Le travail traditionnel de la pierre tendre dans la région de Castries

1. Historique

Depuis l’Antiquité, le bassin carrier de Castries a toujours constitué une zone essentielle d’approvisionnement en pierre de taille pour les populations environnantes et particulièrement pour les habitants de la plaine côtière totalement démunis de tels matériaux. Plusieurs communes sont directement concernées par ce gisement de calcaire coquillier tendre sédimenté à l’époque Miocène dans l’étage Burdigalien : Restinclières, Beaulieu, Sussargues, Castries, Saint-Geniès-des-Mourgues et aussi, en moindre mesure, Lunel-Viel (fig. 1). Dans cette région s’est développé très tôt, dès l’époque romaine 1, un artisanat de la pierre qui, même durant les périodes troubles, paraît avoir plus ou moins persisté 2. Toutefois, il semble bien que le réel lancement à grande échelle de cette activité soit allé de pair avec le développement de la ville de Montpellier peu éloignée – une vingtaine de kilomètres – et raccordée au bassin carrier de Castries par de bonnes routes de plaine. C’est donc l’extension médiévale et surtout moderne, à partir du XVIIIe siècle, de cet important centre urbain qui a joué un rôle déterminant pour l’économie locale de la pierre. Jusqu’à ces dernières décennies, dans chacun des villages cités plus haut, la majeure partie de la population était impliquée directement ou indirectement dans la production, le transport, la commercialisation, le façonnage et la mise en œuvre de la pierre de taille. Ainsi toute une culture séculaire est née et s’est développée autour du travail de la pierre. Malheureusement, depuis l’essor du béton et malgré une modernisation certaine, cette industrie a périclité rapidement ; aujourd’hui, on ne compte plus seulement que deux exploitations en activité. De même, les témoins de la « belle époque » des carrières disparaissent très vite emportant avec eux des connaissances que personne ne sera en mesure de comprendre dans leur complexité et leur portée profonde si elles n’ont pas été consignées du vivant des carriers traditionnels. Les techniques classiques régionales du travail de la pierre tendre n’ont pratiquement pas variées dans leurs grandes lignes jusqu’au milieu du XXe siècle. Mais à partir de 1950, les mutations technologiques ont touché sensiblement le bassin carrier de Castries ; en moins de dix ans, l’extraction, le façonnage et le transport de la pierre ont perdu tout leur caractère traditionnel. Il y a quelques années, les ouvriers qui avaient vécu ces modes de production, hérités pour la plupart de l’Antiquité, pouvaient encore témoigner les outils en main, de leur savoir faire, forgé et transmis au fil des générations ; c’est auprès d’eux qu’ont été recueillies les quelques informations développées ci-après 3.

2. Choix et valeur de la roche

Démarche préalable indispensable au lancement des travaux d’extraction, le choix de la variété de pierre conditionnait beaucoup la façon dont allait être organisé le chantier. Malgré l’apparente homogénéité géologique du gisement de calcaire, plusieurs micro-faciès de la roche étaient distingués par les carriers : le Maravel, la pierre fine des Prés, la pierre fine des Vierges, la pierre sculpturale, etc., chacune d’entre-elles avait ses qualités ou ses défauts. L’acheteur qui n’était souvent qu’un intermédiaire, une sorte de courtier, dénommé « maitre traceur », commandait ou plus souvent, achetait aux carriers, travailleurs indépendants 4, des stocks de pierre en essayant d’obtenir les meilleures variétés aux prix les moins élevés ; il jouait aussi sur la diversification des besoins de ses clients pour acquérir à bon marché des qualités inférieures. Plus qu’une valeur intrinsèque, le coût de la bonne roche résultait davantage de la durée plus ou moins longue de l’extraction elle-même conditionnée par la dureté du calcaire. Afin de ne pas gâcher inutilement des matériaux de qualité, les débutants étaient placés dans les zones de second choix pour se faire la main. Deux principaux types de production étaient distingués dans les exploitations : d’une part, les petits blocs dénommés menusaille 5 comprenant les bugés (20 x 20 x 40 cm), le cairon (17 x 17 x 40 cm), les parpaings (17 x 17 x 60 cm) et les pièces (20 x 20 x 60 cm), d’autre part la pierre de taille (dimensions communes de l’ordre de 150 x 70 x 50 cm). Généralement, cette dernière était choisie, de préférence, dans les meilleures qualités tandis que le reste pouvait être extrait dans des variétés moyennes et médiocres.

