Le Journal de Voyage de Marcel de Serres
Le Journal de Voyage de Marcel de Serres,
aspects ethnographiques et historiques de la Cévenne à la Méditerranée
P. 129 à 134
Le 26 janvier 2000 à l’Hôtel des Ventes de Lyon étaient mis aux enchères deux manuscrits inédits du montpelliérain Marcel de Serres, célèbre géologue et naturaliste. Le 1er carnet manuscrit en date de mai 1803 consignait des notes prises durant un voyage en Provence, et les Archives Nationales en firent l’acquisition 1. Le 2e manuscrit formé de 21 pages in quarto sans couverture contenait un intéressant journal de voyages à travers les Causses et le Bas-Languedoc. Un antiquaire de la région parvint à l’acheter puis à le revendre à un collectionneur érudit, habitant de Millau et c’est avec l’aimable autorisation du nouvel acquéreur, que nous le faisons pour la première fois connaître 2.
La notice qui accompagnait l’exemplaire précisait que ce journal de voyages avait été écrit de la main du compagnon de Marcel de Serres, vraisemblablement le jeune Jules de Christol qui deviendra par la suite, un paléontologue réputé, membre fondateur de la Société archéologique de Montpellier 3. Mais le principal acteur ou plutôt témoin c’est quand même Marcel de Serres qui est alors à cette date, conseiller-auditeur à la Cour des Comptes de Montpellier, inspecteur des Arts et Manufactures et professeur de minéralogie à la Faculté des Sciences, nommé directement à ce poste prestigieux par l’Empereur Napoléon Bonaparte 4. La chaire de minéralogie de Montpellier était alors la seule en France avec celle de Paris. Cette nomination sera pérenne, puisqu’elle ne s’achèvera qu’en 1862, soit 53 années d’enseignement et de recherches 5.
Si l’on se réfère à la notice descriptive de la vente, le manuscrit porterait la date de 1814, ce qui n’est pas vérifiable dans le texte. Christol aurait à ce moment là, douze ans. L’écriture ne parait guère celle d’un jeune adolescent.
Quoi qu’il en soit, le manuscrit en question daterait quand même des premières années de la Restauration (1814-1820). Après l’abdication de Napoléon, le 6 avril 1814, Louis XVIII commence son règne avec l’octroi de la Charte constitutionnelle. Période difficile, pendant laquelle la prudence du roi fait regretter, aux uns l’absolutisme du temps passé, aux autres la tyrannie de la liberté ou encore le despotisme impérial.
Dans l’étude en question, Marcel de Serres et son compagnon de voyage donnent dans une sorte d’enquête parfaitement restituée, d’une écriture dense et fine, une très minutieuse description des Causses et de la plaine languedocienne. Leur périple a duré au total sept jours, du 29 septembre au 5 octobre. On s’attachera ici sur un mode descriptif, à donner « quelques bonnes feuilles » et à montrer en quoi ce manuscrit inédit peut être considéré comme une source intéressante pour une approche à la fois ethnographique et historique des communautés villageoises, au début du XIXe siècle, après les années tourmentées et bouleversées de la période révolutionnaire.
A travers Causses et vallées :
29 et 30 septembre et 1er octobre
« Nous partîmes de Meyrueis le 29 septembre pour aller à St. Jean du Bruel où nous devions coucher ». Ainsi commence le Journal de voyage 6.
La route est déserte et étroite à travers le Causse Noir, parsemée de bois de pins, de touffes de buis et de « rochers anguleux ». Son altitude élevée et le manque d’eau contrarient la fertilité des terres : maigres pâturages à ovins, orge, seigle, avoine, quelques champs de pomme de terre mais point de froment. Quelques belles prairies autour de Lanuéjols permettent d’assurer deux coupes de fourrages chaque année. Dans ce paysage aride, les pierres mouvantes roulent sous les pas, bordant parfois les précipices.
Le mulet, est le fidèle compagnon de route du voyageur : « L’adresse, la sûreté de leurs pas est extrême… on les voit marchant toujours la tête baissée et d’un pas égal, uniformément réglé comme le mouvement d’une pendule, choisir habilement les passages les plus sûrs… On a beau les battre ils n’accélèrent pas leur marche,… si le conducteur veut les pousser vivement, ils s’arrêtent tout court, ils frissonnent à la vue du danger, poussant un cri plaintif, détournant la tête et semblant implorer la pitié… » 7.
