Tobie Rocayrol, agent secret chez les camisards, d'après un document de l'abbé Julien Rouquette historien-érudit de l'Hérault (1871-1927)

Tobie Rocayrol un agent secret chez les camisards (juillet 1704)

Le manuscrit publié ci-dessous a été retrouvé par Jean-Claude Richard Ralite dans les archives de l’abbé Julien Rouquette, et remis récemment aux Archives départementales de l’Hérault. L’abbé Rouquette était un prêtre du diocèse de Montpellier, historien et érudit du début du XXe siècle. Il est connu surtout par son Histoire du diocèse de Maguelone et son Histoire de la ville de Ganges. Mais un de ses sujets de recherche préférés était l’étude des antagonismes locaux catholiques-protestants. En témoignent, en 1906, son livre Les victimes de Calvin : l’inquisition protestante, dont le titre est à lui seul tout un programme, plusieurs ouvrages publiés en 1908 sur la guerre des camisards et, un peu plus tard, sur les fugitifs protestants. Ces ouvrages soulevèrent une polémique assez intense avec les historiens protestants, en particulier dans leur revue, le Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme. Ce qu’apportaient de nouveau ces « Études », ainsi qu’il les nommait, c’est l’utilisation, et parfois la publication intégrale, de documents qu’il avait trouvés aux Archives de l’Hérault, dans le fonds de l’intendance. Cette démarche était pionnière chez les historiens catholiques, et même aussi chez les historiens protestants où seul Charles Bost avait fait le choix de dépouiller la documentation archivistique de base, qui aboutira plusieurs années après à ses Prédicants protestants.

Les informations contenues dans ce texte sont pour la plupart connues des historiens qui ont travaillé sur la guerre des camisards, mais il nous a semblé intéressant de le publier car il permet d’évoquer un épisode et un personnage peu connu, et de montrer l’importance que pouvait avoir dès cette époque le « renseignement » et plus généralement « l’action secrète » dans le déroulement des guerres.

Printemps 1704 : le tournant de la guerre des camisards

La révolte des camisards, déclenchée en juillet 1702 par le meurtre de l’abbé du Chaila au Pont de Montvert, s’étendit très rapidement dans les diocèses d’Uzès, d’Alès, de Nîmes et de Mende, où les « nouveaux convertis », terme qui désignait les protestants, étaient les plus nombreux, et plus marginalement dans le diocèse de Montpellier. La quasi absence de troupes réglées, employées en Allemagne et dans le Milanais, favorisa le développement rapide des insurgés et leur aguerrissement. Dès janvier 1703,pour contenir ce front intérieur, le roi Louis XIV envoie de nombreuses troupes rendues disponibles par leur inaction d’hiver, et des généraux expérimentés comme le maréchal de Montrevel ou l’ancien protestant Julien. Les camisards, malgré leur échec dans l’extension de la révolte en Vivarais et en Rouergue, malgré le brûlement de toutes les Hautes Cévennes, sous la direction de nombreux chefs dont Roland et Cavalier pour les plus importants, résistent par la guérilla à des troupes considérables de 20 à 25 000 hommes.

Au printemps 1704 alternent de grandes victoires camisardes (Martignargues, le Plan de Fontmort), et des défaites importantes (Nages, la prise des « magasins » de Cavalier à Euzet). Le remplacement du maréchal de Montrevel par le maréchal de Villars permet des négociations qui aboutissent à la reddition de Cavalier et à son départ du Languedoc.

La coalition des Alliés et la guerre des camisards

Dès le début de l’insurrection, l’intendant Basville était persuadé qu’il s’agissait d’un mouvement déclenché par les puissances étrangères coalisées contre la France, les Alliés, ou pour le moins fortement encadré par eux. Les petits combats où les camisards sont victorieux renforcent sa conviction de la présence d’officiers étrangers. Ce n’est pourtant pas le cas. Les Alliés seront longs à comprendre l’intérêt pour eux de cette révolte, et surtout à y participer avec les moyens appropriés. Et quand ils interviendront, ce sera toujours avec une très grande inefficacité. Ils sont pourtant bien informés de la situation. Les relations épistolaires des cévenols avec leurs parents émigrés sont régulières, les gazettes publiées à l’étranger donnent avec une rapidité étonnante des comptes-rendus militaires assez objectifs. Mais ils sont méfiants vis-à-vis d’une révolte qu’ils ne comprennent pas, une guerre de paysans et d’artisans, et le prophétisme les déconcerte. Ils enverront donc des émissaires pour s’informer. David Flotard, réfugié originaire du Vigan, secrétaire du duc de Miremont et officier anglais, joint les rebelles en juillet 1703, s’informe de leurs besoins et leur promet des secours par voie maritime.

