Les Anchies une famille montpelliéraine à l’époque moderne histoire familiale
Les Anchies une famille montpelliéraine à l’époque moderne, histoire familiale
* Docteur en histoire de l’art.
[ Texte intégral ]
Cet article est dédié à la mémoire de Jean Nougaret, en signe de gratitude pour ses encouragements et pour ses précieux conseils, lors de la soutenance de ma thèse de doctorat – où il m’avait notamment interrogée sur la famille d’Anchies – et ensuite autour d’autres sujets d’histoire montpelliéraine.
« La maison est temps pétrifié. Elle rassemble, condense le passé et le futur dans
l’espace habité, construit autrefois et modifié par les générations successives,
qui ont unifié les modes d’aménagement.
Objets contenus et vie des hommes
y inscrivent les lignes de force de la vie familiale […] 1. »
Réalisé en 1615, suite au décès de son propriétaire, l’inventaire de la maison de l’apothicaire montpelliérain Jean d’Anchies (ou Anchies) offre un des relativement rares exemples de description d’intérieur domestique de cette période 2. Remarquable par sa collection de portraits, cet intérieur nous permet, en recoupant les informations qu’il recèle, de retrouver et de reconnaître d’autres personnages de la famille dont les archives montpelliéraines ont gardé la mémoire (fig. 1).
Quelques éléments d’histoire familiale
Inscrit dans le registre des apothicaires le 7 juillet 1574 3 et marié la même année 4, Jean d’Anchies est né, très probablement, vers le milieu du XVIe siècle et devient, entre 1575 et 1593, père de huit enfants enregistrés dans les registres de naissances de l’Église réformée 5. Si la présence de son épouse et de leurs enfants est très peu signalée dans l’inventaire de sa maison, d’autres membres de la famille, notamment de sa fratrie, y sont bien mieux représentés. D’origine marchande – par Jacques, grand-père de Jean et premier ancêtre connu –, la famille Anchies accède, avec Jean-Jacques (ou Jehan), le père, aux offices dans l’administration financière 6.
En effet, à la naissance de ses enfants dans les années 1560, celui-ci apparaît dans les registres paroissiaux comme « marchand » 7, mais en 1606 et 1609, lors des mariages de ses filles Marguerite et Françoise, alors qu’il n’est plus en vie, il est présenté comme ancien « trésorier du domaine du roy » 8.
Si Jacques, un des fils de Jean-Jacques 9, suit la voie ouverte par son père 10, la famille voit également naître en son sein une dynastie d’apothicaires. Constituée, à travers les statuts de 1572, en un corps de métier bien distinct, séparé de l’épicerie, la pharmacie montpelliéraine connaît alors un certain prestige en tant que profession scientifique, ce qui facilite aux enfants d’apothicaires l’accès à une instruction supérieure à leur condition, à certains offices ou aux professions juridiques 11. L’étude des quatre générations d’Anchies dont les archives montpelliéraines conservent, du moins partiellement, le souvenir, témoigne d’une part de la transmission de la profession de père en fils, et d’autre part de la coexistence, au sein de la même famille, de la petite robe, de la pharmacie et de la bourgeoisie marchande. Ainsi, Jacques Anchies, fils de Jean-Jacques et frère de Jean, est trésorier et contrôleur – et donne naissance à un fils, Jean-Pierre, qui embrasse une carrière d’avocat à la cour des Comptes, Aides et Finances de Montpellier 12 –, tandis qu’un autre Jean, fils de Jean, hérite à son tour de la profession de son père en devenant apothicaire en 1601 13.