Le Causse est peu sûr : les mendiants « s’amassent et rôdent quelquefois en troupes, menaçant les fermes de pillages. Les fermiers ont la coutume de nourrir pendant un jour tout ce qui se présente et se recommande à leur charité. Le lendemain ils les congédient en leur donnant quelques vivres » 8.
Voici un bel exemple de « la part du pauvre » bien attestée et encore vivante dans la tradition orale caussenarde 9.
Les vallées paraissent beaucoup plus riantes joviales mêmes avec leurs terrasses naturelles complantées d’arbres fruitiers. Dans les gorges du Trèvezel, l’étranger est accueilli avec simplicité et bonhomie. Ce sont des montagnards quand même, dont la rudesse n’égale que la qualité du cœur.
Oubliant d’évoquer le Pétassou du village de Trèves, le fameux personnage carnavalesque cher à l’ethnographe des Causses, Adrienne Durand Tullou 10, Serres et son compagnon descendent dans la vallée de la Dourbie. Episode pittoresque : nos deux compères vont alors essuyer un terrible orage, les mulets effrayés ne voulaient avancer, « nos parapluies en étaient écrasés et ne pouvaient plus nous garantir. » Un muletier, croisé sur leur chemin, leur servit de guide pour aller à St. Jean du Bruel. Les habitants eux mêmes étaient stupéfaits « par un épouvantable coup de tonnerre » 11.
St Jean, un bourg, une petite ville de 2 600 âmes avec l’église construite dans la 2e moitié du XVIIIe siècle par les architectes Jean et Etienne Giral, de Montpellier 12, avec sa grande rue et ses activités multiples : les fabriques de tonneaux merrains, les fabriques de bas et de coton et surtout le bourg-entrepôt de grains et de vins pour l’Aveyron et la Lozère.
La vallée et les coteaux autour de St Jean ont des cultures soignées, fruits et légumes, seigle et un peu de froment, avec les navets, les fameux « turnips » venus d’Angleterre.
La description est conforme avec moins de détails, à celle de l’agronome saint-jeantais des Lumières, Jean Mouret ancien planteur de cacao aux Antilles, correspondant de la Société Royale des Sciences de Montpellier au XVIIIe siècle qui nous a laissé de beaux manuscrits aux A.D de l’Hérault 13.
Serres est frappé par la douceur de caractère des saint-jeantais, « frottés » au contact avec le pays voisin, la Cévenne ; d’ailleurs « de bons cévenols viennent s’approvisionner au marché de cette ville, laissant et répandant parmi les habitants une partie de cette bienséance et de cette aménité qui leur est naturelle » 14.
Au matin du 30 septembre, Serres et son compagnon quittent St. Jean du Bruel, guidés par un jeune chasseur, bon marcheur « nous avions à peine à le suivre, il s’arrêtait souvent pour nous attendre » 15 nos voyageurs prirent à pied le chemin pour monter au Saint Guiral, d’abord à travers des coteaux couverts de châtaigniers ensuite par les sommités pierreuses, couvertes de schiste et glissantes.
Par temps clair, après l’orage de la veille, Serres put admirer la vue splendide des sommets arrondis, couverts de gazon puis parvenu au St. Guiral, le superbe panorama offert, de la Méditerranée à la chaine des Pyrénées, avec au premier plan, les monts de la Seranne et le pic St Loup « fort remarquable » dit-il, par le sommet triangulaire et la position isolée 16.
Sur la montagne du St Guiral, les plantes favorites sont le thym, le serpolet et surtout, le genet dont Serres reconnaît d’abord, le pudel, le genêt épineux puis un autre plus dur, « le spartium scoparium » qui sert, dit-il, à faire des balais et une sorte de filasse dont on fabrique la toile de ménage pour le pays des Cévennes et le Lodèvois. « On coupe le genêt au mois d’août, on fait des paquets d’une poignet chaque ; on l’expose à sécher pendant 7 à 8 jours puis on le met en tas d’un pied de haut que l’on couvre de fanges ou de paille sur lesquels on place de grosse pierres pour les tenir serrés ! Ces tas sont ordinairement au bord d’une eau courante et on les arrose tous les soirs pendant 8 jours. Alors on défait les tas, on bât le genêt pour en faire détacher le parenchyme ; les femmes les prennent ensuite et le lavent, on le laisse fermenter dans l’eau, qui devient verdâtre : on sépare la partie filamenteuse. La toile qu’on en fabrique sert à faire des sacs, des draps de lit ou des torchons ; On en fait aussi beaucoup de gros linge aux environs de Lodève, mais les paysans qui la font seulement pour leur usage vendent peu cette toile de genêt » 17.