En août 1703, une dizaine de réfugiés français a pour mission de rejoindre les camisards, mais ceux qui partent réellement sont arrêtés, emprisonnés et exécutés, probablement trahis par l’un d’entre eux qui était agent double ! Une de leurs missions devait être de mettre au point un système de communication avec les insurgés, afin de débarquer sur la côte des renforts en hommes et en armes. Leur arrestation fait échouer le projet, et la flotte anglaise qui effectivement s’approche des côtes en septembre 1703 ne peut effectuer son débarquement faute de réponse à ses signaux, les camisards n’étant pas prévenus, comme ils le disent dans le texte ci-dessous. Cela montre bien la principale difficulté de ce type de projet : la coordination, à une époque où les déplacements, par terre comme par mer, sont longs et aléatoires, il est bien difficile de fixer un point et un moment où se retrouver avec quelque chance de réussite !

Rocayrol et sa mission

En 1704, malgré ce précédent, les Allies préparent un nouveau débarquement sur les côtes françaises, et envoient un nouvel émissaire aux camisards à la fois pour les prévenir du débarquement, les inciter à continuer leur lutte, et s’informer de leur force, de leur organisation et de leurs besoins. Cet émissaire, c’est Tobie Rocayrol, l’auteur du texte publié ci-dessous, qui est le compte-rendu de sa mission aux puissances Alliées. C’est un marchand de soie originaire de Roquecourbe, dans le Castrais, établi un temps à Lyon, puis passé en Suisse où il fera connaissance avec l’abbé de la Bourlie, futur commandant de la flotte chargée du nouveau débarquement. Le pasteur Sagnol de la Croix le contacte, et, lui promettant d’assurer sa fortune, l’envoie en mission en Languedoc.

Rocayrol arrive à Nîmes le 25 mai 1704, après la reddition de Cavalier, et en pleine trêve entre les camisards et les troupes royales. Il fait prévenir de son arrivée les chefs camisards qui ne s’étaient pas encore soumis, leur demandant de ne pas se rendre. Il part pour Millau, où il trouve les contacts que l’abbé de la Bourlie lui avait indiqués, mais ils sont très réticents pour un soulèvement. Ils lui apprennent l’échec probable de l’opération de débarquement, avec la prise d’une tartane échouée en Catalogne, près de Rozés. Rocayrol retourne alors à Nîmes le 8 juillet et parvient à rejoindre les camisards en se faisant astucieusement enlever par eux sur la route de Saint-Gilles. C’est du séjour qu’il fit parmi les camisards qu’il tire les réponses aux questions posées par les Allies publiées ci-après. Il en fit également un récit plus complet, récit manuscrit conservé aux Archives départementales de l’Hérault, et publié par Eugene Thomas, ancien archiviste du département, en 1859 (voir bibliographie).

Tobie Rocayrol apprendra aux chefs camisards à la fois l’existence de la tentative de débarquement d’armes et d’hommes pour les aider, et son échec. Il parviendra néanmoins à les convaincre de ne pas se rendre, et prolongera ainsi la guerre de quelques mois. Les réponses aux questions des Allies expriment bien les difficultés qu’ont les camisards en ce milieu d’année 1704, difficultés d’approvisionnement essentiellement, la plaine étant restée en friche à cause de la guerre, et la montagne ruinée par le « grand brûlement » de la fin de 1703. Et pour les camisards, la seule façon de les aider est de leur faire passer de l’argent, ce qui ne semble pas leur poser de gros prblèmes d’acheminement vu les contacts qu’ils ont avec les marchands protestants des villes. Mais nous savons par ailleurs que les Alliés sont réticents à envoyer de l’argent, parce qu’une grande partie des sommes déjà envoyées s’est évaporée en route. Ils exigent des lors, avant de nouveaux envois d’argent, des conditions incompatibles avec l’action clandestine, comme la signature de reçus pour chaque somme remise en main propre aux bénéficiaires. C’est à cause de cette exigence que seront pris nombre de camisards à Montpellier et Nîmes au printemps 1705 lors de la tentative de soulèvement dite du « complot des Enfants de Dieu ».

