Description
Raymond Dugrand (1925-2017) géographe, urbaniste, politique
Suzanne SAVEY *, Jean-Paul VOLLE ** et Jean-Pierre FOUBERT ***
** Professeur émérite de géographie urbaine et régionale, Université Paul Valéry-Montpellier
*** Docteur en sociologie, docteur en urbanisme
Raymond Dugrand n’a jamais publié dans les Études héraultaises, probablement parce que sa « première vie » universitaire s’achevait alors que la revue était encore centrée sur la région piscénoise. Ce déphasage, qui nous a privé assurément d’une collaboration prestigieuse, ne doit pas nous retenir de rendre aujourd’hui hommage à l’une des personnalités intellectuelles les plus puissantes de sa génération et qui a le mieux contribué à comprendre les ressorts profonds de la société bas-languedocienne – préalable indispensable à toute entreprise politique de transformation. [NDLR]
Un universitaire au-delà de l’académisme
Un jeune assistant enthousiaste
Il y aura soixante ans cette année que j’ai rencontré pour la première fois Raymond Dugrand. Il était alors assistant de Paul Marres, le géographe des Grands Causses revenu du Chemin des Dames marqué à vie par la Grande Guerre. Il était jeune et beau mais ce qui impressionnait le plus son auditoire c’était son enthousiasme communicatif.
D’une intelligence brillante, il savait transformer le plus banal des sujets géographiques en histoire merveilleuse, en défi à relever ou en objectif à atteindre. Il paraît que toutes ses étudiantes avaient un faible pour lui. C’est bien possible. En tout cas il ne s’en apercevait pas et faisait ses cours à cent à l’heure. Quand la leçon était finie, on n’avait pas beaucoup de notes mais on avait appris beaucoup et on avait été subjugué pendant une heure.
Ce même enthousiasme, il nous le communiquait également au cours des excursions légendaires organisées par Paul Marres, une fois par quinzaine, le dimanche, à fin d’exploration de la flore de la garrigue ou du karst des causses.
Sur le terrain sa voix portait loin et c’est avec plaisir qu’il prenait le relais du vieux patron défaillant, à qui les gaz toxiques inhalés au Chemin des Dames interdisaient de disserter trop longtemps sur la pénéplaine miocène ou sur les bienfaits du brachypode rameux dans l’organisation agro-pastorale de la garrigue ou des causses. Il préparait sa petite thèse sur la garrigue, ce qui lui permettait d’afficher une aisance aussi grande en géographie physique qu’en géographie humaine.
Dans l’autobus qui nous véhiculait de la rue Cardinal de Cabrières, siège de la Faculté des Lettres d’alors, au « terrain » et vice et versa, il ne tenait pas en place. Placé à côté du chauffeur pour guider celui-ci vers quelque lieu remarquable (comme le dépôt d’ostréa crassissima de Mèze), il était sans cesse tourné vers les passagers pour donner des explications complémentaires, conter des anecdotes relatives à sa vie d’étudiant parisien, à ses amis, ses frères en géographie qui composaient l’équipe de Pierre George.
Dans la carlingue de l’autobus, ceux qui avaient eu la chance de se placer dans les premiers rangs l’écoutaient avec ferveur, l’assaillaient de questions auxquelles il répondait d’autant plus volontiers qu’il était conscient de la fascination qu’il exerçait sur son auditoire.
Un enfant de Pierre George
C’est dans ces occasions là que les petits étudiants du midi faisaient connaissance avec les grands noms de la géographie parisienne, avec les enfants de Pierre George, installés en province au gré des localisations de leur thèse de doctorat : André Prenant, Michel Rochefort, Yves Lacoste et surtout les plus proches en amitié, Bernard Kayser et Raymond Guglielmo. C’est à travers les yeux de celui qu’ils appelaient Duge, à l’époque où dans l’amphi de la rue St Jacques, ils se retrouvaient tous les six à écouter Pierre George et Jean Dresch, que nous découvrions, émerveillés, l’engagement des uns et des autres au sortir du second conflit mondial.
Si tous voulaient « servir », et cela se passa plutôt bien pendant les dix premières années de paix, chacun s’engagea sur des postes différents : l’Algérie pour Lacoste et Prenant, l’Alsace pour Rochefort, la Côte d’Azur pour Kayser, l’industrie pour Guglielmo et le Languedoc pour Raymond Dugrand.
L’arrivée des chars à Budapest va créer un beau désordre dans la famille de Pierre George. Certains pensent qu’il est encore possible d’accepter les explications du Parti, d’autres déchirent symboliquement leur carte. Duge était de ceux-ci. Son caractère entier ne supportait pas le compromis et il quitte alors ses compagnons de route tandis que le doute s’installe. Jusque-là, les directives de la Grande Maison et le sentiment d’appartenir à une équipe ouvraient et balisaient sa route sans qu’il y ait lieu de s’adonner à des questionnements trop longs, voire inutiles. Avec l’affaire hongroise, notre ami ne sait plus où se situer ; le cautionnement est impossible mais il ne s’agit pas non plus de rejoindre la droite dans ses critiques abusives.
Une autre géographie
Heureusement, le temps de la thèse est venu. Il s’agit alors de s’impliquer personnellement dans la démarche acquise rue St Jacques au cours de la formation donnée par Pierre George.
Pour ce dernier, il faut créer une autre géographie qui veut expliquer et non pas seulement décrire. Après Marc Bloch pour l’histoire, Pierre George veut insuffler la réflexion explicative dans la matière géographique et ne plus se contenter de descriptions où le lyrisme le dispute à la beauté de la langue.
Il s’agit de comprendre son temps à la lumière de la théorie marxiste, mais comme le cadre universitaire exige le didactisme, il suffira de mettre en avant quelques grandes idées qui permettront aux étudiants de comprendre que les paysages occupés par l’homme sont une production des sociétés humaines autant et sinon plus qu’un don de la nature. C’était nouveau car, excepté Elysée Reclus que l’institution universitaire française avait banni de ses rangs pour hétérodoxie, les géographes s’étaient évertués jusque-là à inscrire la géographie dans un cadre littéraire où l’art de la description tenait lieu d’analyse et contribuait à conforter l’idée que l’immobilité de la nature justifiait celle de la société : le déterminisme naturel théorisait, voire terrorisait la géographie.
Aussi, au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’entrée en géographie, pour les six enfants de Pierre George, tous fortement imprégnés des idéaux de la Résistance, fait figure de libération.
Au temps de la thèse, il s’agit de s’approprier cette nouvelle forme de pensée pour expliquer le réel et non pas seulement le décrire.
Les villes et les campagnes du bas-Languedoc représentent l’héritage d’une histoire où les inégalités et les conflits sociaux ont modelé le paysage tout autant que la géologie et le climat. La structure sociale, organisée au fil des siècles, a imposé sa marque dans les villes mais aussi dans les bourgs et dans les hameaux. Duge veut l’approcher au plus près. Pour cela il lui faut, entre autres choses, entreprendre une enquête permettant d’identifier les grands traits de ce qui compose alors la réalité languedocienne. […]
Informations complémentaires
Année de publication | 2017 |
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Nombre de pages | 8 |
Auteur(s) | Jean-Paul VOLLE, Jean-Pierre FOUBERT, Suzanne SAVEY |
Disponibilité | Produit téléchargeable au format pdf |