Paul Vigné d’Octon, le romancier

* Docteur d’Etat en Histoire

Paul Vigné d’Octon reste connu des initiés à cause de ses pamphlets politico-militaires, la Gloire du Sabre et la Sueur du Burnous. En revanche aujourd’hui, la quasi intégralité de son œuvre littéraire est oubliée. Il n’a cessé d’écrire toute sa vie à l’encre et au crayon dans des cahiers d’écoliers et sur des carnets. La plupart de ses manuscrits sont conservés aux archives départementales de l’Hérault.

Menant de pair l’activité politique et la passion d’écrire, son imagination fertile s’exprimait en hiver à Paris et l’été à Lamalou les Bains ou sur sa terrasse de sa maison du hameau de Basse, près d’Octon, loin du bruit, face à une campagne déserte. Médecin militaire, son expérience des hommes en Afrique et en France lui permit de narrer des situations souvent dramatiques. Ce Méridional très sensible ne pouvait retenir son enthousiasme au spectacle de la beauté de la nature et son exaspération devant les laideurs de la tragédie humaine. Ses œuvres s’orientaient essentiellement vers le réalisme et le naturalisme.

Le principal éditeur qui lui signa son premier contrat en 1889 fut Alphonse Lemerre :

« Au-dessous de cette barbe encadrée ou plutôt dévorée par elle, j’entrevoyais de fortes mâchoires et de chaque côté de grandes oreilles qu’adornait un buisson de poils. Au milieu de ce visage broussailleux, surmontant une moustache de grognard impénitent s’avançait avec une timidité peut être plus grande que la mienne, un petit nez pointu presque insuffisant à soutenir des bésicles d’or. Derrière ces bésicles brillaient et roulaient deux prunelles noires perpétuellement courroucées » 1.

Auteur de nombreux romans, de pièces de théâtre, de recueils de poèmes, il recourut très souvent au feuilleton dans divers journaux. Témoin précieux de son époque, son œuvre mériterait une étude approfondie. A son époque, ses romans étaient lus.

Son premier roman Chair Noire (1889) fait partie des romans qualifiés d’exotiques. Il obtint les honneurs de la presse et les éloges de l’écrivain François Coppée. Il y relate l’histoire d’Aïssata, une petite fille africaine de dix ans recueillie par un officier français à la suite des brutalités subies de la part de son entourage villageois. Elle vit avec lui jusqu’au jour où devenue femme, l’amitié se métamorphose en une brûlante passion amoureuse.

« J’ai tenté d’étudier dans son milieu d’origine l’âme d’un être primitif dont ni les croisements, ni la civilisation n’auraient altéré le type : je me suis appliqué à noter scrupuleusement, l’éveil de ses instincts, de ses sentiments […] Obéissant à des habitudes d’esprit contractées au cours de mes études médicales et biologiques, je procédais du simple au composé ainsi que le veut la méthode évolutionniste… » 2.

Après Chair Noire suivirent successivement Au pays des fétiches (1891), Terre de Mort (1892) dédié à Jean Bayol, médecin et gouverneur de Guinée, Journal d’un Marin (1897) Siestes d’Afrique (1898), Martyrs lointains (1899), L’Amour et la Mort (1899).

Le Journal d’un Marin édité par Flammarion décrit l’arrivée de Vigné d’Octon au Sénégal, sa découverte des paysages entre Dakar et Saint Louis à travers la région du Cayor, les expéditions militaires contre les rois sénégalais, notamment le récit de la mort du Damel Samba Laobé Fall tué au cours d’une altercation avec un officier français en 1886, le royaume des Nalous en Guinée sous protectorat des Français.

Siestes d’Afrique est un récit consacré à la belle dahoméenne Dejelaï qui ayant perdu son bébé, retrouve son âme dans la corolle des fleurs.

Les autres romans « africains » insistent toujours sur la souffrance des hommes. Quant aux écrits parus en 1913, ils honorent l’aventure d’Isabelle Eberhardt (1877-­1904). Cette jeune suisse d’origine russe, installée à Bône en 1897, avait décidé de vivre comme une musulmane. Elle s’habillait en homme bédouin et épousa en 1901, Slimane Ehnni, musulman de nationalité française, sous-officier de spahis qui lui permit d’acquérir la nationalité française. Elle mourut à 27 ans à Aïn Sefra, victime d’une terrible inondation de l’oued qui submergea la ville basse alors qu’elle effectuait un reportage de correspondant de guerre près de la frontière marocaine. On lui doit plusieurs reportages et ses carnets de voyage expriment son attachement au soufisme.

