Raymond Dugrand (1925-2017) géographe, urbaniste, politique

* Professeur honoraire de géographie, Université Paul Valéry- Montpellier
** Professeur émérite de géographie urbaine et régionale, Université Paul Valéry-Montpellier
*** Docteur en sociologie, docteur en urbanisme

[ Texte intégral ]

Raymond Dugrand n’a jamais publié dans les Études héraultaises, probablement parce que sa « première vie » universitaire s’achevait alors que la revue était encore centrée sur la région piscénoise. Ce déphasage, qui nous a privé assurément d’une collaboration prestigieuse, ne doit pas nous retenir de rendre aujourd’hui hommage à l’une des personnalités intellectuelles les plus puissantes de sa génération et qui a le mieux contribué à comprendre les ressorts profonds de la société bas-languedocienne – préalable indispensable à toute entreprise politique de transformation. [NDLR]

Raymond Dugrand devant la ville © Midi Libre
Fig. 1 - Raymond Dugrand devant la ville © Midi Libre

Un universitaire au-delà de l’académisme

Un jeune assistant enthousiaste

Il y aura soixante ans cette année, que j’ai rencontré pour la première fois Raymond Dugrand. Il était alors assistant de Paul Marres, le géographe des Grands Causses revenu du Chemin des Dames marqué à vie par la Grande Guerre. Il était jeune et beau mais ce qui impressionnait le plus son auditoire c’était son enthousiasme communicatif.

D’une intelligence brillante, il savait transformer le plus banal des sujets géographiques en histoire merveilleuse, en défi à relever ou en objectif à atteindre. Il paraît que toutes ses étudiantes avaient un faible pour lui. C’est bien possible. En tout cas il ne s’en apercevait pas et faisait ses cours à cent à l’heure. Quand la leçon était finie, on n’avait pas beaucoup de notes mais on avait appris beaucoup et on avait été subjugué pendant une heure.

Ce même enthousiasme, il nous le communiquait également au cours des excursions légendaires organisées par Paul Marres, une fois par quinzaine, le dimanche, à fin d’exploration de la flore de la garrigue ou du karst des causses.

Sur le terrain sa voix portait loin et c’est avec plaisir qu’il prenait le relais du vieux patron défaillant, à qui les gaz toxiques inhalés au Chemin des Dames interdisaient de disserter trop longtemps sur la pénéplaine miocène ou sur les bienfaits du brachypode rameux dans l’organisation agro-pastorale de la garrigue ou des causses. Il préparait sa petite thèse sur la garrigue, ce qui lui permettait d’afficher une aisance aussi grande en géographie physique qu’en géographie humaine.

Dans l’autobus qui nous véhiculait de la rue Cardinal de Cabrières, siège de la Faculté des Lettres d’alors, au « terrain » et vice et versa, il ne tenait pas en place. Placé à côté du chauffeur pour guider celui-ci vers quelque lieu remarquable (comme le dépôt d’ostréa crassissima de Mèze), il était sans cesse tourné vers les passagers pour donner des explications complémentaires, conter des anecdotes relatives à sa vie d’étudiant parisien, à ses amis, ses frères en géographie qui composaient l’équipe de Pierre George.

Dans la carlingue de l’autobus, ceux qui avaient eu la chance de se placer dans les premiers rangs l’écoutaient avec ferveur, l’assaillaient de questions auxquelles il répondait d’autant plus volontiers qu’il était conscient de la fascination qu’il exerçait sur son auditoire.

Un enfant de Pierre George

C’est dans ces occasions là que les petits étudiants du midi faisaient connaissance avec les grands noms de la géographie parisienne, avec les enfants de Pierre George, installés en province au gré des localisations de leur thèse de doctorat : André Prenant, Michel Rochefort, Yves Lacoste et surtout les plus proches en amitié, Bernard Kayser et Raymond Guglielmo. C’est à travers les yeux de celui qu’ils appelaient Duge, à l’époque où dans l’amphi de la rue St Jacques, ils se retrouvaient tous les six à écouter Pierre George et Jean Dresch, que nous découvrions, émerveillés, l’engagement des uns et des autres au sortir du second conflit mondial.