Les alliances dont nous gardons la trace témoignent d’une prédominance, au sein de la famille, des milieux de la bourgeoisie marchande. Jean-Jacques d’Anchies, trésorier et fils de marchand, épouse Françoise Barselon, fille d’un maître de la Monnaie 14 ; ses propres enfants contractent des mariages majoritairement dans les milieux de la bourgeoisie et de la marchandise : Jacques, trésorier et contrôleur, épouse en 1605 une demoiselle Horry, fille d’un bourgeois lyonnais 15 ; sa fille Marguerite épouse en 1606 le capitaine Gibert Agret, issu du milieu marchand clermontois 16 ; une autre de ses filles, Françoise, épouse en 1609 Jean de Guillon, sieur de la Vernière, bourgeois de Saint-Affrique en Rouergue 17. Quant à Françoise Guison, épouse de Jean, l’apothicaire, elle est également issue du milieu marchand montpelliérain 18. Pour ce qui est de la quatrième génération, on connaît le mariage de Françoise, fille de Jean, née en 1577 19, qui s’unit, en 1612, au contrôleur Guillaume Deschamps, ainsi que celui de Jean-Pierre d’Anchies, fils de Jacques et avocat à la Cour, qui épouse, lui, Marguerite Formy, fille d’un marchand montpelliérain 20.
La maison : disposition spatiale, ameublement, objets
De fortune modeste – ses biens fonciers et immobiliers, avec ceux hérités par son épouse, sont estimés à quelques dizaines de livres 21 –, Jean d’Anchies est propriétaire d’une maison située près de la porte de la Blanquerie – dans le quartier populaire au nord de la ville – ayant appartenu à son père 22. C’est très probablement cette maison qui est inventoriée par maître Gibert, notaire de Montpellier, au mois d’août 1615, en présence de Françoise et Antoinette d’Anchies, sœur et fille du défunt, ses exécutrices testamentaires 23. Peu opulente – la discrétion immobilière caractérise l’ensemble du milieu marchand du XVIIe siècle 24, dont le père Anchies, ancien propriétaire, était issu –, la maison de Jean d’Anchies présente, toutefois, une boutique, une arrière-boutique et une cave – éléments bâtis qui caractérisent « les mieux loties » des maisons marchandes de l’époque 25 –, ainsi qu’un grenier.
L’inventaire de la boutique et de l’arrière-boutique, étendu sur une cinquantaine de feuillets où chaque objet est noté, chaque produit pesé, chaque livre de comptes, de recettes et d’ordonnances dûment enregistré, et chaque pièce de monnaie comptée, fait état d’une multitude de produits : huiles, poudres, sirops, pilules, emplâtres et autres pommades fabriquées à partir de plantes, minéraux ou composants d’origine animale. On retrouve dans cet inventaire toute la pharmacopée connue comme ayant alors servi pour apaiser les divers maux, des produits simples – matières premières comme la rhubarbe, l’aloès ou le corail – jusqu’aux plus complexes, comme la thériaque avec les soixante-quatre ingrédients qui la composent 26. À ceux-ci s’ajoutent les confiseries (raisins secs, sucre, confitures), les épices (cannelle, girofle) et les eaux parfumées qui étaient vendues dans les boutiques des apothicaires, contenues dans autant de boîtes, fioles, pots, écuelles, sachets et flacons différents, soigneusement rangés par catégorie dans les meubles des deux pièces destinées à la pratique professionnelle.
Décrit comme « vieux » et sans autre indication particulière, le mobilier – meubles de rangement (dont des cabinets à plusieurs étages), escabeau, chaise, comptoir – apparaît comme purement fonctionnel, sans aucune recherche esthétique. Tout comme l’inventaire de la maison, celui de la boutique présente la particularité – commune à la quasi-totalité des inventaires du XVIIe siècle 27 – de ne pas indiquer l’ordre des pièces inspectées ; ainsi, la manière de décrire le contenu de celles-ci fait penser que le notaire a commencé sa visite par la boutique, est ensuite passé dans la pièce arrière, pour revenir, enfin, sur ses pas. Après la boutique et ses dépendances, l’inventaire se poursuit par la visite de la cave, où l’on note peu d’objets, dont l’utilité est notamment liée à l’exploitation de la vigne.