Vigné d’Octon en fit l’hagiographie intitulée La Belle nomade et conçut un roman, Mektoub :

« Donc après l’âme simpliste des races nigritiennes, j’abordais l’étude d’êtres venant immédiatement au-dessus dans l’échelle ethnologique et qui, encore appartenant à un type supérieur étaient restés primitifs et n’avaient été qu’effleurés par la civilisation de leur race. C’est ainsi que je fus amené à observer le paysan… » 3. Les laudateurs de celui qui pourfendit certains aspects du colonialisme dans ses pamphlets, apprécieront.

Observateur minutieux du milieu paysan, l’écrivain languedocien témoigne de leurs mœurs dans La dot de Mademoiselle Coupiac (1890), Fauves amours (1892), Les amours de Nine (1893). (Fig. 1)

Les calomnies de villages sont relatées dans En buissonnant (1894), Petite amie (1895) (Fig. 2), Joseph Forestier (1900), Pont d’amour (1900).

Sans atteindre la saveur des œuvres d’Alphonse Daudet et plus tard celles de Marcel Pagnol, ses romans régionalistes subissent l’influence de Ferdinand Fabre (1827-1898) né à Bédarieux, à une trentaine de kilomètres d’Octon. Conservateur de la bibliothèque Mazarine de 1883 à 1893, ce romancier produisit plusieurs ouvrages qui avaient pour cadre sa région natale et sa jeunesse dans le milieu ecclésiastique. Les mœurs rustiques et la vie difficile des paysans y sont exprimées dans une langue riche en vocabulaire où se mêlent français et occitan.

Réédition, par Lacour-Ollé à Nîmes en 1998, de l’original publié en 1893.
Fig. 1 - Réédition, par Lacour-Ollé à Nîmes en 1998, de l’original publié en 1893.
Le roman, publié chez Flammarion, se déroule à Lodève
Fig. 2 - Le roman, publié chez Flammarion,
se déroule à Lodève

« Vigné d’Octon, c’est Ferdinand Fabre, avec en moins l’onction et l’odeur des sacristies répandues à profusion dans les livres de ce dernier. Comme lui, il excelle dans la peinture de nos paysans, de nos garrigues cévenoles. Parce qu’il aime la vérité il ne fait point d’eux un portrait flatté ; mais parce qu’il les aime profondément, il sait découvrir leurs qualités d’esprit et de cœur, cachées sous leur rusticité d’allure. Simples et bons, fermement attachés à leur terre et à leurs garrigues, ils défilent bien vivants, fortement campés ou finement silhouettés […] Il ne s’est d’ailleurs pas borné à retracer la vie, les mœurs, le caractère du paysan, du laboureur, de la pastoure de nos montagnes ; il a encore saisi sur le vif des types tout différents : le banquier, le braconnier, l’aventurière. Ils appartiennent, ils ont appartenu aux villages du Lodévois, mais ils constituent l’élément hétérogène, celui qui apporte le trouble dans la vie paisible des paysans […] Ils sont des facteurs de désagrégation, des éléments de désordre, en face de la stabilité paysanne ; leur présence présage à une époque où elle n’est pas encore commencée la transformation aujourd’hui accomplie des milieux cévenols, leur urbanisation relative qui, peu à peu leur ôte tout ce qui faisait leur véritable originalité. Or ces types aux mœurs étranges, changeantes et dissolues, qui contrastent avec la fixité et la simplicité des mœurs paysannes, figurent à notre connaissance dans l’œuvre d’aucun autre peintre des champs. Ils n’en rendent que plus complets, plus vrais, plus pénétrants, les livres du romancier du Lodévois » 4.

La dot de Mademoiselle Coupiac publié en feuilleton en 1890 fut éditée en 1929. L’arrivisme de quelques vignerons locaux dans la région de Montpellier sous le Second Empire, scrutés à fond, en fait des types inoubliables. Mais aussi : « Les paysages sont évoqués avec cette puissance de coloris et ce réalisme poétique qui fait de Vigné d’Octon, un des meilleurs romanciers méridionaux » 5.

Fauves amours paru en 1892 présente la figure de la Frémine, femme débauchée, et d’un villageois odieux et hypocrite dans la zone montagneuse de Saint Martin des Combes.

