Logistique et Ancien Régime : les étapes du roi et de la province de Languedoc aux XVIIIe et XIIIe siècles
Logistique et Ancien Régime :
les étapes du roi et de la province de Languedoc
aux XVIIIe et XIIIe siècles
p.69 à 72
Ces quelques lignes se veulent le compte rendu d’un travail entrepris naguère sous la direction du professeur A. Blanchard, et consacré à une institution à la fois militaire et fiscale de la monarchie française d’Ancien Régime : l’Étape 1. Il s’agissait, d’une part, d’évaluer les capacités d’organisation logistique des armées en marche, d’autre part, de juger des interactions liant l’État royal, ordonnateur et législateur, et les États provinciaux languedociens, contribuables et gestionnaires.
Quatre directions délimitent ce propos : la définition d’un terme, peu courant aujourd’hui dans son acception de jadis ; l’exposé des raisons, des sources et des influences historiographiques ayant soutenu l’investigation ; l’esquisse des contenus et conclusions de l’enquête ; l’ébauche des voies possibles de recherches ultérieures, complémentaires ou prospectives.
La définition du terme et de son champ d’application induit largement la démarche. Apparu au XVe siècle en langue française, le mot « étape » présente quatre significations 2. Il s’agit d’abord d’un lieu où l’on entrepose des vivres, objets d’échanges. Par extension, il devient la distance entre deux lieux où l’on « fait étape », soit 4 à 5 lieues aux XVIe et XVIIe siècles, et 6 à 7 à la fin de l’Ancien Régime. En un même temps, il désigne les vivres à distribuer aux troupes (« prendre l’étape ») : il est alors synonyme de « rations » de pain, viande, vin et fourrages, dont l’unité théorique reste identique de 1636 à la Révolution, à l’exception d’une modification de la composition du pain qui évolue à l’issue de querelles diététiques lors des vingt dernières années de la Monarchie. Enfin, essentiellement à partir de 1641, l’étape devient un impôt régulier, « l’Étape », au même titre que la Taille ou le Taillon dont les destinations initiales furent analogues.
Cette polysémie révèle ainsi « l’étape » comme une organisation globale, réunissant un nombre d’acteurs considérables : les troupes, circulant en petits groupes ou par régiments entiers ; leur encadrement disciplinaire (commissaires des guerres et commissaires à la conduite) et de service (officiers majors et bas officiers) ; les officiers de Robe, justice et police (Parlements, Présidiaux, Prévôtés…) et ceux de finances (Trésoriers de France, répartissant et organisant parfois les fournitures, officiers des Chambres des Comptes contrôlant les dépenses, Receveurs des Tailles à la base du système fisco-financier) ; les commissaires du roi et les grands officiers de la Couronne, les intendants d’armée puis de provinces et les gouverneurs, lieutenants généraux et commandants en chef; le monde des financiers, grands ou petits entrepreneurs (étapiers et fermiers généraux de l’étape, différents des munitionnaires des armées en campagne) qui avancent les fonds ou veillent aux approvisionnements ; les communautés enfin, villes, bourgs et villages, dont les consuls et échevins, mais encore les « notables habitants », les petits officiers (commissaires ou contrôleurs des revues, billets de logement, registres des routes…) sont chargés de la distribution des fournitures et de la répartition délicate des soldats entre les non-exempts de logement… En définitive, un monde de l’étape qui couvre une large part de la société « civile » et qui dépasse donc amplement le seul cadre « militaire » sans lequel, néanmoins, le système étapier perd sa raison d’être.
En effet, dans le domaine militaire, l’étape est une des solutions possibles (mais pas nécessairement la seule) pour ravitailler les troupes en marche à l’intérieur du royaume, en fixant par avance des lieux d’approvisionnement sur des voies de passage en principe relativement stables. Elle est ainsi un des éléments essentiels de la logistique aux armées qui, tout en prévenant l’indiscipline, permet la satisfaction du soldat et assure la tranquillité de l’habitant. Même si ce n’est pas toujours le cas, notamment au XVIIe siècle, elle demeure, sur le long terme, le moins mauvais des procédés expérimentés dans le domaine des mouvements intérieurs qui conduisent les troupes des quartiers d’hiver aux armées en campagne, des lieux de recrutement aux quartiers d’assemblées, des « fronts » aux hôpitaux…
Cette définition plurielle de « l’étape » rejoint alors les préoccupations de l’historien du monde militaire moderne dans sa vison la plus exhaustive, telle que l’a conçue le professeur Blanchard : non seulement une histoire de l’événement guerrier et de sa théorisation stratégique, mais encore de ses aspects institutionnels, sociaux, financiers et géographiques.
