Sylvain Olivier, Aux marges de l’espace agraire.
Inculte et genêt en Lodévois (XVIIe-XIXe siècle) *

* thèse de doctorat d’histoire de l’Université de Caen-Basse Normandie, soutenue le 23 novembre 2012

* Maître de Conférences, Aix-Marseille Université

C’est bien loin de son Lodévois d’origine et de cœur, à l’Université de Caen-Basse Normandie où se retrouvent régulièrement, sous l’égide de Jean-Marc Monceau, des ruralistes de divers horizons géographiques et disciplinaires, que Sylvain Olivier a soutenu sa thèse de doctorat d’Histoire, après une dizaine d’années de préparation. Jean-Marc Monceau était justement le directeur de cette thèse. Le jury était par ailleurs composé de : Annie Antoine (Professeur, Université de Rennes II), Stéphane Durand (Professeur, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse), Patrick Fournier (Maître de Conférences, Université de Clermont Il), Philippe Madeline (Professeur, Université de Caen-Basse Normandie) et de son président : Patrice Poujade (Professeur, Université de Perpignan).

Ce compte-rendu se veut celui de la thèse elle-même, en tant que production scientifique écrite, bien plus que de la soutenance durant laquelle de nombreux échanges ont eu lieu entre l’impétrant et les membres du jury. Ce manuscrit, dont la qualité formelle a été louée par le jury, se présente sous la forme d’un volume de texte et de très riches annexes, totalisant plus de 1 200 pages. Mais attachons-nous plutôt au contenu de ce travail.

Les composantes de l’espace rural sont classiquement distribuées en trois grandes catégories : l’ager, qui contient les espaces de production proprement dits, c’est-à-dire ceux dont le sol est travaillé, la silva ou forêt avec des formes plus ou moins dégradées, et enfin un entre-deux dont le mot français lande masque la grande diversité. C’est justement sur cet inculte, dont on va voir avec Sylvain Olivier comment il porte bien mal son nom, que se concentre la recherche. Comme toute marge, celle de l’espace culte ne peut se comprendre sans que soit dessiné le contexte, l’ensemble du territoire rural du Lodévois. L’auteur analyse, en croisant toutes les sources possibles, et en mobilisant une riche bibliographie d’environ 800 références, le détail de l’espace rural de cinq finages de l’ancien diocèse civil de Lodève (Brenas, Mérifons, Octon, Salasc, Saint-Martin-des-Combes). Mais il sait jouer de zoom en articulant les niveaux de précision lorsque le territoire s’agrandit au Lodévois, au Languedoc et à des espaces plus vastes encore. Les compoix disponibles dans ce Lodévois fixent le début de l’histoire dans la première moitié du XVIIe (compoix diocésain), le milieu du XIXe siècle la terminant (sans que d’ailleurs l’auteur se prive de regards antérieurs et postérieurs), lorsque changent les bases de l’économie agricole et que la déprise commence à imposer sa marque avec force dans le paysage ; alors le genêt n’a plus d’usage textile. Car, au-delà du questionnement sur cet inculte méconnu et ses fonctions dans l’économie rurale, c’est bien cet usage textile du genêt qui intrigue.

L’auteur articule trois niveaux. En premier lieu, comme pour tout travail universitaire, un état de l’art, une synthèse bibliographique à plusieurs voix, d’une part sur l’espace considéré, perçu de l’échelle locale du Lodévois à celle plus large du Midi, et d’autre part sur le thème de l’inculte lui-même. Il faut aussi s’assurer des sources : l’auteur démonte, un par un, les processus de création des sources offertes à l’historien qui se penche sur ces terres incultes. Bien sûr, ici comme toujours, aucune source n’est parfaite. Sylvain Olivier passe ainsi en revue les écrits savants (dont ceux du célèbre Auguste Broussonnet, professeur à Montpellier), les compoix et toute la documentation fiscale, les actes de la pratique que constituent pièces de justice et actes de notaire. Il faut tout recouper, et se méfier de tout car l’inculte reste à la marge de tous ces écrits. En éclairant tel ou tel aspect de la vie rurale, les sources peuvent apporter quelques lumières sur cet inculte dont l’essentiel reste dans l’ombre. Élie Pélaquier fait justement remarquer que, si cette quête se termine souvent par un constat d’impossibilité, elle n’en était pas moins nécessaire de bout en bout pour dégager les quelques assises solides sur lesquelles l’historien peut s’appuyer. Ces résultats incitent à la prudence dans la manipulation des sources, et mettent encore mieux en valeur le travail accompli par Sylvain Olivier. Finalement, pour un tel sujet, il faut rester au plus près de la masse paysanne, elle qui ne laisse pas ses propres écrits, en la regardant au travers des textes des notaires et des juges de proximité.