Mais le roman Les Amours de Nine, qui remporta le plus grand succès, fit écrire au poète José Maria de Heredia : « C’est un livre tout parfumé écrit dans une langue aussi poétique que colorée. »

L’opinion du Petit Journal du 14 juillet est plus nuancée : « M. Vigné ne manque pas de talent, ni surtout de métier. C’est un écrivain habile, trop habile parfois et que je voudrais plus sincère. Son roman rustique – Les Amours de Nine – n’est pas sans charmes. On voudrait y trouver une observation plus approfondie de la nature et le vrai goût de terroir que les abus de la terminologie locale ne donnent pas » 6.

Le félibre biterrois Emile Barthe 7 en tira une pièce, Nino jouée en occitan à Béziers en 1929 et à Clermont l’Hérault en 1934 en présence du romancier qui fit un discours. C’est l’époque où Marcel Pagnol mettait en scène ses films, Angèle (1934), Merlusse (1935), Cigalon (1935). Les Amours de Nine fut écrit à Basse. « Ah comment le site qui m’entourait se prêtait bien à la composition de ce livre ! A quatre kilomètres de ma résidence d’Octon sur la limite des Garrigues rouges et des derniers contreforts cévenols, se trouve surplombant un ravin profond, le petit hameau de Basse. Trois feux seulement le composent. Le paysage qui l’entoure en le dominant est suprême. Devant le Signal de Brenas, un des points culminants du Massif de l’Escandorgue, dresse sa silhouette […]

C’est là parmi ces trois feux que se trouve la vieille masure où sont nés tous les aïeux de ma femme. […] A côté des appartements de ma femme, j’avais tenu, moi aussi, à me ménager un petit refuge que j’avais baptisé : Ma solitude. Et c’était vraiment pour moi, un refuge où je venais reprendre contact avec la montagne et retremper mes forces épuisées par la double bataille politique et littéraire. C’est là que pendant les vacances, j’écrivis d’arrache-pied et de la première ligne à la dernière « Les amours de Nine ». Là, sous les châtaigniers voisins où nos anciens s’étaient assis pour essuyer leur front aux heures brûlantes de Messidor, devant les meules d’épis, nous venions nous asseoir, elle pour rêver, et moi pour écrire mon livre. Heures divines qui enchantent toujours le soir de ma vie à l’heure où j’écris ces souvenirs, heures ineffables où ma plume courait, sur les feuilles de mon carnet, comme poussée par la brise fraîche et légère de la montagne, où mon roman s’envolait de mon cerveau, comme un essaim d’abeilles de sa ruche, et où après chaque page bienvenue, j’avais pour me récompenser tout de suite, la caresse enthousiaste de son sourire ! » 8. (Fig. 3)

Le hameau de Basse, sur la commune d’Octon, état actuel
Fig. 3 - Le hameau de Basse, sur la commune d’Octon, état actuel (© Google Earth).

Ayant terminé le manuscrit, Paul Vigné le dédicaça à Madeleine le 8 juin 1893 : « Ma bien chère, je t’offre ce livre où je me suis efforcé de mettre l’âme de ton pays qui est aussi le mien. Puisse-t-il – quand tu le liras – évoquer un instant nos montagnes aux crêtes dures, mais aux pentes si douces dès que fleurit le genêt et que l’aubépine boutonne. Puisses-tu également revoir, sans regret, sans arrière-pensée douloureuse, mais avec l’attendrissante mélancolie des rêves, les gens primitifs de là-bas, leurs combes pleines de la chanson des sources, leurs serres fleurant la lavande et les ruisselets caillouteux dont si souvent nous écoutâmes ensemble le murmure, tandis qu’autour de nous le crépuscule tombait et qu’en nos âmes de seize ans passait le frisson du premier amour. Enfin si tu pouvais, dans ces pages écrites pour toi, retrouver un coin de notre ciel si bleu, un rayon de notre soleil, et respirer, en les lisant, les bonnes senteurs de nos garrigues, je serais récompensé de ma peine » 9.

Le manuscrit achevé le 1er octobre 1892, fut d’abord publié en feuilleton dans le journal La Vie populaire entre le 4 mai et le 11 juin 1893. (Fig. 4)

Un compte–rendu de tous les romans de Paul Vigné d’Octon serait long et fastidieux. Faisons exception pour les amours de Nine et l’Éternelle Blessée, deux genres différents qui eurent beaucoup de succès.