Appuyant et permettant cette démarche les fonds documentaires s’avèrent considérables au niveau languedocien les Archives départementales de l’Hérault, outre les très utiles séries A (législation) et B (Cour des comptes), offrent les prodigieuses ressources de la série C, consacrée au gouvernement militaire, à l’intendance et aux États du Languedoc. Délibérations des États, cahiers des doléances annuelles présentées au roi, baux d’étapes, comptes détaillés des bureaux provinciaux, mémoires et correspondances entre Secrétariat d’État à la guerre, Intendants, Syndics généraux et entrepreneurs, plaintes des communautés et des particuliers.., forment une masse informative que complètent les Archives municipales ou les livres de comptes et les contrats privés. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle s’ajoutent, faisant écho à l’esprit du temps, les enquêtes sur l’étape, son service, le problème de la fourniture des voitures et celui des routes à suivre.
Cependant, très vite, les matériaux languedociens, du fait même de leur foisonnement, apparaissent insuffisants et fragmentaires. Ainsi les lettres et ordonnances des Gouverneurs et Intendants, les avis et objections des États sur les coûts et modalités des fournitures, font-ils référence à des textes réglementaires et à des décisions royales dépendant de données plus large que le seul cadre provincial. Beaucoup de débats languedociens, sur la législation ou la gestion des étapes, dépendent en fait de choix ou d’hésitations des bureaux de Paris ou de Versailles, et ne sont eux-mêmes qu’un moment du processus décisionnel non spécifiquement provincial : le passage à la Ferme générale (fin XVIIe siècle), l’offensive contre le système étapier sous la Régence, la législation des convois militaires qui se fixe laborieusement durant les deux premiers tiers du XVIIIe siècle se répercutent à des degrés divers sur le fonctionnement du service dans le cadre de la Province.
La nécessité d’un recours à des sources à l’échelon du royaume s’impose alors. Il faut songer à consulter les fonds parisiens : manuscrits et imprimés de la Bibliothèque nationale, correspondances des Intendants des Archives nationales, fonds des Archives et de la Bibliothèque du Service historique des Armées de Vincennes, qui donnent accès aux textes législatifs et aux modalités de leur application 3.
Dès lors, le sujet s’échappe du cadre régional et élargit son champ d’investigation de façon presque inquiétante, en obligeant d’une part à tenter d’avoir une vision d’ensemble du fonctionnement de l’étape dans la longue durée, tant au niveau législatif que dans le domaine de sa gestion disciplinaire et financière, et, d’autre part, à replacer cette évolution dans la trame des événements politiques et militaires, mais aussi socioéconomiques, des deux derniers siècles de l’Ancien Régime en France.
Pour cela la consultation des sources originales ne saurait suffire, et seule l’aide d’une base bibliographique dépassant l’objet de l’approvisionnement des troupes, peut permettre de relier les fils d’un si vaste écheveau. Trois grands pôles d’influence de l’historiographie contemporaine sont ainsi sollicités pour éclairer la recherche :
- L’histoire militaire française et ses émules, avec les travaux de L. André et de A. Navereau dans la première moitié du XXe siècle, puis ceux d’A. Corvisier, enfin d’A. Blanchard, J. Bérenger, J.-P. Bois et A. Chagniot 4. Il s’agit de travaux portant principalement sur les institutions et le recrutement militaires, mais aussi sur les liens entre Armées et Politique, la prosopographie des hommes de guerre, le système fisco-financier et logistique, dont l’une des dernières productions significatives demeure l’étude de B. Kroner sur les étapes en Champagne durant la guerre de Trente Ans 5.
