Nouveau regard sur Alexandre Cabanel
Nouveau regard sur Alexandre Cabanel
* Conservateur général du patrimoine.
Directeur du musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole.
[ Texte intégral ]
La réouverture du musée Fabre, en février 2007, eut pour conséquence immédiate la mise en place d’une importante programmation d’expositions temporaires touchant tous les domaines de la création. Parmi les grandes figures de l’art ayant des liens immédiats avec Montpellier et le musée Fabre, celle d’Alexandre Cabanel, qui incarne à lui seul l’art académique du XIXe siècle, méritait assurément une rétrospective majeure.
Des contacts furent établis dès 2008 avec Jean Nougaret, grand connaisseur de l’artiste depuis le début des années 1960 1, et la perspective de ce projet l’incita à mettre à jour sa riche documentation en vue de la constitution d’un catalogue sommaire. C’est ainsi qu’après Sébastien Bourdon en 2000, puis François-Xavier Fabre en 2007, le musée consacra à Cabanel, durant l’été 2010, une importante rétrospective – Alexandre Cabanel 1823-1889 : La tradition du beau – présentée dans la foulée au Wallraf-Richartz Museum de Cologne 2. Le fonds Cabanel de Montpellier, remarquable à bien des égards, grâce aux dons de Bruyas, de l’artiste lui-même et de sa famille 3, présentait cependant quelques lacunes qu’il fallait combler. Les avis et conseils de Jean Nougaret étaient précieux et sa documentation, nourrie au fil des années, permettait de vérifier rapidement la provenance ou les mentions anciennes de tel ou tel tableau qui surgissait sur le marché. Ce projet Cabanel avait donc été accueilli avec enthousiasme par l’érudit, qui trouva là l’occasion de publier un catalogue sommaire servant encore de base aujourd’hui à tous les chercheurs intéressés par cet artiste et son époque. Il comporte 578 numéros dont 502 pour les œuvres documentées et datées 4. Malgré les lacunes de l’iconographie, il constitue un document essentiel pour classer un œuvre foisonnant qui s’étend sur plus de cinquante années de création.
Depuis l’exposition, de nombreuses œuvres sont réapparues – peintures et dessins – complétant ce premier essai de catalogue et Jean Nougaret aurait sans doute été heureux de prendre connaissance de ces nouveaux apports. Chaque mois apporte son lot de découvertes : un dessin qui passe en vente publique, un tableau identifié dans une collection privée, un tableau proposé par tel ou tel marchand parisien ou étranger… C’est cette actualité incessante qui rend la tâche du chercheur si passionnante et ouverte. Parmi toutes les œuvres ressurgies depuis six ans 5, nous voudrions, dans ces quelques lignes, nous arrêter sur deux œuvres entrées en 2015 dans les collections du musée Fabre.
Tout d’abord Michel-Ange dans son atelier visité par Jules II 6 (fig. 1) : selon les indications de Jean Nougaret, le tableau aurait été commencé dès 1855 et montré au Salon de 1857 sous le numéro 419. On ignorait ses dimensions exactes et son sort après cette présentation importante. Était-ce le tableau vendu à Londres en 1931 ? Vraisemblablement pas, étant donné les dimensions indiquées 7. On imaginait volontiers une composition imposante digne des cimaises du Salon. Après son long séjour à la villa Médicis, Cabanel rentre à Paris en 1852 et débute alors une brillante carrière officielle : au Salon de 1852, il expose Velléda (Montpellier, musée Fabre), qui marque la fin de son compagnonnage avec Bruyas, ainsi que l’immense Mort de Moïse 8. À l’Exposition universelle de 1855, il se fait remarquer par son Martyr chrétien 9 qui résume tout son apprentissage italien et son admiration, jamais démentie, pour Raphaël. Au Salon de 1857, Cabanel, enhardi par ses récents succès, décide de montrer un sujet chrétien plutôt rare, Aglaé et Boniface (Cleveland, The Cleveland Museum of Art) et Othello racontant ses batailles (Louisville, Speed Art Museum) qui s’inscrit parfaitement dans le courant littéraire qui avait marqué la grande génération romantique. Un troisième tableau a pour sujet Michel-Ange dans son atelier.