Si tous voulaient « servir », et cela se passa plutôt bien pendant les dix premières années de paix, chacun s’engagea sur des postes différents : l’Algérie pour Lacoste et Prenant, l’Alsace pour Rochefort, la Côte d’Azur pour Kayser, l’industrie pour Guglielmo et le Languedoc pour Raymond Dugrand.

L’arrivée des chars à Budapest va créer un beau désordre dans la famille de Pierre George. Certains pensent qu’il est encore possible d’accepter les explications du Parti, d’autres déchirent symboliquement leur carte. Duge était de ceux-ci. Son caractère entier ne supportait pas le compromis et il quitte alors ses compagnons de route tandis que le doute s’installe. Jusque-là, les directives de la Grande Maison et le sentiment d’appartenir à une équipe ouvraient et balisaient sa route sans qu’il y ait lieu de s’adonner à des questionnements trop longs, voire inutiles. Avec l’affaire hongroise, notre ami ne sait plus où se situer ; le cautionnement est impossible mais il ne s’agit pas non plus de rejoindre la droite dans ses critiques abusives.

Une autre géographie

Heureusement, le temps de la thèse est venu. Il s’agit alors de s’impliquer personnellement dans la démarche acquise rue St Jacques au cours de la formation donnée par Pierre George.

Pour ce dernier, il faut créer une autre géographie qui veut expliquer et non pas seulement décrire. Après Marc Bloch pour l’histoire, Pierre George veut insuffler la réflexion explicative dans la matière géographique et ne plus se contenter de descriptions où le lyrisme le dispute à la beauté de la langue.

Il s’agit de comprendre son temps à la lumière de la théorie marxiste, mais comme le cadre universitaire exige le didactisme, il suffira de mettre en avant quelques grandes idées qui permettront aux étudiants de comprendre que les paysages occupés par l’homme sont une production des sociétés humaines autant et sinon plus qu’un don de la nature. C’était nouveau car, excepté Elysée Reclus que l’institution universitaire française avait banni de ses rangs pour hétérodoxie, les géographes s’étaient évertués jusque-là à inscrire la géographie dans un cadre littéraire où l’art de la description tenait lieu d’analyse et contribuait à conforter l’idée que l’immobilité de la nature justifiait celle de la société : le déterminisme naturel théorisait, voire terrorisait la géographie.

Aussi, au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’entrée en géographie, pour les six enfants de Pierre George, tous fortement imprégnés des idéaux de la Résistance, fait figure de libération.

Au temps de la thèse, il s’agit de s’approprier cette nouvelle forme de pensée pour expliquer le réel et non pas seulement le décrire. (Fig. 2)

Les villes et les campagnes du bas-Languedoc représentent l’héritage d’une histoire où les inégalités et les conflits sociaux ont modelé le paysage tout autant que la géologie et le climat. La structure sociale, organisée au fil des siècles, a imposé sa marque dans les villes mais aussi dans les bourgs et dans les hameaux. Duge veut l’approcher au plus près. Pour cela il lui faut, entre autres choses, entreprendre une enquête permettant d’identifier les grands traits de ce qui compose alors la réalité languedocienne.

La thèse publiée en 1963
Fig. 2 - La thèse publiée en 1963

La naissance d’un patron en géographie appliquée

C’est à ce moment que du fils de Pierre George va naître peu à peu un patron. Avec une grande maîtrise idéologique et un enthousiasme communicatif, il met sur pied une équipe de jeunes chercheurs qui, à l’occasion de leur diplôme d’études supérieures, lui apportent prêts à composer son corpus, la structure agraire des campagnes languedociennes, l’impact local des banques, le rôle déclinant des industries traditionnelles…

Parallèlement, c’est à ce moment qu’il comprend que son rôle de chercheur universitaire ne doit pas s’arrêter à l’académisme mais que si on cherche c’est pour servir. La géographie appliquée devient la partie la plus prégnante de son projet. La cohorte des étudiants qui l’entoure est alors embarquée derrière lui, dans la confrontation et le débat avec les hommes qui comptent, avec ceux qui sont en train de transformer par irrigation une costière caillouteuse et sèche (la Costière de Nîmes) et par drainage une plaine marécageuse et infestée de moustiques (celle de Mauguio et de l’étang de l’Or) en des jardins complantés de vergers. Au contact d’un littoral qui deviendra bientôt une des plus grandes zones touristiques du pays. Philippe Lamour, le créateur du canal du bas-Rhône-Languedoc et le fondateur de BRL, la plus grande entreprise d’aménagement de la région, Marcel Granier, le Président de la SAFER (Société d’Aménagement Foncier et d’Établissement Rural), Jules Milhaud, l’économiste de la faculté de Droit et Sciences économiques qui réfléchit à l’avenir du vignoble, font partie de l’environnement des étudiants qui ont choisi d’accompagner Raymond Dugrand dans son aventure universitaire d’un autre type.