La partie privée de la maison sera donc décrite selon le même principe, ne permettant pas de distinguer avec certitude la structure du logement dans son ensemble. Comme dans de nombreux documents de la même époque, concentré sur les objets à priser, le notaire ne prend pas en compte les passages, les escaliers et la distribution des pièces en général, néglige complètement l’aspect architectural, les dimensions des pièces, leur destination précise, la présence des fenêtres 28. Sans apporter de précision concernant les éléments ou le style architectural, les matériaux employés, les revêtements des murs, l’inventaire permet tout juste de reconnaître quelques traits spécifiques de la maison urbaine médiévale.
La visite s’ouvre par la pièce principale, définie, selon l’usage, comme « salle basse », et située très probablement côté rue. Souvent la « salle à tout faire » de la maison médiévale et pratiquement la seule pièce à vivre 29, celle-ci dispose d’une cheminée, ainsi que d’un ameublement relativement simple, constitué de nombreux sièges – deux bancs et plus d’une douzaine de chaises différentes, garnies de tapisseries à prédominance verte et violette, estimées comme étant de « bonne », voire de « fort bonne valeur » –, auxquels s’ajoute un buffet en bois de noyer. Visiblement destinée à la sociabilité, cette pièce présente également une importante collection de portraits de famille.
Ainsi, pas moins de dix-sept tableaux – dont douze portraits, quatre paysages et un dernier, dont le sujet n’est pas indiqué (« ung grand tableau au milieu de la cheminée […] 30 ») – ornent les murs de la « salle basse ». Six des douze portraits concernent l’un des membres de la famille – peut-être de la fratrie –, « le capitaine d’Anchies » : un portrait « en entier », un « jeune », ainsi qu’un portrait de son épouse et les portraits individuels de ses quatre enfants. Deux autres portraits représentent le contrôleur Jacques d’Anchies et son fils, Jean-Pierre, frère et neveu du défunt. Avec l’effigie du « sieur de la Verguière » – Jean de Guillon, époux de Françoise d’Anchies et beau-frère du défunt –et celle d’un certain « sieur de Montbazon » – très certainement un proche de la famille, que rien ne permet d’identifier – tous ces portraits appartiennent à Jacques d’Anchies, frère du propriétaire de la maison. Quant à ce dernier, il est représenté dans un seul des portraits exposés dans la pièce de réception, portrait qui lui appartient, tout comme les quatre paysages mentionnés et le grand tableau surmontant la cheminée.
Les indications concernant les tableaux sont – autre fait courant chez les notaires du XVIIe siècle 31 – peu exhaustives. À défaut d’auteur, de technique, de dimensions ou tout autre élément de description matérielle, nous disposons toutefois ici non seulement d’une information précieuse quant au sujet, mais aussi d’éléments permettant de reconnaître la plupart des personnages représentés et le rapport qui les lie au propriétaire de la maison. Genre pictural très prisé par les milieux protestants dès le XVIe siècle et qui connaît un essor important au XVIIe dans tous les milieux confondus – y compris ceux des amateurs montpelliérains où, sur le total des œuvres inventoriées dans les maisons, près de la moitié seront des portraits, contre seulement 20 % de sujets religieux et de très rares paysages, surtout au début du XVIIe siècle 32 –, le portrait apparaît ici, dans la maison de Jean d’Anchies, comme un reflet des rapports particuliers au sein de la famille autant que d’un phénomène de mode.
Par ailleurs, l’absence même d’informations données par le notaire offre une piste quant à la signification de ces portraits : moins un objet est précieux, moins le notaire s’applique à le décrire 33 ; l’importance de ces images réside alors dans l’importance des personnes représentées. Visiblement récents – puisqu’ils représentent des personnages vivants –, donc réalisés par des artistes contemporains – probablement locaux, qui ont eu l’occasion de faire de nombreux portraits de plusieurs membres de la famille –, ces tableaux ayant été commandés « pour leur sujet, pour leur agrément, et non pour leur valeur 34 » agissent comme un « révélateur du sentiment familial qui unit les membres d’une même cellule » et sont « chargés de perpétuer la mémoire d’être chers, comme nos albums photographiques dans notre monde d’aujourd’hui 35 ».