- L’école anglo-saxonne qui, en se plaçant dans une optique d’histoire générale comparative, resitue le phénomène militaire au niveau européen ou mondial en tant que créateur de « civilisation » : ces études analysent les facteurs de puissance et les rapports économie-démographie, les innovations et les seuils techniques, les relations entre pensée stratégique, logistique et mutations sociopolitiques, qui pèsent sur l’institution militaire ou la stimulent. Cette histoire de la longue ou moyenne durée, qui se penche sur la nature des guerres et de leur cadre organique et humain, serait impossible sans les acquis de la première, mais demeure utile par ses reculs théoriques et synthétiques où s’illustrent G. Parker, W. McNeill, M. Howard ou Van Creveld 6… Elle oblige à replacer l’« étape » dans le contexte plus général des évolutions de la conception de la guerre et de ses ressources issue de la pensée militaire occidentale moderne. A cette tendance historiographique peut s’apparenter, en écho par ailleurs aux travaux de D. Roche et de M. Voyelle, l’étude ethno-historique de F. Cardini sur les mentalités militaires et les modifications des rapports sociaux, signifiant d’autres perceptions de la violence 7.
- Mais, au-delà des historiens du monde militaire et de ses cultures, ma dette est tout aussi grande à l’égard d’autres domaines du champ historique, notamment celui de l’institutionnel et du politique, tel que l’a conçu R. Mousnier, et du « fisco-financier », dans les perspectives ouvertes par J. Bérenger, D. Dessert, F. Bayard, M. Morineau et A. Guéry 8…
Ces différents éclairages font alors de l’« étape » non seulement une institution militaire mais un révélateur d’une histoire où se rencontrent des hommes, tributaires, fournisseurs, officiers et soldats, des lieux de pouvoirs complémentaires ou rivaux, des mouvements de fonds, des flux de productions et des routes. De ce va-et-vient des sources à la bibliographie résulte alors une reconsidération du champ initial.
L’aboutissement de ce travail s’articule ainsi autour de deux volets, distincts mais complémentaires : d’une part, l’évolution de l’institution royale des étapes durant les deux derniers siècles de l’Ancien Régime, d’autre part, la gestion provinciale, en pays d’États, du passage des troupes.
Du XVe au XVIIe siècle on assiste aux lents progrès d’une administration, souvent antérieure aux textes réglementaires généraux, qui tend à renoncer peu à peu à la réquisition pure et simple au profit d’une organisation de la fourniture par commissaires et officiers 9. Malgré les ébauches de François Ier et d’Henri II (1526-1549), la vision du service des vivres d’étapes reste partielle et ponctuelle jusqu’aux premières tentatives d’une contribution générale en espèce, non sans hésitation sur les modalités de l’approvisionnement (laisser ou non le soin au soldat de se nourrir lui-même) qui se fixent, pour longtemps, entre 1629 et 1636. Avec Sublet et Le Tellier un corpus législatif s’étoffe, puis s’amplifie sous Louvois, pour s’élargir au cours du XVIIIe siècle dans un plus grand souci d’humanisation. Deux problèmes marquent particulièrement ces efforts de mise en ordre : la délimitation des compétences entre officiers et commissaires et le choix des lieux de logements. Le conflit qui oppose principalement les Trésoriers de France et les Intendants, se règle sur le long terme, les officiers cédant peu à peu, et non brutalement après la Fronde, leurs prérogatives en matière de ravitaillement. Quant aux lieux d’étape possibles, la législation hésite entre les « villes closes », qui bénéficient d’une meilleure surveillance et de facilités d’approvisionnement, mais qui offrent aussi plus d’occasions de désordres provoquant l’hostilité des bourgeois au logement, et les villages du « plat pays », moins bien ravitaillés (sauf en fourrages) et plus vulnérables, mais facilement soumis aux injonctions royales.
Malgré de réelles améliorations, le système n’a pas que des partisans, et la régence de Philippe d’Orléans se caractérise, en ce domaine comme en d’autres, par une remise en cause, mêlant innovations et réactions. D’une part, il s’agit de dénoncer les abus et les dépenses excessives (jusqu’à 15 millions de livres !) dont les étapes ont été l’objet durant la guerre de succession d’Espagne ; d’autre part, de favoriser une organisation plus souple, plus « libérale », tournée vers l’économie de marché, par l’achat direct, de gré à gré, en échappant ainsi aux compagnies de traitants, visées par la Chambre de justice de 1716 10. C’est alors qu’en 1718 est décidée la suppression du système étapier, auquel on substitue une organisation fondée sur l’alternative campement d’été/casernement, le plan de construction de casernes de 1719, qui s’inscrit dans cette mouvance réformatrice, devant assurer la séparation du soldat et de l’habitant, dans le droit fil des préoccupations philanthropiques des Lumières 11. Les difficultés de l’approvisionnement et l’échec, faute de crédits suffisants, du plan de casernement (1724), conduisent logiquement au rétablissement des étapes dans tout le royaume, sur les fondements législatifs qui perdurent jusqu’à la Révolution 12.
Durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, l’un des derniers grands débats concernant l’Étape qui s’élargit, en outre, au service du voiturage, voit s’opposer les tenants de la Ferme à ceux de la Régie 13. La polémique dépasse le simple problème des modalités d’organisation d’un secteur de l’administration royale, car elle répercute l’écho des affrontements politiques sur le fonctionnement de la Monarchie et ses insuffisances administratives et financières, dont la question ultime est : peut-on encore la réformer ?
En évitant toute téléologie et pour s’en tenir au strict domaine militaire, il semble, notamment avec Saint Germain, Ségur et Brienne, qu’elle se soit engagée dans une voie originale porteuse d’avenir : la militarisation de l’encadrement des armées en général, et de l’intendance en particulier, afin d’échapper à la fois aux appétits des traitants, dont on a pu juger du poids décisionnel lors de la Succession d’Autriche, et à l’incurie relative d’une administration civile, à compétence trop large et générale et aux faibles moyens en hommes et en argent.
Quels que soient les griefs portés sur l’institution de l’Étape, celle-ci traverse la Révolution et le XIXe siècle, au moins jusqu’à la généralisation du chemin de fer. Il faut attendre la multiplication par dix puis vingt de la vitesse de déplacement et l’extension du casernement à l’ensemble du territoire pour assister à la mort de l’Étape, à un moment où, entre 1870 et 1914, les États-Majors repensent la logistique, en fonction de la rapidité des déplacements et de l’augmentation fantastique des impedimenta, c’est-à- dire du bond technologique de la révolution industrielle guerrière.
En Languedoc, le système étapier rend compte des évolutions plus générales auxquelles sont confrontées les autorités royales, mais aussi s’inscrit dans la géographie et l’histoire institutionnelle spécifiques du plus vaste et du mieux préservé des pays d’États.
Ce sont les effets de la guerre franco-espagnole qui rendent impérieuse l’exigence de l’État royal à l’encontre de la Province. Celle-ci doit, parmi d’autres charges militaires, assumer la dépense des étapes à laquelle elle consent par le traité de 1641, à la condition d’en conserver la maîtrise de la gestion. A l’instar de l’Équivalent ou des travaux publics, l’Étape demeure un des secteurs où les États affirment leur autonomie d’organisation et leur droit de regard t comme les travaux publics elle est une réalisation concrète, soumise à la conjoncture économique et dont il faut assurer le suivi quotidien ; comme la ferme de l’Équivalent elle est une imposition, tributaire d’un département fiscal et livrée à une adjudication 14.
Autour de l’Étape s’édifie alors une relation entre les États, d’une part, et d’autre part, le Gouverneur ou, et ce de plus en plus, l’Intendant, principalement avec Bezons, d’Aguesseau et Basville. Si les années 1640/1650 sont marquées par de fortes oppositions entre les institutions provinciales et les représentants de l’autorité des cardinaux-ministres, une collaboration s’instaure peu à peu (ainsi le voit-on pour le problème des voitures au cours du XVIIIe siècle), et cette complémentarité, plus ou moins acceptée par la Province, lui permet de sauvegarder une part de ses prérogatives, sinon la totalité de sa capacité à négocier sa fiscalité, et de faire preuve d’inertie, lorsqu’elle juge que ses privilèges sont en cause, comme lors des initiatives ministérielles en matière de modification des lignes d’étapes dans la période 1760/1788. Outre cette vigilance, visant à préserver la gestion languedocienne dans un domaine sensible de la « fiscalité négociée », les États défendent un autre principe général : préférer l’impôt en espèce à l’impôt en nature, le contribuable au corvéable.
Sur ces fondements, et particulièrement à partir de 1690/1691, date de l’acceptation de l’Étape générale, la Province contrôle l’entreprise, tient à distance des affaires le Parlement de Toulouse et la Cour des comptes, Aides et Finances de Montpellier, et anticipe l’élargissement du service qui se produit au niveau du royaume dans le cadre des Fermes : en 1755, les États décident d’adjoindre à l’Étape les voitures des équipages, en 1764, les lits des casernes de passage. L’entreprise, dont la dépense oscille, selon les années, entre 1 000 000 et 200 000 livres, est un enjeu important pour les compagnies financières provinciales, proches des milieux marchands du bas Languedoc, ou, plus souvent encore, du système fisco-financier qui, des inévitables Receveurs des Tailles, monte jusqu’au Trésorier de la Bourse quand il n’aboutit pas à la Cours des comptes. Les États, toujours vigilants, protègent d’ailleurs ces circuits intra-provinciaux, comme on peut en juger lors des tentatives des Fermiers de la Cour pour s’emparer des fermes de l’Étape et de l’Équivalent (1755-1758).
