasset, 2005, p. 65-69.
20. Llopis, Magali, op. cit.
21. Milza, Pierre, Voyage en Ritalie, Plon, Paris, 1993, 320 pages / Noiriel, Gérard, Le massacre des Italiens, Aigues-Mortes, 17 août 1893, Paris, Fayard, 2010, 294 pages.
22. Arch. dép. Hérault, registres matricules, R17 1175 1903, Béziers, table alphabétique, p. 19, et R17 1175 1917, fiche 1676.
23. Entretien dans l’Histoire, numéro 195, janvier 1995, page 70-71.
24. Petit chaland en acier, très bas, permettant de remonter le sable et les graviers. En Languedoc, ces sablières étaient construites à Toulouse.
25. Noiriel, Gérard, Les ouvriers dans la société française (XIXe-XXe siècle), Points histoire Seuil, 1986, 2002, 321 pages, pages 18-22.
26. Nom donné aux grands domaines viticoles du canton où le « château » biterrois est très rare voire inexistant.
27. Béchard, Laurène, « La maison Noilly Prat, vitrine internationale du Vermouth », La vigne et le vin à Agde et dans sa région, actes du colloque du GRHISTA, sous la direction de Jean Sagnes, 2010, pp. 93-120.
28. Arch. dép. Hérault, 10M 232, grèves 1911.
29. https://www.ladepeche.fr/article/2003/03/05/195791-1930-l-inondation-du-siecle.html, consulté le 28 juillet 2016.
30. Type de bande transporteuse pour charger les navires, péniches ou silos, notamment de matériaux meubles : minerai, gravier, sable.
31. http://fabie.thuilliez.pagesperso-orange.fr/genealogie_023.htm op. cit.
32. Noiriel, Gérard, Les ouvriers… op. cité, p. 50-54.
33. Institution sous l’autorité d’un juge de paix créée par le code civil napoléonien et composée de six membres.
34. Arch. dép. Hérault, 6M 209 1936, p. 241.
35. Il meurt durant la Grande guerre ainsi que son frère cadet Henri ce qui peut expliquer en partie la disparition de l’entreprise.
36. L’Annuaire de l’Hérault de 1938 fait apparaître deux entreprises distinctes sous les rubriques « Carrières de sable » et « Dragueurs » : Jules Viviani, rue Mirabeau, et Jos. Viviani, montée de Joly et avenue de Marseillan. Donc voisines.
37. Exception faite des recensements.
38. Témime, Émile, France, terre d’immigration, coll. « Découvertes Gallimard » (n° 380), Gallimard, 1999, p. 53.