Après description de la fabrique de cette filasse, Marcel de Serres évoque le Mont St. Guiral : un rocher de granit en forme de pain de sucre depuis le pied, environné de bois de hêtres, constamment émondé par les bûcherons. Au pied du St. Guiral, l’ermitage ou tout au moins, « des pans de murs ».
« Là dit-on vécut pendant quelques années l’hermite St. Guiral ; il avait été capitaine des dragons et il y vint accomplir un vœu fait dans un danger. Les habitants de cette montagne, soit qu’il eut ou non le trésor qu’ils lui supposaient, vinrent un jour dans le dessein de le piller, le tuèrent et cachèrent si bien son cadavre, qu’on n’en put jamais retrouver aucun vestige. La fin mystérieuse, ignorée jusqu’à ce jour malgré toutes les recherches que l’on pût faire, la vie pieuse et pleines de rigueurs à laquelle il s’était voué et le dévouement qui était d’autant plus méritoire que ce jeune appartenait à une famille distinguée du pays, excitèrent les regrets universels dans toute la contrée, firent honorer la mémoire sous le nom de Saint Guiral » 18.
Ce qu’il y a d’intéressant, dans ce passage du manuscrit, c’est l’association, ô combien fréquente, dans la tradition orale entre un ermite, un homme saint et le saint fondateur, Guiral ou Géraud de Roquefeuil 19.
L’ermite en question se nommait Frère Pierre Cambacédès. Il vivait, dit Serres sans le nommer « il y a quarante ans » c’est-à-dire vers 1774-1775. Il avait fait reconstruire l’église et l’ermitage avec l’autorisation du comte de Langeac, seigneur du marquisat de Roquefeuil, et vivait avec « un compagnon de société » un « socius », Grégoire Bernard, moine de Nant qui s’était fait ermite lui-même. La maison contigüe à l’ermitage, leur servait de refuge et Jacques Fabre, le donat, du village des Crozes Basses, travaillait là-haut en leur faveur 20.
Marcel de Serres et son compagnon évoquent ensuite la vénération au saint ermite, assassiné : « Depuis lors tous les ans, le jour de la fête du saint, on se réunit de tous les villages voisins, on monte en procession sur le sommet de la montagne ; les plus dévots gravissent à pieds nus jusque sur le sommet, on y vient implorer l’intervention du saint pour les biens de la terre. Les croix, les bannières, l’encens qui fume, les hymnes s’élèvent sur cette cime déjà si haute où l’on se figure aisément dire plus à portée de faire entendre ses prières à la divinité. A cette touchante cérémonie succède une espèce de fête de famille entre tous les habitants voisins de cette montagne. Des tentes, des tables sont dressées, on y voit des festins où tout respire la gaieté; des danses et des jeux succèdent et terminent la fête d’où chacun remporte chez soi, l’espoir des récoltes abondantes… » 21
La traversée du Causse du Larzac
Au cours de la troisième journée de voyage, ils partirent de St Jean en direction de Lodève, le 1er octobre soit à dix lieues de distance, 11 heures et quart pour faire la route, « c’est la plus forte journée ».
La montée est classique : par les crêtes du Larzac, St. Jean du Bruel, Sauclières, Comberedonde, Belvezé, Cazejourdes, La Pezade…, « un vaste désert » écrit Serres.
« Un pays triste, parsemé de rochers et de chênes…, on a peine à concevoir qu’un pays aussi sec et en apparence aussi stérile produit les moissons si abondantes pour y entretenir des villages » 22.
En réalité, il ne restait en ce début d’automne que du chaume dans les champs, preuve d’après Serres, que les blés avaient été récoltés.
