Le Journal de Georges Quesnel et la grippe
Août 1918 – Mai 1919

* Docteur en Sociologie.

Présentation

Les lecteurs d’Études héraultaises ont fait connaissance avec Georges Quesnel dans le précédent numéro de la revue. Ce Parisien, venu s’installer à Montpellier à la toute fin du 19e siècle pour prendre la direction de l’École Supérieure de Commerce, a tenu jusqu’à sa mort en 1937 un Journal intime quotidien qui en fait l’un des observateurs privilégiés de la vie montpelliéraine. À ce titre, pourquoi ne pas s’enquérir de ce qu’il a vu et retenu de l’épidémie de grippe espagnole qui a sévi de l’été 1918 au printemps 1919 ? Ce témoignage de première main, au jour le jour, se révèle à bien des égards surprenant et inattendu. Nous avons affaire à un véritable point de vue sur un épisode – en l’occurrence d’ordre sanitaire – que rétrospectivement les historiens ont reconstruit dans ses multiples aspects afin de lui donner une cohérence qu’il n’avait probablement pas pour ses témoins oculaires. (Fig. 1)

Afin de situer l’épisode pandémique dans la période considérée (1918-1919) comme dans l’économie générale du Journal, quelques précisions sont nécessaires. Si le travail d’écriture de Quesnel génère un volume assez considérable, les règles de méthode qu’il se donne permettent heureusement de facilement distinguer les différentes rubriques abordées au cours de chaque journée, et d’atteindre ainsi sans perte de temps ni risque d’oubli les paragraphes consacrés à la grippe (et plus généralement, comme nous le verrons, à la maladie). Entre le 22 juillet 1918 (début du tome XVI) et le 11 mai 1919 (fin du tome XVII) soit presque 10 mois, Quesnel remplit plus de 500 pages ; l’écrasante majorité d’entre elles est consacrée au conflit mondial : d’abord la construction de la victoire, puis dès fin novembre, la construction de la paix.

Portrait de Georges Quesnel (circa années 1900). Source : Dict. biographique de l’Hérault, Flammarion 1904
Fig. 1 Portrait de Georges Quesnel (circa années 1900). Source : Dict. biographique de l’Hérault, Flammarion 1904

Cette partie massive du Journal révèle la nature du projet de Quesnel : se donner les moyens intellectuels de maîtriser et de comprendre les enjeux stratégiques du conflit, dans toutes ses dimensions : militaires (et au premier chef, bien sûr, le suivi quotidien de la ligne de front en France) ; mais aussi politiques, tant dans les décisions du Gouvernement et les démêlés entre majorité et opposition à la Chambre, que dans les relations internationales : les rapports entre la France et ses alliés anglais, américains, italiens… mais aussi dans l’autre camp (Allemagne, Autriche-Hongrie, Turquie..) ; sociales, avec la plus grande attention apportée à la Révolution russe, et en 1919 aux tentatives révolutionnaires dans les différents pays d’Europe centrale ou de l’est, aussi bien qu’au Portugal. Bref, le Journal est pour Quesnel l’outil qui lui permet de fixer la masse considérable d’informations qu’il brasse à partir de la lecture (directe ou non) de la presse internationale, dans une visée la plus globale possible de géopolitique internationale. Ainsi espère-t-il se construire, sinon une doctrine, en tous cas une vision éclairée et étayée des enjeux majeurs de l’époque. Ambition qui relève probablement de la satisfaction intellectuelle pure, puisque à son âge – il a alors 70 ans – il ne peut guère envisager d’en tirer un profit professionnel dans l’enseignement, l’administration ou la politique. Mais il renoue pleinement avec sa formation intellectuelle initiale et ses goûts de jeunesse pour la géographie économique et les relations internationales 1.

Cet aspect majeur du Journal pendant toute la période de la guerre et de l’immédiate après-guerre renvoie à la portion congrue les centres d’intérêt, divers et variés, qui constituent, en des temps plus calmes, les rubriques habituelles, au caractère personnel plus affirmé, à défaut d’être vraiment intimes. On peut cependant lire les pages consacrées aux nouvelles du jour – faits divers, procès politiques, vie littéraire et académique, comme autant d’occasions pour l’auteur d’aiguiser son esprit d’analyse et de saisir l’esprit du temps, propice à des jugements souvent corrosifs. Malgré la disparité des sujets évoqués, le Journal dessine ainsi une ambition continue de contrôle de ses goûts et de ses jugements ; peut-être pourrait-on parler d’esprit voltairien, que manifestent et renforcent les traits d’ironie aiguë qui n’épargnent personne.

Au sein de cet ensemble composite, les notations concernant son univers social rapproché sont bien présentes, mais n’échappent que rarement au format de quelques phrases concises. Il ne faut pas s’attendre à des épanchements intimes sur les membres de sa famille, encore moins bien évidemment, sur la vie de l’École de commerce ou sur les rencontres avec le cercle de ses connaissances. Ces trois univers – la famille, « l’École », les relations amicales et sociales – n’interfèrent guère, mais Quesnel passe souplement de l’un à l’autre dans un espace géographique restreint, celui du centre ville montpelliérain, réduit à l’écusson et ses abords immédiats : la rue de la République, entre son logement au n° 15 et celui de sa fille et de son gendre au n° 4, le trajet biquotidien de « monter » à l’École place de la Canourgue et d’en « redescendre », quelques écarts vers la place de la Comédie et la salle d’escrime toute proche… C’est au cours de ces périples journaliers qu’il rencontre les occasions multiples de conversations sur le trottoir, qu’il hume les rumeurs qui agitent la ville, et s’efforce de saisir les remous de l’opinion publique.

Les pages du Journal consacrées à sa famille et à la vie de l’École relèvent le plus souvent des actes de la vie quotidienne. Le cercle familial étroit – sa fille Jeanne et ses deux petits-fils, les deux bonnes qui assurent la marche de la maison – se ferme sur les petits soucis de santé, la composition des repas, préoccupation constante dans cette période de pénurie alimentaire, les activités des deux garçons, dont Quesnel s’occupe attentivement en l’absence du père mobilisé, toutes préoccupations terre-à-terre qui n’engagent pas à de longs développements. Il en va de même à l’École, où l’activité du directeur se concentre sur les relations avec les professeurs et les parents d’élèves (ces derniers sont en majorité mineurs), en particulier en début d’année scolaire, période d’incertitude sur les effectifs à prévoir qui déterminent l’équilibre financier de l’institution. Dans ces deux univers quotidiens, les soucis et préoccupations exprimés relèvent du train-train habituel, presque de même nature que l’observation régulière des variations météorologiques qui donnent sa couleur et son atmosphère particulières à chaque journée.

Deux registres se distinguent ainsi tout au long du Journal, une ambition analytique du monde extérieur structuré par des lignes de force globales, et une chronique de l’univers restreint qui fixe la mémoire de la vie quotidienne. D’une certaine façon, l’espace social de la ville assure la jointure entre ces deux mondes, au gré des rencontres et des conversations engagées.

L’épidémie de grippe s’introduit dans cet univers subrepticement, au détour d’une phrase : « Il fait très beau et très agréable après quelques jours de temps marin. Par malheur, j’ai bien peur d’avoir attrapé de la grippe. J’ai le nez qui coule depuis deux ou trois jours et ce matin cela se complique d’une grande lourdeur de tête. » Ce nez qui coule et cette lourdeur de tête datent du 18 août 1918. C’est – sauf omission de ma part – la première allusion à la grippe qui menace. À cette date, qu’est-ce qu’un lecteur attentif de la presse nationale et étrangère pouvait savoir de l’épidémie ? L’excellent article de Pierre Darmon publié en 2000 dans les Annales de démographie historique2 signale des articles parus dans la presse parisienne dès les premiers jours de juillet. Mais ils concernent exclusivement l’étranger, aussi bien l’Allemagne que l’Angleterre, et le danger restait lointain. Pourtant, plusieurs cas, y compris mortels, sont signalés ça et là en France, au long du mois d’août. Pendant ce même mois d’août, Quesnel signale un décès, l’épouse d’un artisan, qu’il connait vaguement, et surtout celui brutal, inattendu, du maître d’armes qui assure la gestion de la salle d’escrime qu’il préside. Seul ce dernier est causé par la grippe, mais il faut raison garder : « avec tous les bruits d’épidémie qui courent actuellement en ville, on a bien vite fait d’affoler les gens. » (22 août). Pourtant, Darmon précise que « durant le seul mois d’août, 65 grippés venaient de décéder dans la seule ville de Montpellier. » 3 Et malgré ce, Quesnel reste muet sur l’épidémie pendant plus de trois semaines, entre le 28 août et le 20 septembre, jour où il fait le point de la situation épidémique en 18 lignes, avant de passer au détail des opérations militaires et politiques (près de trois pages, dont deux occupées par des coupures de presse sur un discours de Clemenceau). Comment interpréter ce silence, quel sens donner à cette difficulté de l’épidémie à se faire une place parmi les préoccupations quotidiennes du diariste ? Quelques hypothèses se dessinent.