Outre une grande fierté familiale, cette exposition de portraits – qui dépasse largement le nombre moyen de tableaux (un ou deux, rarement plus) qui apparaissent dans les inventaires de cette période 36 – pourrait également exprimer un rapport de forces au sein de la famille. Si les personnages les plus prestigieux de la lignée sont, avec leurs proches, les plus représentés – tandis qu’aucun portrait ou autre élément dans la composition du décor ne signale la présence de l’épouse du propriétaire, ni de ses descendants –, on remarque aussi qu’un de ces personnages détient non seulement la grande majorité des portraits exposés, mais également un bon nombre d’autres objets dans la maison, ce qui soulève également une interrogation sur l’occupation de la maison, sur un éventuel partage du logement. Cependant, même si de nombreux meubles et objets lui appartiennent, rien n’indique que le contrôleur Jacques d’Anchies, frère du défunt et personnage omniprésent tout au long de l’inventaire, occupe ou cohabite la maison inventoriée 37. Cette galerie de portraits unique en son genre semble donc être l’expression d’un attachement familial, d’une sorte d’admiration ou de gratitude envers les siens plutôt que le signe d’une cohabitation de plusieurs membres de la famille.
Plus loin, dans une pièce contiguë dont la destination n’est pas précisée, sont trouvés d’autres objets appartenant à Jacques d’Anchies, notamment plusieurs coffres et sièges décrits comme « vieux » ou « à l’antique », des tissus – tapisseries de chaise, couvertures – blancs, verts et orange, ainsi que des livres et papiers que ne seront pas inventoriés car n’appartenant pas au défunt mais, une fois de plus, à son frère, ainsi qu’à sa sœur Marguerite 38. Désignée comme « cuisine », une autre pièce contiguë à la salle des portraits contient le mobilier nécessaire à la préparation et la prise de repas – table, bancs, meubles de rangement –, ainsi que plusieurs ustensiles de cuisine, objets que l’on retrouve également dans un réduit attenant 39.
L’inventaire continue, les jours suivants, avec une pièce joignant la chambre du défunt, meublée d’un petit lit, de quatre coffres contenant du linge et des habits, ainsi que de plusieurs chaises garnies de cuir rouge ou de cadis vert ou gris-violet 40. Quant à la chambre du défunt, son décor se compose d’un lit à ciel, une table et six chaises caquetoires garnies de gris-violet, appartenant également à Jacques d’Anchies, ainsi que d’un tapis vert, de deux coffres contenant linge, habits et autres menus objets, et de plusieurs chaises garnies soit de cuir rouge, soit de cadis vert, jaune et violet 41.
Le violet, pourtant peu présent dans les intérieurs montpelliérains du XVIIe siècle, qui accordent leur préférence au vert 42, apparaît une fois de plus dans la décoration des trois chaises garnies de cuir qui, avec une table en bois de noyer, un buffet décrit comme « vieux » et quelques coffres remplis d’objets divers (linge de maison, tapis, habits, papiers) complètent l’ameublement d’une autre « salle ». Faute de précision, on peut supposer que cette pièce se trouve, tout comme les deux autres qui sont décrites précédemment – dont la chambre du défunt –, à l’étage.
Peu porté sur le détail architectural, le notaire aura omis de préciser, en commençant, en début de journée, l’inspection d’une nouvelle partie de la maison, que l’inventaire se poursuivait à l’étage. En tout cas, l’importance accordée au premier étage dans le programme architectural de la demeure médiévale 43, ainsi que l’étroitesse des parcelles, peu favorable au développement horizontal des maisons, permettent de penser qu’une autre « salle » pouvait surmonter la « salle basse » du rez-de-chaussée. L’ameublement de cette pièce – perçue comme une pièce principale probablement grâce à ses dimensions – s’apparente davantage à celui d’une chambre à coucher – lit, sièges, buffet, coffres –, qu’à celui d’un espace de réception. Destinée exclusivement à la vie de famille, cette pièce ne remplit pas la fonction de représentation qui semble être celle de la salle du rez-de-chaussée, bien plus exposée aux regards extérieurs.