Carte de situation du gisement de calcaire tendre de la région de Castries.
Fig. 1 Carte de situation du gisement de calcaire tendre de la région de Castries.

3. Extraction

Avant d’entreprendre l’extraction proprement dite, les carriers devaient très souvent mettre le rocher massif au jour ; pour cela, il fallait éliminer la découverte, c’est-à-dire la terre végétale et la croûte de pierre superficielle inutilisable comme pierre de taille. Les instruments utilisés pour ce travail étaient les mêmes que ceux que l’on emploie communément pour le terrassement : la pioche et la pelle. Toutefois, pour aplanir horizontalement la roche afin de constituer un premier sol de carrière, l’ouvrier supprimait les bosses avec un outil régional nommé picou (fig. 2, n° 3). Celui-ci est composé d’un manche de bois long d’environ 1 m ; sa partie métallique comporte d’un côté, un tranchant perpendiculaire au manche, de l’autre, une masse évasée en forme de tronc de pyramide attenant au reste de l’outil par sa petite base. Il ne semble pas qu’un tel outil ait été en usage dans les autres gisements traditionnels de pierre tendre, il pourrait donc s’agir là d’un instrument conçu localement et jamais diffusé hors de la région. Une fois le sol de carrière rendu plat et à peu près de niveau, le carrier établissait un canevas d’extraction en fonction du format des blocs qu’il souhaitait obtenir. Pour un homme, la surface de travail ainsi préparée était communément un rectangle de 5 x 7 m. A ce stade-là commençait le creusement des traces ou tranchées verticales pour séparer les blocs. L’opération était effectuée à l’aide de l’escoude (fig. 2, n° 1). Cet instrument très ancien, on trouve ses traces dès l’Antiquité 6, comprend un long manche de section oblongue au bout duquel est fixée la partie métallique en fer aciéré. Celle-ci est forgée dans un fer plat étroit (environ 2,5 cm) dont le profil général dessine un trapèze. Ses extrémités actives forment deux petits tranchants de 1 à 1,5 cm de large disposés perpendiculairement au manche ; selon qu’il sont destinés à creuser la pierre très tendre ou, au contraire, plus ferme, leur fil est concave ou convexe. En son centre, la minceur de l’outil exige un œil d’emmanchement étroit et long (8 à 10 cm) qui correspond à un élargissement de l’extrémité du manche spécialement étudié pour résister au choc au moment de l’impact contre la pierre. Il existait des escoudes munies d’un manche normal (1 à 1,10 m) pour confectionner des traces peu profondes et d’autres, davantage allongées (1,20 à 1,40 m) pour creuser plus bas, jusqu’à 1,20 m maximum. Parfois, lorsqu’il fallait pratiquer une trace profonde de plus de 0,50 m, il était indispensable de procéder en deux et plus rarement en trois étapes correspondant chacune à un niveau de creusement. Les risques de déviations verticales de la trace étaient très importants à l’endroit de la reprise. Ces écarts constituant des bosses rétrécissaient la tranchée et ne pouvaient pas être supprimés à l’escoude. Il fallait alors les réduire au marteau de carrier ou marteau taillant à tranchants courbes, variante du marteau taillant munie, telle une francisque, de deux larges tranchants (10 à 18 cm) légèrement courbes (fig. 2, n° 2). Peu avant la mécanisation de l’extraction est apparue la bisaigüe sorte de barre à mine connue dans le Nord de la France sous le nom d’aiguille de carrier. Cet outil était pourvu d’une extrémité active analogue à celle de l’escoude (fig. 2, n° 9) ; il permettait de supprimer les irrégularités par dessus à la verticale dans une position beaucoup plus confortable et efficace qu’avec le marteau de carrier.