A partir de là, il ne s’arrêtera plus. Après une soutenance de thèse brillante, en 1963, il affirme de plus en plus son rôle de patron au sein de l’institution.

Reconnaissance et médaille d’or

De l’équipe des étudiants qui ont travaillé avec lui va sortir tout naturellement une autre équipe de jeunes assistants et maîtres-assistants, qui se réunira autour de lui pour constituer le laboratoire de l’Atlas Régional rattaché au CNRS, dont la vocation alliait la recherche méthodologique au service de l’aménagement régional. Ici encore l’intelligence et l’enthousiasme du patron font merveille et le travail achevé se voit attribuer la médaille d’or du CNRS.

Et tout naturellement également cette équipe de jeunes universitaires suit le patron dans le coup de main à donner à la Mission Racine dans l’aménagement du littoral, et dans de multiples interventions où il s’agit de soutenir le ministère de l’Équipement.

Réfléchir et comparer

Mai 68 interrompt brutalement cette marche vers le service à l’Aménagement du Territoire. Le mouvement étudiant, peu indulgent, dénonce une collusion du travail universitaire avec des instances gouvernementales alliées aux forces économiques les plus décriées : l’aménagement du littoral n’est-il pas lié avec la banque Rothschild ?

Toute cette contestation finit par atteindre notre jeune patron plus qu’on aurait pu l’imaginer. Il se sent paralysé par la critique étudiante et aussi par celle de certains de ses collègues.

Un séminaire d’aménagement et d’urbanisme se met en place, toujours avec la même équipe. Chaque jeudi matin, tout ce que Montpellier compte de personnalités liées à l’urbanisme se réunit à l’Université Paul Valéry autour de Raymond Dugrand et de ses disciples pour comparer les créations urbanistiques des pays scandinaves, de l’Allemagne, du Royaume-Uni et bien entendu de l’Europe de l’Est… pour refaire Montpellier. Le début des années soixante-dix se passe alors à réfléchir en groupe et à parcourir l’Europe en autobus pour découvrir le nouvel urbanisme qui fait rêver et qui fait envie.

Le temps du retrait

Peu à peu Raymond Dugrand finit par « s’ennuyer » dans cette université où ses collègues, tout au moins ceux de sa génération, ne lui accordent pas la reconnaissance qu’il mérite, où la médiocrité ambiante le désespère. Il est clair que l’action lui manque. Peu à peu, le projet de partir prend corps. Les élections municipales de 1977 lui fournissent l’occasion de rejoindre la liste d’Union de la Gauche conduite par Georges Frêche. La victoire lui ouvre la Mairie auprès du nouveau maire, une autre intelligence brillante, un autre homme d’action qui le nomme adjoint à l’urbanisme.

A eux deux, ils referont la ville.

[Suzanne Savey]

L’adjoint à l’urbanisme ou comment faire la ville

13 janvier 1925-13 février 2017, Raymond Dugrand s’est effacé. Une avenue a porté son nom de son vivant. De 1977 à 2001 il a été l’adjoint à l’urbanisme et aux grands travaux dans les différentes municipalités présidées par Georges Frêche, et premier adjoint chargé de l’urbanisme à partir de 1989.

La place accordée à l’urbanisme dans la hiérarchie du pouvoir municipal signe tout à la fois l’importance du « faire la ville » et le rôle assigné à Raymond Dugrand comme maître d’œuvre de ses transformations. Il a été « le chef d’orchestre d’un aménagement visionnaire de Montpellier » (Journée Raymond Dugrand 12 Juin 2009, Édito de Georges Frêche, président de la Communauté d’Agglomération de Montpellier et de la Région Languedoc-Roussillon).