Dans une arrière-pièce, on trouve encore des meubles divers : chaises, coffres, une armoire – renfermant chandeliers, lanternes, aiguière et bassine –, un lit de repos. Une dépendance attenante semble destinée au stockage de différents meubles et objets divers 44. Enfin, plusieurs pièces qui semblent inhabitées sont situées à l’étage au-dessus : toujours sans mentionner d’escalier, l’inventaire évoque « une chambre dessus la sale » et un cabinet contigu. Quelques objets éparpillés – des lunettes « pour regarder de loing », une garniture de lit, toujours en nuances de violet, une table en noyer, « deux vieux tableaux » sans autre indication, une coupe en cuivre, un petit coffre rempli d’habits – sont inscrits sur la liste par le notaire 45. Les derniers espaces inspectés, le grenier et son annexe, renferment plusieurs objets – caisses, corbeilles, sacs, jarres, cribles, récipients pour la conservation de l’huile, mais aussi des quantités de céréales – évoquant, tout comme le contenu de la cave, des activités liées à l’agriculture 46.
Dans son ensemble, la maison de Jean d’Anchies, telle que l’on peut l’appréhender à travers son inventaire, présente les caractéristiques communes aux maisons de la même période. De structure verticale, elle correspond au schéma consacré de la maison urbaine de tradition médiévale : boutique, cave et espaces de réception au rez-de-chaussée, espaces privés au premier étage, quelques pièces moins importantes et à destination moins bien définie – apparemment inoccupées au moment de l’inventaire – au deuxième, et enfin grenier et pièces annexes au dernier étage. Cette répartition de l’espace répond à un mode de vie urbain avec une relative séparation – mais également des inévitables interférences – entre la vie professionnelle et la vie privée avec ses différentes préoccupations et facettes. Les espaces décrits correspondent également à un schéma d’ameublement qui caractérise – avec des variantes – la maison moyenne des XVIe et XVIIe siècles, mélangeant l’ancien et les modèles plus innovants dans un ensemble qui, malgré l’inhabituelle multitude de couleurs relevées notamment dans les pièces les plus privées, reste simple et fonctionnel.
L’inventaire après décès, source pour l’étude de la maison
Rédigé de manière peu rigoureuse, faisant l’impasse sur des éléments de première importance dans l’appréhension aussi bien de l’ensemble que de chacun des objets décrits, l’inventaire de la maison de Jean d’Anchies présente toutes les caractéristiques de l’inventaire après décès du XVIIe siècle. Le manque de précision constaté en matière d’architecture et d’objets d’art est donc le même lorsqu’il s’agit de mobilier, livres ou tout autre objet. La pauvreté du vocabulaire employé dans la description des meubles – permettant de distinguer les catégories d’objets, mais très rarement les essences qui ont servi à leur fabrication, jamais leur provenance ou leur aspect général –, laisse entrevoir plusieurs caractéristiques de l’ameublement qui sont, par ailleurs, communes à une grande majorité de maisons moyennes du XVIIe siècle. À travers un vocabulaire qui n’est en rien spécifique aux arts décoratifs, les meubles prisés apparaissent comme plutôt communs, même lorsqu’ils sont estimés comme étant « de bonne valeur ». Il s’agit visiblement d’un mélange de modèles nouveaux – le buffet, meuble relativement récent, permettant une facilité de rangement et une meilleure protection des objets contenus par rapport aux traditionnels coffres ou meubles ouverts 47 – et d’objets archaïques – le coffre est, en effet, omniprésent –, restés dans la maison depuis plusieurs générations et souvent décrits comme « vieux » ou « à l’antique ». Comme pour les tableaux, il s’agit, de toute évidence, d’objets d’assez faible valeur marchande, de meubles fonctionnels, fabriqués par les artisans locaux 48 et dont la garniture de couleur est censée, pour certains, masquer une certaine grossièreté de l’exécution 49.