Les dernières aventures de Rocayrol

Quittant les camisards, Rocayrol regagne Anduze où il demande à voir le gouverneur à qui il explique que les camisards l’avaient relâché. Le commandant d’Alès lui demande également de raconter sa détention. D’autres militaires lui en demandent également le récit, et il répond de façon convaincante et sans se couper. Les Alliés auront d’ailleurs toujours un petit doute, pensant avait très bien pu vendre la mèche aux autorités de la province ! De toute façon, revenu en Suisse, il n’obtient pas la récompense escomptée, et a une activité assez trouble de renseignement et d’action visant entre autres à intercepter les convois d’argent qui alimentaient les troupes de Louis XIV en Piémont via le lac Léman. Tout ceci sur fond de double-jeu avec les autorités françaises de Genève. À ce jeu, Rocayrol risquait bien de se brûler les ailes, malgré sa charge officielle de capitaine d’une compagnie franche reçue des Alliés. Et, en effet, il est pris dans un guet-apens en mai 1707. Il réussit à négocier (par lettres) avec Chamillart, ministre de Louis XIV, et obtient une promesse de vie sauve contre l’assurance de dire tout ce qu’il savait sur les projets des Allies et leurs complicités en Languedoc.

C’est probablement sur les indications qu’il donne que ses papiers sont saisis à Schaffouse en Suisse. Il est envoyé à Montpellier avec ses papiers, ce qui explique que ceux-ci se soient retrouvés dans les archives de l’Intendance. Il subit un interrogatoire musclé par l’intendant Basville et il est condamné à vie aux galères en septembre 1707 : la promesse de vie sauve du roi lui épargnant la pendaison ou la roue que désirait lui administrer Basville. La peine est aggravée par une détention au château d’If, tant une évasion des galères était à craindre de sa part. Il n’en sortira que 9 ans plus tard, en 1716, après la mort de Louis XIV. Basville fit tout pour éviter sa libération, mais le prince Eugene de Savoie qui la demandait, l’emporta.

Pendant les près de 40 ans qu’il vécut encore, il présenta encore plusieurs projets de soulèvement des protestants des Cévennes, le dernier datant de 1747 : il avait alors près de 80 ans ! Il essaya également d’obtenir les récompenses qui lui avaient été promises, mais inutilement. Il ne réussit qu’à obtenir un poste de colonel de l’armée britannique. Il relate ses efforts pour obtenir justice dans un livre paru en 1753, destiné à faire savoir à ses créanciers qu’il n’avait reçu que très peu d’argent de ses commanditaires, malgré ses recours et réclamations répétés, et que c’est pour cela qu’il ne les avait pas remboursés. Il semble être décédé cette même année 1753.

Annexes

— I —

Mémoire ou relation du voyage que j’ai fait en Cévennes et en Rouergue, par ordre de Mrs Hill et Vandermeer, Envoyés de Sa M[ajesté] B[ritannique] et de leurs H[autes] P[uissances] près de S[on] A[ltesse] R[oyale] à Turin, où sont contenues les propositions et demandes que les dits envoyés m’avaient données pour être présentées à nos frères des Cévennes au sujet du secours qu’on devait leur porter avec la réponse que les chefs d’entre eux y ont faites pour obtenir ledit secours.

1re D. – Il faut parler à Cavalier et à Roland Laporte et s’il se peut à tous les deux, ensemble.

