Origine et histoire des noms de lieux, Abrégé méthodologique

Un cas d'espèce : Viols-le-Fort

** Onomasticien, philologue, Docteur d’État en onomastique,
chercheur de l’équipe C.R.I.S.E.S., EA 4424, Université Montpellier III

[ Texte intégral ]

L'onomastique

La science qui traite de l’origine et de l’histoire des noms de lieux et de personnes s’appelle l’onomastique (toponymie, anthroponymie). Elle s’articule sur un ensemble de disciplines :

La linguistique historique ou philologie (connaissance de l’évolution des langues anciennes et modernes)

— la phonétique historique

— la grammaire historique (évolution de la morphologie et de la syntaxe des diverses langues)

La linguistique comparée (grammaire comparée entre les langues par époque)

La géographie linguistique

— la lexicographie (étude des mots dans les documents écrits en fonction des aires de rédaction)

— la dialectologie (langue orale ; variations des parlers au sein d’une même langue)

Il y a une perméabilité entre toutes ces disciplines. On peut faire de la lexicographie en étudiant un texte gaulois. On fait appel à la linguistique comparée pour certains phénomènes de phonétique historique.

La paléographie (déchiffrage et lecture des inscriptions, des manuscrits anciens)

Les fonctionnements onomastiques

L’onomastique ne peut se pratiquer que si l’on a une bonne connaissance des fonctionnements onomastiques. Qu’entendons-nous par cela ? Lorsque les membres d’une communauté humaine affectent un nom propre (un toponyme) à une portion de leur territoire, cela se fait selon des fonctionnements qui s’apparentent à des réflexes dénominatifs. Les mots employés et / ou les noms de personnes font partie du lexique local ou d’un corpus anthroponymique avéré. Ainsi, si l’on veut expliquer tel nom propre de lieu par tel nom commun, il faut démontrer que le mot en question a été en usage sur le territoire donné et sur une période donnée (aire lexicale, aire dialectale), et qu’il a été productif pour former des noms de lieux (série toponymique, aire toponymique). Un nom de lieu qui se présente comme un exemplaire unique doit être traité avec beaucoup de prudence. De même si l’on veut expliquer un nom de lieu par un nom de personne, il faut avoir des preuves que ce nom de personne a bien existé.

Les fonctionnements onomastiques sont tributaires des époques historiques au cours desquelles les noms de lieux se sont formés. Pour ne donner qu’un seul exemple, nous citerons le phénomène d’anthropisation des noms de lieux qui s’est développé au cours des XVe-XVIe siècles. Au Moyen-Âge, une ferme ou un hameau portant le nom Mas de la Comba ou La Rovièra (< occ. mas de la comba = « ferme du vallon » ; < occ. la rovièra = « bois de chênes blancs ») vont changer de noms, pour des raisons socioéconomiques (trop longues à exposer ici), et se voir attribuer comme nouvelle désignation un nom de personne (patronyme) en devenant Le Mas Durand, Les Bressons. C’est à ce stade qu’il faut maîtriser les processus de formation des noms de personnes : certains patronymes ont pour antécédent un surnom médiéval d’origine ; ainsi le nom de famille Rouvière a pour origine au MoyenÂge un lieu habité (Mas de la Rovièra, La Rovièra) et servir à son tour aux XVe-XVIe siècles à former, dans une seconde étape et ailleurs, un nouveau nom de lieu (Mas des Rouvières, Hameau des Rouvières, Les Rouvières), caractérisé par la présence de /-s/ final. D’où la nécessité dans certains cas d’être très prudent et de rechercher la genèse de la formation des noms de lieux habités en recourant au dépouillement des actes notariés.

Quand on veut aborder l’histoire et l’origine d’un nom de lieu et essayer d’en proposer une étymologie ou du moins une explication, il vaut mieux maîtriser au moins ces disciplines et ces fonctionnements ainsi qu’avoir de bonnes bases en Histoire et en Archéologie.

Localisation géolinguistique

Le terroir de Viols-le-Fort appartient globalement à une grande aire linguistique appelée Occitanie 1, c’est-à-dire un territoire où jusqu’au milieu du XXe siècle la langue parlée dans la vie de tous les jours était essentiellement l’occitan. Mais il est situé plus précisément dans une aire dialectale de l’occitan, à savoir celle du languedocien.