Une première piste explore la difficulté à identifier la maladie. Les symptômes sont instables, multiples, se dérobent à l’analyse clinique. Un rhume, une bronchite banale peuvent cacher un péril mortel. Comment savoir ? La « grippe » est une étiquette passe-partout dont on ne sait trop ce qu’elle recouvre. Elle est en même temps sous-utilisée, puisque stratégiquement dangereuse : il est très probable que la presse, volontairement ou sous l’emprise de la censure, a minoré la présence de l’épidémie, en particulier dans l’armée, par peur de créer des mouvements de panique dans la population. Pierre Darmon montre bien que dès 1916, les médecins-majors de l’armée décèlent des affections graves et nombreuses au sein des troupes coloniales, qui sont victimes de diverses formes de pneumonies. Mais les rapports alarmants restent circonscrits aux milieux militaires, en partie parce que les préjugés du temps réservent ces pathologies peu communes aux populations exotiques et ne devraient pas concerner les autochtones. Plus généralement, la grippe se manifeste comme le résultat de « complications » multiples dues à des infections bactériennes diverses : « C’est en juillet qu’apparaissent, à côté de la pneumonie lobaire, les cas presque toujours mortels de bronchopneumonie avec troubles cardiaques, œdème pulmonaire et cyanose. » 4 La diversité des symptômes, et la difficulté des médecins à identifier le mal sont corrélatives de la multiplication des traitements proposés par les praticiens, jusqu’aux plus farfelus, en désespoir de cause. Parler de grippe à propos de manifestations sans rapport avec ce que l’on connaît des grippes bénignes habituelles, aide peu à identifier le mal. Et parler de pneumonie ne fait qu’ajouter à la confusion. Il paraît en définitive assez difficile dans l’instant présent de distinguer la grippe de l’ensemble des maladies graves auxquelles sont soumises les populations de l’époque. Les reconstitutions a posteriori des historiens créent peut-être une illusion d’identité de la grippe, ce dont pourraient témoigner les difficultés à dénombrer les victimes. Même aujourd’hui, les chiffres proposés évoluent régulièrement à la hausse, comme le note Yves Jaouen : « De fait, aujourd’hui encore, on ne connait pas et on ne connaitra sans doute jamais le nombre de victimes faute de statistiques concernant en particulier l’Asie et l’Afrique. Longtemps estimé à 210 000 morts en France et 20 millions dans le monde, le bilan de la grippe espagnole ne cesse d’être réévalué à la hausse. Il dépasserait légèrement les 400 000 en France et atteindrait les 50 millions au niveau de la planète selon l’O.M.S. » 5 A un niveau microsocial, le cas de Jeanne, la fille de Quesnel, est particulièrement parlant. Il se passe moins de 12 jours entre la première alerte (Jeanne « ne se sent pas bien ») au soir du 17 octobre, et son décès au matin du 28. Le médecin appelé faute de mieux, est totalement dépassé et s’en remet aux serviettes mouillées pour soulager la malade. Mais à aucun moment, le mal qui va l’emporter n’est identifié : nul diagnostic sérieux. Et ce n’est que début décembre, lorsque la presse annonce la disparition d’Edmond Rostand, que Quesnel peut écrire : « Edmond Rostand vient de mourir dans la journée de lundi à 1h.45 de l’après-midi, des suites d’une pneumonie double, comme ma pauvre Jeanne. Il était âgé de 50 ans… Il est mort à Paris. Il a pu être soigné par les meilleurs et les plus illustres médecins, mais que faire contre un mal aussi foudroyant. » 6 Encore faut-il remarquer que nous ne savons pas comment Quesnel en est arrivé au diagnostic de « double pneumonie » pour sa fille, et que Rostand, rangé aujourd’hui parmi les morts illustres de la grippe, reste alors officiellement victime de pneumonie.

Dans ce contexte, Quesnel ne se saisit pas de l’épidémie comme d’un objet majeur qui appellerait tout naturellement un effort d’analyse et de compréhension soutenu par une chasse aux renseignements glanés dans la presse. Très probablement est-il désemparé et se sent-il démuni de toute prise sur la maladie. Que dire de plus de la pandémie que quelques lignes, quand manquent les outils nécessaires à son intelligence ? Les rapports des médecins militaires sont inaccessibles, qui auraient pu nourrir des hypothèses sur les itinéraires du mal – Asie, États-Unis, Suisse, Angleterre, etc. Et sur l’étiologie même de la maladie, les médecins sont absents (son médecin de famille) ou se révèlent tout aussi démunis que lui-même. Quesnel en est ainsi réduit à concentrer son regard sur son seul entourage, et à traiter la grippe comme la météo ou les repas familiaux. Il égraine ainsi les absences des professeurs malades, qui exigent des solutions de remplacement, ou s’inquiète de la fièvre de sa bonne qui loge dans l’appartement, et qui rend plus difficile la gestion du ménage. De la même façon, il note les décès de personnalités connues signalés dans le journal du matin, ou de connaissances plus proches, comme le professeur d’escrime qui dirige la salle Jean-Louis. Se contenter d’observer les remous provoqués par l’épidémie dans son entourage, à défaut de pouvoir en analyser les causes et les manifestations dans leur généralité.

La lecture de Quesnel invite aussi à s’interroger sur le rapport à la mort de cette génération qui n’a pas fait l’expérience de la guerre, trop jeune en 1870 7, trop âgé en 1914, et qui n’a pas d’enfants ou de proches engagés dans le conflit mondial 8.

Il est très remarquable que, de façon générale, le Journal n’évoque pas les morts de la guerre. Le regard de Quesnel ne se pose jamais sur les poilus souffrants, blessés, tués. Il est fort probable que parmi ses amis ou dans son entourage, leurs fils mobilisés sont peu diserts sur le sujet et restent des témoins directs largement muets. Quant à la presse, la censure ne permet pas de diffuser des renseignements précis sur les pertes humaines côté français ou alliés, et l’évocation des horreurs du front se concentre sur les exactions allemandes. La mort sur le front reste tout aussi abstraite que les pertes dues à la pandémie.

Devant des sources très individualisées, telles qu’un journal intime, la question se pose naturellement de pouvoir apprécier la part d’idiosyncrasie dans l’expression de l’auteur, et ce qui relèverait plutôt d’une culture commune à son époque ou son milieu social. Un événement aussi personnel que la mort de sa fille illustre la difficulté. Passé le moment de choc émotionnel intense qui sourd des pages des 28 et 29 octobre, Quesnel se reprend très vite : « Et quand la mort frappe sur nous, la vie continue cependant, il faut s’y confier et reprendre le courant comme si rien n’était arrivé » (29 octobre) ; et le fait est que Jeanne disparait rapidement du Journal. Tout aussi caractéristique est la façon dont Quesnel annonce le décès de leur mère à ses deux jeunes fils, sans le moindre ménagement superflu. On ne saurait parler d’indifférence, d’égoïsme ou de cœur sec : alors, une forme de stoïcisme devant l’inéluctable, ou une anesthésie émotionnelle résultant de la banalisation de la mort en période de guerre ? Nous sommes bien ici dans le domaine des « attitudes devant la mort » dont Philippe Ariès a initié les études il y a 50 ans 9. Celui-ci voit une coupure culturelle majeure, dès la fin du 19e siècle, par rapport à une histoire millénaire, avec ce qu’il nomme « l’interdit de la mort… c’est à dire le refus de subir l’émotion physique que provoquent la vue ou l’idée de la mort. » 10 Mais ce refus, plus anglo-saxon que latin selon l’auteur, serait plutôt le produit des civilisations industrielles et technicistes, qu’en relation avec les grands massacres de masse des guerres modernes, qu’Ariès ne prend pas du tout en compte. En cantonnant la mort individuelle au dilemme : mourir dans son lit ou à l’hôpital, l’histoire des mentalités oublie les morts collectives sur les champs de bataille ou dans les grands cataclysmes, et leur résonance dans la psyché de leur temps.

Les questions que pose la lecture du Journal de Quesnel restent ainsi ouvertes : à chaque lecteur de se faire une opinion. Voici donc la transcription exacte des pages rédigées par Georges Quesnel durant l’épidémie de grippe espagnole. Les intertitres, qui scandent trois phases de la période considérée, sont par contre de mon fait.