Réponse. – J’ai parlé à Roland Laporte qui est à présent le chef de tous les mécontents des Cévennes qui sont sous les armes, et à même temps à Mallier, lequel commande aussi, et qui est confident dudit Roland, à Malplach son secrétaire, parce que ledit Roland a de la peine à écrire, j’ai parlé à Joinain dit Nicolas qui commande une troupe, à Catinat qui ne sait pas écrire et qui commande ordinairement la cavalerie, à Moyse qui leur prêche, et que j’ai oui prêcher moi-même sur le 20e verset du chapitre 6 du livre de Daniel, en ces termes : Et comme il approcha de la fosse, il cria à Daniel d’une voix piteuse, et le Roi prenant la parole dit à Daniel, Daniel, serviteur du Dieu vivant, ton Dieu à qui à tu sers incessamment te pourrait-t-il avoir délivré des lions ? Ce sermon fut fait en présence où il y avait encore 500 personnes, d’une manière si sainte et si touchante, que plut à Dieu que tout le monde l’eut entendu, il n’y aurait ni grand ni petit qui ne fut porté à les secourir ; à l’égard de Ravanel, il était fiancé et était allé voir sa prétendue épouse, pour Castanet il se trouva si bas dans la plaine que Catinat, qui est celui par qui je me fis arrêter, ne trouva pas à propos de le faire avertir. Outre ces chefs, il y en a quelques autres qui commandent de 50 à 60 hommes. Ils vivent dans une union si fraternelle et si étroite qu’on aurait de la peine à le croire si l’on ne l’avait vu.

2e D. – Il leur dira qu’ils ne perdent pas courage, qu’ils continuent à se fier au bras du Tout Puissant qui les a soutenus, que l’on fait des grands préparatifs de tous cotés pour les soutenir et pour empêcher qu’ils ne soient opprimés.

R. – Je les ai trouvés remplis de foi et d’un courage tout divin. Ils ont eu de la peine à ajouter foi à mes paroles et à mes promesses, parce que l’année passée un nommé Flotart leur fit à peu près les mêmes promesses, lesquelles n’ont pas été exécutées, quoique ledit Flotart les ait toujours amusés par lettres. Ils m’ont même dit avoir fait présent d’un cheval audit Flotart pour l’obliger à avoir plus de soin à se souvenir d’eux, en sorte qu’ils croient qu’on les amuse pour se servir d’eux pendant la guerre, et les laisser là pendant la paix. Pour lever tous leurs ombrages là-dessus, je suis convenu de leur faire savoir au plus tôt s’il y a quelque chose de réel à espérer, et j’ai pris 5 semaines pour commencer d’exécuter notre convention. Je leur ai promis que le 20e d’août prochain je leur ferai compter de l’argent, pour le moins 500 louis d’or, qui est le premier paiement de ceux que je leur ai fait espérer. Après cela ils ont paru tranquilles et m’ont promis tous d’une voix de faire tous leurs efforts pour se soutenir et pour être fidèles à la cause commune, et pour donner de plus grandes occupations à leurs ennemis.

3e D. – L’année passée la flotte était venue dans la Méditerranée pour leur apporter du secours, mais que n’ayant pas répondu au signal que ladite flotte fit pour les obliger de s’approcher de la mer et recevoir ce qu’elle leur apportait, elle fut obligée à cause des vents de s’éloigner de la terre.

R. – [mise à la fin dans le texte original] Ils ont dit à l’égard de cet article, qu’ils ne peuvent pas deviner ni le signal de la flotte, ni si elle leur apportait quelque chose, qu’ils n’en avaient jamais rien su, et que quand cela aurait été, ils ne sont pas en état de quitter leurs montagnes pour s’exposer à être coupés de [par] leurs ennemis et périr.

4e D. – La flotte des Alliés reviendra cet été pour leur apporter de l’argent et des armes, ils doivent observer le temps qu’elle viendra ou quelque vaisseau qu’on détachera pour s’approcher de terre.

R. – Suivant les avis que monsieur Sagniol me donna, je leur fis savoir l’arrivée de la flotte, premièrement celle d’une frégate au port de Villefranche, chargée de fusils, des selles, de munitions tant de guerre que de bouche, de plus qu’on avait fait un débarquement à Nice de 500 hommes et de plusieurs officiers, mais tout cela a échoué, ce monde ne leur convenait point, ni par leur nombre, ni par leur qualité, il faut d’argent pour faire subsister ceux qui y sont.

5e D. – Ils doivent dire où ils jugent à propos qu’on pourra faire le débarquement plus commodément, et eux venir le recevoir et s’approcher les uns des autres.