Inscrire Montpellier dans une nouvelle trajectoire

Fidèle collaborateur de Georges Frêche, Raymond Dugrand a projeté la ville de Montpellier avec une part indispensable d’imaginaire, l’audace du politique, la maîtrise, la détermination et la constance du décideur. Son œuvre a été d’inscrire Montpellier dans une trajectoire de rupture et de modernité. Le projet urbain dessiné dans sa complexité donne sens à une vision de l’avenir qu’il savait partager et faire fructifier, loin des combats politiciens, loin également des conceptions purement techniques d’un urbanisme détaché du rapport aux citoyens.

Par son engagement politique, il souhaitait « changer la ville pour changer la vie » reprenant à son compte un slogan alors à la mode, proche de celui de la Charte des partis de la liste d’Union de la Gauche aux élections municipales des 1977, « Aménager la ville pour aménager la vie ». Non loin de la formule des Situationnistes « Pour libérer la vie, il faut libérer la ville ». Autant d’orientations politiques qui traduisent l’ambiance des premières années de la gestion municipale. Volonté de rupture avec un urbanisme de ZUP et grands ensembles, de rente foncière et de mise à distance du centre-ville des populations laborieuses. Paillade, Petit-Bard, Lemasson, Mas Drevon, Cévennes, Prés d’Arènes, Cité Saint-Martin regroupent aux marges de la cité une population nombreuse, plusieurs dizaines de milliers d’habitants, rapatriée d’Afrique du Nord ou attirée par la capitale régionale. Grenoble, Rennes, Montpellier, les trois villes ont alors été identifiées comme le « triangle magique du socialisme réalisateur ». L’expérience grenobloise de gestion urbaine de la municipalité d’Hubert Dubedout a largement influencé les pratiques de l’urbanisme sous la direction de Raymond Dugrand à Montpellier. Mais avec suffisamment de différences pour que le projet montpelliérain s’affirme au travers de ses spécificités, dans la conduite de l’action et dans sa recherche de l’excellence. Avec la quête permanente d’une liberté décisionnelle et créatrice indispensable pour assumer les choix porteurs d’avenir pour la capitale régionale tant dans ses composantes spatiales, le fonctionnement de ses quartiers, sa dynamique économique et culturelle que dans son rayonnement régional, national et international. L’urbanisme n’est-il pas ce lieu et ce moment d’affirmation de la cité, une superstructure idéologique -il en était convaincu – mais aussi une œuvre collective qui doit au mieux exprimer les multiples dimensions de celle-ci ?

« La bonne pratique de l’urbanisme n’est-ce pas d’être à la charnière du savoir et du faire » disait-il. Mais aussi de ne jamais s’éloigner de cette tension qui consiste à placer l’homme au cœur du projet pour que la ville, en ses quartiers, prenne place dans la vie et les représentations de chacun. Que chacun puisse la réinventer au quotidien, participer à son mouvement et s’y reconnaître. Montpellier, sa ville, ne devait laisser indifférent. Des noms s’imposent aujourd’hui comme référence de l’urbanisme montpelliérain, signature d’une histoire inédite, écriture d’un projet ouvert sur le futur : Antigone, Port Marianne, Odysseum, le Lez en ville,… l’Avenue Raymond Dugrand qui ouvre la voie à la reconquête/transformation d’une route de la mer héritage d’une accumulation d’objets hétéroclites, disséminés au gré des opportunités foncières.

Le projet urbain municipal

Pour l’adjoint à l’urbanisme, l’acte créateur repose sur la maîtrise du foncier et la dynamique sur la participation citoyenne, mais surtout sur le projet élaboré au sein de la sphère municipale. En Novembre 1978, est signé l’acte de cession à la ville de la jouissance du Domaine de La Paillade ; six mois plus tard est inaugurée, dans la Maison de Maître, la première Maison pour Tous qui prend valeur symbolique dans ce quartier populaire. Les Maisons pour Tous vont devenir la pierre angulaire de la vie de quartier, leur implantation reflet d’un urbanisme au quotidien. Lieux d’échanges, de débats, de concertation, leur réseau va tisser progressivement la toile des solidarités, de soutien et d’intégration face au risque d’exclusion.