I. Identification de la grippe

Dimanche 18 août 1918. « Il fait très beau et très agréable après quelques jours de temps marin. Par malheur, j’ai bien peur d’avoir attrapé de la grippe. J’ai le nez qui coule depuis deux ou trois jours et ce matin cela se complique d’une grande lourdeur de tête. »

Mercredi 21 août. « Le journal nous apporte ce matin l’annonce de la mort de Mme Lacroix, la femme de l’électricien. Mort subite sans doute car cette pauvre femme n’avait que 53 ans, et je l’avais rencontré il y a peu de jours, en bonne santé à ce qu’il semblait… »

Jeudi 22 août. « Madame Lacroix est morte après une longue maladie au contraire. J’étais allé me renseigner hier, parce qu’avec tous les bruits d’épidémie qui courent actuellement en ville, on a bien vite fait d’affoler les gens. »

Dimanche 25. « Je suis agacé de ce rhume de cerveau qui dure déjà depuis pas mal de temps. D’ailleurs, n’est-ce qu’un rhume de cerveau. Mouret 11 n’est pas ici, il est à Riols où il se repose et il en a bien besoin. Il ne rentrera que le 1er octobre. À tout hasard, je lui ai écrit. »

Lundi 26. « Le temps va-t-il changer. Rien ne l’indique, si ce n’est que j’ai la tête lourde et que je ne me sens pas à mon aise.
— Ce soir en rentrant de la salle 12 où j’étais allé prendre la douche, je rencontre le capitaine Ray qui m’annonce que Mailhé notre maître d’escrime intérimaire est mort ce matin au Suburbain 13. Il y était entré mardi dernier pris d’un accès de grippe, et jusqu’au dernier moment il n’a pas senti la gravité de son état. Cette nuit même, il plaisantait avec sa femme, et ce matin à 5h, il est mort. C’était un bon garçon que je regrette de tout mon cœur. Notre pauvre salle d’escrime n’a pas de chance. Qui pourrons-nous trouver maintenant pour la faire marcher ? »

Mercredi 28 août. « Je suis allé hier matin à l’enterrement du pauvre maître Mailhé. La cérémonie tout compris a duré un quart d’heure. Arrivé au Suburbain à 9h, je pouvais reprendre le tram à 9h ¼. »

Vendredi 20 septembre. « Ce mois de septembre est vraiment insupportable à cause de la persistance du temps marin. Aussi nombre de gens sont malades, ce qui les prédispose à subir encore davantage l’épidémie grippale qui règne en ce moment. Ce n’est pas seulement à Montpellier qu’elle sévit, c’est dans tout le département, dans toute la France, dans toute l’Europe. À Toulon, elle a été, elle est encore particulièrement forte. Ici, le fils de notre appariteur Allias l’a contractée à Frontignan et on le soigne maintenant pour une pneumonie. Une de nos anciennes élèves Marthe Michel vient de mourir à Aumessas. Un autre qui est sorti cette année, Roussel, est tombé malade dans l’Aveyron. Et je ne parle que de ceux que je connais de plus près. Tous les âges sont frappés. La vieille concierge de la Chambre de Commerce, de plus de 60 ans, a été emportée en quelques jours, comme notre maître d’armes Mailhé qui n’avait que 30 ans. Et voici maintenant M. Pastre, le vice-président de la Société centrale d’Agriculture, le président de la CGV de Béziers Pons dont on annonce la mort et enterrement pour demain. Et Albert Domme qui fréquentait notre salle d’escrime, toujours gai, toujours allant, très vivant, il semblait plein de santé… »

Samedi 21. « Ce matin, messe des morts du jeune Reynès, ancien élève de l’École, tué à l’ennemi. La cérémonie a lieu à Notre Dame des Tables, et naturellement, je vais y assister. À 10h. ½, c’est Marthe Michel que l’on ramène d’Aumessas, mais la famille ne veut personne. »

Lundi 23. « Hier matin je suis allé au cimetière à pied et revenu de même – il y avait longtemps que je n’avais fait une aussi longue marche, aussi toute la journée l’ai-je eu un peu dans les jambes. En allant, j’ai trouvé M. Pargoire 14 place de la Comédie, qui y allait aussi de sorte que nous avons fait route ensemble. Il me racontait que dans sa région de St Pargoire-Campagnan, un certain nombre de colles étaient désorganisées par suite de l’épidémie de grippe qui sévissait aussi par là. Dès qu’elle apparaissait, les vendangeurs plantaient tout là et retournaient chez eux. Je suis sans nouvelles de ce qui se passe à Lunel-Viel 15 depuis le départ des enfants et voudrais bien savoir où ils en sont. À propos de l’épidémie de grippe, j’ai entendu émettre une opinion qui pourrait être fondée, c’est que c’est dans les trains qu’on la prend. Les wagons n’ont jamais été désinfectés, et depuis qu’ils transportent des voyageurs de tous pays et surtout de pays africains et asiatiques, il n’est pas invraisemblable que l’état sanitaire de ces gens-là n’ait contaminé les voitures qui les ont transportés. Ce qui expliquerait pourquoi et comment la grippe prend ce caractère de dispersion à travers les campagnes au lieu de rester cantonnée dans les villes.
— Béatrix et Henriette 16 sont revenues ce matin à 7h. de leur séjour à Lias. Béatrix a eu une attaque de grippe là-bas et n’est pas encore bien remise, ce qui semble confirmer l’hypothèse ci-dessus. Car Lias est un pays de montagne d’une assez grande altitude où l’air est pur. Par conséquent le mal y a été apporté et n’a pu être pris qu’en cours de route. Elles ont rapporté un poulet, des œufs, de la lavande, des amandes. M. Cabrol 17 m’a apporté un lièvre hier, de sorte que la maison est pleine de provisions. »

Jeudi 26 septembre. « J’ai reçu une lettre de Jeanne 18, les vendanges se poursuivent assez irrégulières par le mauvais temps et le manque de personnel. Auguste a demandé une prolongation de 8 jours ce qui lui permettrait de terminer à l’aise […] Comme Jeanne est seule, une femme qui l’aidait étant partie, je lui enverrai Henriette cet après-midi. Il paraît que l’état sanitaire du pays laisse fort à désirer. Les décès y sont nombreux. À Valergues, Lansargues, la mère d’un élève que j’ai vue hier à l’École me disait qu’il en était de même. Quant aux enfants (Georges et Jacques), ils vagabondent toute la journée en liberté et se portent bien. »

Samedi 28. « Crise de foie hier que j’attribue à une vive contrariété ou tout au moins à une vive émotion que j’ai éprouvée jeudi soir à minuit. À peine levé de table, je me suis senti mal à mon aise, puis le processus ordinaire, la tête tourne et des étourdissements. Je me suis couché et toute la nuit j’ai eu des nausées. J’ai passé la journée d’hier au lit et ce matin j’ai l’estomac rompu et la tête serrée d’une névralgie assez forte. Bref, je ne suis pas très vaillant. »

Jeudi 10 octobre. « La grippe commence à faire des ravages en ville. Un docteur Lagriffoul, professeur agrégé à la faculté de médecine, âgé de 44 ans environ, vient de mourir des suites de cette épidémie. Ce qui rend cette mort plutôt saisissante, c’est que c’était lui qui avait dicté et commenté les précautions et mesures préventives qu’il fallait prendre dès les premières atteintes du mal, et que les journaux avaient publiées et répandues à l’instigation du Bureau d’hygiène 19. »

Dimanche 13. « Le petit Jacques est au lit depuis vendredi soir. Il se plaignait de fatigue avec de la fièvre qui ne l’a pas encore quitté. Est-ce une attaque de grippe ou simplement du rhume ? Le docteur Louvrier 20 doit venir le voir. »

Mardi 15. « Très beau temps. La grippe sévit toujours. Le lycée a été licencié hier pour 15 jours. Ce ne sont pas les élèves qui sont atteints, c’est le personnel, maîtres répétiteurs et professeurs. En Suisse, il parait que la grippe a tous les caractères d’une maladie pestilentielle. Les gens atteints gravement sont emportés quelquefois du soir au lendemain. On ne les soigne comme on ne les transporte après décès, qu’avec des masques et des gants en caoutchouc. Pas de cérémonies religieuses, les corps sont incinérés aussitôt. La Suisse est actuellement le carrefour de toute l’Europe, et avec tous les rapatriés qui y séjournent et dont quelques uns sont déjà malades, il n’est pas extraordinaire que le pays soit devenu une sorte de centre d’infection 21. »

Jeudi 17. « Le temps est toujours très beau mais un peu frais. Hier il n’y avait après-midi que 14½ à 15°. Ce froid n’est pas pour améliorer l’état sanitaire de la ville qui continue à être assez précaire. À la maison, Jacques ne va pas plus mal, quoiqu’il ait eu hier une petite reprise de fièvre, 38°, et puis voila qu’au soir, Jeanne qui ne se sentait pas bien, m’a amené Georges à coucher 22. »

II. « Ma pauvre Jeanne est morte ce matin »

Vendredi 18 octobre. « Je suis allé voir mes malades. Jeanne a mal à la gorge et peut à peine parler. Je lui ai porté de l’aconit. Jacques est toujours un peu faible, mais ne va pas plus mal. »

Samedi 19. « Ce matin, il pleut. Mes malades ne vont pas plus mal. Jeanne n’a plus mal à la gorge, mais elle a encore la tête un peu douloureuse, et puis surtout une grande lassitude par tout le corps. Jacques est toujours dolent. Cependant il sentait quelques velléités de retour d’appétit. »