R. – Ils ont répondu à cet article qu’ils n’entendaient rien à la marine et qu’ils ne pouvaient quitter leurs montagnes qu’après qu’ils aient reçu d’argent pour augmenter leurs troupes jusques à un certain nombre à ne pas craindre leurs ennemis.

6e D. – Il faut convenir de quelques signaux, savoir par exemple qu’ils feront un certain nombre des feux dans la nuit sur quelque montagne, et dans le jour une épaisse fumée portant le même nombre, auxquels signaux la flotte répondra pour faire voir qu’on les a bien compris.

R. – Il n’y a qu’un seul endroit dans toutes les montagnes où ils puissent faire des feux pour être vus commodément de la mer, laquelle en est à deux grandes journées, et d’où ils ne peuvent s’approcher qu’ils n’aient augmenté leur nombre considérablement.

7e D. – D’abord après les signaux ils feront une descente jusques à la mer du côté du signal ou bien du côté qu’ils apercevront du haut de leurs montagnes là ou les vaisseaux s’approchent.

R. – C’est toujours la même difficulté d’approcher la mer.

8e D. – Il faut qu’ils disent par quel moyen l’on pourrait les secourir, soit d’argent ou du monde, il faut qu’ils marquent leurs plus grands besoins afin qu’on y pourvoie par toutes sortes de moyens.

R. – Ils ont presque besoin de tout, et il est comme impossible de découvrir d’autres moyens que ceux de leur faire tenir de l’argent qui suffira pour leur faire trouver tout ce qui leur est nécessaire, et qui augmentera leurs forces, et lorsqu’elles seront plus considérables, ils pourront se faire des passages sur le Rhône, si l’on venait par le Dauphiné, et enfin faire plusieurs autres choses que leur faiblesse présente ne peut pas permettre d’entreprendre.

9e D. – Il faut savoir leur nombre, tant cavalerie qu’infanterie, s’ils le peuvent augmenter, de combien et comment, si c’est faute d’armes qu’ils ne s’augmentent pas, s’ils ne peuvent pas avoir des bâtons ferrés et des fourches, s’il leur manque des munitions de guerre, si leur ressources pour cela sont sûres et abondantes, comme ils se nourrissent et s’ils ont des voies pour s’empêcher de périr par la faim, s’ils font leurs exercices de piété comme il faut, s’ils observent une bonne discipline ecclésiastique.

R. – Présentement ils sont trois mille fantassins et 190 cavaliers, tous gens craignant Dieu, et sans secours d’argent, ils ne se soucient pas d’être davantage, le pays ne pouvant fournir a leur besoin. S’ils avaient de l’argent, ils augmenteraient d’abord leur nombre jusques à 6 000 hommes, et ensuite jusques à dix mille. Ils assurent que Mr de Villars n’aurait pas assez des troupes pour leur résister, et qu’ils ne craindraient pas une armée de 30 000 hommes. Avec d’argent, ils débaucheraient la moitié des troupes du Roi, dont la plupart les redoutent, et les autres les aiment, ils disent qu’ils ne peuvent combattre contre des gens [qui ne font que prier Dieu].

10e D. – Il faut savoir, si on leur envoie des troupes, comment on fera pour les faire subsister.

R. – L’on a déjà remarqué qu’on avait bien de la peine de faire subsister celles qui y sont. J’ajoute qu’avec de l’argent, l’on trouverait les moyens d’y faire vivre les troupes qu’on pourrait y envoyer, les paysans donneraient agréablement leurs denrées.

11e D. – Il faut savoir en quelle situation sont leurs voisins a leur égard, s’il n’y aurait pas du danger de les faire sonder, pour en tirer quelque assistance d’hommes et d’aliments, et même s’ils ne pourraient pas former des corps entiers ailleurs, il faudrait qu’ils indiquassent les personnes auxquelles l’on pourrait se confier.