La langue écrite administrative, officielle et enseignée dans les écoles depuis plusieurs siècles est le français, en rappelant que l’Édit de Villers-Cotterêts (François 1er, 1539) a banni l’occitan des textes administratifs du Midi de la France. (Fig. 1)

Carte des langues et dialectes de France
Fig. 1 - Carte des langues et dialectes de France

Les principales langues attestées dans notre région depuis l’Antiquité

— VIIIe siècle av. J.-C. ↔ Iers siècles ap. J. C. : le grec (dialecte ionien puis dialecte attique) amené par les grecs qui fondèrent des villes sur la côte méditerranéenne en commerçant avec les peuples de l’intérieur.

— VIIe siècle av. J.-C. ↔ Iers siècles ap. J.-C. : la langue celtique (le gaulois).

— IIe siècle av. J.-C. ↔ Ve siècle ap. J.-C. : le latin.

— Ve siècle ap. J.-C. : → la langue wisigothique.

— Xe siècle ap. J.-C. ↔ XXe siècle : l’occitan.

— XVIe siècle ap. J.-C. ↔ XXIe siècle : le français.

La langue grecque et la langue gauloise ont cohabité, mais se sont aussi fondues : on a des inscriptions en grec, en gaulois et en gallo-grec, en précisant que les gaulois ont adopté l’alphabet grec.

La langue gauloise et la langue latine ont cohabité mais très vite se sont également fondues, au détriment de la langue gauloise. Le latin vulgaire, c’est-à-dire la langue parlée par le peuple, était fortement imprégné par la façon de parler gauloise.

Si le latin est une des composantes les plus importantes de la langue des premiers siècles, la langue wisigothique a moins marqué de son empreinte la langue de la région par son vocabulaire, mais plus par sa façon de nommer les personnes.

L’occitan, langue structurée dès le Xe siècle, est la résultante de toutes ces composantes.

En plus de toutes ces langues qui furent parlées par les populations locales, il faut faire une remarque complémentaire à propos du latin, qui, depuis les premiers siècles après J-C. jusqu’au début du XVIe siècle, a servi de langue écrite, de scripta pour les documents administratifs (documents religieux, royaux, seigneuriaux, privés rédigés par notaire), mais qui n’était pas une langue parlée. Le latin écrit de la période antérieure au Xe siècle est bien différent du latin d’après le Xe siècle qui est le plus souvent une latinisation des mots occitans.

Ces langues, attestées pour les plus anciennes seulement par des documents écrits, sont des marqueurs, des traces sur notre territoire des peuples qui y ont vécu, qui ont eu leurs propres institutions civiles et cultuelles, leurs propres codes sociaux, leurs propres modes d’occupation du sol, leurs architectures, sans oublier leurs pratiques alimentaires. C’est tout cela qui constitue notre patrimoine historique, nos racines.

Vouloir analyser et comprendre les noms de lieux consistera toujours à prendre en compte l’impact partiel et progressif de ces diverses strates linguistiques et historiques.

Le nom de Viols

Après ces généralités méthodologiques et ces rappels de chronologie linguistique, nous allons aborder l’étude du nom de Viols-le-Fort, en traitant dans une première partie le problème du mot Viol(s).

Depuis bientôt un demi-siècle, nous avons lu et entendu beaucoup de curiosités sur l’origine du nom de ce village. La plus répandue dans les années 60 était que, considérant que *iol en occitan aurait signifié « puits », Viol(s) prononcé alors par la population locale [biol] aurait signifié « le deuxième puits » ; pour preuve, il y avait un autre nom de lieu dans la commune Le Triol qui aurait signifié « le troisième puits ». Exemple manifeste d’étymologie populaire et d’ignorance du vocabulaire occitan, car Le Triol représente le nom commun occitan triòl = « pressoir » et *iol n’est pas vraiment attesté dans la région au sens de « puits », en précisant que dans la commune de Viols-le-Fort il y a beaucoup plus de trois puits.

La dernière en date de ces curiosités se trouve affichée sur un panneau à usage des touristes et promeneurs apposé sur la muraille près d’une entrée du fort, dite la Portalière, où l’on peut lire concernant le sens du nom Viols : « Viols étant situé en bordure de la route de Vieille Toulouse celui de chemin est le plus plausible ».