Dimanche 20. « …Je n’ai pas encore vu mes malades ce matin. Hier ils étaient encore bien fatigués surtout Jeanne qui est obligée de se lever pour soigner Jacques et qui aurait bien besoin de se soigner elle-même afin de pouvoir se reposer.
— J’ai fait publier dans les journaux une annonce indiquant que la rentrée de l’École Supérieure de Commerce était fixée au lundi 4 novembre et l’examen d’entrée au lundi 29 octobre, et ce pour couper court à tous les bruits qui pourraient circuler et qui circulent déjà d’ailleurs de non-réouverture des cours pour cause de grippe. » (Fig. 2)

La promotion 1917 de l’École Supérieure de Commerce. Au premier rang, à gauche : G. Quesnel, directeur ; à droite : probablement A. Chegaray, capitaine d’Intendance, agent comptable. (Coll. particulière)
Fig. 2 La promotion 1917 de l’École Supérieure de Commerce. Au premier rang, à gauche : G. Quesnel, directeur ; à droite : probablement A. Chegaray, capitaine d’Intendance, agent comptable. (Coll. particulière)

Lundi 21. « Le temps est très beau, mais ma situation domestique ne s’améliore pas. Voila Beatrix qui est au lit maintenant. Je lui ai administré hier sinoplasme et aspirine, et ce matin purgation, et comme elle a déjà eu une atteinte parait-il le mois dernier en arrivant à Lias, j’espère que le cas actuel sera bénin. Jacques au contraire se remet, et le meilleur indice est que l’appétit lui revient. Jeanne est toujours démolie. J’ai dû hier aller quatre fois chez elle pour les soigner tous les deux et leur donner à boire et à manger. En fait de manger, ils n’ont pris que du bouillon. Jeanne qui a toujours soif va prendre du champagne. En somme jusqu’à présent, sur six personnes dont se composait la maisonnée, il n’en reste plus que trois debout, Henriette, Georges et moi.
— Un de nos anciens élèves, Pierre Saissier, le gros Saissier comme nous l’appelions, brave garçon qui n’avait jamais pu conquérir le diplôme, malgré qu’il fût revenu de son plein gré refaire une seconde année à l’École – ce qui ne l’avait pas empêché d’entrer dans la carrière du professorat libre – vient de mourir de la grippe. Il avait 28 ans. »

Mardi 22. « Mes malades vont s’améliorant, en ce qui concerne Jacques qui demande maintenant à manger, et Béatrix qui prendrait volontiers quelques chose, ce qui est toujours un symptôme favorable. Il n’y a que la pauvre Jeanne qui se sent toujours bien affaiblie. »

Jeudi 24. « Sauf Jacques qui a un appétit robuste et qui est complètement remis, mes deux autres malades ne s’améliorent pas. Jeanne a toujours des accès de fièvre après deux jours de lit, et comme elle ne veut pas se soigner, cela peut durer longtemps. Cependant ce matin je lui ai fait prendre un cachet de quinine, et ce soir je lui en donnerai un d’aspirine. Avec Beatrix, c’est autre chose. Elle prendrait un remède toutes les heures, et si un mieux ne se manifeste pas tout de suite, elle se désespère et se croit perdue. Me voila bien entre l’une qui ne veut pas prendre assez et l’autre qui veut prendre trop.
— La grippe continue ses ravages en ville si l’on en juge par le nombre des décès et des gens atteints. Les pharmaciens risquent même de manquer de médicaments. Ballard 23 me disait tout à l’heure qu’il n’avait plus de quinine. Parmi les victimes de l’épidémie, il en est une dont la mort sera vivement ressentie en ville, c’est celle de Michel Vernière 24. Tout le monde le regrettera, à quelque parti qu’il appartienne. Il était aimable, accueillant et avait rendu service à nombre de gens sans distinction d’opinion. Il y a longtemps qu’il était de santé précaire, l’an dernier il avait été fortement atteint d’une broncho-pneumonie. De plus, il avait 70 ans. Si c’est la grippe qui l’a emporté, elle a dû avoir raison de lui tout de suite. »

Vendredi 25. « Mes malades sont dans une situation encore bien instable et qui ne me rassure pas autant que je voudrais. Le docteur Louvrier traite Jeanne pour les voies digestives et lui fait prendre ipéca et purgations. Elle se plaint en outre d’une douleur au côté droit. Béatrix a une bronchite. »

Dimanche 27. « Les événements publics m’échappent un peu dans ces moments-ci. Je sais seulement qu’il fait beau parce que je sors et que je me partage entre l’École et les deux malades de la rue de la République. Béatrix me paraît en voie d’amélioration et je crois que nous en serons quittes pour la peur. Mais c’est ma pauvre Jeanne qui ne va pas. Elle est réduite à un état de consomption et de faiblesse qui m’inquiète. Tous les jours, je la vois diminuer et sans qu’on sache à quoi attribuer ce dépérissement. Elle n’a pas de fièvre, mais elle souffre beaucoup, le moindre mouvement lui est une douleur vive, et ce qui ajoute à mon anxiété, c’est que je n’ai pas grande confiance dans le docteur Louvrier qui la soigne. Hier j’ai assisté à sa visite, il a beaucoup parlé pour dire des choses inutiles qu’il s’efforçait de rendre rassurantes, mais il ne m’a pas paru se rendre compte de l’état de la malade. Je suis auprès d’elle depuis ce matin 8h., et je lui donne tous les soins que je peux, mais il faudrait une direction médicale un peu plus sûre que celle que j’ai. »

Lundi 28 octobre. « Ma pauvre Jeanne est morte ce matin à 5h. J’avais passé toute la journée d’hier auprès d’elle, sauf deux courtes absences pour aller déjeuner et diner. Je suis revenu le soir à 8h. pour passer la nuit, et j’ai envoyé Jacques coucher à la maison. Le docteur lors de sa visite du matin, ne m’avait pas caché ses inquiétudes, et j’avais compris que l’état de ma pauvre enfant était des plus graves. Aurions-nous pu la sauver, c’est ce que je me demande avec angoisse. Peut-être si elle avait voulu m’écouter et faire venir un médecin tout de suite, ou bien quand elle s’est décidée, si elle et moi avions fait venir un autre docteur. Mais dès le début, le cas semblait si anodin, si semblable à celui de Jacques qui s’était résolu assez rapidement, qu’elle croyait qu’il en serait de même pour elle. C’est là peut-être qu’un autre docteur aurait pu faire mieux et traiter dès le début ou du moins dès son arrivée d’une façon énergique. Quand il s’y est décidé, il était trop tard. Je crois même que c’est par acquit de conscience qu’il a ordonné les serviettes mouillées et qu’il a fait des piqures de spartéine pour relever le cœur qui s’affaiblissait. Rien n’y a fait. À deux heures du matin, j’ai encore changé la serviette, mais déjà elle était prise d’un râle de poitrine qui a ensuite augmenté. À 4h. je lui ai donné un peu de cognac coupé d’eau, puis j’ai voulu lui faire prendre une tasse de lait. Elle n’a pu en prendre que la moitié et s’est laissé retomber sur l’oreiller. Le râle a diminué, mais la respiration est devenue plus courte jusqu’au moment où elle s’est arrêtée tout à fait. Il était 5h. moins quelques minutes. J’avais écrit hier à Auguste une courte lettre dans laquelle je lui faisais pressentir la possibilité d’un événement fatal. Je lui envoie une dépêche, il sera donc préparé à la recevoir. Ma pauvre enfant sur qui je comptais pour me fermer les yeux, c’est moi qui lui ai rendu ce dernier devoir. Et je pense que j’ai vu mourir ma mère, puis ma femme, et maintenant c’est ma fille. C’est ainsi que tous les liens qui me rattachaient au passé sont désormais coupés. Je n’ai plus personne auprès de moi avec qui je puisse évoquer les souvenirs d’autrefois. Et maintenant il va falloir organiser une nouvelle existence avec les deux petits qui n’ont plus de foyer, leur mère étant disparue et leur père mobilisé. Il serait bien nécessaire qu’Auguste put rentrer, mais le pourra-t-il ? »

Mardi 29. Je continue à être assommé par le douloureux coup de la mort de ma pauvre enfant. Hier après l’événement, je suis resté pendant près de trois heures comme stupide, allant et venant dans l’appartement, occupé des soins matériels de ménage, comme si rien d’anormal ne s’était passé. Et puis tout d’un coup vers sept heures, en voyant passer Georges qui se rendait à l’École et qui me disait bonjour gaiement en passant, mon cœur s’est gonflé, les larmes ont jailli, et j’ai pleuré et sangloté. Un instant après est arrivé Jacques. Je lui ai dit le malheur qui le frappait, et le cher petit s’est mis à pleurer avec moi. Je l’ai envoyé à l’École porter des instructions à M. Cabrol et à M. Chegaray 25, et prévenir son frère Georges. Puis il a fallu s’occuper des formalités nécessaires des obsèques. M. Cabrol qui est au courant et qui a déjà passé par là plusieurs fois s’est chargé des premières démarches. Ce qui complique la chose, c’est l’absence d’Auguste, je suis obligé de prendre des décisions sans savoir si elles lui conviendront. J’ai arrêté la classe, la 2e, sans aucun accessoire de luxe ou d’apparat. J’ai commandé un cercueil en plomb, bien coûteux hélas ! mais s’il est nécessaire de faire un transfert plus tard, il faudrait le faire et ce serait encore plus cher. En tous cas, il le fallait ainsi car nous n’avons pas de caveau ici et il fallait avoir recours au caveau provisoire. La tante m’a offert le sien que je lui ai demandé d’ailleurs et qu’elle a mis volontiers à ma disposition. Nous en serons quittes pour faire une cérémonie protestante au lieu de passer par l’Église. C’est une question de convenance. Tous ces soins m’ont occupé. Ce qui m’accable, c’est que je suis seul auprès de ma pauvre Jeanne. Les enfants sont encore trop jeunes pour que je les laisse seuls à la maison. Béatrix est dans son lit, et Henriette est occupée à soigner sa mère et à faire marcher le ménage au n° 15.