Il présente « cet ascète de l’art 10 », assis sur un tabouret de bois, en contemplation devant ses grandioses créations : Moïse, Pietà, Esclaves, ébauche du Jugement dernier. Il tient un maillet et un ciseau et semble prêt à se remettre au travail avec une ardeur renouvelée. À droite, derrière un rideau, le pape Jules II, escorté par des cardinaux, s’apprête à pénétrer dans l’atelier. Gautier, dans L’Artiste, parle d’un tableau de dimensions réduites comme celles d’un tableau de genre ; il en va de même pour Du Pays dans L’Illustration, Journal universel 11 ; ces indications laissent à penser que nous sommes bien en présence ici du tableau perdu du Salon de 1857, heureusement réapparu dans une collection privée en Italie 12 et aussitôt acquis par le musée Fabre. À cette date, Cabanel cherche à séduire une clientèle bourgeoise, délaisse les grandes compositions solennelles pour privilégier des formats plus modestes comme le montre à nouveau La Veuve du maître de chapelle, présenté au Salon de 1859 (Paris, Petit Palais). La gravure de Pierre Castan, diffusée par la maison Goupil 13, avec laquelle Cabanel collaborait volontiers, assura une large diffusion au Michel-Ange dans son atelier, une de ses plus belles réussites au début de sa carrière parisienne. Ce tableau, qui avoue sa dette envers Delaroche, trouve sa place naturellement au musée Fabre et dialogue avec Michel-Ange dans son atelier de Delacroix provenant de la collection Bruyas 14.
Le deuxième tableau, Portrait d’un jeune artiste 15 (fig. 2), entré récemment dans les collections du musée, nous permet là encore d’évoquer le souvenir de Jean Nougaret et notre collaboration des années 2008-2010. Ce dernier nous avait aimablement signalé l’existence de ce tableau, plusieurs fois passé en vente publique, en 2005 et en 2010. Il s’agit d’un important témoignage de l’activité de jeunesse de Cabanel dont on sait peu de choses pour les années 1840-1843, hormis quelques esquisses peintes pour ses premiers essais au prix de Rome. Deux autoportraits de jeunesse – le premier à l’âge de 13 ans, le second à l’âge de 17 ans 16 – conservés au musée Fabre témoignent des dons précoces de Cabanel formé à l’ombre de Charles Matet, habile portraitiste de la bourgeoisie locale.
Comme l’avait déjà souligné Jean Nougaret, le portrait réapparu en vente publique à Londres fin 2015 17 ne peut en aucun cas être considéré comme un autoportrait de Cabanel ; impossible de reconnaître ici les traits si caractéristiques du Montpelliérain. Nous sommes bien plutôt en présence d’un portrait amical qui nous introduit dans l’ambiance des ateliers parisiens et des jeunes rapins se préparant au très convoité prix de Rome. Ce très jeune homme, à peine sorti de l’adolescence, dignement vêtu avec son pourpoint sombre et son col blanc, prend la pose en fixant le spectateur avec une expression où se mêlent assurance et timidité. La sobriété du décor, l’ombre portée sur le mur, mettent en valeur la main gauche qui tient la palette et les pinceaux, emblème de la vocation d’artiste. Peut-être un jour sera-t-il possible d’identifier ce portrait plein de charme qui complète admirablement les collections de la première moitié du XIXe siècle, tellement marquées par la personnalité de Bruyas.
Ces deux importants ajouts au catalogue de l’artiste nous permettent de rendre hommage au chercheur passionné et discret que fut Jean Nougaret. Ces deux œuvres, parmi d’autres, ont été révélées au public au printemps 2016, grâce à un accrochage mettant en valeur les acquisitions récentes du musée Fabre.
NOTES
1. Nougaret, Jean, Alexandre Cabanel. Sa vie, son œuvre, essai de catalogue, Diplôme d’Études Supérieures d’Histoire de l’art, Montpellier, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1962. Mentionnons par la suite les deux expositions : « Alexandre Cabanel (1823-1889) », Montpellier, musée Fabre, 1975 ; « Dessins d’Alexandre Cabanel (1823-1889) », Montpellier, musée Fabre, 19 décembre 1989-11 mars 1990 ; cette dernière exposition ayant fait l’objet d’une publication, Jourdan, Aleth (dir.), Dessins d’Alexandre Cabanel (1823-1889), Catalogue de l’exposition, Montpellier, Ville de Montpellier, 1989.