Sur le plan du foncier urbain, Raymond Dugrand qui avait, dans sa thèse, pris la mesure des rentes de blocage et d’anticipation initie une politique globale d’intervention foncière sous forme de zones d’aménagement différé (ZAD), forme d’anticipation pour bloquer la spéculation foncière et de zones d’aménagement concerté (ZAC) pour associer les acteurs dans tout projet d’aménagement urbain élaboré par la municipalité. L’urbanisme devient un acte fondateur maîtrisé par la puissance publique qui prend appui sur sa société d’économie mixte d’équipement et d’aménagement, la SERM (Société d’Equipement de la Région de Montpellier). Propriétaires fonciers, agents de l’immobilier, hommes de l’art, financeur des projets… sont placés dans le registre de la concertation et de la validation des projets municipaux.

Pour mener à bien les projets et conduire au jour le jour l’urbanisation qui se fait, Raymond Dugrand s’entoure d’une équipe de techniciens compétents, de jeunes experts formés sur le terrain, souvent issus du milieu universitaire et en phase avec la politique municipale. L’Atelier Municipal d’Urbanisme, structure légère dont l’existence était précaire, est intégré auprès de l’adjoint en tant que « centre nerveux » de l’urbanisme opérationnel, lieu de contrôle des processus, de suivi des dossiers, mais aussi de production des idées, de mise en forme des projets. Raymond Dugrand préférait de beaucoup cette présence de proximité en lieu et place d’une agence d’urbanisme qui n’a jamais trouvé écho à Montpellier. C’était une façon « d’aller vite » disait-il et de faire partager la conscience d’un projet commun, directement issu de la sphère municipale. Entre 1977 et 1983, l’AMU a assumé des missions nouvelles en urbanisme qui ont placé Montpellier dans un mode de gouvernance inédit, avant les lois de décentralisation de janvier 1983. L’Atelier mettra en place une scène de débats pour que les documents d’urbanisme (Plan d’Occupation des Sols et Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme) soient discutés et appropriés, propose des expositions sur la ville en devenir, lance une grande consultation publique sur le projet d’Antigone dessiné par Ricardo Bofill.

Antigone, aux sources du changement

Antigone, sera donc « l’acte fondateur de sa stratégie urbaine » (Jacques Molénat), une stratégie de rupture avec l’image conservatrice de la ville, avec l’inertie de la « belle endormie », avec le modèle de Polygone peu à même de séduire les néo-Montpelliérains et très critiqué par les commerçants du centre-ville. Antigone souvent définie comme « l’anti Polygone » évoque davantage par sa charge symbolique le lien social qui institue la cité, l’idée de la rébellion comme acte fondateur, une utopie créatrice de sens. La Place du Nombre d’Or est inaugurée en 1984. Antigone généreusement décrite comme « monumentale, verte, socialiste et méditerranéenne » a pris place dans la ville confirmant le dessein d’une modernité qui se veut « durable », d’une signature qui a renouvelé l’ordre de l’histoire de la cité.

Cette ambition urbaine que Raymond Dugrand propose aux différents conseils municipaux se veut réponse aux besoins des citoyens, contribution au développement économique et à une politique d’image fondatrice d’une destinée métropolitaine. L’aménagement de la source du Lez proposé par le géographe est pensé pour mettre fin à la consommation de l’eau du Rhône, celui de ses berges pour réconcilier la ville qui se construit à son fleuve, son cours recalibré, ses crues canalisées. L’Hôtel de Région impose son profil, rive gauche, en point d’orgue de l’axe et des places d’Antigone, en ouverture du sillon fluvial qui conduit au nouvel Hôtel de Ville. Toute une symbolique des pouvoirs que l’adjoint à l’urbanisme se plaisait à évoquer pour qualifier la ville du XXIème siècle et ses perspectives méditerranéennes. Une ville dont la linéarité se lit progressivement au travers du projet alors que tout conduisait jusqu’ici à renforcer son schéma radioconcentrique, ses radiales et ses périphéries.

Antigone ouvre le chemin. Port Marianne en ses quartiers (Consuls de Mer, Richter, Jacques Cœur, Parc Marianne, Jardins de la Lironde, Rive gauche, République,…) et Odysseum confirment l’orientation d’ouverture à l’est et vers la Méditerranée. Chaque quartier est sous le regard d’un urbaniste-architecte en chef qui coordonne, dispose, mais surtout doit éclairer la décision du politique. Une empathie au risque de rupture si l’accord ne peut se concrétiser : « alors j’ai repris mon indépendance » (Ricardo Bofill, son plan directeur de Port Marianne ayant été refusé). Sous l’impulsion de Raymond Dugrand, de grands noms de l’architecture contemporaine signent leur œuvre à Montpellier, Claude Vasconi, Rob Krier, Adrien Fainsilberg, Christian de Portzamparc, Paul Chemetov, Jean Nouvel, Richard Meier, Massimiliano Fuksas, Michel Desvigne et Christine Dalnoky paysagistes. Antigone avait là aussi ouvert la voie. Une valorisation médiatique qui assure le rayonnement international de la ville, mais aussi une stimulation créatrice peu à peu assimilée par les architectes locaux un temps inquiets quant à leur commande.