Depuis dimanche matin, je me suis donc installé chez Jeanne. J’y couche et je ne m’absente que pour aller manger. J’ai rangé l’appartement, reçu ce matin la blanchisseuse avec Jacques, et quand je reste seul, je n’ai d’autre distraction que de m’asseoir à la fenêtre du salon et de regarder sur la place. C’est là que Jeanne venait volontiers s’installer, ou seule ou avec ses enfants. Hier matin, entre six et sept, je m’y étais arrêté machinalement et je regardais la ville s’éveiller peu à peu à la vie, et je pensais que la jeune femme qui dormait dans la chambre à côté son dernier sommeil ne s’éveillerait plus jamais, jamais, que tout ce qu’elle avait aimé, son mari, ses enfants, sa maison, tout ce qui remplissait son existence et formait son horizon unique était désormais aboli pour elle. Sans compter le grand vide qu’elle va laisser. Pauvres petits qu’elle aimait tant, ils ne peuvent pas comprendre encore les pertes qu’ils ont subies.
— Et quand la mort frappe sur nous, la vie continue cependant, il faut s’y confier et reprendre le courant comme si rien n’était arrivé. À l’École, les examens d’entrée ont lieu aujourd’hui. […] Quant à la guerre, je l’ai un peu négligée hier et avant-hier… » (Fig. 3)

La page du Journal du 28 octobre 1918, relatant la mort de Jeanne Quesnel-Bret. (Source : Médiathèque de Montpellier Agglomération).
Fig. 3 La page du Journal du 28 octobre 1918, relatant la mort de Jeanne Quesnel-Bret. (Source : Médiathèque de Montpellier Agglomération).

Mercredi 30. « Grâce au ciel, Auguste est arrivé ce matin à 8h. Ma dépêche ne lui a pas été remise. Elle était d’ailleurs sans nom et les indications d’adresse étaient confuses. Le lieutenant s’est pourtant douté que c’était pour M. Bret et il lui a donné l’ordre de partir immédiatement. À Cette, Auguste a trouvé une auto qu’il a trouvée à grand peine, et le voila enfin pour assister et présider à la dernière cérémonie, la plus douloureuse. Son désespoir a été grand quand il a vu sa pauvre femme sur son lit mortuaire, et moi j’ai senti tout le courage dont je m’étais armé ce matin s’en aller tout à coup et nous avons pleuré ensemble. Après sa toilette, je l’ai envoyé voir ses enfants et sa tante. Il vaut mieux qu’il s’agite et se remue que de rester en place. L’enterrement est fixé pour tout à l’heure 11 heures. Je dois dire que les témoignages de sympathie ne nous ont pas manqué dans cette triste circonstance. Lundi matin, j’ai eu la visite de Roos 26 prévenu tout de suite par l’École. Hier mardi, une délégation de la Chambre de Commerce composée de Félix Michel 27, Galtier 28 et Barrandon 29, le pasteur Atger 30, MM Tondut, Pargoire qui m’a rendu bien service en allant voir pour moi au cimetière protestant si l’on procédait au descellement du caveau, Paul Bret 31, puis la rectrice Madame Weille 32 toujours agitée, ne demandant qu’à s’en aller à peine arrivée, mais si profondément attristée ; elle était accompagnée de Madame Sapte. Enfin, M et Mme Thomas 33 qui ne savaient comment se mettre à ma disposition. Parmi toutes les cartes et lettres reçues, celle qui m’a le plus touché était signée des jeunes filles de la première promotion qui auraient voulu offrir une gerbe de fleurs, mais je les en ai dissuadées puisque nous n’avions pas de caveau à nous – c’est alors qu’elles ont fait cette démarche collective. Puis c’est une dépêche adressée à Auguste par les camarades de sa batterie : elle est signée Richard. »

Jeudi 31. « La cérémonie finale a eu lieu hier à 11h. ¼. Si le grand nombre et la qualité des sympathies qui se sont exprimées à cette occasion, pour Auguste et pour moi, soit par écrit soit par la présence réelle, nous a apporté un certain réconfort, d’autre part on peut dire que jamais enterrement n’a été accompagné d’incidents plus pénibles et plus douloureux. Je ne parle pas de la mise en bière, à laquelle j’ai présidé, pendant qu’Auguste recevait les personnes qui commençaient à se présenter. Cette opération a été longue, à cause qu’il fallait souder le cercueil de plomb. Nous sommes allés au cimetière protestant par un temps radieux. Là, second épisode qui aurait pu nous être épargné, et qui a été le discours interminable, filandreux et presque ridicule, du pasteur Atger. » [… p 163-164…]

III. Au cœur de l’épidémie.

Vendredi 1er Novembre Jour de la Toussaint. « Le temps n’a jamais été si beau, si doux et si riant. La nature impassible ne se préoccupe ni des douleurs personnelles des hommes ni des grandes catastrophes humaines. Nous en avons deux en ce moment qui sont terribles, la guerre et l’épidémie de grippe. Celle-ci poursuit ses ravages et tous les jours en ouvrant le journal on apprend la nouvelle de la mort subite de l’un ou de l’autre, gens que l’on avait rencontré peu auparavant pleins de santé, et que la maladie a emportés en quelques jours.
— L’inquiétude commence à se répandre en ville. On rencontre plus de visages absorbés qu’autrefois. À l’École, on a discuté la question de savoir si l’on ouvrait quand même le 4 novembre. J’ai décidé qu’on maintiendrait la date. Les Facultés commencent leurs cours ce jour même. Il est vrai que le doyen Dautheville 34 serait disposé à renvoyer à plus tard l’ouverture des cours de P.C.N. à cause qu’ils sont plus nombreux que les autres. Mais les agglomérations sont-elles la principale cause de l’épidémie – oui en ce sens qu’elle est contagieuse. Mais le contact est permanent, la vie sociale n’est qu’un contact permanent. Et est-il bien sûr qu’on parvienne à enrayer le fléau avec cette mesure. J’ai plutôt idée que, comme les populations dans leur détresse se sont adressées ainsi qu’elles font toujours, aux pouvoirs publics, ceux-ci ne sachant que faire et pour les rassurer ont interdit les réunions et causes de rassemblements. C’est ainsi que dans la plupart des villes de France, on a fermé les établissements publics et licencié les écoles. Le Maire 35 s’est décidé à en faire autant, sur la pression sans doute de quelques autorités et du conseil d’hygiène, et à partir d’hier, les cinémas, le théâtre, les cafés à partir de 7h. du soir sont fermés. Le Cardinal 36 a suivi le mouvement, et remplacé les Grand’Messes par des messes basses. Je crois qu’il n’y aura plus d’exercices religieux l’après-midi dans les églises. Et si je me reporte à l’influenza de 1889-90, je me souviens bien que l’hiver loin de l’atténuer en a au contraire accentué la gravité, de sorte que nous avons encore bien des mois difficiles à passer. »

Lundi 4. « La rentrée de l’École a eu lieu ce matin. En 2e année, il y a une quinzaine d’absents qui rejoindront peu à peu. J’aime autant cela pour éviter une agglomération trop subite. En 1ere année, 42 élèves sont inscrits, dont 8 absents. L’examen d’entrée qui a eu lieu la semaine dernière, comportait 13 candidats dont 11 ont été reçus. Sont restés sur le carreau Daumas et Bandel du cours préparatoire. Un 14e candidat est arrivé ce matin, qui passera ces jours-ci. Cet après-midi, les cours ont commencé à fonctionner régulièrement.
— Béatrix se lève aujourd’hui même après 15 jours de lit. Comme elle recommence à manger depuis hier, je crois qu’elle se remettra vite. »

Mardi 26. « La rentrée des Facultés a eu lieu hier. Fixée d’abord au lundi 4 novembre, elle avait été reportée au 18 à cause de l’épidémie de grippe, puis au 25 le Recteur étant à Paris. »