2. Hilaire, Michel et Amic, Sylvain (dir.), Alexandre Cabanel 1823-1889 : La tradition du beau, Catalogue de l’exposition (Montpellier, musée Fabre, 10 juillet-5 décembre 2010), Paris, Somogy, 2010 ; Hilaire, Michel et Amic, Sylvain (dir.), Alexandre Cabanel : Die Tradition des Schönen, Catalogue de l’exposition (Cologne, Wallraf-Richartz-Museum, & Fondation Corboud, 4 février-15 mai 2011), Munich, Hirmer, 2011.
3. Voir Hilaire, Michel, « Alexandre Cabanel : retour à Montpellier », dans Catalogue de l’exposition Alexandre Cabanel 1823-1889 : La tradition du beau, ibid., p. 18-19.
4. Voir Nougaret, Jean, « Catalogue sommaire de l’œuvre peint d’Alexandre Cabanel », dans Catalogue de l’exposition Alexandre Cabanel 1823-1889 : La tradition du beau, ibid., p. 452-479.
5. Le musée Fabre a fait l’acquisition de quatre dessins : Étude pour le Paradis perdu : Ève, entre 1863 et 1867 (inv. 2010.6.1), Étude pour La Vie de Saint Louis : Étienne Boileau, prévôt de Paris, 1874-1877 (inv. 2010.7.1), Étude pour la figure de Ruth, vers 1868 (inv. 2011.7.1), Étude pour Ruth revenant des champs, vers 1868 (inv. 2012.13.1), et d’un tableau : Louis XIII et Richelieu, vers 1854-1855 (inv. 2012.2.1).
6. Huile sur toile, 63 x 103 cm, signée et datée en bas à droite 185(6 ?) (inv. 2015.10.1).
7. Un tableau de même sujet est vendu à Londres, Sotheby’s, le 29 avril 1931, n° 60. Les dimensions sont de 23 x 38 cm, ce qui laisse penser qu’il s’agit d’une esquisse. On sait par ailleurs qu’une autre esquisse de la main de Cabanel (29 x 48 cm) passe en vente publique à Paris, Hôtel Drouot, le 10 novembre 1943, n° 65.
8. La Mort de Moïse, présentée au Salon de 1852, appartient aujourd’hui au Dahesh Museum of Art de New York ; une version réduite fut donnée au musée Fabre par Pierre Cabanel, neveu de l’artiste, en 1918.
9. Carcassonne, musée des Beaux-Arts ; le musée Fabre possède une étude donnée en 1918 par Pierre Cabanel ; voir Catalogue de l’exposition Alexandre Cabanel 1823-1889 : La tradition du beau, op. cit., n° 72, p. 170.
10. Gautier, Théophile, « Salon de 1857 », L’Artiste, 28 juin 1857, t. 1, Paris, Bonaventure et Ducessois, 1857, p. 227.
11. Du Pays, A.-J., « Salon de 1857 », L’Illustration, Journal universel, n° 754, 8 août 1857, vol. XXX, Paris, Firmin Didot Frères, Fils et Cie, p. 94.
12. Selon le vendeur, le tableau aurait fait partie de la collection Breda à Milan, dès 1921, de la collection Chincherni, Italie, dès 1975, et enfin d’une collection privée italienne à Brescia, dès 1986.
13. Bann, Stephen, « L’italianisme des jeunes peintres français. Cabanel et ses pairs entre l’idéal et le commerce », dans Catalogue de l’exposition Alexandre Cabanel 1823-1889 : La tradition du beau, op. cit., p. 46-47. Adolphe Goupil faisait faire une réduction de la peinture originale pour la préparation de la gravure, cette réduction étant vendue à son tour. La copie du tableau de Cabanel fut vendue pour quatre mille francs, puis revendue en 1862 pour trois mille six cents francs. La gravure de Michel-Ange fut photographiée pour l’Album de photographies de Goupil en 1863 et éditée en plus petit format comme « carte de visite » en 1890 ; voir Bann, Stephen, ibid., p. 48, 50-51.
14. Huile sur toile, 40 x 32 cm, vers 1850 (inv. 868.1.40) ; Cabanel devait connaître la toile de la collection Bruyas, qui montre Michel-Ange dans une même attitude contemplative, mais inversée.
15. Huile sur toile, 40,8 x 33 cm, signée et datée en bas à droite 1842 (inv. 2015.24.1).
16. Catalogue de l’exposition Alexandre Cabanel 1823-1889 : La tradition du beau, op. cit., p. 66-67.
17. Vente Sotheby’s, Londres, le 10 décembre 2015, n° 176.