Malgré les froideurs hivernales et l’ardeur des étés insupportables qui privent d’eau le pays, le Larzac est couvert de meilleurs pâturages de tout le Midi les moutons ont la chair délicate, un goût renommé et les laines, fines, soyeuses servirent jadis aux manufactures d’Elbeuf. Vient ensuite le passage sur le fromage de Roquefort et sa fabrication dont Marcel de Serres souligne le rayonnement jusqu’aux Amériques, le fromage y étant acheminé « dans des boîtes en plomb » 23.
La grande route de Millau à Montpellier est fort belle et entretenue surtout, à partir du Caylar, gros village qui se fond dans un amas de rochers où l’on découvre une vieille église et quelques vestiges de château fort.
La descente dans la plaine languedocienne s’accomplit par le Pas de l’Escalette, « Un petit escalier qui permet de descendre dans la haute vallée de la Lergue », un périple fatigant « le chemin a été en partie taillée dans le roc et en partie pavé, de manière à former une espèce d’escalier en limaçon et dans les endroits les plus rapides, le chemin a des parapets » 24.
Ce passage est intéressant car il s’agit ici de l’ancienne piste muletière qui contournait « le Pas des Gavachs ». Rappelons pour mémoire, que la route dite des Intendants, tant admirée par le voyageur anglais Arthur Young, passait par St. Pierre de la Fage, Soubès, et St Etienne de Gourgas et était fort encombrée.
Voyez cette belle vision de l’Escalette de Marcel de Serres : « Des muletiers sur leurs mulets, des paysans sur leurs chevaux descendant lentement les nombreux détours de l’Escalette ; ils paraissent regarder avec indifférence la scène imposante qu’ils ont sous leurs yeux et avec étonnement, le voyageur qui arrête en chemin pour prendre des notes » 25.
La route du col de l’Escalette continue sur la rive gauche du torrent et à mi-coteau, juste avant le village de Pégayrolles, sur le bord du chemin, Marcel de Serres aperçoit une croix de pierre blanche avec l’inscription suivante : « Sub Ludovico rederent saturnia regna ». [Sous Louis que revienne l’âge d’or !].
« Saturnia regna », Serres reprend le fameux vers de Virgile, pour rendre hommage à Louis XVIII, « C’est sans doute le plus bel éloge dit-il, qu’on puisse faire d’un souverain mais il nous afallu passer par bien des années d’iniquité et d’horreurs pour sentir tout ce qu’expriment ce peu de mots » 26, allusion péjorative ici à l’égard de la Révolution Française, vécue comme un régime de terreur, credo monarchiste en quelque sorte d’une France régénérée par le retour des Bourbons.
Dans le bas-pays languedocien :
du 2 au 5 octobre
Marcel de Serres séjourna quelques jours à Lodève, jusqu’au 4 octobre. Il admira la grande route, bordée de chaque côté de très beaux platanes et tout près de là, les coteaux complantés de vignes et d’oliviers. La plaine du lodèvois est couverte de prairies et de champs de blé, très fertiles.
La ville est composée de 8 000 habitants environ, une population variable selon la prospérité des manufactures de draps, destinés à l’habillement des troupes. Des fortunes particulières sont décelables dans l’habitat par l’ampleur et la hauteur des maisons bâties en pierres. La fabrique la plus considérable est propriété de l’anglais Harmfield, inventeur au XVIIIe siècle de la machine à carder et à filer la laine 27.
L’activité textile lodévoise parait selon Marcel de Serres en difficulté : les manufactures ne seraient peu ou point occupées, ce qui justement paraît correspondre aux années critiques de la fin de la période révolutionnaire et des guerres napoléoniennes.
Après un aperçu de la cathédrale « un édifice d’un genre gothique avec une assez haute tour carrée qui s’aperçoit de loin au-dessus de la ville », le passage sur les reliques de Saint Fulcrand n’est pas anodin : le corps du saint se conserva entier durant 567 ans jusqu’en 1573, date à laquelle les huguenots l’ont trainé dans la rue et vendu à la boucherie ! Serres ajoute qu’il subsistait encore une main du prélat avant la Révolution 28.
Profitant de son séjour lodévois, Marcel de Serres donne ensuite de fort belles descriptions des alentours, de Lunas à l’Escandorgue avec mentions particulières des mines de charbon du Bousquet d’Orb, de Graissessac et d’une verrerie de bouteille au Bousquet d’Orb justement « dont les travaux sont suspendus faute de débit » 30.