Mardi 3 décembre. « Edmond Rostand vient de mourir dans la journée de lundi à 1h. 45 de l’après-midi, des suites d’une pneumonie double, comme ma pauvre Jeanne. Il était âgé de 50 ans… Il est mort à Paris. Il a pu être soigné par les meilleurs et les plus illustres médecins, mais que faire contre un mal aussi foudroyant. »

Dimanche 8 décembre. « Nous n’avons plus d’événements qui vaillent d’être notés. Après avoir vécu pendant 52 mois trop vite, nous vivons maintenant trop lentement. Nos jours sont vides après avoir été si remplis, il n’y a guère. »

Jeudi 12. « La grippe est en recrudescence. À Paris, les décès ont remonté de 186 par semaine à 235. À Montpellier, on signale de nouveaux cas nombreux. M. Gesché 37, notre professeur d’Essais m’informe aujourd’hui qu’il a perdu son fils Louis à 4h. 15. M. Chégaray a chez lui sa femme, sa fille et sa petite fille au lit. Je l’ai renvoyé pour soigner ses malades. » (Fig. 4)

La page du Journal du 12 décembre : météo, débat à la Chambre… et la grippe. (Source : Médiathèque de Montpellier Agglomération)
Fig. 4 La page du Journal du 12 décembre : météo, débat à la Chambre… et la grippe. (Source : Médiathèque de Montpellier Agglomération)

Vendredi 13. « On enterre aujourd’hui le fils Gesché à 2h. ½. L’École n’y sera pas représentée, moi je suis en deuil, et Cabrol sera en train de faire cours. »

Lundi 16. « Ce matin, pendant que je faisais cours, on est venu nous apprendre la mort de M. Ducelliez 38, notre professeur d’Essais et analyses en 2e année. Lundi où aura lieu l’enterrement, j’ai donné congé aux élèves de 2e année. Ducelliez est mort de la grippe compliquée de pneumonie et d’accidents cardiaques. Il semblait et était robuste. Il avait de 42 à 43 ans. Il laisse une femme, un fils et une fillette dans une situation des plus précaires. »

Mercredi 18. « Une de nos anciennes élèves, la jeune Jeannine Marc vient de mourir à l’âge de 19 ans. Les obsèques ont lieu demain. Il y a longtemps qu’elle était malade, puisque l’année dernière déjà, elle avait dû interrompre ses études. La pauvre enfant qui était d’ailleurs d’une santé chétive, a succombé à toutes sortes de maladies, entérite, typhoïde, bronchite, fièvre de Malte… »

Jeudi 26 décembre. « Georges a été indisposé hier soir. Il s’est couché sans diner. Je lui ai administré un petit vomitif, et ce matin une petite purge. L’un et l’autre ont fait leur effet. En somme il semble n’avoir eu qu’une indigestion. Je craignais davantage s’il avait pris froid hier à l’Esplanade et le soir il avait pas mal de température.
— Les Montel 39 qui demeuraient autrefois dans la maison et qui sont actuellement quai des Sauvages au-delà du pont du chemin de fer, sont singulièrement éprouvés à huit jours d’intervalle. C’est d’abord la mère Andrieu qu’on a enterrée jeudi dernier. Elle avait 84 ans et depuis longtemps sa tête déménageait. Aujourd’hui, c’est sa fille Madame Montel elle-même, âgée de 55 ans. Elle aurait été emportée par une bronchite. »

Vendredi 27. « Georges est toujours dolent. L’appétit n’est pas revenu. Je pense que ce n’est pas plus grave que cela, et qu’il ne s’agit que d’une simple indigestion. »

Lundi 6 janvier 1919. « La rentrée a lieu ce matin par un temps qui promet d’être beau. M. Taboury qui devait remplacer M. Ducelliez pour le cours d’Essais et Analyses n’était pas là à 8h., et quelques minutes après arrivait une dame m’apportant sa carte. M. Taboury atteint de la grippe le matin même ne pouvait venir. Il y a comme une sorte de malchance qui frappe sur les laboratoires de la Faculté des Sciences. À 9h., Thomas est venu pour son cours de géographie, mais il était assez mal en point. À 10h. ¼, autre manquant tout à fait imprévu celui-là, car c’est la première fois que cela lui arrive, c’est Esquirol pour le cours de mathématiques. Et tout cela en 2e Année. Quant à nos élèves, il y a eu quelques manquants et quelques retardataires, mais peu. En 2e année, Mlle Bascaret qui a eu la grippe pendant les vacances et qui n’est pas encore tout à fait remise, plus le jeune Monténégrin Voiovitch qui a cru bon de m’envoyer une dépêche de Paris où il est en ce moment pour m’informer que des événements importants l’empêchaient de revenir pour quelques temps.
— La grippe doit continuer à faire des ravages. On annonce le décès de Mme Journeaux, la femme du directeur de l’École des Beaux-Arts à l’âge de 57 ans. Et celui du fils Bartholi à l’âge de 32 ans dans un hôpital de Belgique. C’était autrefois un cerveau brûlé, à l’époque où il était jeune étudiant, qui en a fait voir de toutes les couleurs à sa famille… »

Samedi 11. « Georges se plaignait de mal de tête et de mal de gorge. Hier soir il avait de la fièvre, et ce matin davantage encore, un peu plus de 40°. Auguste est allé chercher le docteur Guinier 40. Pourvu que ce ne soit pas une grippe qui commence. Jeudi dernier, il faisait très mauvais, humide et froid. Les enfants sont allés au cinéma avec Mme Weill. Est-ce à l’intérieur, est-ce en sortant que le mal a été pris, on ne sait. »

Lundi 13. « Georges qui allait beaucoup mieux hier matin a été repris le soir d’un accès de fièvre. Il a eu jusqu’à 40°. Ce matin il était descendu à 38°. »

Mardi 14. « A l’École, Gesché malade ne vient pas faire son cours. Ce matin, je le remplace en 1ere année. À 10h. c’est Guiot 41 qui nous fait prévenir qu’il ne peut venir non plus. »

Dimanche 19 janvier. « Pour clôturer la semaine, Georges est en convalescence. Il se lève depuis hier, mais il n’a pas bien bonne mine. On voit qu’il a été fortement secoué et qu’il a besoin de se refaire. Je l’ai été moins fortement que lui, mais plus douloureusement, car une colique hépatique me fait passer des heures crucifiantes. C’est à Cabrol peut-être que je dois cette petite crise. Mercredi matin il est venu m’avertir, dans une salle où je me chauffais, et avec son air effaré habituel, que M. Bret venait me voir. Sur le moment j’ai cru à quelque chose de grave, et j’ai eu une émotion rapide mais profonde. Il n’en faut pas davantage pour déterminer un trouble du foie et depuis je n’en suis pas encore remis. »

Lundi 27. « A l’École, Daumont 42 ne vient pas. N’est-ce qu’une simple indisposition ? Je l’espère. Il a pas mal d’heures, et une absence prolongée nous mettrait dans l’embarras. »

Vendredi 31. « Un de nos anciens élèves, sorti cette année, Piquet, vient de mourir hier matin à l’âge de 21 ans. Il était d’ailleurs de mauvaise santé, albuminurique depuis longtemps. Aussi a-t-il été emporté par une crise d’albuminurie, consécutive à une attaque de grippe.
— Le capitaine Merlant vient également de mourir à Hyères, des suites d’une bronchite contractée durant la campagne. »

Jeudi 13 février. « Je reçois une lettre de ma sœur Anne qui m’informe qu’elle vient d’être bien malade de la grippe. Elle s’en est tirée et commence à sortir de sa chambre. Elle constate non sans amertume qu’elle a trouvé plus de dévouement auprès de sa bonne qui l’a très bien soignée, qu’auprès des siens. »

Samedi 15. « La grippe continue à faire des ravages. M de Forcrand 43, de la faculté des sciences, a perdu il y a trois jours, une fille de 28 ans. Hier, c’est M. Viala, ingénieur des mines, qui meurt à l’âge de 58 ans. Depuis la guerre, j’étais en relations fréquentes avec lui à cause des articles qu’il m’apportait pour le Bulletin de la S de Géographie. »

Dimanche 16. « La grippe continue à sévir douloureusement. Partout on signale de nouveaux cas inquiétants. À l’École nous avons toute une série d’absents et surtout d’absentes, notamment en 1ere année. Parmi celles-ci, une de nos élèves en pension chez Bancel 44, Mlle Second, parait gravement atteinte. Bancel que j’ai rencontré ce matin m’a dit qu’hier soir elle avait 40°6 de fièvre, et ce qui complique la situation, c’est qu’on ne pouvait trouver de médecin. Enfin il allait en dénicher un qui devait venir à 11h., le docteur Redon. Thomas, notre professeur, a eu toute sa famille atteinte, cinq personnes dont quatre sont hors de danger actuellement, mais il reste un bébé qui continue à inspirer de l’inquiétude. Thomas, qui devait faire une conférence à l’Université a dû reporter à quinzaine. Puis c’est Mme Leca 45 qui m’écrit aujourd’hui que jeudi soir elle est rentrée chez elle terrassée et qu’elle a bien cru qu’elle allait faire le grand voyage, d’autant que son malaise se compliquait de troubles cardiaques. Elle va mieux, mais ne pourra pas nous revenir avant une quinzaine de jours. Que de tristesse et de complications. »