R. – Leurs voisins sont très bien disposes à leur égard, même pour se joindre à eux quand ils verront qu’ils sont soutenus tout de bon ; j’ai été jusques à Millau en Rouergue, et j’en partis avec la résolution d’aller plus loin dans le haut Languedoc jusques à Castres, mais des gens d’importance dudit Millau me dirent qu’il n’était point nécessaire d’aller plus loin, que s’ils avaient de l’argent ils iraient eux-mêmes avec moi, ils m’assurent que je pourrais risquer quelque chose pour ma personne en voyant tant de monde, sans rien leur donner pour gage de bonne volonté où les Alliés sont de vouloir les soutenir. Catinat, l’un des chefs des camisards, s’offrit d’y retourner avec moi quand il en serait temps. On formera des corps d’arme, il n’en faut pas douter, les gens de Millau me l’ont assure. Les chefs des camisards sont dans les mêmes sentiments qu’eux-mêmes, ils espèrent que cela réussira bien. Les catholiques y donneront les mains, et si le M. de Guiscard avait pu paraitre avec les officiers qu’il menait, pourvu qu’il eut eu considérablement de l’argent il aurait fait quelque chose. Mais le vrai moyen de réussir infailliblement, c’est d’ajouter des bonnes troupes aux officiers, il faudrait même que parmi ces troupes il y eut quelques bataillons anglais et hollandais pour les réformés, et quelques bataillons piémontais ou Allemands pour les papistes, afin qu’on croit que ces nations s’engagent à soutenir leur propre liberté et leur religion, et qu’on ne regarde pas les réfugiés qu’on y envoie comme des simples enfants perdus qu’on expose ; enfin, nous avons un grand nombre des personnes dans le pays à qui nous pouvons nous confier, et c’est par leur moyen que des à présent les pauvres cévenols peuvent tirer divers secours de leurs voisins avec de l’argent.

12e D. – 11 ne faut pas qu’ils brûlent les églises, ni qu’ils maltraitent les ecclésiastiques, ni les paysans papistes, cela n’avance pas leur dessein et ne sert qu’à aigrir les esprits contre eux, il faut au contraire crier « Toute liberté contre les impôts et celle de la conscience ».

R. – Ils sont fort revenus de tout cela depuis mon voyage, que je leur ai fait parler, et parlé moi-même, l’on en a vu divers exemples, des prêtres, des moines et autres gens de toute espèce, c’est une vérité constante qu’ils ne font du mal qu’à ceux qui leur en font. Ils ne cherchent pas même à combattre que quand on les cherche, il n’y a que les miquelets, et certains bandits qui ont pris le nom de camisards blancs, à qui ils en veulent, ils les cherchent partout, mais les autres les fuient.

13e D. – On conviendra d’un moyen de faire tenir des lettres et d’en recevoir afin de pouvoir être informés de ce qu’il leur manquera pour y pourvoir, pour projeter les moyens qu’on aura résolu en leur faveur, pour savoir au vrai le succès de leurs combats et de leurs pertes, de celles de leurs ennemis, il faudrait qu’ils donnassent leur seing, et une marque encore, afin que, sur ce seing et cette marque, l’on puisse s’assurer que les sommes qu’on voudra leur envoyer sont bien comptées.

R. – On est convenu des moyens de faire tenir et recevoir des lettres, et j’ai pour cet effet deux voies, afin que si l’une manque, l’autre soit sûre ; ils pourvoiront assez à tout pourvu qu’ils aient de l’argent, et si on leur en avait envoyé autant qu’on en a dépensé pour leur envoyer des armes, des selles, des munitions et du monde, ils auraient déjà chassé Mr de Villars et ses troupes. Ils informeront de ce qui se passera chez eux soit en bien soit en mal. Ils ont donné leur seing en diverses lettres qu’ils ont écrites à Mrs Hill et Vandermeer, à quelques cantons suisses et aux États généraux, de même qu’à Mr Sagnol de la Croix, et ont dit que toute autre marque est inutile et embarrassante, au reste Catinat ne sait pas écrire, et ils dirent qu’il n’était pas nécessaire que Jouainin signât. Ravanel était absent comme j’ai dit ci-devant, mais c’est Roland, Mallier et Malplach qui signent tout ce qui est nécessaire. Si l’on veut tenir un homme auprès d’eux pour s’assurer qu’ils reçoivent les sommes qu’on voudra leur envoyer, je m’engage de le faire passer sans aucun risque, s’il est nécessaire je l’accompagnerais, mais il faut avoir égard aux risques de ceux qui me rendront service.

14e D. – L’on pourra s’informer de leur ordre militaire, et s’ils ne s’accommoderaient pas d’autres officiers que ceux qu’ils tirent de parmi eux.