Le nom commun viòl existe bien en occitan comme diminutif de via formé à l’aide du suffixe diminutif –òl. Si via signifie en occitan « voie », « route », viòl signifie « sentier » et n’a jamais servi à désigner une grande route. Ce qui, du point de vue strictement sémantique, rend caduque l’explication avancée sur le panneau apposé sur la muraille.

Essayons de raisonner un peu. Est-ce que les habitants d’un village auraient l’idée d’appeler leur village Le Chemin ? Imaginons qu’un jour au marché de Ganges, au XIXe ou au XXe siècle, lors d’une rencontre entre deux personnes, la première demande à la seconde « Ont demoras ? » « Où habites-tu ? » et que la réponse de la seconde ait été « Demori al viòl, sul viòl », « J’habite au chemin, sur le chemin », sur le sentier plus précisément. Imaginez la tête de la personne à qui cette réponse a été faite et qui comprend que son interlocuteur est un SDF. Penser que le nom de Viols peut s’expliquer par un nom commun signifiant « sentier » relève de l’irrationnel.

Certes, le nom propre de lieu Viols à l’époque contemporaine ressemble au nom commun occitan viòl, mais ce sont des homonymes, ils ont la même apparence.

Pour analyser un nom de lieu, il est inopérant de regarder dans un dictionnaire contemporain de la langue française ou de la langue occitane.

Qui oserait expliquer le nom de la ville La-Chaise-Dieu (Haute-Loire) par « la chaise de Dieu » ? Pourtant le mot chaise existe bien dans les dictionnaires de la langue française avec le sens de « siège à pieds, sans bras, pour une seule personne » 2. Cependant la forme Chaise de La- Chaise-Dieu remonte au latin vulgaire casa = « maison », qui en occitan donne casa, en nord-occitan chasa et en français chiese, pour aboutir à chaise3. Et le nom commun français chaise = « siège à pieds, […] », lui, remonte au latin vulgaire catedra4, par l’intermédiaire chaere > chaire, dont il est un doublet.

Ainsi deux mots peuvent présenter la même forme à notre époque et avoir des origines différentes, parce qu’ils résultent d’évolutions différentes.

L’évolution n’est pas une vue de l’esprit. L’état des sociétés actuelles résulte d’une évolution, les rapports sociaux actuels résultent d’une évolution et les langues actuelles résultent aussi d’une évolution.

Pour comprendre l’origine d’un nom commun ou d’un nom propre de lieu, il faut en saisir son évolution, en connaître les étapes et rechercher comment s’écrivait ce nom auparavant lors des siècles précédents, c’est-à-dire ses attestations anciennes dans des documents originaux en évitant les publications qui en ont été faites au XIXe siècle ou au début du XXe siècle par des érudits peu au fait de la méthode scientifique.

Voici celles dont nous disposons pour Viols-le-Fort 5 :

1109 ecclesiam S. Stephani de Volio (cart. de Maguelone, G 1127, reg. E, f° 343, r°).

1119 Berengarii, presbiteri de Volio ; ecclesiam Sancti Stephani de Volio (cart. d’Aniane, 1 H 1, f° 117, r°).

1127 Guilelmi de Voil (cart. de Gellone, 5 H 8, f° 136, v°).

1130 parrochia S. Stephani de Volio (cart. de Maguelone, G 1125, reg. C, f° 74, r°).

1146 ecclesiam Sancti Stephani de Volio (cart. d’Aniane, 1 H 1, f° 35, r°).

1154 ecclesiam Sancti Stephani de Volio (cart. d’Aniane, 1 H 1, f° 35, v°, f° 36, v°).

1157 in parrochia Sancti Stephani de Volio (cart. d’Aniane, 1 H 1, f° 85, v°).

1161 in parrochia Sancti Stephani de Volio (cart. d’Aniane, 1 H 1, f° 92, v°).

1181 in parrochia de Volio… ecclesie de Volio (cart. d’Aniane, 1 H 1, f° 97, r°).

1181 parrochie Sancti Stephani de Volio (cart. d’Aniane, 1 H 1, f° 46, r°).

1197 forciam de Volio (cart. de Maguelone, G 1125, reg. C, f° 82, r°).

XIIe siècle, prior de Voil (cart. d’Aniane, 1 H 1, f° 78, r°).

1212 usque ad stare Bernardi de Volio (cart. d’Aniane, 1 H 1, f° 50, v°).

XIIIe siècle, Garinus, prior de Volio (cart. d’Aniane, 1 H 1, f° 136, v°).