Le logement social et les grands équipements

Politiquement engagé, Raymond Dugrand pensait le logement social indispensable au bon fonctionnement de la cité. Mettre 30% de logements sociaux à Antigone situait bien cet urbanisme de rupture qu’il avait choisi de mettre en œuvre dès 1977. L’image dominante du logement social en ZUP ne pouvait le satisfaire et convenir à une pensée aménagiste d’équité et de justice sociale. L’Office public d’HLM devient un opérateur majeur. Le cumul des fonctions électives au Département et à la Région lui permit de vaincre hésitations et réticences et de développer une tendance qui allait conduire à l’insertion du logement social, sans distinction esthétique ou fonctionnelle, dans l’ensemble des principaux programmes immobiliers de la ville.

Les grands équipements urbains s’intègrent dans la logique du projet de modernisation, de rupture et de transgression. Le Corum dont il porte la décision devant le conseil municipal après maintes interventions foncières et immobilières pour libérer l’espace support illustre cette orientation majeure pour doter le centre d’équipements structurants et le mettre à l’échelle de la métropole en devenir. Le Tribunal Administratif, la Cité Judiciaire, le Centre Chorégraphique National, la requalification du site de Saint-Charles, la piscine Olympie, la Bibliothèque Municipale à vocation régionale, l’espace Comédie/ Esplanade/Triangle piétonnisé sont autant de créations qui confortent Grand Cœur, nouvelle dimension d’un centre à rayonnement métropolitain. Changement d’échelle, « basculement historique de l’Écusson » (R. Dugrand, Montpellier Notre ville N° 226, Mars 1999), renforcement des fonctions culturelles, administratives, économiques et touristiques, sont le fruit d’une stratégie à double détente, raviver le potentiel endogène historique, patrimonial et d’activités de l’Écusson et greffer sur ses marges les fonctions essentielles qui lui faisaient défaut.

Le tramway est aussi un élément majeur du projet de ville. Le réseau dessiné dans les années 1990 lui doit beaucoup. La première ligne inaugurée au seuil des années 2000 traduit la volonté de relier par un axe « lourd » de déplacements les grandes unités de vie et d’emploi (Euromédecine, complexe hospitalo-universitaire, Corum, Comédie, gare, Antigone, berges du Lez, Port Marianne) entre Mosson et Odysseum, quartier alors à peine esquissé. Il a su résister aux pressions, maintenir Mosson comme point terminal, réunir l’Université et l’Hôpital, accéder à la Comédie par le Corum, faire de la gare un point focal de l’intermodalité, relier au centre les quartiers nouveaux et Odysseum. Cette vision constructive d’une métropole active correspond à sa recherche permanente de cohérence dans la conception d’une ville qui doit à la fois renouveler son capital, s’ouvrir à la modernité et valoriser un savoir-faire de l’action publique municipale.

Le rêve d’un néo-Montpellier

L’urbanisme pour Raymond Dugrand ne pouvait se concevoir comme un simple champ disciplinaire et professionnel, un ensemble de règles, d’autorisations ou d’interdictions. La « ville en train de se faire » est riche de réseaux, de connexions. L’économie était sur ce plan un terrain essentiel pour programmer son « rêve » d’un néo-Montpellier riche de formes, d’innovations, d’entreprises. La Technopole des années 1980-90 se relie à la ville qui conquiert son territoire, l’aménage, l’ordonne en termes fonctionnels. Montpellier Europole traduit la dimension inventive de la cité qui s’affiche « surdouée », dépassant le simple niveau technopolitain, mettant en « synergie » parcs d’activités et quartiers résidentiels, prenant appui sur les réalisations urbanistiques pour forger le message de la cité intelligente, surdouée. « A mille ans, la ville est belle », la forme urbaine, dessinée et construite, mobilisatrice, a ainsi largement influencé les modes de valorisation médiatique de la ville. La stratégie de communication aux mains des professionnels de la chose ne peut se concevoir sans référence à l’urbanisme qui conçoit, produit, met en forme. Le rêve prend alors une autre dimension, mais ne reste jamais éloigné toutefois de celui que Raymond Dugrand avait inscrit dans sa philosophie d’actions : que la ville soit juste et belle, moderne, respectueuse de son patrimoine, audacieuse dans ses constructions, soucieuse de son environnement et de son cadre de vie, riche de citoyennetés, attentive aux équilibres régionaux, capable de trouver place dans une économie mondialisée.