R. – Ils sont distribués par troupes et par pelotons pour se tenir mieux cachés. La troupe où j’étais était composée d’environ 500 hommes, et à un quart de lieu de là il y en avait environ autant, qui devaient se joindre pour une expédition contre les miquelets au Pont de Montvert, parce que les miquelets sont leurs ennemis irréconciliables, qui massacrent les camisards avec une cruauté sans égale, jusques aux enfants de trois ou quatre ans des personnes qui favorisent les camisards. Les charges militaires ne sont pas réglées parmi eux comme elles le sont parmi les troupes réglées. Il n’y a que deux à trois personnes à chaque bande qu’ils reconnaissent et auxquels ils obéissent. Ils vont au combat d’abord avec quelque ordre, mais dans l’action c’est à qui aura le plus de courage, ils ont dit qu’ils se faisaient honneur et plaisir d’obéir aux honnêtes gens qu’on pourrait leur envoyer pourvu qu’ils fussent gens de bien et craignant Dieu. Il est bon de remarquer que nos officiers ni nos soldats ne pourraient pas faire la guerre comme ils la font, il serait bon d’avoir un corps des troupes réglées. Sur les avis que j’ai reçu de Mr Sagniol de la Croix, je leur ai fait un détail des préparatifs de Nice, mais quand ils ont vu que ce projet a échoué, ils ont cru que c’était des promesses comme les précédentes pour les amuser, mais je leur ai dit si affirmément que la chose était, mais qu’il y devait avoir eu quelque contretemps, et je leur ai promis avec tant d’ardeur et de sincérité qu’on le recevrait dans cinq semaines, ce qui les a entièrement rassurés.

Il s’est donné depuis le commencement 40 combats petits ou grands, 27 par Cavalier, Catinat et Ravanel qui occupaient la plaine, et 13 par Roland, Mallier, Jouainin et Castanet qui occupaient les montagnes. Ils ont perdu dans tous ces combats environ douze cents hommes, et ils en ont tué, à ce qu’ils assurent, douze mille des troupes du Roi.

Il s’est donné depuis le commencement 40 combats petits ou grands, 27 par Cavalier, Catinat et Ravanel qui occupaient la plaine, et 13 par Roland, Mallier, Jouainin et Castanet qui occupaient les montagnes. Ils ont perdu dans tous ces combats environ douze cents hommes, et ils en ont tué, à ce qu’ils assurent, douze mille des troupes du Roi.

Depuis le commencement dudit soulèvement, il s’est perdu de part ou d’autre en méchantes persécutions environ 7 à 8 mille âmes. Personne n’ose couper les foins qui sont dans les montagnes, les paysans ont amassé leur moisson sans que personne s’y soit opposé ni part ni d’autre, l’on menace de faire mettre le peu qu’il y ait dans les villes et villages, pour le faire distribuer comme l’année passée, et si ces pauvres gens avaient de l’argent, la plupart des paysans se déclareraient et cacheraient leurs grains pour le leur vendre dans la suite. Il est inconcevable combien les troupes du Roi les redoutent, dix arrêteront des escortes de trois à quatre cents personnes, et j’ai vu quatre d’entre eux passer à la barbe d’une escorte de deux cents dragons et de trois cents fantassins sans qu’on osât les attaquer, tant il est vrai qu’ils appréhendent de ne se trouver tout d’un coup enveloppés par ces gens-là.