1393 parochie Sti St de Volio ; loci Sti St de Volio (not. Dusuc de Pignan, II E 95/1674, non fol.).

1508 parrochie Sancti Stephani de Volio (not. Riolis de Cournonterral, II E 95/113, f° 83, r°).

1531 Vuelh (cpx., Argelliers, 12 EDT 5).

1550 lo camy sur va de Peyres Canes en Vuelh ; peroquie de Vuelh ; vilage de Vuelh (cpx., La Val-de-Montferrand, 153 EDT 003).

1559 lieu de Vueil ; Janne de Thurin conseigneuresse de Vueilh (not. de Montpellier, Amargier, Mathieu, 2 E 95/1529, f° 70, r°, f° 73, r°, f° 141, r°).

1566 Vueilh (procès contre Roquefeuil, 1 E 2408, AD30).

1637 la terre de Viols ; le terroir de Viols ; le lieu de Viols (procès, 1 E 2456, AD30).

1660 Viol ; Viols ; Violz (cpx., Viols-le-Fort, 343 EDT 1).

1664 Viol ; Viols ; Violz (cpx., Viols-le-Fort, 1 B 11104).

1696 Viol ; Viols ; Violz ; lieu de Viols le Fort (cpx., Viols-le-Fort, 343 EDT 2)
(Fig. 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8).

Cartulaire d’Aniane, 1 H 1, f° 85, v°, année 1157.
Fig. 2 - Cartulaire d’Aniane, 1 H 1, f° 85, v°, année 1157.
Cartulaire de Maguelone, G 1125, reg. C, f° 82, r°, année 1197.
Fig. 3 - Cartulaire de Maguelone, G 1125, reg. C, f° 82, r°, année 1197.
Notaire Dusuc de Pignan, II E 95/1674, non fol., année 1393
Fig. 4 - Notaire Dusuc de Pignan, II E 95/1674, non fol., année 1393.
Notaire Riolis de Cournonterral, II E 95/113, f° 83, r°, année 1508
Fig. 5 - Notaire Riolis de Cournonterral, II E 95/113, f° 83, r°, année 1508.
Compoix de la Val de Montferrand, 153 EDT 3, f° 904, r°, année 1550
Fig. 6 - Compoix de la Val de Montferrand, 153 EDT 3, f° 904, r°, année 1550.
Compoix de Viols-le-Fort, 343 EDT 1, f° 72, r°, année 1660
Fig. 7 - Compoix de Viols-le-Fort, 343 EDT 1, f° 72, r°, année 1660.
Compoix de Viols-le-Fort, 343 EDT 2, f° 1, r°, année 1696
Fig. 8 - Compoix de Viols-le-Fort, 343 EDT 2, f° 1, r°, année 1696.

Au regard de ces attestations anciennes, nous pouvons voir que la forme du nom Viol(s) est récente ; elle ne rentre vraiment en usage qu’au XVIIe siècle ; on constate que les formes en latin écrit du Moyen-Âge sont notées avec /-o-/ : Volio ou Voil, cette dernière forme notant avec l’orthographe latine la forme occitane Volh. Les documents cadastraux, tels que les compoix, produisent des formes du type Vuelh. Une évolution se dégage lorsqu’on parcourt la chronologie des formes anciennes. Et cette évolution s’inscrit dans un système bien connu des phonéticiens qui s’appelle pour ce cas précis la diphtongaison 6 de [o] ouvert accentué suivi d’un yod 7. Tous les mots qui font montre de la même caractéristique, à savoir un [o] ouvert accentué suivi d’un yod, subiront le même type d’évolution. Le yod, que l’on note par [y], est une fricative palatale qui s’entend au début des mots français yeux, anglais yacht, allemand joch ; pour l’occitan, ce son peut être d’origine latine ou romane et dans ce second cas il peut résulter de l’évolution de consonnes telles que /-c-/, /-g-/ en exerçant une action sur les voyelles qui précèdent, particulièrement lorsqu’il se combine avec un /-l-/ pour le mouiller (/-cl-/ > [yl] > [ḽ] ; /-gl-/ > [yl] > [ḽ], noté par /-ill-/ en français et par /-lh-/ en occitan). Parmi la multitude d’exemples présents dans la langue occitane, nous en avons choisi deux les plus parlants pour le lecteur. Il s’agit de uèlh / iòl(h) = fr. « œil » et de truèlh / triòl(h) = fr. « pressoir », le premier remontant au latin vulgaire oculu, le second au latin vulgaire troculu.