Le même constat est valable pour les livres : peu présents – si ce n’est un titre comme Les secrets et miracles de la nature du Napolitain Gianbattista della Porta, ouvrage de vulgarisation scientifique publié à partir de 1558 et largement traduit par la suite 50, trouvé dans la boutique au tout début de l’inventaire, une Bible protestante et quelques volumes désignés comme des « livres », sans aucune mention de titre ou auteur, appartenant au frère du défunt et relégués dans un coffre 51 –, ils interpellent peu les notaires. Quant aux autres menus objets présents dans la liste, il s’agit généralement d’objets sans importance : vaisselle et autres ustensiles à divers usages domestiques, vieux habits et linge divers, ces objets agglutinés au cours du temps, entreposés dans les nombreux coffres, cachés aux yeux du visiteur et peut-être pour certains oubliés par leur propriétaire, forment plusieurs strates que le notaire explore patiemment, sans pour autant leur trouver un intérêt particulier.
Si l’évocation des intérieurs des maisons est une manière de « faire parler le silence 52 », le « silence » de cette maison et l’absence de certaines informations permettent, en lisant entre les lignes, d’appréhender aussi bien le cadre de vie qu’une trame de vie sociale et familiale.
En effet, deux éléments ressortent avec puissance de la description du notaire : l’attention attachée, pour des raisons d’ordre économique, à l’officine – l’inventaire de celle-ci, ainsi que celui des papiers personnels du défunt, ont retenu davantage l’attention du notaire que tout ce que pouvait contenir la maison –, et l’importance de la lignée, marquée par la prééminence de Jacques dans l’histoire familiale. Derrière la boutique bien rangée et ses comptes bien tenus se dresse donc le portrait d’un marchand plus que d’un érudit : loin de l’image du curieux collectionneur telle qu’elle a été consacrée par les grandes figures de l’apothicairerie montpelliéraine des XVIe et XVIIe siècles comme Jacques de Farges ou Laurent Catalan 53, Jean d’Anchies n’est pas davantage un homme savant, détenteur d’une bibliothèque où les ouvrages médicaux côtoient la chimie et pharmacie, comme cela a pu être le cas de ses confrères à travers le temps, à Montpellier ou ailleurs (fig. 2).
La partie privée de la maison présente, au-delà de son décor assez banal, que seule singularise sa galerie de portraits, une étonnante particularité : mis à part le souvenir très présent d’une lignée prestigieuse, aucun détail ne fait référence à une vie familiale que l’on devine animée – une épouse, huit enfants – mais qui, curieusement, ne semble pas avoir laissé de trace matérielle. Probablement veuf à la fin de sa vie, et père d’enfants adultes – dont au moins une fille, la plus jeune, Antoinette, est toujours en vie en 1615 et suffisamment proche de son père pour être témoin de l’inventaire –, Jean d’Anchies vit seul, entouré des effigies des membres les plus marquants de sa famille, qu’il expose fièrement au regard de ses visiteurs.
NOTES
1. Roche, Daniel, Histoire des choses banales. Naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles (XVIIe-XIXe siècle), Paris, Fayard, 1997, p. 98.
2. Il prend place parmi soixante-quatorze maisons inventoriées pour la première moitié du XVIIe siècle et trois seulement pour la fin du XVIe (Boangiu, Raluca, Objets d’art et de décoration dans les intérieurs domestiques montpelliérains à l’époque des troubles religieux, thèse de doctorat en histoire de l’art moderne sous la direction de Laure Pellicer, Université Paul-Valéry Montpellier III, mars 2007).