— II —

Mémoire

Je partis du pays de Veaux le 18 mai 1704, et arrivai à Nîmes le 25 dudit mois. Je fis agir les personnes qu’il fallait auprès de Roland, et la nuit du 27, l’on disposa les soldats à se révolter contre leurs officiers s’ils parlaient de s’accommoder, et le lendemain tout se rompit à Calvisson. Dans la suite l’on voulut dire quelque chose à Catinat qui répondit en homme qui se méfiait. Cependant, les personnes que je faisais agir lui représentèrent la vérité, cela fait, nous conclûmes que je ne paraîtrais point de peur qu’il ne m’arrivât quelque contretemps qui m’aurait pu m’empêcher de passer en Rouergue, et lorsque je vis que les affaires étaient entièrement remises et sûres quoique Mr le Baron de Galliers poursuivit toujours Roland à faire la paix comme Cavalier. Pendant ledit séjour Mr Sagniol de la Croix me donna avis de ce qui se passait à Nice, je le fis savoir à Roland et partis pour le Rouergue afin de les avertir de l’embarquement qui se faisait. Je fus presque jusqu’à Millau où je parlai à plusieurs de mes amis qui avaient déjà su l’affaire de Nice. Je compris que c’étais par les avis de Mr le marquis de Guiscard. Ils m’arrêtèrent quelques jours pour s’informer plus amplement de toutes choses, et me dirent de ne pas passer plus loin, qu’ils venaient d’apprendre, par des gens qu’ils servaient sur les côtes, qu’une de leurs tartanes avait été prise du côté de Rose en Catalogne. Ils dirent que mon voyage ne servirait qu’à intimider et faire tout découvrir, mais que quand il serait temps ils viendraient avec moi, pourvu qu’ils vissent des bonnes preuves qu’on veut les soutenir Je m’en retournai à Nîmes, où j’arrivai le 8 juillet suivant, et j’y jouai si bien mon rôle qu’après avoir paru ouvertement, je me fis prendre le 15 dudit mois, et fus joindre Roland. Je demeurai quatre jours avec eux pour m’éclaircir de tout conformément à mes mémoires dont j’ai donné ci-devant l’éclaircissement. Je les quittai le 19 et fus à Anduze, à Alès et à Nîmes où je parus ouvertement comme je pourrais le prouver s’il était nécessaire.

J’oubliais de dire que quand j’ai quitté mes pauvres frères, je leur promis jusques à 100 000 francs pourvu qu’ils eussent 10 000 hommes avec lesquels ils auraient combattu contre 30 000, et si cela avait été, je suis persuadé qu’on aurait bientôt vu la religion rétablie en France.

J’aurais fait un détail de la présente relation beaucoup plus au long si je l’avais voulu, mais s’il y a quelque personne de ceux qui la liront qui désire d’en savoir davantage, je me ferais un plaisir de les entretenir et de leur faire même voir l’original signé et paraphé et attesté par le secrétaire de Roland et plusieurs autres chefs des camisards, comme aussi une lettre que j’ai de feu Roland.

Bibliographie

Source

Relation exacte et circonstanciée de la conduite de Tobie de Rocayrol : pour lui servir de justification auprès de ses créanciers et correspondants, qui l’ont servi dans ses entreprises pour le service des Hauts Allies… Londres, 1753. Nous ne connaissons que deux exemplaires de cet ouvrage extrêmement rare, l’un dans une bibliothèque d’Augsbourg en Allemagne, l’autre à la Bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence, fonds ancien, cote C6834.

Ouvrages et articles

— Henri BOSC, La guerre des Cévennes, Montpellier, Les Presses du Languedoc, 6 vol. Tome 4 pour le séjour de Tobie Rocayrol chez les camisards, et tome 5 pour son arrestation.

— Charles BOST, Les Prédicants des Cévennes et du Bas-Languedoc (1684-1700), Paris, Champion, 1912, 2 vol.

— Rev. W. BRACKLEY, The Diplomatic correspondence of the right hon. Richard Hill, 2 vol., London, 1845.

— Jules CHAVANNES, « Tobie Rocayrol ou les aventures d’un agent camisard » Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme. 1870-1871 (disponible sur Gallica).

— Pasteur FRAISSINET, « Le camp des Enfants de Dieu ». Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme. 1867 (disponible sur Gallica).

— Abbe Julien ROUQUETTE, Histoire du diocèse de Maguelone, Mende, Impr. H. Chaptal, 1921-1924, 4 fasc.

— Abbe Julien ROUQUETTE, Histoire de la ville de Ganges, Montpellier, Imprimerie de la Manufacture de la Charité, 1904, in- 8°, 300 p.

— Abbe Julien ROUQUETTE, Les Victimes de Calvin : l’inquisition protestante, Paris, Bloud, (1906), 54 p. in-16°.

— Eugene THOMAS, « Un agent des Allies chez les Camisards, d’après les manuscrits trouvés dans le fonds de l’ancienne intendance de Languedoc », extrait des Mémoires de l’Académie des sciences et lettres de Montpellier section des lettres, t. III, 1859-1863.