Le tableau ci-dessous expose les grandes lignes de l’évolution de ces deux termes que nous avons mis en regard avec les attestations anciennes du nom du village Viols (-le-Fort). Les dates indiquent les périodes des mutations qui se sont opérées dans la façon de prononcer et d’écrire ces mots.

IIe s. oculu troculu Vocullius
IVe-Ve s. oclu / oglu troclu / troglu Voclu / Voglu
VIIIe s. olh trolh Volh
IXe-Xe s. òlh / uòlh tròlh / truòlh Vòlh (lat. Volio / Voil) / Vuòlh
XIe s. uèlh truèlh Vuèlh
XVe-XVIIe s. uèlh / iòl(h) truèlh / triòl(h) Vuèlh / Vueilh / Viòl(h)

Nous pouvons observer que, dans l’intervalle du IIe siècle et des IVe-Ve siècles, la voyelle pénultième atone (voyelle de l’avant dernière syllabe) a disparu de la prononciation, induisant la formation du groupe de consonnes /-cl-/ devenu par sonorisation /-gl-/. Ensuite au VIIIe siècle, ce groupe de consonnes est devenu [ḽ] noté /-lh-/, puis au cours des IXe-Xe siècles le [o] ouvert accentué s’est diphtongué dans une première étape en [uo], ultérieurement en [uè], et ce n’est qu’à partir des XVe-XVIIe siècles que dans une ultime transformation la diphtongue [uè] deviendra [io], avec comme caractéristique que les deux prononciations persisteront conjointement dans certains mots jusqu’à la période contemporaine 8. Ceci étant posé, et au regard des attestations anciennes de Viols, nous pouvons avancer comme prototype, c’est-à-dire comme ancêtre du nom, une forme du type *Vocul… Et par le meilleur des hasards, le corpus des noms de personnes latins recèle le nom de personne Vocullius, certes rare, mais inventorié dans la Paulys Realencyclopädia9. Vocullius se présente comme le premier chaînon manquant pour établir l’historique complet du nom de Viols. C’est ce nom que nous avons inséré dans la troisième colonne à côté d’oculu et de troculu ; il se trouve en cohérence avec les règles de l’évolution phonétique. C’est cette solution par un nom de personne qu’avait avancée de façon hypothétique Paul Fabre 10 en supposant un nom de personne gaulois *Voculus.

Ainsi l’origine du nom de Viols ne réside pas dans le nom commun occitan viòl = « sentier », mais dans un nom de personne d’époque gallo-romaine Vocullius, ce qui confère au site du village une certaine ancienneté. Ce fonctionnement ne doit pas étonner. Depuis l’Antiquité et le haut Moyen-Âge jusqu’à la période contemporaine un nombre considérable de lieux habités ont été désignés par des noms de personnes.

Pourquoi le Fort ?

Nous allons maintenant éclaircir le problème du second élément de la désignation à savoir : le Fort.

Si dans le village se trouvait en 1197 une bâtisse fortifiée possédée en commun par deux seigneurs, Raimond de Melgueil et Raimond Airradus, ainsi que le relate une charte faisant état de leur différend dans le cartulaire de Maguelone 11, la fortification actuelle, qui résulte d’une volonté populaire, date de 1428-1434. Cette muraille fut construite à la suite d’un contrat écrit passé le 2 novembre 1428, devant le notaire épiscopal Jean Fontanilhon 12, entre les 21 chefs de famille du village (dont deux femmes) et l’architecte-bâtisseur Jean Aoustet, originaire de Mende. Cette construction fut avalisée, autorisée par le sénéchal de Beaucaire ou l’un de ses représentants et non « ordonnée par le sénéchal de Beaucaire », comme l’écrivit Rouquette 13, car le texte porte assignatum et adjudicatum. En latin classique et en latin médiéval les verbes adsignare / assignare et adjudicare ont les sens respectifs de « attribuer », « accorder », « donner le droit d’utiliser » 14, et « adjuger », « être d’accord » 15.