Après la Première Guerre mondiale est apparu dans le bassin de Castries le modèle de scie appelé crocodile (fig. 2, n° 8). Manié par un seul homme, lorsque les conditions étaient favorables, il permettait de réaliser plus facilement et précisément qu’avec l’escoude, une découpe verticale mais elle ne pouvait guère dépasser 2 m. Selon les carriers de Saint-Geniès-des-Mourgues, cet instrument aurait été introduit dans la région par un habitué des carrières de Fontvieille dans les Bouches-du-Rhône, selon les professionnels de Sussargues, il aurait été apporté des Charentes. L’outil est forgé dans une forte tôle d’acier de forme triangulaire munie à sa base de longues dents légèrement inclinées vers l’ouvrier. Le crocodile n’agit donc sur la pierre que dans un sens, lorsqu’il est tiré. Son introduction dans la région a entraîné l’usage de la tarière à pierre tendre. Celle-ci est formée d’une longue mèche hélicoïdale actionnée par l’intermédiaire d’un manche manche disposé en croix au sommet de la tige de métal (fig. 2, n° 7). Lorsque la pierre était trop dure, cet instrument était remplacé par une barre à mine courante à tranchant en croissant de lune (fig. 2, n° 4). L’un et l’autre de ces outils étaient employés après un premier sciage pour faciliter et guider les suivants au point de jonction de plusieurs blocs. Malgré un perfectionnement évident, ce procédé d’extraction présentait de nombreuses contraintes, entre autres, il arrivait souvent que la lame se coinçe ; il fallait alors la libérer en creusant une trace à l’escoude parallèlement au trait de scie. Un dégagement latéral était indispensable pour actionner le crocodile et il n’était pas toujours possible de l’obtenir. C’est pourquoi, l’usage de l’escoude resta encore très commun malgré l’introduction de ce nouveau procédé d’extraction.

Arrivé à la profondeur désirée, il fallait arracher le bloc au niveau de sa face inférieure par laquelle il adhérait encore au substrat. Pour le carrier, il était essentiel de choisir une progression orientée dans le même sens que celui du pendage naturel de la roche afin de réduire au maximum les risques de mauvaises cassures. Au moment de l’arrachage deux solutions s’offraient à lui selon le volume des blocs : s’ils étaient de petite taille, un coup sec du tranchant du picou suffisait, s’il s’agissait de gros éléments, l’emploi de coins en fer devenait indispensable (fig. 2, n° 6). Il fallait alors que l’ouvrier en insère, tous les 20 cm environ, coincés entre deux cales en bois – les paumelles – dans un logement en V – l’emboîture – creusé à la base du bloc. Ensuite, ces coins étaient mis progressivement sous tension par une suite de percussions à la masse (fig. 2, n° 5) d’ici que la pierre se détache.

Principaux instruments du carrier
Fig. 2 Principaux instruments du carrier. N° 1. escoude - n° 2. marteau de carrière, un marteau taillant à tranchants courbes - n° 3. picou - n° 4. barre à mine - n° 5. masse - n° 6. coin et paumelles en bois - n° 7. tarière - n° 8. crocodile - n° 9. bisaigüe.

A cette occasion, il arrivait que ce soit l’extrémité pyramidale du picou qui fasse office de masse. Quand la roche présentait des irrégularités dans sa sédimentation, l’ouvrier coinçait légèrement les coins le soir avant de partir de façon à ce que l’arrachage se fasse lentement et en douceur au cours de la nuit. Cela se produisait ainsi grâce à la présence des cales en bois sec dont les fibres se gonflaient sous l’effet de l’humidité naturelle de l’air et surtout par l’absorption de l’eau de carrière contenue dans la pierre. Après l’enlèvement des blocs, une nouvelle régularisation du sol de carrière devait être pratiquée avec le tranchant du picou.