« Avec Georges Frêche, notre objectif stratégique premier, très clairement explicité, fût de faire d’une ville moyenne de province, toute endormie dans ses vignes, une véritable métropole européenne… capable d’inventer, comme dans le passé, les citoyennetés de demain » (Montpellier Notre ville, N° 226, Mars 1999, « Raymond Dugrand : une seule passion, Montpellier »)

[Jean-Paul Volle]

Raymond Dugrand homme public engagé

Ordinairement, lorsqu’une institution souhaite honorer un individu qu’elle considère comme exemplaire, elle donne son nom à un lieu, qu’il s’agisse d’une salle, d’un bâtiment, d’un monument, d’une place, d’une rue ou d’une avenue, etc… Au cours de l’installation officielle de la plaque portant désormais le nom de cette personnalité sont évoquées les vertus du défunt dont malheureusement le grand public oubliera rapidement qui il était.

L’avenue de la mer à Montpellier porte désormais le nom de Raymond Dugrand. Contrairement à beaucoup de nouvelles dénominations, elle fut faite de son vivant et en sa présence, chose extrêmement rare. Cela démontrait l’importance que la municipalité voulait non seulement accorder à l’événement mais surtout à l’homme et au rôle que Raymond Dugrand avait joué à Montpellier. Ce n›était pas le Professeur de géographie de l’université Paul Valéry qui était célébré mais celui qui avait été l’adjoint à l’urbanisme de la ville, celui qui avait été le promoteur du Montpellier actuel.

Ce parallélisme entre carrière universitaire et fonction politique est essentiel. En effet, il montre une volonté de mettre en pratique des considérations d’ordre intellectuel adressées aux étudiants en assumant des responsabilités essentielles à la vie des citoyens, en inventant leur nouveau cadre de vie. En fait, il s’agissait de faire de la politique au sens étymologique, c’est à dire s’occuper de la gestion de la cité.

Ceci est devenu possible à l’occasion des élections municipales de 1977 où Georges Frêche, tête d’une liste d’union de la gauche, est persuadé que repenser la ville est une nécessité et que, comme le disait le slogan de l’époque, il fallait « changer la ville pour changer la vie ». Pour ce faire, il avait créé une association nommée « Citoyens et Urbanisme » dès 1975 dont le but était de montrer qu’une autre manière de penser la ville était possible, que l’urbain n’était pas qu’un problème de tracé régulateur ou de remplissage de terrains disponibles mais un ensemble de facteurs liés au concept de citoyenneté. Une vision très moderniste à l’époque.

Raymond Dugrand sera l’homme de la situation, chargé de mettre en place cette nouvelle politique en matière d’urbanisme dès 1977 jusqu’au début des années 2000. Même s’il fut 1er adjoint à la fin de sa carrière politique, il restera toujours attaché à sa fonction originelle. Un temps conseiller général, il a créé l’office foncier du département de l’Hérault permettant un droit de préemption sur l’ensemble de son territoire. (Fig. 3)

Avec Georges Frêche en 1977. © La Marseillaise
Fig. 3 - Avec Georges Frêche en 1977. © La Marseillaise

La force de Georges Frêche est d’avoir tout de suite senti la capacité de Raymond Dugrand à concrétiser ses volontés politiques comme maire en matière de développement urbain, et d’utiliser ses fantastiques qualités pédagogiques pour justifier les options choisies. C’était la parfaite osmose entre l’historien fasciné par la Florence des Médicis, symbole du mélange harmonieux de la ville et de la culture, et du géographe persuadé que sa matière servait plus la révolution urbaine qu’à faire la guerre (Henri Lefebvre contre Hérodote).