Deux jeunes bergers, Nine et Simounet gardent ensemble leurs chèvres dans la campagne du village de Cabrières sur la serre de Valbouze près de Clermont-l’Hérault. Le père de Nine, Baptiste Pibre, dit Pibrou paysan âpre au gain cherche à marier sa fille aînée Bastienne à un beau parti sans s’occuper du choix de son cœur, aussi l’entraîne-t-il dans les foires pour l’exhiber. Il a jeté son dévolu sur un jeune homme, Gonzague, rustre et laid dont « la cervelle ne tient pas plus de place qu’un grain de mil dans une courge et qui sourit d’un air niais » 10 mais dont le père possède du bien. La famille de Pibrou qui se compose du grand père Riquan, de sa femme Albine, et des deux jeunes filles réside dans la ferme de la Couloubic.

Le jour de la foire de Clermont l’Hérault, Pibrou emmène sa femme et ses filles ainsi que Simounet dont il ignore les sentiments amoureux à l’égard de Nine. La journée est fructueuse puisque Pibrou et le père de Gonzague trouvent un accord pour le contrat de mariage de leurs enfants qu’ils font authentifier par le notaire. Les deux jeunes pastoureaux Nine et Simounet sont ravis de voyager ensemble dans la charrette quand sur le chemin du retour, Pibrou rencontre le vieux berger Védrinel qui marche à pied. Il fait descendre Simounet et invite le vieux solitaire à monter, non par bonté d’âme, mais pour s’attirer sa sympathie car il passe pour être riche.

Manuscrit des « Amours de Nine » (AD 34, fonds Vigné d’Octon).
Fig. 4 - Manuscrit des « Amours de Nine »
(AD 34, fonds Vigné d’Octon).

Trois ans plus tard, Védrinel s’est installé à la ferme de la Couloubic après avoir rédigé un testament en faveur de Pibrou. Il y coule des jours paisibles en compagnie de Riquan le grand père de Nine. La jeune fille est devenue très séduisante et ses parents vont essayer de la marier comme ils l’ont fait avec Bastienne, la sœur aînée. Elle ne garde plus les chèvres, change de vêtements pour mieux attirer les regards les jours de fête et de marché. Simounet est désespéré car l’élue de son cœur lui échappe. A la fête de Pézenas, elle parade au bras d’un cuirassier qui rentre du service militaire. Simounet la rencontre au bord d’une source et lui avoue son amour. Nine l’assure qu’elle l’aime mais elle est contrainte de se plier aux exigences de ses parents qui la rudoient.

Pibrou endetté demande au vieux Védrinel de lui prêter de l’argent pour assurer la dot de Nine pour laquelle il cherche un fiancé. Le berger qui encourage les amours des deux jeunes gens refuse et suggère au paysan de la laisser tranquille et libre de son choix. Atteint par une attaque d’apoplexie, il est veillé par Nine et le grand père Riquan.

Une nuit, Pibrou tente de l’étouffer avec un oreiller. Le malade a la force d’alerter Nine qui traite son père d’assassin. Dès lors il est veillé en permanence par Riquan et la jeune fille.

Nine a des rendez-vous nocturnes avec Simounet qui la supplie de le suivre, mais elle refuse pour protéger Védrinel. Son père reçoit une lettre de son créancier Prosper Alinat du village du Pouget, qui l’invite à le rencontrer à Clermont l’Hérault pour une affaire susceptible de l’intéresser. L’homme est veuf et songe à se remarier. Il demande la main de Nine qui fait l’objet d’un marchandage digne des maquignons. Les deux compères tombent d’accord pour aller voir le notaire le premier mercredi d’octobre. Nine refuse énergiquement mais son père n’en a cure.

C’est alors que Védrinel victime d’une nouvelle attaque, meurt au moment où Simounet lui rend visite. Le notaire ouvre son testament qui précise que vingt-quatre mille francs de rente seront cédés à Nine et Simounet s’ils se marient dans un délai de trois mois. Si cette volonté n’est pas respectée, l’argent ira aux pauvres de Clermont l’Hérault.

Six ans plus tard les jeunes époux qui ont deux beaux enfants et qui ont recueilli le grand père Riquan vont au cimetière de Cabrières honorer la mémoire du vieux berger.