Enjeu financier, l’Étape languedocienne est enfin un révélateur de l’état économique des villages et des campagnes que l’on aperçoit au travers de la correspondance et des enquêtes des Intendants, Syndics, généraux ou diocésains, Subdélégués et entrepreneurs, maires et consuls. On y apprend beaucoup sur la situation du commerce local, les prix des denrées alimentaires, la rareté ou l’abondance des fourrages, les capacités et la qualité des logements et du couchage, la praticabilité des routes et des chemins, ainsi qu’en témoigne l’enquête de 1784-1785. Cette somme de renseignements permet d’approcher les frémissements de l’économie locale et générale de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la volonté des autorités provinciales de « désenclaver » les hautes terres, en joignant la vallée du Rhône au Toulousain par Mende et le Gévaudan… Les effets du casernement et la plus grande disponibilité en vivres modifient la perception du passage des troupes, tant redoutées, et avec de si justes raisons, au XVIIe siècle. Désormais les villes dotées de casernes revendiquent la présence des soldats, les exemptions sont moins recherchées, sauf par les plus humbles bourgs, et la crainte est alors de perdre l’étape, ce à quoi se refusent, par exemple, les consuls de Pont-Saint-Esprit à la veille de la Révolution. L’Étape s’intègre donc à la vie quotidienne des villes et bourgs, devient tolérable, voire souhaitable, dans le cadre d’un État plus policé, où le logement des troupes hors des habitations particulières se généralise, rendant en outre moins épineux le contentieux sur le privilège des exemptions, et dans un espace où la relative abondance des vivres peut trouver un débouché fructueux au passage des soldats. La préoccupation majeure n’est plus la violence brute, le conflit ouvert d’autorité entre civils et militaires, mais le coût, la rapidité, donc l’efficacité du Service.
En fin d’étude, il reste des regrets, appelés pudiquement « directions de recherche » dans le vocabulaire universitaire, qui masquent, en réalité, les silences de ce travail.
A l’échelon du royaume doivent être élucidées les différentes formes de gestion des étapes en pays d’élections, l’importance prise par la Ferme Générale au XVIIIe siècle, les ten-
tatives de passage à la Régie, les liaisons entre les financiers et entrepreneurs des étapes et les milieux de la fiscalité royale et des finances de la Cour. Au niveau languedocien, il faudrait de même laisser place à une plongée dans l’univers social des fermiers et sous-fermiers des diocèses aux XVIIe et XVIIIe siècles, qui peuvent s’appréhender par les fonds notariés, les délibérations des assiettes diocésaines, ou les Archives judiciaires. Ainsi est-on en droit d’espérer saisir les hommes qui, autour des Receveurs des Tailles et parmi eux, sont à l’origine du substrat de la finance locale et au début, tout au moins pour certains, d’une ascension vers la Cour des comptes, la Haute Finance ou la Banque parisienne, lyonnaise ou génevoise. Le cadre provincial se prête également à une tentative de géographie économique historique : les enquêtes sur les modifications des lignes d’étape révèlent l’état des chemins, leur fréquentation saisonnière, les capacités d’hébergement des villages et hameaux, les prix locaux des viandes et des grains… Il est possible non seulement d’y percevoir, par une politique très explicite de développement du réseau routier, une volonté des États de rompre les déterminismes naturels, mais encore d’effectuer une approche micro-économique des communautés…
L’Étape est donc riche, propice, tant dans le cadre provincial que dans celui de l’État monarchique, à d’amples analyses, permettant de comparer la mise en œuvre d’un service dans la diversité fondamentale qui caractérise la France d’Ancien Régime et ses « pays ». Elle se situe aussi dans l’unité, celle d’une volonté royale qui confère à l’institution à la fois la force de son dynamisme centralisateur et sa capacité à s’accommoder des spécificités provinciales. En ce sens l’Étape apparaît bien comme un révélateur des avancées et des limites de l’édification de l’État central, dont il est permis de se demander, à l’horizon 1780, s’il subit un blocage irrémédiable ou s’il vit une mutation, quelque peu chaotique, interrompue par la Révolution qui, malgré ce, en récupère les acquis essentiels.