Ensuite, dans un second niveau, sont abordés les usages de ces terres dites incultes, qui en fait servent à beaucoup de choses : de la livraison de végétaux indifférenciés pour faire du fumier au pâturage, en passant par la fourniture de plantes spécifiquement recherchées et donc parfaitement identifiées. Ce dernier point est l’objet du troisième niveau, celui qui plonge dans une approche micro-historique de la société rurale locale, autour du genêt. Sylvain Olivier s’attache à montrer, avec beaucoup de rigueur et de précision, que le genêt à usage textile est le Spartium junceum des biologistes d’aujourd’hui, ou genêt d’Espagne encore nommé spartier. Après s’être assuré de l’identification botanique exacte de l’espèce en jeu, l’auteur retrace les chemins de la mise en œuvre de la fibre, du travail qui est fait sur la plante dans la parcelle, au tissage final. Ce faisant, il reconstitue toute une filière textile, restée invisible à côté de la production lainière, surtout de celle qui, sous l’égide des fabricants de Lodève, produit en masse des étoffes commandées par l’État – on connaît la spécialisation de la place dans les draps de troupe – ou pour l’exportation au Levant. Car, avec le genêt, il s’agit d’une production non commercialisée, donc d’autant plus difficilement perceptible dans les archives. Tous les membres du jury se sont accordés sur cette extraordinaire quête au plus près du quotidien, pour cette histoire revendiquée par l’auteur « au ras du sol ».

Pour utiliser cette fibre de genêt, il faut d’abord l’extraire de jeunes tiges, ce qui a plusieurs implications. D’une part, pour avoir de jeunes tiges, les paysans de la vallée du Salagou et de ses environs mettent en place une taille régulière qui renouvelle ainsi la matière végétale, mais ils procèdent aussi à des ensemencements qui multiplient les pieds présents sur les ruffes rouges. À elle seule, l’existence de telles pratiques modifie le regard que l’on peut porter sur ces terres incultes : la cueillette ressemble alors, par bien des aspects, à de la culture. Ensuite, après la récolte, il faut rouir les tiges pour dégager les fibres de leur gaine pecto-cellulosique. C’est peut-être à propos de cette étape-là que Sylvain Olivier est le plus proche des gens sur lesquels il enquête : à partir d’un procès des années 1770 pour pollution de l’eau – qui oppose des rouisseurs de genêt à la communauté humaine voisine qui a besoin de cette eau pour abreuver son bétail – il décompose les gestes pour retrouver, étape après étape, les procédés.

La fibre en main, encore faut-il savoir la filer et avoir l’outillage pour en faire du tissu. C’est là que le contexte socio-économique revient au devant de la scène, en particulier le pôle textile lodévois. L’auteur argumente avec pertinence le rôle de cette industrie lainière dispersée. Certes, les fabricants sont à la ville, mais cette dénomination ne doit pas masquer le fait qu’une part substantielle de la fabrication se fait en réalité dans les campagnes environnantes, la ville maîtrisant l’organisation de la production et les finitions (foulonnage, apprêts, etc.). Ainsi, les paysans ont l’outil – fourni par le fabricant qui paie les draps de laine à la pièce – et le savoir pour tisser ces fibres : l’outil est partiellement détourné de sa fonction première. La demande en laine est telle que l’essentiel de celle qui est produite par les petits troupeaux paysans est capté par la fabrique lodévoise ; la fibre de genêt est un substitut gratuit à la laine, laquelle peut alors être vendue pour payer des impôts de plus en plus lourds durant le XVIIIe siècle.

Du geste retrouvé de celui qui taille un genêt au milieu des ruffes au commerce méditerranéen des draps de laine, Sylvain Olivier dresse le tableau passionnant d’une société qui utilise l’inculte à un point qu’aucun historien n’avait jusque là souligné puisqu’il fait descendre son analyse au niveau de l’utilisation d’une espèce végétale en particulier. Ce faisant, il change le regard porté sur des objets qui paraissaient pourtant bien connus des ruralistes. En particulier l’inculte lui-même en tant qu’espace, relativement aux ressources qu’il offre. Mais aussi les limites entre cet inculte et le culte : non seulement en terme spatial d’un front pionnier qui avancerait ou reculerait selon les besoins des hommes, mais dans la nature même des objets considérés. Le genêt d’Espagne, dans la région de Lodève, est un excellent modèle en ce sens. Mais, à chercher cette plante, il s’en dévoile d’autres tout aussi discrètes : à partir du nouveau regard porté sur elles par l’auteur, comment ne pas appeler d’autres études du même type sur les cistes ou les roses que Sylvain Olivier découvre dans l’inculte au détour d’une archive.

Il faut souhaiter que Sylvain Olivier trouve rapidement les moyens de publier ce travail qui doit être mis à la portée de la communauté des historiens des campagnes, mais aussi de tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de leur région.