Bien sûr, il faudrait sans doute de très nombreuses pages pour dire qui fut Raymond Dugrand. Tous ceux qui l’ont côtoyé, collègues enseignants, politiques amis ou adversaires, étudiants, architectes ou urbanistes ou simplement citoyens, tous ont apprécié les qualités de l’homme, dans son sens du service au public, capable de mettre en pratique ce qu’il avait conçu théoriquement. C’est cela la politique. Il était devenu le « spectateur engagé ».

Ce duo Frêche-Dugrand restera le symbole de cette révolution montpelliéraine de la fin du 20éme siècle. Il sera sans doute impossible à reproduire, non pas par incapacité des successeurs mais parce que le contexte économique et sociétal a fondamentalement changé. Le passant, fier d’être Montpelliérain, qui lira la plaque sur laquelle est inscrit le nom de Raymond Dugrand en cherchant son chemin, ne saura bientôt plus qui il était et le rôle qu’il a pu jouer ici, même en pratiquant la ville que lui, avait imaginée. Mais il en est malheureusement ainsi des choses et des gens. L’amnésie citoyenne est chronique. Elle est plus le fruit d’un regard vers l’avenir qu’un refus du souvenir du passé. Est-ce la marque de la victoire de la géographie sur l’histoire ? « Sic transit gloria mundi« .

[Jean-Pierre Foubert]

En conclusion

Dans la vie d’un homme, « On ne sait jamais ce qui est hasard et ce qui est destin » (P. Ricœur)

Dans la vie de Raymond Dugrand finalement les temps se recoupent, s’additionnent, s’enchaînent, se font face. Professeur, il ne peut se satisfaire de l’académisme et du mode traditionnel de la transmission du savoir. Car pour lui, enseigner, c’est aussi contribuer à transformer le monde. Dès lors, le Métier, d’enseignant et de chercheur, ne peut se concevoir sans cette implication majeure dans l’action qui enrichit la pensée, trouble les certitudes apprises.

L’adjoint à l’urbanisme initie la voie du changement par une vision d’avenir qui bouleverse les habitudes. L’imaginaire, l’audace, la détermination et la constance guident l’action, l’utopie créatrice dépassant la froideur de la norme, relayant la dynamique du rêve. Pendant un quart de siècle, il œuvre pour inscrire sa ville dans une trajectoire de rupture des images et figures protectrices nées de la rente, foncière et immobilière, et de la vigne. La modernité se conquiert, le projet urbain en est le miroir. Il se doit d’être la signature d’une destinée métropolitaine. L’homme politique fut plus discret, mais son engagement témoigne de sa volonté de libérer les idées par la confrontation et le débat. Le champ de la politique n’était-il pas pour lui ce lieu d’excellence où doit s’affirmer l’intelligence stratégique dans un univers de négociation et de dialogue ? Sa capacité à associer culture et action lui a certainement permis d’en devenir le « spectateur engagé ».

[Jean-Paul Volle]

Raymond Dugrand. © Midi Libre
Fig. 4 - Raymond Dugrand. © Midi Libre

Bibliographie sélective

De Raymond Dugrand

  1. Ganges : étude d’une petite ville sub-cévenole, 1953 – P. Déhan.
  2. Villes et campagnes en Bas-Languedoc : le réseau urbain du Bas-Languedoc méditerranéen, 1963, Presses universitaires de France.
  3. La garrigue montpelliéraine : essai d’explication d’un paysage, 1964, Presses universitaires de France.
  4. (Dir .), Atlas du Languedoc-Roussillon, ERA 242, CNRS, 1969/1973, Berger-Levrault éditeur.

Sur Raymond Dugrand :

  1. Dominique Chevalier, « Raymond Dugrand et Montpellier : une relation géographique et politique », Sud-Ouest européen, 37, 2014, pp. 129-140.
  2. Claude Bataillon, « Six géographes en quête d’engagement : du communisme à l’aménagement du territoire. Essai sur une génération », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Epistémologie, Histoire de la Géographie, Didactique, document 341, mis en ligne le 27 juin 2006, consulté le 03 octobre 2017. URL : https://cybergeo.revues.org/1739 ; DOI : 10.4000/cybergeo.1739.
  3. « Raymond Dugrand : une seule passion Montpellier », Montpellier Notre ville N° 226, Mars 1999.