Le 5 octobre, départ pour Saint Guilhem le Désert, par un ciel sans nuage et une chaleur modérée. Sur le chemin de Lodève à Gignac, le long de la rive gauche de la Lergue, les cultures se font plus foisonnantes : celles des olives de grosses espèces, de belles amandes qui font objets de commerce et partout dominent le mûrier et donc, la culture du ver à soie. A Saint Félix de Lodève [de Léras], peuplé de 250 feux, Serres remarque les ruines de l’ancien château ainsi que les rues pavées de laves volcaniques. Il parvient à Saint André [de Sangonis], jusqu’aux bords de l’Hérault. Le village ou plutôt le bourg, de 2 000 habitants possède deux églises dont l’une a une tour à peu près carrée « qu’on prend de loin pour le tuyau d’une cheminée de fonderie » 31. Coup d’œil par la suite sur Gignac : « Au bout de cette plaine à l’Est, on découvre le bourg de Gignac situé en plaine sur l’autre rive de l’Hérault dominé par de hauts coteaux nus et pierreux, surélevés desquels au dessus du bourg est une vieille tour ruinée et une église » 32.
Nos deux compères prennent à la sortie de Saint André, le chemin de Saint Jean de Fos en faisant remarquer qu’on achevait les vendanges à ce moment là. Un quart d’heure après St. Jean, ils atteignent l’entrée d’un col étroit d’où sort l’Hérault. Les coteaux calcaires d’une teinte bleuâtre claire, font contraste avec la belle verdure de la plaine, d’où, s’étale le vieux pont de St. Guilhem (le pont du Diable) à cinq arches de pierre environné de roches pendantes ou taillées à pic. Le chemin en direction de St. Guilhem passe au dessus du pont sur une chaussée soutenue par un mur fondé sur le rocher et avec un parapet, tout au long de la rive droite de l’Hérault. A un quart d’heure de marche, se trouve la grotte de Clamouse dont, on ne connait pas d’après M. de Serres, la profondeur à cause de ses eaux 33 puis le vallon s’élargit jusqu’à St. Guilhem-le-Désert, gros village de 800 âmes, bâti « au bas et à la suite du couvent le long de la rive gauche du petit torrent du Verdus qui descend entre les rochers de chûte en chute d’une hauteur de 50 pieds jusque dans l’Hérault où il se jette ». Serres remarque dominant le village, le château du Géant ou de « Julian », et ajoute que « les paysans croient que ce château fut habité par un géant qui tua Saint Guilhem et le précipita de cette hauteur ! » Épisode fantastique à adjoindre à la geste du moniage Guillaume ! 34
Au bas de petites terrasses pratiquées sur les « inégalités » du rocher où poussent la vigne et l’olivier, s’étend le village dans une prairie parsemée d’arbres fruitiers. Le couvent est un édifice considérable avec son église « gothique », nous dit Serres, à trois nefs bâti par un architecte italien avec une haute tour carrée pour clocher. Le jeu d’orgue (œuvre du célèbre facteur Cavalier) fait l’objet également d’attention ainsi que plusieurs ornements et sculptures dont deux statues auprès du maître autel travaillées avec soin. Marcel de Serres n’avance pas plus loin dans la description de l’intérieur de l’abbatiale, mais insiste sur l’état de dégradation du couvent et du jardin, propriété d’un particulier du pays qui les acquit lors de la suppression des ordres religieux en 1791. S’agit-il de Pierre-Yvon Vernière, juge de paix du canton d’Aniane qui avait, comme on sait, récupéré les sculptures du cloître et que cite l’abbé Léon Vinas dans sa belle monographie sur St Guilhem ? 35 A noter que Marcel de Serres ne mentionne aucune relique du saint dont certaines avaient été pourtant, rendues lors de la restauration du culte en 1804.
Lorsque Serres évoque les moines de la congrégation de St Maur, les mauristes (au nombre de sept en 1789) il loue leur charité et leur aménité envers les indigents ou les villageois, autant de personnages édifiants que Marcel de Serres n’hésitent pas à comparer, d’une manière acerbe, aux « affreux » révolutionnaires de 1789.