3. Arch. dép. Hérault, 4 E 4, Livre de matricule où sont contenus et insérés les compagnons pharmaciens qui servent en boutique en la présente ville de Montpellier après avoir été examinés par les consuls de l’estat tant sur la théorie que la pratique et avoir presté le serment en dernier escript, commencé le vingt-troisième janvier mil cinq cent septente quatre, f° 6.
4. Burlats-Brun, Pierre, 108 dynasties de magistrats aux cours de justice de Montpellier sous l’Ancien Régime avec tables des noms des magistrats, de leurs épouses et de leurs gendres, des seigneuries ; descriptions des blasons, Tome III – Familles de robe simple, puis de procure bourgeoise (document dactylographié, non daté).
5. Arch. mun. Montpellier, GG 316, Église réformée, Naissances 15701578, f° 55 et 99 v° ; Arch. mun. Montpellier, GG 317, Naissances 1579-1584, f° 15, 68, et 138 ; Arch. mun. Montpellier, GG 318, Naissances 1584-1590, f° 57 ; Arch. mun. Montpellier, GG 319, Naissances 1590-1595, f° 25 et 93 v°.
6. Burlats-Brun, Pierre, op. cit.
7. Arch. mun. Montpellier, GG 314, Église réformée, Naissances 15601568, f° 30, 93 et 145 v°.
8. Arch. mun. Montpellier, GG 365, Église réformée, Mariages 16011610, f° 177 et f° 333.
9. La naissance de Jacques d’Anchies est enregistrée en octobre 1566. Il est précédé par trois autres enfants, les jumeaux Pierre et Élisabeth, nés en 1562, et Marie, née en 1564 (Arch. mun. Montpellier, GG 314, Église réformée, Naissances 1560-1568, f° 30, 93 et 145 v°). Contrairement à ce qu’affirme Pierre Burlats-Brun (op. cit.), Jean n’est probablement pas le cadet de la famille, mais plutôt son aîné.
10. Burlats-Brun, Pierre, op. cit.
11. Dulieu, Louis, La pharmacie à Montpellier de ses origines à nos jours, Avignon, Les Presses Universelles, 1973,p. 49-53.
12. Burlats-Brun, Pierre, op. cit.
13. Arch. dép. Hérault, 4 E 4, Livre de matricule où sont contenus et insérés les compagnons pharmaciens qui servent en boutique en la présente ville de Montpellier après avoir été examinés par les consuls de l’estat tant sur la théorie que la pratique et avoir presté le serment en dernier escript, commencé le vingt-troisième janvier mil cinq cent septente quatre, f° 68.
14. Burlats-Brun, Pierre, op. cit.
15. Arch. mun. Montpellier, GG 365, Église réformée, Mariages 16011610, f° 152.
16. Arch. mun. Montpellier, GG 365, Église réformée, Mariages 16011610, f° 177.
17. Arch. mun. Montpellier, GG 365, Église réformée, Mariages 16011610, f° 333.
18. Burlats-Brun, Pierre, op. cit.
19. Arch. mun. Montpellier, GG 316, Église réformée, Naissances 15701578, f° 99 v°.
20. Burlats-Brun, Pierre, op. cit.
21. Arch. mun. Montpellier, Joffre 297, Compoix Sainte-Croix 1605, f° 219 v° ; Arch. mun. Montpellier, Joffre 321, Compoix Sainte-Croix 1614, f° 170 ; Arch. mun. Montpellier, Joffre 322, Compoix Sainte-Croix 1615, f° 199.
22. Arch. mun. Montpellier, Joffre 298, Compoix Sainte-Croix 1544, f° 213.
23. Arch. dép. Hérault, 2 E 56 art 218, Inventaire après décès de Jehan d’Anchies.
24. Michel, Henri, « L’habitat marchand montpelliérain du milieu du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe siècle », dans Andréani, Roland et Michel, Henri (éd.), Regards sur la France méridionale (XVIIIe-XXe siècles). Mélanges offerts à Marianne Leulliez, Montpellier, Université de Montpellier III, Centre d’Histoire moderne et contemporaine de l’Europe méditerranéenne et de ses périphéries, 2002, p. 21.