4. Manutention et transport

Habitué à travailler seul, le carrier effectuait un maximum des opérations de bardage 7 sans déranger qui que ce soit. Toutefois, si les blocs étaient vraiment très lourds et le terrain trop accidenté, il se résignait à demander l’aide du confrère le plus proche, à charge de revanche. Les opérations de bardage étaient réalisées, sur terrain plat à l’aide de rouleaux de bois et de pinces de carrier, sur sol accidenté en faisant quartier 8 sur un pivot improvisé avec un petit bloc de pierre très tendre ou bien scié à l’avance dans un demi rondin de gros chêne vert sec 9. Les pierres étaient transportées sur des charrettes de bois dont l’essieu était renforcé ; chacune pouvait prendre jusqu’à 4 tonnes de charge. Les chemins étaient tracés directement sur le rocher où le passage intensif des charrettes de pierre aux roues munies d’un épais bandage de fer creusait rapidement de profondes ornières (fig. 3). Arrivé à un certain stade d’usure de la roche sous les roues, quand le bouton de l’essieu touchait les bords du chemin et que les animaux de trait se trouvaient trop haut par rapport au système d’attelage, il fallait creuser à l’escoude les côtés et le centre de la voie d’ici qu’à nouveau le passage soit aisé. Ces travaux d’entretien des voies d’accès aux exploitations étaient souvent à l’origine de litiges importants entre les communes et entravaient parfois la bonne marche des carrières. La pierre était livrée directement sur les lieux de construction où travaillaient les tailleurs de pierre qui, contrairement à aujourd’hui, n’avaient que des ateliers itinérants.

Chemin de carrière usagé sur la commune de Saint-Génies-des-Mourgues
Fig. 3 Chemin de carrière usagé sur la commune de Saint-Génies-des-Mourgues.

5. Taille des pierres

Dans la région de Castries, les techniques de taille de pierre étaient beaucoup plus diversifiées et moins locales que celles de l’extraction. Autant le carrier était cantonné dans sa culture micro-régionale, voire locale 10, autant le tailleur de pierre était obligé de s’ouvrir au monde extérieur. Parmi les facteurs d’ouverture, il y avait, tout d’abord, son mode de formation très souvent itinérant par le biais du Compagnonnage, en second lieu, il était en permanence en contact avec des commanditaires et des architectes évoluant dans des zones géographiques et culturelles très diversifiées. Par conséquent, même si sa technique était fortement marquée par le matériau prédominant dans la région : le calcaire tendre du bassin de Castries, son outillage comprenait également des instruments destinés au travail d’autres roches plus lointaines. Seules seront rapidement présentées ici les techniques spécifiques du travail des roches tendres régionales.

Le tailleur de pierre recevait son bloc de dimensions plus ou moins normalisées, brut d’extraction à l’escoude ou au crocodile ou bien, plus rarement, débité à la demande. Il lui fallait donc parfaire l’équarrissement de sa pierre aux cotes définitives à l’aide du ciseau (fig. 4, n° 5) sur les arêtes et du marteau taillant (fig. 4, n° 1 et 2) sur les faces. Le ciseau utilisé pour cela était généralement muni d’un tranchant large de 3 à 6 cm et d’un manche en bois percuté avec une massette rectangulaire en fer (fig. 4, n° 8). Le marteau taillant ressemblait un peu au modèle utilisé par les carriers mais il était équipé de tranchants rectilignes et surtout plus étroits (5 à 10 cm en moyenne). Les tailleurs de pierre utilisaient aussi un instrument très proche du marteau taillant : la polka (fig. 4, n° 4). Celle-ci comportait à l’opposé d’un tranchant parallèle au manche une seconde extrémité active de même forme mais disposée perpendiculairement par rapport à la première. La polka, très commune au Moyen Age, devient par la suite d’un usage plus restreint. Dans la région, son usage semble avoir été limité aux chantiers de restauration des monuments historiques. Quand le tailleur de pierre recevait un bloc d’une variété plus ferme que la moyenne, il échangeait son ciseau contre une gradine, instrument presque similaire mais équipé de dents plates (fig. 4, n° 6). A la place de son marteau taillant, il utilisait alors une bretture (fig. 4, n° 3) munie de dents analogues à celles de la gradine. Précisons que ces instruments dentés, connus dans l’Antiquité et remis en vogue à l’époque gothique, sont toujours restés assez marginaux dans la région alors qu’une large partie de la France septentrionale les a adoptés jusqu’à l’excès. Pour parfaire les faces, les tailleurs de pierre tendre grattaient les irrégularités à l’aide du chemin de fer, sorte de rabot à pierre équipé de nombreuses lames lisses ou plus souvent dentées (fig. 4, n° 9). Il faut souligner que ce dernier outil n’est apparu dans la région parisienne que dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Cependant, la généralisation de son emploi paraît avoir un peu tardé en Languedoc.