Notes
1. D. Biloghi, De l’étape royale à l’étape languedocienne : Logistique et Ancien Régime, Thèse de doctorat d’Histoire militaire et Étude de Défense, université Montpellier III, 1994, jury composé des professeurs A. Blanchard, J. Bérenger (président), A. Martel, H. Michel (rapporteur).
2. A. de la Chesnaye des Bois, Dictionnaire militaire ou recueil alphabétique de tous les termes propres à l’Art de la Guerre… Paris, 1745, 2 vol. ; E. A. Bardin, Dictionnaire de l’armée de terre ou Recherches historiques sur l’art et les usages militaires des anciens et des modernes, Paris, 1841-1851, 17 vol.
3. En particulier la très belle Collection d’ordonnances militaires (XIIe siècle – 1801) en 77 volumes à la Bibliothèque de la Guerre à Vincennes.
4. L. André, Michel Le Tellier et l’organisation de l’armée monarchique, Paris, 1906 ; A. Navereau, Le logement et les ustensiles des gens de guerre, 1439-1789, Poitiers, 1924 ; A. Corvisier, L’Armée française de la fin du XVIIe siècle au ministère Choiseul, Le Soldat, Paris, 1964 ; A. Blanchard, Les Ingénieurs du Rot, de Louis XIV à Louis XVI. Étude du corps des fortifications, Montpellier, 1979 ; J. Bérenger, Turenne, Paris, 1987; J.-P. Bois, Les anciens soldats dans la société française au XVIIIe siècle, Paris, 1990 ; J. Chagniot, Paris et l’armée au XVIIIe siècle, étude politique et sociale, Paris, 1986.
5. B. Kroener, Les Routes et les Étapes, Die Versorgung der französischen Armeen in Nordostfrankreich (1635-1661)…. Münster, 1980.
6. G. Parker, The Military Revolution, Military innovation and the rise of the West, 1500-1800, Cambridge, 1988 ; W. Mc Neill, The Pursuit of Power, Technology, Armed Force, and Society since A. D. 1000, Chicago, 1982 ; M. Howard, War in European History, Londres, 1976 ; M. Van Creveld, Supplying war Logistics from Wallenstein to Patton, Cambridge, 1977.
7. F. Cardini, Quell’Antica Festa Crudele, Guerra e cultura della guerra dall’ età feudale alla Grande Rivoluzione, Florence, 1982.
8. J. Bérenger, « L’effort de guerre de la monarchie autrichienne pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697) », L’économie de guerre du XVIe siècle à nos jours, Montpellier, 1988 ; D. Dessert et F. Bayard, « Les financiers dans l’État monarchique en guerre au XVIIe siècle », Les Monarchies, Paris, 1986 ; M. Morineau, « Budgets de l’État et gestion des finances royales en France au XVIIIe siècle », Revue Historique, 1980 ; A. Guéry, « Les finances de la monarchie française sous l’Ancien Régime », Annales E.S.C., n° 2, 1978.
9. J.-E. Lung, « L’organisation du service des vivres aux armées de 1550 à 1650 », Bibliothèque de l’École des Chartes, 1983, et, « Le poids des guerres de religion en Basse Auvergne : la nourriture des troupes royales de 1567 à 1588 inclusivement », Mélanges offerts à P.-F. Fournier, Clermont-Ferrand, 1985.
10. P. Ravel, La chambre de justice de 1716, Paris, 1928.
11. J.-P. Leclercq, « Casernes et routes de troupes en 1719 », Revue de l’Art, n° 65, 1984.
12. Ordonnance, portant rétablissement et nouveau règlement sur les étapes… du 13 juillet 1727, B.N. F 23623, 597.
13. Encyclopédie méthodique, Art militaire, T. II, Paris-Liège, 1785, article « Étape », p. 315-317 ; Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751-1780, article « Ferme », vol. 6.
14. J. Vidal, L’Équivalent aux aides en Languedoc, Montpellier, 1960 ; I. Coquillat, Le marché des travaux publics au XVIIIe siècle dans les diocèses de Montpellier et de Lodève, D.E.A., Montpellier III, 1993.