25. Michel, Henri, art. cit., p. 23.
26. Figeac, Michel (dir.), L’ancienne France au quotidien ; Vie et choses de la vie sous l’Ancien Régime, Paris, Armand Colin, 2007, p. 409 ; Guibert, Marie-Sophie, « Un apothicaire dans sa boutique en 1765 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 32, 1986, p. 608-621.
27. Pardailhé-Galabrun, Annick, La naissance de l’intime. 3000 foyers parisiens, XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, PUF, 1988, p. 30-31.
28. Pardailhé-Galabrun, Annick, op. cit, p. 30.
29. Sournia, Bernard et Vayssettes, Jean-Louis, Montpellier : la demeure médiévale, Paris, Imprimerie nationale, 1991, p.79.
30. Arch. dép. Hérault, 2 E 56 art 218, Inventaire après décès de Jehan d’Anchies, f° 52.
31. Figeac, Michel (dir.), op. cit., p. 500.
32. Boangiu, Raluca, « Objets d’art et de décoration dans les intérieurs montpelliérains du XVIIe siècle », Bulletin historique de la Ville de Montpellier, 33, décembre 2008, p. 26.
33. Pardailhé-Galabrun, Annick, op. cit., p. 377.
34. Pardailhé-Galabrun, Annick, op. cit., p. 382.
35. Pardailhé-Galabrun, Annick, op. cit., p. 387.
36. Boangiu, Raluca, art. cit., 2008, p. 25.
37. Le compoix de 1614 du sixain Sainte-Foy (Arch. mun. Montpellier, Joffre 321) indique une maison à la Peyre, près de la tour d’Obilion, appartenant au trésorier Jean Anches (f° 199). Il pourrait s’agir du même personnage.
38. Arch. dép. Hérault, 2 E 56 art 218, Inventaire après décès de Jehan d’Anchies, f° 53.
39. Arch. dép. Hérault, 2 E 56 art 218, Inventaire après décès de Jehan d’Anchies, f° 54 v°-55.
40. Arch. dép. Hérault, 2 E 56 art 218, Inventaire après décès de Jehan d’Anchies, f° 55-56.
41. Arch. dép. Hérault, 2 E 56 art 218, Inventaire après décès de Jehan d’Anchies, f° 55-56.
42. Boangiu, Raluca, « L’ameublement des maisons montpelliéraines de 1600 à 1715 à travers les inventaires après décès », Études héraultaises, 40, 2010, p. 62.
43. Sournia, Bernard et Vayssettes, Jean-Louis, op. cit., p. 92.
44. Arch. dép. Hérault, 2 E 56 art 218, Inventaire après décès de Jehan d’Anchies, f° 56 v°-58 v°.
45. Arch. dép. Hérault, 2 E 56 art 218, Inventaire après décès de Jehan d’Anchies, f° 59-59 v°.
46. Arch. dép. Hérault, 2 E 56 art 218, Inventaire après décès de Jehan d’Anchies, f° 59 v°-61 v°.
47. Roche, Daniel, op. cit., p. 193.
48. Roche, Daniel, op. cit., p. 184.
49. Figeac, Michel (dir.), op. cit., p. 508.
50. Eamon, William, Science and the Secrets of Nature. Books of Secrets in Medieval and Early Modern Culture, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 490.
51. Arch. dép. Hérault, 2 E 56 art. 218, Inventaire après décès de Jehan d’Anchies, f° 53-54.
52. Roche, Daniel, op. cit., p. 96.
53. Irissou, Louis, « Quelques Montpelliérains collectionneurs de curiosités », Revue d’histoire de la pharmacie, 119, 1947.