Le sénéchal ou son conseiller se contentèrent de superviser et de donner leur accord technique sur les parties à usage défensif, à savoir les meneaux, créneaux, bastions, etc. 16

De plus la lecture des édits et ordonnances émanant du pouvoir royal pour cette période ne font pas état d’un quelconque édit ou ordonnance sur ce sujet 17. Tout au plus peut-on penser que le pouvoir royal ne voyait pas d’un mauvais oeil cette volonté des communautés villageoises d’affirmer leurs prérogatives en fortifiant leur village face aux petits seigneurs provinciaux, ce qui en affaiblissait d’autant leur pouvoir local.

Après 1434, date programmée de la fin des travaux, le village change de visage et offre au regard des arrivants sa muraille. Ce projet et cette réalisation n’eurent sans doute pas l’assentiment de tous les membres de la communauté, car il est précisé 18 qu’au cas où une partie d’entre eux en refuserait le financement, le reste de la communauté prendrait à sa charge la partie complémentaire du coût de la construction. Une partie des habitants des mas un peu éloignés durent former une communauté à part, puisque dans les compoix de la Val de Montferrand de 1550 se trouve parmi ceux des Matelles, de Saint-Jean-de-Cuculles, de Saint-Gély-du-Fesc, de Combaillaux, etc., celui de la peroquie de Vuelh ou du Vilage de Vuelh, mais qui ne traite que des biens fonciers des contribuables du Mas de Calages, du Mas de Cambous, du Mas de Peires-Canes et du Mas de Lavit19, c’est-à-dire des fermes qui sont aujourd’hui situées dans la commune de Viols-en-Laval.

On se retrouve donc avec une communauté scindée en deux parties, l’une autocentrée sur son village entourée de sa muraille, l’autre formée de quelques mas et rattachée à la Val de Montferrand 20.

Dans l’usage local, l’emploi de deux noms de lieux va donc être rendu nécessaire pour éviter la confusion entre les habitants reconnaissant comme leur chef-lieu le village fortifié et les habitants des mas rattachés à la Val de Montferrand. Dès 1696 21 va apparaitre la désignation Viols-le-Fort à côté de la désignation Viols-en-la-Val (sous-entendue de Montferrand) 22.

Nous terminerons par quelques mots sur le /-s/ final de Viols, qui apparaît dès 1637. Il a certainement eu pour fonction d’éviter la confusion avec le nom commun viòl cité plus haut en changeant la physionomie du mot. Puis il servira dans la séquence Viols-le-Fort à marquer la césure dans la prononciation pour éviter qu’on en arrive à prononcer [violefort], ce qui pourrait être une source de confusion. Mais il faut rappeler que dans les toponymes attestés plus anciennement, la présence actuelle de /-s/ final (Gallargues < Gallanicis) est un reliquat des déclinaisons qui caractérisaient le gaulois, le grec, le latin et l’ancien occitan. Il s’agissait en latin vulgaire d’un cas locatif pluriel pour indiquer le lieu où l’on se trouve.

Bibliographie sommaire

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Bourciez, Édouard et Jean, Phonétique française, Paris, Klincksieck, 1967.

Dottin, Georges, La langue gauloise, Grammaire, Textes et Glossaire, Paris, Klincksieck, 1918.

Fabre, Paul, Noms de lieux du Languedoc, Paris, Bonneton, 1995.

Hamlin, Franck, R., Toponymie de l’Hérault, Dictionnaire topographique et étymologique, Millau, Éditions du Beffroi, 2000.

Lambert, Pierre-Yves, La langue gauloise, Paris, Éditions Errance, 1997.

Lejeune, Michel, Traité de phonétique grecque, Paris, Klincksieck, 1947.

Meillet, Antoine, Vendryes, Joseph, Traité de grammaire comparée des langues classiques, Paris, Champion, 1927.

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Ronjat, Jules, Grammaire Istorique des Parlers Provençaux Modernes, t. 1, 2, 3, Montpellier, Société des Langues Romanes, 1930-1932-1937.

Ugolini, Daniela, Olive, Christian, « Le Biterrois », Carte archéologique de la Gaule, 34/5, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2013, pp. 27-34.

NOTES

1. D’un point de vue linguistique, la dénomination Occitanie ne coïncide pas avec le territoire régional contemporain (Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées) qui s’est approprié ce nom, mais embrasse la majeure partie du Sud de l’État français.

2. Rey, Alain et Rey-Debove, Josette, Le Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, p. 280, b. Paris, Dictionnaires Le Robert, 1990 [1977].