« La tombe du berger disparaissait sous la flore menue et odorante des causses : il y avait du genêt, du thym, de la lavande et du serpolet, à la livrée si discrète. Sous la terre profonde, le pâtre devait être content. Lentement, en ces mille fleurettes avait dû se muer son corps, tandis que dans leur parfum voltigeait son âme immortelle. Un jour peut-être, le temps ayant rasé les murs et détruit jusqu’aux dernier les vestiges du cimetière, des ouailles viendraient y paître, les ouailles qu’il aima tant. Ainsi s’accomplirait pour lui l’éternelle métamorphose […] Tous deux étaient assis au pied de la croix qui portait son nom avec le souvenir de son bienfait. Nine, de sa main que les durs travaux de la glèbe n’avaient pas déformée, égrenait dévotement son rosaire, pendant que Simounet adressait au mort généreux des prières plus mâles. Le plus jeune des deux enfants vagabondait, chemise au vent, de tombe en tombe, à la poursuite d’un papillon ; au contraire Jean, l’aîné, plus sérieux, suivait de ses grands yeux rêveurs les oraisons de sa mère.

Après avoir capturé dans le calice d’un bouton d’or une mignonne coccinelle, il la posa sur la racine de son petit doigt et lui donna la liberté ; puis, tandis que la bestiole grimpait, il chantonna en zézayant : Galinette, Monte, monte, Galinette, Monte au ciel… – Où est l’âme de Védrinel ajouta gravement sa mère ? Et l’enfant répéta : – Où est l’âme de Védrinel ! Arrivée sur l’ongle rose, la coccinelle ouvrit ses rouges élytres tâchés de noir et déplissant son aile diaphane, disparut dans les airs » 11.

Le Roman d’un Timide fait partie des œuvres psychophysiologiques. Écrit près de l’abbaye de Silvanès, il parut en 1892, chez Lemerre, obtint le prix du roman de l’Académie française en 1893 et fut diffusé par le Petit Méridional de Montpellier en 1922. Le romancier y étudie le complexe de timidité d’un éminent praticien de Montpellier qui torturé par un amour d’adolescence non partagé se dévoue pour soigner l’enfant tuberculeux de la femme qui l’a dédaigné.

« A l’étude de ce microcosme morose et passionné qui va du « nègre » à « l’artiste » en passant par le « paysan », « le bourgeois » et le « savant » j’appliquais comme par le passé, la méthode que je crois la vraie parce qu’elle émane du positivisme scientifique et qu’elle ne s’efforce pas de rompre l’indissoluble dualité de la vie […] Nature et humanité sont faites de matière et d’esprit et la physiologie n’est la science de la vie que si la psychologie l’accompagne » 12.

Louis Frédéric Rouquette analysa l’ouvrage en 1928 :

« Vigné d’Octon, le romancier le plus en dehors des Écoles, des Chapelles et des castes, Vigné d‘Octon a été couronné par l’Académie française, tout comme une rosière ou un prix de vertu […] La docte et branlante vieille a lauré le front de ce poète orgueilleux qui n’a jamais pu plier. […] Le Roman d’un Timide est en quelque sorte en marge de l’œuvre de Vigné d’Octon. Il ne peut être classé dans aucune de ses « manières ». Quoique situé en Languedoc, ce n’est pas un roman de mœurs cévenoles qu’il a si bien décrites dans Fauves amours, Les Amours de Nine, Pèlerin du Soleil […]. L’auteur s’est rappelé qu’il était aussi médecin. Il n’en a pas profité pour essayer de nous inculquer des principes scientifiques ou soutenir en 300 pages une thèse aussi indigeste que rébarbative. Il a pris une âme de savant, un de ces savants timides, si grands, si forts dans leur laboratoire ou à leur table de travail, mais balbutiant et honteux devant un regard de femme et avec cela, il a fait un très beau livre » 13.

Avec L’Éternelle Blessée, Vigné d’Octon fit scandale, ce qui n’était pas pour lui déplaire : « Ayant ainsi posé « le besoin d’aimer » qui tient à toutes les créatures comme le réactif à l’aide duquel me paraissait plus facile, l’analyse des éléments composites d’une âme, je l’appliquais dans L’Éternelle blessée à des individualités supérieures, mais d’un moyen développement cérébral » 14.