Lundi 17. « En arrivant à l’École, j’apprends que Mlle Second va mieux, mais par contre je trouve un mot de Thomas qui m’informe que son petit garçon est mort cette nuit et qu’il ne fera pas cours de toute la semaine. »

Mardi 18. « La grippe continue ses ravages. La liste des décès s’allonge de nouveau, et de nouveau aussi le service des enterrements est débordé. Le petit garçon de Thomas, mort dans la nuit de dimanche à lundi, ne sera enterré que mercredi soir à 4h. ½. Il devait avoir trois ans au mois de mai prochain. Un autre décès qui sera quelque peu sensationnel est celui de M. de Lunaret, âgé de 57 ans. Il a dû mourir hier lundi, et le service n’aura lieu que vendredi. À qui va passer la fortune considérable de ce Lunaret mort célibataire et sans enfants ? Naturellement à sa sœur Mme de Lavèvre 46 qui quoique mariée n’a pas d’enfants non plus. Et après ? A des collatéraux qui seront enchantés de l’aubaine.
— La grippe. M. Fages, notre professeur de mathématiques manque depuis hier. Une carte de lui m’informait qu’il était indisposé. À 2h., je trouve à l’École une dépêche de M. Morin 47 qui me dit qu’il a la grippe intestinale. Il est à Paris depuis une huitaine de jours et comptait rentrer cette semaine. Quand reviendra-t-il maintenant ? Par contre Mlle Second qui semblait si mal dimanche va mieux depuis hier et le mieux persistait encore ce matin. Mais un élève de 1ere Année, André, est pris à son tour, et, semble-t-il, assez gravement. Mon Dieu, quand cela s’arrêtera-t-il ? »

Jeudi 20 février. « Le nombre des décès quotidiens est assez élevé en ce moment (13 à 14 par jour contre 3 ou 4 en temps ordinaire), pour que le Maire ait pris un arrêté dans lequel, invoquant le manque de personnel et de chevaux, il décide que désormais les convois funèbres devront jusqu’à nouvel ordre se rendre directement et par l’itinéraire le plus court des maisons mortuaires aux églises et temples où le cortège devra prendre fin.
— J’imagine qu’on se relâchera un peu de cette rigueur administrative en faveur de M. de Lunaret qu’on enterre demain vendredi à 11h., et qui a institué par son testament un grand nombre de legs auxquels on ne s’attendait pas. C’est ainsi que la Sté Archéologique hérite de son hôtel de la rue des Trésoriers de France et de tous les meubles qui s’y trouvent et dont un grand nombre sont de toute beauté et de grand prix. Il donne à la ville son domaine de La Valette pour y établir un orphelinat agricole, il lui donne encore deux cent mille francs pour construire un nouveau pavillon à l’hôpital suburbain. L’École d’agriculture bénéficie d’un don de dix mille francs pour un ou plusieurs prix, être achetés sur les revenus de cette somme et être attribués aux élèves les plus méritants. Puis vient toute une série de libéralités moindres à une multitude de sociétés ayant d’ailleurs plutôt un caractère confessionnel pour la plupart. J’aurais voulu nous voir figurer dans cette liste, et j’avais bien, il y a quelques années, lancé quelques insinuations à cet égard, mais sans résultat. Un petit don d’une trentaine de mille francs aurait bien fait notre affaire pour refaire notre amphithéâtre circulaire… et j’avais vaguement pensé que de Lunaret pourrait être le généreux donateur. Son immense fortune va à sa sœur, Mme de Lavèvre qui conserve l’usufruit des domaines donnés. »

Vendredi 21. « Notre élève de 1ere Année, André, est assez gravement atteint de la grippe, hier on craignait même une complication de fièvre typhoïde. Thomas va partir aujourd’hui pour Angoulême, ce qui interrompt ses cours de géographie pour 15 jours. Enfin Maze lui-même se plaignait hier, après son examen, de ne pas se sentir dans son état normal, et me prévenait que peut-être ne viendrait-il pas ce matin. »

Dimanche 23. « Même temps humide, pluvieux, et toujours la même température, 10 à 12° au-dessus. L’ennui, c’est qu’on patauge dans la boue. Et puis je crois ce temps générateur de grippe.
— À l’École, Fages, Mme Leca, Gesché, manquent. Puis Thomas qui va à Angoulême procéder à l’ensevelissement de son petit défunt. Parmi nos élèves, la jeune Second qui s’était améliorée au début de la semaine, a eu une reprise de fièvre. Hier, les nouvelles étaient un peu meilleures. Ce sont ses camarades de la pension, Mlles Courtois et Koch, qui la soignent. André, d’autre part, n’était pas bien du tout. On a prévenu la famille et le père est arrivé. Il y en a un autre, Delpech, dont je suis sans nouvelles. »

Lundi 24. « Je suis sans nouvelles de mes malades de l’École et d’ailleurs. J’en attends de mauvaises en ce qui concerne Mlle Second et peu d’André. Bancel que j’ai rencontré hier m’a dit que Mlle Second était très mal et que le cœur était en train de lâcher. Les parents prévenus devaient arriver hier soir. Arriveront-ils à temps ? Ce matin je n’ai pu voir ni Mlle Koch ni Mlle Courtois qui logent avec Mlle Second et qui la soignent. Sans doute ont-elles encore passé la nuit auprès de leur compagne morte ou vivante. Le nombre des décès ne diminue pas en ville – au contraire, et encore dit-on qu’on ne les publie pas tous pour ne pas affoler la population. Est-ce vrai ? Ce qui semble certain, c’est que les chiffres publiés par les journaux et ceux qu’on recueille, par exemple aux Pompes funèbres, ne concordent pas, ceux-ci étant singulièrement plus élevés. »

Mardi 25. « Enfin, je suis hors d’inquiétude pour mes deux élèves malades que des renseignements erronés ou empreints de pessimisme m’avaient faits plus mal qu’ils n’allaient. Le père de Mlle Second est venu hier après-midi me rassurer sur l’état de sa fille. Celui d’André est arrivé peu après lui dans mon cabinet, et m’a dit que son fils était très faible mais que tout danger était passé. Parmi nos professeurs, M. Fages est revenu hier, mais Mme Leca, M. Thomas et M. Gesché son toujours manquants. J’attends Gesché cet après-midi pour m’entendre avec lui sur la reprise de son cours. »

Vendredi 28. « A l’École j’ai enfin eu la visite de M. Gesché qui ne reprendra pas ses cours. Je vais pourvoir à son remplacement. Le pauvre homme m’a longuement parlé de sa maladie. Il est asthmatique et le cœur peut lâcher dans une crise. »

Lundi 3 mars. « Parmi les décès, je trouve ce matin celui de Mme Léon Pillebone, jeune femme de 26 ans qu’on enterre demain et qui laisse deux petits enfants, deux garçonnets dont le plus jeune doit avoir un an environ. C’est la grippe sans doute qui l’a emportée, et ce ne sont pas les soins qui ont dû lui manquer. Son mari est docteur, son beau-frère Louis Pillebone 48 est docteur et ils ont pu appeler au chevet de la malade les sommités médicales de la ville. »

Vendredi 9 Mai. « M. Chégaray a été indisposé hier comme il l’a été il y a quelque temps déjà et de la même façon. C’est-à-dire des alourdissements provenant sans doute d’un embarras d’estomac. Il s’est décidé à se purger hier, et ce matin, est tout démoli. Je n’en suis pas surpris, moi-même depuis dimanche dernier je suis en état d’équilibre instable, la tête très congestionnée. Je croyais être débarrassé ce matin, ayant passé une bonne nuit et me sentant la tête légère, il n’en est rien et j’en suis toujours à me demander comment cela tournera.
— Je suis allé voir hier M. Émile Bonnet 49 notre professeur, immobilisé chez lui par un mal au pied sous forme d’une plaie qui ne le fait pas souffrir mais qui ne veut pas se fermer et qui l’empêche de marcher. D’où vient le mal, quelle en est la nature, il n’a su me le dire. L’ennui pour nous, c’est qu’il a encore 3 leçons à faire pour terminer son cours de législation douanière, et après, son examen de sortie. »

BIBLIOGRAPHIE

ARIÈS 1977 : ARIÈS (Philippe), L’homme devant la mort, coll « L’Univers historique », Le Seuil 1977.

ARIÈS 1973 : ARIÈS (Philippe), « « La Mort et le Mourant dans notre civilisation », Revue Française de Sociologie, vol 14 n° 1, janvier-mars 1973, pp 125-128.