« Venez fameux conquérants, insatiables et tyranniques, vous qui avez tout plié devant cette puissance et qui n’avez pas dû faire un seul heureux ; venez ici, contemplez les effets subsistant d’une fervente charité et prendre une leçon de bienfaisance d’êtres paisibles de qui sans doute vous eussiez dédaigné l’exemple et qui néanmoins ont bien mérité de leur pays. La terreur et la haine accompagnent et suivent vos exploits barbares, l’horreur, l’exécution s’attachent aux noms que vous laissez et les doux pères du désert vénérés chacun de leur vivant, ont laissé une réputation de bienfaits qui vit actuellement et vivra longtemps en bonne odeur parmi les habitants » 36.
Passons rapidement sur les environs de St. Guilhem admirablement décrits, l’ermitage de Notre Dame de Lieu Plaisant avec son solitaire natif de Pézenas, sa bienfaitrice Mme de Rouverol, très inspirée par les pères mauristes, la ferme de l’Arbousier « entourée de quelques champs cultivés en blé et quelques vignes ; elle est au pied de ces roches perpendiculaires qui couronnent la cîme de ces coteaux, et dans un vrai désert » 37, la montagne de Baume-Cellier (Baumeseye) « recouverte de buissons et de buis ». Serres redescend dans la vallée de l’Hérault pour rejoindre Aniane. Une petite ville de 2 400 habitants avec son église St. Sauveur dont la façade imite celle du Val de Grâce à Paris ; le couvent acheté par un négociant de Montpellier, Farel qui associé avec Panier, y a établi une belle manufacture de coton employant 200 femmes seules : « une grande roue mue par un jet d’eau fait aller tous les métiers à carder et partie de ceux à filer, construits sur le modèle des mécaniques anglaises » 38.
Outre la manufacture, Aniane possède un grand nombre de tanneries, une trentaine, dont deux pour les cuirs de bœufs et les autres pour les peaux de vaches et de chèvres.
D’Aniane à Montpellier, enfin, on traverse la garrigue en passant par le bois de la Taillade « redouté autrefois par des brigandages et les meurtres ». Après Montarnaud, on gravit un coteau pierreux qui reloint la grande route en direction de Celleneuve. Les maisons de campagne bâties sur les bords de la Mosson montrent bien que l’on approche de Montpellier. On aperçoit l’aqueduc, le château d’eau et les tours de la cathédrale Saint Pierre. Citant les vers du poète Jean-Antoine Roucher, « Et toi, cité fameuse, ô moderne Epidaure ! » 40. Marcel de Serres achève alors son voyage, réservant sans doute pour un autre carnet, ses impressions sur la capitale languedocienne.
Cette lecture et cette rapide présentation du Journal de voyages de Marcel de Serres, laisse en définitive entrevoir une œuvre de grande portée. Bien évidemment, l’auteur est un homme cultivé, il était le fils d’un Président de la cour des Aides de Montpellier, Jean-François de Serres. Ses études en histoire naturelle et en minéralogie l’avaient déjà conduit à écrire des ouvrages sur le volcanisme en 1808 puis, sur les insectes. Il était apprécié de Cuvier avec qui il avait grandement contribué à la naissance de la paléontologie. Il est normal que notre auteur insiste de prime abord sur la description des milieux naturels mais dans la tradition des grands voyageurs du XVIIIe siècle, tel l’anglais Arthur Young à la veille de la Révolution, 41 il s’intéresse aussi aux richesses, aux ressources, aux modes de vie qui formait, comme on disait alors, « les maximes de l’économie politique qui dirige une Nation en puissance ». L’agriculture, les manufactures, le commerce en constituaient les éléments essentiels, et dans cette optique, Marcel de Serres publiera par la suite, en 1814, une étude sur l’Autriche. Comme tout journal de voyage de cette époque, Serres termine son carnet par un genre d’essai concernant les Causses et le Languedoc, il appelle cela « le coup d’œil général » qui fait environ trois folios, sorte de récapitulatif des curiosités qu’il a pu rencontrer. L’ensemble des considérations sur les modes de vie et les croyances contribuent à une approche ethnographique incontestable que les Voyages Pittoresques en Languedoc du baron Taylor bien postérieurs, (la 1re édition est de 1835), n’aborderont guère dans leur continu, préférant mettre l’accent sur l’histoire et les monuments de la province. 42
Souhaitons pour finir, que l’œuvre de Marcel de Serres connaisse une publication méritée, munie d’un véritable appareil critique, tâche à laquelle nous allons nous employer, dans la mesure du possible dans les mois qui viennent.