« Je descendais un matin aux côtés du Dr Pierre Boissière, la grande route ombragée de ces beaux platanes qui va de Lamalou le haut à Lamalou le bas, quand nous croisâmes vers le centre un de ces couples douloureux comme on en rencontre dans la saison thermale qui arrêtent le regard et emplissent l’âme d’une incommensurable pitié […] L’homme, 35 ans à peine, voûté, chauve, les mains translucides, la lèvre parfois baveuse, affalé dans une petite voiture et derrière, le poussant d’une main presque maternelle, une femme pas encore mûre et très belle 15. Le couple et le docteur se saluent. La dame répond au profond salut du médecin par une inclination gracieuse de la tête aux traits fins et expressifs et pose sur lui de grands yeux noirs emplis d’une tristesse infinie. Le docteur croit bon de faire les présentations. » Quand le couple est assez loin, le docteur Boissière s’inclinant vers l’oreille de Paul Vigné lui dit : « Oh ! Mon cher romancier, vous cherchez partout des sujets sortant un peu de l’ordinaire et sur lesquels il y ait des chances de bâtir un livre neuf. Eh bien, ou je n’ai pas la moindre notion de psychologie, en voici-un » 16. (Fig. 5)

Telle est l’origine de L’Éternelle Blessée qui provoqua la vive réaction d’un curiste qui croyant reconnaître sa femme engagea un procès qui assura la notoriété du livre. L’éditeur Lemerre fut prié de le retirer de la vente. L’auteur gagna le procès grâce entre autre aux témoignages du Dr Charcot qui le félicita pour avoir su traiter avec tact un sujet aussi délicat et du professeur Brouardel, doyen de la Faculté de Médecine qui dans un article paru dans Le Gaulois déclara qu’à son sens le médecin romancier n’avait pas violé le secret professionnel car le cas décrit dans L’Éternelle Blessée n’était pas unique. « J’en ai rencontré plusieurs. Ses personnages sont suffisamment déguisés et son action dramatique écarte toute accusation ».

« L’Éternelle Blessée » prend naissance à Lamalou-les-Bains.
Fig. 5 - « L’Éternelle Blessée » prend naissance à Lamalou-les-Bains.

L’œuvre fut publiée en feuilleton dans La Vie populaire entre mai et juin 1894 et dans Le Populaire du Midi à Nîmes en 1912, rééditée plusieurs fois, traduite en anglais, en italien et en espagnol pour dépasser avant la guerre de 1939-45 plus de 65 000 exemplaires. En 1944, la seconde épouse de Paul, Hélia Vigné demanda aux éditions Jullian de Lodève une nouvelle publication, mais l’éditeur lui répondit qu’en raison des « circonstances » il fallait reporter le projet à une date assez éloignée. Pour les uns, ce roman physiologique, brutal, ignoble était un scandale : « Vigné d’Octon, un médecin paraît-il, qualité qui peut expliquer, sinon justifier la bizarrerie de son livre qui roule sur de répugnantes particularités physiologiques » 17. Pour François Coppée en revanche, c’était une des œuvres les plus poignantes et les mieux écrites du temps qui classait son auteur parmi les bons romanciers.

Le roman décrit la vie intime d’un couple très amoureux qui vient de se marier. Le mari, Jacques Fronty a connu auparavant de nombreuses maîtresses notamment en Afrique. La jeune femme, Marcelle Frontal est vierge et la nuit de noces est un véritable drame.

« …Et ce bonheur, Jacques l’avait maintenant sous la main. Ce n’était plus le rêve lascif du bord, le troublant cauchemar du désert. Marcelle était près de lui. Dans le silence de la chambre nuptiale, il entendait sa respiration haletante et les battements précipités de son cœur ; à la clarté discrète de la lampe il voyait sa jolie tête blonde qui se cachait dans l’oreiller. Il la devinait, tour à tour, pâlissante et rougissante, et la sentait se dérober et s’offrir avec de brusques soubresauts. Il assistait à cette lutte mystérieuse de la Pudeur et du Désir, conscient et heureux du trouble profond et de la douce angoisse auxquels il la sentait en proie. Et Marcelle, les paupières mi-closes sous les longues boucles blondes de ses cheveux répandus, ses mignonnes mains jointes comme pour la prière et chastement appuyées sur sa gorge, attendait, pudique et frissonnante, la première caresse de l’époux […] Soudain, dans la chambre silencieuse, un cri déchirant éclata, un cri comme une souffrance atroce peut en faire jaillir d’une poitrine humaine. En même temps, les bras de Marcelle, raidis dans un spasme farouche, le repoussaient avec une surnaturelle énergie qui rompait son étreinte. Le pauvre Jacques, effrayé par ce cri de détresse, le premier cri qu’il eût entendu si navrant, ne songeait plus à son désir inassouvi ; discrètement penché sur elle, il s’informait de sa peine avec de douces et câlines paroles ; mais elle, encore pantelante, honteuse et meurtrie, ne lui répondait pas, et de ses yeux qu’elle n’osait ouvrir, des larmes brûlantes coulaient abondamment. Lentement, il la consolait avec des gestes dorloteurs comme on berce un enfant qui pleure et refuse de s’endormir. Peu à peu la douleur s’éteignit et son angoisse se calma […] Cependant son désir, que ces affres de Marcelle maîtrisaient in instant, renaissait bientôt plus ardent, exalté par cette extraordinaire résistance et ce mystérieux obstacle. Il l’étreignit brutalement. Cette fois le corps de la pauvre Marcelle s’arc-bouta sur le lit, ses yeux roulèrent convulsés et ses deux bras devenus subitement rigides s’étendirent dans un irrésistible mouvement de défense et de répulsion. Jacques épouvanté retomba près d’elle morne et inassouvi… ».