3. Bourciez, Édouard et Jean, Phonétique française, Paris, Klincksieck, 1967, § 12, II.

4. Bourciez, Édouard et Jean. 1967, op. cit., 1967, § 6, I ; § 91, 3°, III.

5. Sauf information indiquée, les documents cités en référence proviennent des Archives départementales de l’Hérault. Pour d’autres attestations de seconde main, on se reportera à Hamlin, Franck, R., Toponymie de l’Hérault, Dictionnaire topographique et étymologique, Millau, Éditions du Beffroi, 2000, pp. 430, b-431, a.

6. La diphtongaison consiste dans le dédoublement d’une voyelle en deux sons successifs. La diphtongaison de [o] ouvert accentué est récursif dans les langues romanes. En espagnol le verbe poder = « pouvoir », donne à la première personne du singulier puedo (le [o] ouvert accentué devient [ue]) et à la première personne du pluriel donne podemos (le premier /-o-/ ne portant plus l’accent principal).

7. Bourciez, Édouard et Jean, op. cit., 1967, § 70, Historique ; Ronjat, Jules, Grammaire Istorique des Parlers Provençaux Modernes, Montpellier, Société des Langues Romanes, 1930, t. II, §99.

8. À titre de comparaison, l’ancien occitan pòg [podj] = fr. « colline », deviendra puòg, puis puèg et piòg, graphiés à la française puech et pioch, formes qui toutes deux sont encore en usage dans les cadastres ou les cartes IGN de la région.

9. Wissowa, Georg, Kroll Wilhelm, Mittelhaus, Karl, Paulys Realencyclopädia der classischen Altertumswissenchaft, Stuttgart, Druckenmüller Verlag, 1961, Zweite Reihe, 17 halbband, 717 : « Nur inschriftlich belegter seltener lateinischen Eigenname ».

10. Fabre, Paul, Noms de lieux du Languedoc, Paris, Bonneton, 1995, p. 52.

11. Cartulaire de Maguelone, G 1125, reg. C, f° 82, r°, 1197, « forciam de Volio ».

12. Notaire Jean Fontanilhon, 2 E 95 / 265, 1428, dernier cahier, f°1, sq.

13. Rouquette, Julien, Cartulaire de Maguelone, suite, Montpellier, chez l’auteur, pp. 114-115. Nous tenons à préciser que cet ouvrage, malgré son titre, ne comporte pas de transcription de chartes, mais est essentiellement un inventaire avec résumés approximatifs d’actes des notaires de Montpellier du XVe siècle.

14. Flobert, Pierre, Le Grand Gaffiot. Dictionnaire Latin-Français, Paris : Hachette, 2000, p. 59, a ; Du Cange, Charles du Fresne, Glossarium mediae et infimae latinitatis, Graz, Akademische Druck- U Verlagsanstalt, 1954 [1883], t. 1, p. 436, c.

15. Flobert, Pierre, op. cit., 2000, p. 44, b ; Du Cange, Charles du Fresne, op. cit., 1954 [1883], t. 1, p. 79, b.

16. Notaire Jean Fontanilhon, 2 E 95 / 265, 1428, dernier cahier, f°1, l. 40 : « fuit ordinatum et adjudicatum » = « fut supervisé et accordé ».

17. Rebuffi, Pierre, Les edicts et ordonnances des rois de France depuis l’an 1226…, Lyon à la Salamandre, 1573.

18. Notaire Jean Fontanilhon, 2 E 95 / 265, 1428, f° 1, v°, lignes 39-44, f° 2, r°, ligne 1 : « que si alterum hominem contribuentem et contribuere debeantum in dicto fortalicio recusaret ad solvendo undenum suum de fructibus et lucris suis, […], quod homines predicti seu universitas dicti loci, eidem Magistro Johanne stare teneantur et debeant de hoc quod habere seu levare non posset ».

19. Compoix de la Val-de-Montferrand, 153 EDT 003, f° 902-f° 924.

20. Sur ce sujet, voir Rouquette, Julien, « la République de Montferrand », Revue historique du diocèse de Montpellier, Montpellier, Valat, 1910, n° 7, pp. 280-290, n° 9, pp. 353-361.

21. Compoix de Viols-le-Fort de 1696, 343 EDT 2, f° 1, r°.

22. Hamlin, Franck, R., op. cit., 2000, pp. 430, b-431, a. Hamlin donne les dates 1740-1760 et 1770.