Notes
1. M. de Serres, Journal de voyage en Provence. ms. mai 1803- A.N., AB/XIX/ 5133.
2. Que soit remercié ici M. Gérard Ostermeyer qui a permis la libre consultation du manuscrit ainsi que la publication de la présente étude.
3. Sur Jules de Christol (1802-1861), Dictionnaire de biographie héraultaise, les Presses du Languedoc, Pierre Clerc Editeurs, Montpellier, 2006, t. I, p. 544.
4. Ibid, T.1 p. 1099.
5. Louis Dulieu, La Faculté des Sciences de Montpellier. Les Presses Universelles, Avignon, 1981, p. 111.
6. M. de Serres, Journal de voyage, ms inédit, fol. 1.
7. Ibid, fol. 3
8. Ibid, fol. 5-6.
9. A. Bloch et J. Frayssenge, Les Êtres de la Brume et de la Nuit, les Editions de Paris, 1994, P. 26-27.
10. A. Durand Tullou, « Trèves la Saint Blaise et l’énigmatique Pétassou ». Cévennes Magazine, 2 et 9 février 2002, p. 3-8 et p. 3-13.
11. Journal, fol. 6-7.
12. Dictionnaire de biographie, op. cit. t. 1, p. 972-973. Sur les Giral. Voir plus particulièrement A. Blanchard, les Giral architectes montpelliérains, Montpellier, 1988.
13. Voir notamment J. Mouret : Observations botanico-météorologiques faites à St. Jean du Bruel, en Rouergue, 1757-1765. A. D Hérault, D 150, Fonds de la Société Royale des Sciences.
14. Journal, fol. 8
15. Ibid, fol. 9
16. Ibid,fol. 11
17. Ibid,fol. 10.
Le genêt était récolté pour produire des fibres textiles. Cette activité artisanale était pratiquée surtout dans les vallées de la Lergue et du Salagou. E. Appolis, Le diocèse civil de Lodève, Albi, 1951, p. 566-566. Voir, également à ce sujet, la récente publication : Le genêt textile. Plante sauvage, plante cultivée. Les Cahiers du Lodévois-Larzac, n° 34, Lodève, 2009, 144 p.
18. Ibid, fol. 10
19. J. Frayssenge « Autour de la version rouergate de la légende des Trois Ermites : approche historique et ethnographique. Entre Cévennes et Causses hommage à adrienne Durand Tullou ». Le Vigan, Conseil général du Gard, 1983, p. 86.
20. A.D. Aveyron, 3E 1774l, fol. 135 et 147.
21. Journal, fol. 10.
22. Ibid., fol. 14-15.
23. Ibid, fol. 20.
24. Journal, fol. 21.
25. Ibid, fol. 22.
26. Ibid, fol. 22
27. On rapprochera cette description de l’activité économique de Lodève avec celle de l’intendant Ballainvilliers en 1788. Mémoires sur le Languedoc, suivis du traité sur le commerce en Languedoc, Entente Bibliophile, Montpellier, 1989, p. 150 et p. 342-343.
28. Journal, fol. 23.
29. [Appel manquant] Ballainvilliers,op. cit., p. 121.
30. Journal, fol. 26.
31. Ibid, fol. 28.
32. Ibid, fol. 28.
33. Ibid., fol. 29.
34. Ibid, fol. 30. A propos de la tradition orale autour du géant, on consultera notamment F. Dezeuze Saint Guilhem : guide illustré, Montpellier, s.d. p. 33.
35. L. Vinas, Saint-Guilhem du Désert, réed. C. Lacour Editeur, Nîmes, 1991, p. 61-67.
36. Marcel de Serres, Journal, fol. 31-32.
37. Ibid., fol. 33.
38. Ibid., fol. 37.
39. [Appel manquant] Ibid., fol. 37
40. Ibid., fol. 38.
41. A. Young, Voyages en France en 1787, 1788 et 1789, trad. H. See, Paris, 1930.
42. J. Taylor, C. Nodier, A. de Cailleux, Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France. (Langudeoc) rééd. Montpellier, les Presses du Languedoc, 1985.