Adolescente dans une institution religieuse la jeune femme avait eu un accident. Aidant un jour une surveillante à décrocher un tableau dans la salle d’étude, elle était tombée à califourchon sur le dossier d’un banc. Mais ne dévoilons pas la suite du roman.

Pèlerin du Soleil fut publié en feuilleton en 1906, dans Le Figaro et édité par Grasset en 1910 : « De la belle et pure lumière sur des paysages nuancés et s’y mouvant avec une grandeur et une simplicité quasi biblique, sans cesser d’être réelle, un type véritablement original de mendiant poète qui n’a ni sosie, ni père dans le roman contemporain et qui fut le propre maître de Vigné d’Octon, voilà ce que l’on trouvera dans le Pèlerin du Soleil » 18.

L’anticléricalisme du romancier a été étudié par Roland Andréani dans un article de 1993 19. Si la hiérarchie et l’institution de l’Eglise catholique ne sont pas épargnées, Vigné a en revanche de la sympathie pour plusieurs prêtres de campagne. Dans Les angoisses du Docteur Combalas, paru en 1893, il présente l’archiprêtre de Pézenas comme un « petit homme futé, remuant, que la bile empêche d’engraisser ». (Fig. 6) En revanche le curé Bourgarel du village de Canet est bon, charitable, un philanthrope en soutane plutôt qu’un curé. Dans Pont d’Amour (1912), le prêtre est un brave homme qui préside aux soins d’un enterrement et le fait aussi beau que s’il se fut agi du maire. L’abbé Claparède dans Pèlerin du Soleil est le prêtre préféré à cause de son amour pour les œuvres bucoliques de Virgile et pour avoir été traqué par les réactionnaires pendant la Révolution française. « Cincinnatus était un grand poète puisant son inspiration aux sources vives de la Nature en chantant la glèbe paisible et puissante et son peuple de paysans mais il était aussi un savant et doux philosophe comme Jésus de Nazareth que son vieil ami l’abbé Claparède lui apprit jadis à aimer ; non pas le Jésus dont les prêtres ont fait un Dieu et qu’ils adorent en chasuble et dans des cathédrales somptueuses où les riches ont des fauteuils et les pauvres un coin de dalle, mais le Jésus fils de Marie et de Joseph le charpentier qui n’eut pour temple que les collines, le beau ciel de sa Galilée et pour disciples les plus humbles galiléens ; non pas le Jésus des sycophantes et des pharisiens qui exigeait de riches offrandes pour descendre parmi les hommes et leur pardonner leurs péchés, mais le Jésus qui sauva la femme adultère, sourit à Maria de Magdala et secourut le Samaritain. Jésus n’écrivit jamais ses paroles aussi fut-il souvent trahi par sa pensée et sa doctrine par la mémoire de ses disciples » 20.

Plusieurs romans de Vigné furent publiés chez Alphonse Lemerre, éditeur prestigieux
Fig. 6 - Plusieurs romans de Vigné furent publiés chez Alphonse Lemerre, éditeur prestigieux.

« …Même lorsque l’intrigue se déroule bien plus tard dans le XIXe siècle, l’écrivain montpelliérain a pour règle de se montrer méfiant à l’égard des jeunes demeurés soumis à l’influence néfaste du séminaire » 21.

La verve littéraire du romancier décrut avec l’âge. Il publia ses souvenirs d’homme politique dans Le Petit Méridional entre 1924 et 1928. Un ultime ouvrage en 1928 sur les Grands et petits mystères du Palais Bourbon montre après de vaines tentatives pour se faire élire au Sénat, l’ironie de Paul Vigné d’Octon dans de savoureuses anecdotes sur les faiblesses de ses anciens collègues.