Après un tracé préalable sur les faces de joint à l’aide d’un gabarit découpé dans une feuille de métal ou une planche de bois, l’arête des moulures était dégagée avec une sciotte à pierre tendre (fig. 4, n° 10). Cet outil 11, formé d’une feuille de métal dans laquelle sont découpées des dents dont la voie est étudiée pour agir dans les deux sens, est actionné par l’intermédiaire d’une poignée double en bois fixée au-dessus de la lame. En règle générale, la modénature était dégagée transversalement au ciseau pour les formes concaves et longitudinalement par épannelages 12 pour les moulures convexes. Toutefois, vers la fin du XIXe siècle, l’usage de la gouge (fig. 4, n° 7) tend à se répandre pour la taille longitudinale des moulures creuses. C’est également vers la même époque que les modèles de chemin de fer à lames profilées se développent et interviennent de plus en plus dans la finition de la modénature en pierre tendre.

Principaux instruments du tailleur de pierre tendre
Fig. 4 Principaux instruments du tailleur de pierre tendre (extrait de l'Outillage traditionnel du tailleur de pierre de l'Antiquité à nos jours. N° 1. marteau taillant à tranchants inégaux - n° 2. marteau taillant commun - n° 3. bretture - n° 4. polka - n° 5. ciseau à soie muni de son manche - n° 6. gradine - n° 7. groupe - n° 8. massette - n° 9. chemin de fer - n° 10. sciotte.

6. Conclusion

Malgré la dureté physique du métier de la pierre d’antan, les hommes qui l’ont vécue, tout en reconnaissant les progrès techniques et sociaux acquis depuis au sein de la profession, n’en regrettent pas moins aujourd’hui la perte de son caractère humain alors préservé par sa pratique traditionnelle. Actuellement, les quelques ouvriers qui extraient ou façonnent la pierre dans la région de Castries ne le font plus qu’en poussant les boutons de machines qu’ils subissent plus qu’ils ne maîtrisent (scie, fraise, tour, pont roulant, etc.). L’outil n’est plus personnalisé et ne représente plus aucune des valeurs symboliques pour ne pas dire sentimentales qui ont poussé des anciens de la pierre à les graver sur certains fronts de taille (fig. 5).

Dans toutes les phases du travail, le produit est pensé et adapté à la machine dans ses moindres détails afin que l’ouvrier intervienne un minimum tant physiquement qu’intellectuellement. La dure mais saine fatigue engendrée par l’utilisation des outils manuels était auparavant largement compensée par une responsabilité totale très motivante au sein de chacune des grandes branches de la profession. De nos jours, dans l’ambiance stridente, poussiéreuse ou humide des chantiers de taille et d’extraction, l’ouvrier a pour souci essentiel de préserver ses membres des agressions des machines. Comment peut-on encore s’étonner que ce secteur des métiers régionaux, déjà fortement affaibli par la concurrence des nouveaux matériaux, n’intéresse plus les jeunes qu’à titre transitoire. Dans l’impasse où il se trouve, le travail de la pierre tendre dans la région de Castries pourra survivre et peut-être même regagner une partie du terrain perdu uniquement en reconsidérant ses options présentes vis-à-vis des situations anciennes et également face aux expériences nouvelles. Deux orientations complémentaires fondées sur la responsabilité et la créativité pourraient peut-être encore sauver la pierre. Il faudrait envisager d’une part, la mise sur pied d’un artisanat traditionnel dans ses formes de production mais novateur dans ses œuvres et d’autre part, une automatisation totale de la production industrielle. Les seules motivations folkloriques et passéistes ne peuvent plus à présent justifier les études ethnographiques ; il faut également chercher ce que l’expérience passée peut nous apporter de positif dans nos grands choix actuels et futurs.

Instruments de carrier sculptés sur un front de taille
Fig. 5 Instruments de carrier sculptés sur un front de taille d'une ancienne exploitation de la commune de Saint-Géniès-des-Mourgues.

Notes

   1. Cf. J.-C. Bessac, Trois dépôts d’objets votifs du 1er siècle de notre ère dans la région nîmoise, II, Analyse technique des autels votifs en pierre, dans Documents d’Archéologie méridionale, 1, 1978, p. 188 ; J.-C. Bessac et J.-L. Fiches, Étude des matériaux en pierre découverts à Ambrussum (Villetelle, Hérault), dans l’Archéologie en Languedoc, 2, 1979, p. 135.

   2. A titre d’exemple, citons des éléments funéraires du haut Moyen Age taillés dans ce type de calcaire récemment découverts par C. Raynaud dans une nécropole de Lunel-Viel en cours d’étude archéologique.

   3. Plusieurs collectes d’informations ethnographiques ont été réalisées sur le terrain dès 1975. Certaines visaient à recueillir en langue occitane les expressions techniques; elles feront l’objet d’une publication ultérieure exhaustive en collaboration avec P. Sauzet. D’autres enquêtes avaient pour but la connaissance du seul outillage classique de taille de pierre, leur résultat a été intégré au sein d’un ouvrage concernant un ensemble géographique et historique beaucoup plus vaste, cf. J.-C. Bessac, L’outillage traditionnel du tailleur de pierre de l’Antiquité à nos jours, 14e suppl. à la Revue Archéologique de Narbonnaise, Paris, 1986.

   4. Jusqu’à l’industrialisation de l’extraction, vers 1950, les carriers étaient des travailleurs indépendants, en partie vignerons pour certains. De ce fait, les prix pouvaient varier sensiblement en fonction des stocks constitués durant la saison morte agricole, c’est-à-dire, de juin à septembre.

   5. Le mot général menusaille et toutes les dénominations propres aux subdivisions normalisées au sein de cet ensemble de petits formats sont des provincialismes, pour la plupart d’origine occitane, qui ont encore cours aujourd’hui dans le bâtiment sous cette forme francisée. Les mots pièces et parpaings ont donc ici un sens différent de celui qu’on leur donne communément en français. Il faut préciser en outre que dans d’autres régions de langue occitane comme en Provence, les termes cairon et bugé désignent des éléments en pierre de dimensions totalement différentes (cf. J.-M. Triat, Pierres de taille et calcaires marbriers de Provence, dans Le Mausolée, n° 547, mars 1982, p. 492).

   6. J’ai reconnu ses traces sur un monument d’époque hellénistique, cf. Le rempart hellénistique de Saint-Biaise (Saint-Mitre-les-Remparts, B.-du-Rh.), 2, Techniques de construction, dans Documents d’Archéologie Méridionale, 3, 1980, p. 137.

   7. Le bardage désigne, chez les professionnels de la pierre, toutes les opérations de manutention et de transport sur courte distance des blocs taillés ou non, cf. P. Noël, Technologie de la pierre de taille, Paris, 1965, p. 57-58.

   8. Faire quartier consiste à tourner ou à basculer une pierre en l’appuyant sur une autre face que celle sur laquelle elle portait auparavant, cf. E. Bosc, Dictionnaire raisonné d’architecture, Paris, 1864, IV, p. 78.

   9. Le chêne et d’autres bois contenant du tanin (châtaignier, noyer, etc.) tâchent profondément la pierre s’ils ne sont pas très secs. Lorsque cette condition n’était pas remplie, les carriers interposaient entre la pierre et le bois un vieux sac de jute.

   10.   Les enquêtes ethnographiques sur le terrain ont révélées en filigrane de profondes rivalités entre villages limitrophes comme Saint-Géniès-des-Mourgues et Beaulieu, pour ne citer que ces deux. La rareté des contacts ou plutôt leur caractère antagoniste semble avoir entraîné de petites particularités techniques locales surtout lors de l’adoption des dernières innovations de l’extraction manuelle.

   11.   Cet aspect plus universel des instruments traditionnels de la taille de pierre est largement détaillé dans l’ouvrage : L’outillage traditionnel du tailleur et pierre…, op. cit.

   12.   L’épannelage consiste à inscrire les moulures dans des prismes dont on augmente le nombre des faces latérales au fur et à mesure de la progression du travail.