Avec Le coffret de Tibère (1926) sur le rocher de l’île de Capri, il entraîne le lecteur dans des thèmes nouveaux, de même que dans Le secret de Milady en 1930. On y voit un vice-roi des Indes, Lord Douglas qui préfère la mort de sa femme à la naissance d’un enfant qui par la couleur de sa peau trahit l’infidélité de la mère.

« Ainsi romancier naturaliste, Vigné d’Octon à la fois positif et idéaliste paraît avoir heureusement concilié deux tendances divergentes du roman naturaliste contemporain. Romancier exotique, il a joué avec le roman africain un rôle d’initiateur. Romancier rustique, il occupe une place de tout premier plan parmi les écrivains méridionaux. Ce sont trois titres, dont un seul d’entre eux vaudrait de faire bonne figure dans les lettres françaises contemporaines ». Telle était en 1928, l’opinion de la revue Le Roman littéraire.

A l’exception des Amours de Nine qui s’apparente à certaines œuvres de Pagnol, seuls, peut-être, ses souvenirs et ses romans africains devraient être réédités à cause de la saveur des anecdotes d’une vie longue et passionnante et des témoignages réalistes sur les expéditions militaires de la conquête coloniale.

L’œuvre romanesque de Vigné d’Octon est tombée dans l’oubli, comme le personnage d’ailleurs. Ses sujets, son style de qualité ne sont plus de mode. Ce fils du Lodévois, amoureux du Languedoc mériterait, semble-t-il, un peu plus de considération de la part des héraultais. Le patrimoine local y gagnerait 22. (Fig. 7)

Bio-bibliographie due à la seconde épouse de Paul Vigné.
Fig. 7 - Bio-bibliographie due à la seconde épouse de Paul Vigné.

NOTES

1. AD 34, 1E 1200. « Souvenirs de quarante ans de vie publique » publiés dans le Petit Méridional de Montpellier, 28 juin 1925.

2. AD 34, 1 E 1149, Papiers personnels.

3. Extrait d’un article paru le 28 juin 1925 dans le Petit Méridional de Montpellier tiré de la préface des Fauves amours publié en 1892.

4. Analyse parue dans la revue bimensuelle Le Roman littéraire le 5 avril 1928.

5. Annales africaines d’Alger du 15 mars 1929.

6. AD 34, 1 E 1279.

7. Emile Barthe (1874-1939) : Écrivain originaire de Nissan les Ensérune, auteur de plus de 40 pièces de théâtre en occitan (Paure Miètjorn, Lo Perdon de la Terro, Lous Proufitaires) qui ont connu un grand succès au début du XXe siècle. Il est également l’auteur d’un roman (La Nissanenco).

8. Bulletin du GREC, N° 59-60, avril-juillet 1991, Spécial Félibrige, p. 21-22.

9. AD 34, 1 E 1279.

10. AD 34, 1 E 1279.

11. Id.

12. Le Petit Méridional, 28 juin 1925.

13. Louis-Frédéric Rouquette (1884-1926), romancier, auteur d’ouvrages dont les plus connus sont consacrés au Grand Nord canadien.

14. Extrait de la préface des Fauves Amours.

15. Bibliothèque municipale de Montpellier, LE 864, Quarante ans de vie publique.

16. Id.

17. Point de vue du journal les Débats du 7 avril 1893.

18. Article du journal le Tunisien du 10 février 1910.

19. Andréani, Roland, « Le bon prêtre dans l’œuvre romanesque de Paul Vigné d’Octon ». Actes du 118e congrès national ; Paris août 1993, Edition du Comité des travaux historiques et scientifiques. Société d’histoire moderne et contemporaine.

20. Courty, Yvon, « Montpellier à la fin du Second Empire vu à travers les souvenirs d’enfance de Paul Vigné d’Octon » ; Bulletin historique de la ville de Montpellier, 1996, n°20.

21. Andréani Roland, Le bon prêtre dans l’œuvre romanesque de Paul Vigné d’Octon.

22. Rupp, Marie-Joelle, Vigné d’Octon, un utopiste contre les crimes de la République, Ibis Press, 2009. Roche, Christian, Paul Vigné d’Octon, 1859-1943, Les combats d’un esprit libre, de l’anticolonialisme au naturisme. L’Harmattan, 2009.