BOURON 2009 : BOURON (Françoise), « La grippe espagnole (1918-1919) dans les journaux français », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2009/1 n° 233, pp 83 à 91.

DARMON 2000 : DARMON (Pierre), « Une tragédie dans la tragédie : la grippe espagnole en France (avril 1918-avril 1919), Annales de démographie historique, 2000-2, pp 153-175.

JAOUEN : JAOUEN (Yves), L’épidémie de grippe espagnole à Nantes (1918-1919), Atelier de recherche historique, Université de Nantes, sd (2011-2019), 28p. consulté sur internet en avril 2020, https://up.univ-nantes.fr/atelier-de-recherche-historique-841075.kjsp

LAHAIE 2011 : LAHAIE (Olivier), « L’épidémie de grippe dite « espagnole » et sa perception par l’armée française (1918-1919) », Revue historique des armées, 2011 n° 262, pp 1-6.

LAURANS 2019 : LAURANS (Guy), « Georges Quesnel, témoin de la vie montpelliéraine (1903-1937) », Études héraultaises, n° 53 – 2019, pp 107-116.

NOTES

1. Plusieurs publications illustrent cette orientation. Il a publié chez Masson un cours et un atlas de géographie générale, et chez Alcan une histoire de la conquête de l’Algérie. Chez l’éditeur Challamel, dans la Bibliothèque des Capitaines de commerce et des candidats aux examens de la Marine marchande : Notions de géographie générale et Étude spéciale des Colonies des Nations européennes, 1894 ; Histoire maritime de la France depuis Colbert, 1901. Et dans Le Monde économique, « Les intérêts français au Brésil », en janvier 1897, au retour de son séjour brésilien.

2. Darmon, Pierre, « Une tragédie dans la tragédie : la grippe espagnole en France (avril 1918 – avril 1919) », Annales de démographie historique, Paris, 2000-2, pp. 153-175. Très utile également une étude sur la grippe à Nantes, mais qui déborde largement ce cadre géographique et propose un tableau synthétique de l’épidémie : Jaouen, Yves, L’épidémie de grippe espagnole à Nantes (1918-1919, Atelier de recherche historique, Université de Nantes, s.d., disponible sur internet : https://up.univ-nantes.fr/atelier-de-recherche-historique-841075.kjsp (consulté le 3 mai 2020).

3. Darmon, page 153.

4. Darmon, page 156.

5. Jaouen, op. cit. page 7.

6. Journal du mardi 3 décembre 1918.

7. Au sortir de sa licence de droit, il fait son service militaire dans la garde mobile de la Seine, et participe seulement au siège de Paris et à l’une des batailles de Buzenval à l’ouest de Paris.

8. Son fils Paul, né en 1871, est administrateur civil en Indochine durant la guerre.

9. Le grand livre d’Ariès sur le sujet est L’homme devant la mort publié en 1977. Mais des articles portant sur l’époque contemporaine éclairent le débat, comme « La Mort et le Mourant dans notre civilisation », Revue Française de Sociologie, vol 14 n° 1, janvier-mars 1973, pp 125-128.

10. Ariès, article cité, page 128.

11. Le docteur Jules Mouret, oto-rhino-laryngologiste, a son cabinet au 1 rue Clos René. C’est donc un voisin de Quesnel.

12. La salle d’escrime de l’association Jean-Louis, installée à l’entresol du Cercle de la Grande Loge, passage Bruyas. Quesnel en est le président. Cette salle, ouverte en 1895,était dotée de sanitaires modernes.

13. Il s’agit de l’hôpital suburbain, aujourd’hui hôpital St Eloi.

14. Georges Pargoire, propriétaire à Campagnan, habite 11 rue Jacques Cœur. C’est un habitué de la salle d’escrime.

15. Son gendre, Auguste Bret y est propriétaire du mas des Caves. Le domaine viticole est confié à un régisseur pendant la durée de la guerre et la mobilisation d’Auguste, qui n’y fait que de rapides visites au cours de ses permissions.

16. Les deux domestiques de Quesnel.

17. Émile Cabrol, professeur de l’enseignement technique, est directeur-adjoint de l’École Supérieure de Commerce de Montpellier.

18. La fille de Georges Quesnel, mariée en 1905 à August Bret, dont elle a deux garçons, Georges et Jacques, alors âgés de 13 et 12 ans. Sur son identité problématique, cf. l’article sur Quesnel paru dans le numéro 53 d’Études héraultaises, page 110. En 1918, Jeanne Bret est âgée de 46 ans.

19. Albert Lagriffoul était spécialiste de microbiologie.

20. Le docteur Jean Louvrier avait son cabinet 2 rue du Pont de Lattes, proche de la rue de la République.

21. Voir sur le site internet de la Croix rouge suisse la page consacrée à la grippe espagnole, à l’adresse : https://histoire.redcross.ch/evenements/evenement/la-lutte-contre-la-grippe-espagnole.html (consulté le 28 avril 2019).

22. Pendant la guerre, Jeanne et les deux enfants vivent à Montpellier, non pas dans l’immeuble du 15 rue de la République qui compte plusieurs appartements sur trois niveaux, dont certains sont ou ont été occupés par des membres de la famille Bret mais selon l’Annuaire de l’Hérault de 1914 au 4 de la même rue, adresse d’Auguste Bret. Cette proximité géographique rend faciles les échanges continus d’un immeuble à l’autre.

23. P. Ballard est pharmacien au 1 rue Collot, proche de l’actuelle place Jean-Jaurès.

24. Michel Vernière, industriel montpelliérain (1847-1918) fut maire de Montpellier de 1897 à 1901, député de l’Hérault, et président du Conseil Général. Il appartenait au courant de la gauche radicale.

25. A. Chegaray, capitaine d’Intendance en retraite, était l’agent-comptable de l’École de Commerce.

26. Lucien Roos, directeur de la Station œnologique, chargé de cours à la Faculté des sciences, habitait 8 rue Marcel de Serres.

27. Dans l’Annuaire de l’Hérault de 1920, il figure comme Conseiller du Commerce extérieur. Administrateur de la Chambre de Commerce, il est aussi un voisin de Quesnel, habitant rue Clos-René.

28. Peut-être Denis Galtier, négociant en vins, également voisin de Quesnel puis qu’il habite rue Maguelone.

29. H. Barrandon est secrétaire de la Chambre de Commerce de Montpellier.

30. Georges Atger, pasteur de l’Église réformée.

31. Ce ne peut être l’oncle d’Auguste : ce Paul Bret qui fut président du syndicat régional du commerce en gros des vins et spiritueux, à la tête d’une confortable fortune de plus d’1M. de Frs, est décédé en 1912. Sa veuve, Élisabeth Grégoire, « la tante », habite au 15 rue de la République. Il s’agit donc de leur fils également prénommé Paul.

32. Il doit s’agir de l’épouse d’Eugène Waille, propriétaire, qui est elle-même directrice (et non rectrice !) de l’école laïque Victor-Duruy, boulevard Louis-Blanc. Amie de la famille que l’on voit recevoir les enfants pour leurs loisirs.

33. Louis Thomas est professeur de géographie au lycée de Montpellier. Il est aussi membre du bureau de la Société languedocienne de Géographie, que préside Quesnel.

34. Samuel Dautheville, professeur de mécanique rationnelle à la Faculté des Sciences, et doyen de 1904 à 1921. Protestant allié aux principales familles de la ville, dont les Leenhardt.

35. Paul Pezet, médecin et pharmacien, est maire de Montpellier pendant toute la durée de la guerre.

36. Anatole de Rovérié de Cabrières est évêque de Montpellier depuis 1874. Pie X le nomme cardinal en 1911.

37. Gesché, professeur à la Faculté des Sciences, avait remplacé Tarbouriech, professeur de chimie à l’École de Pharmacie, mobilisé, à la rentrée de 1915, dans l’enseignement d’Essais et Analyses. Son fils Louis, préparateur à l’École de Chimie, était âgé de 24 ans.

38. Ducelliez, préparateur de chimie à la faculté des Sciences.

39. Louis Montel habitait encore rue de la République en 1914. Il était contremaître au Café de France, sur la place de la Comédie.

40. Le docteur Auguste Guinier, 11 rue Marceau, proche du domicile des Bret.

41. Professeur d’Anglais au Lycée.

42. Joseph Daumont est professeur d’Anglais.

43. De Forcrand, professeur de chimie à la Faculté des sciences.

44. Théodore Bancel est un ancien enseignant à l’École de commerce et d’industrie de Cette. Avec son épouse, il tient l’hôtel du Commerce, 13 rue Maguelone, qui doit accueillir des étudiants.

45. Madame Leca enseigne l’Espagnol au lycée de Jeunes Filles.

46. Françoise de Lunaret, sœur ainée d’Henri, a épousé Pierre Henri Busson de Lavevre, également sans descendance.

47. Ernest Morin, professeur à la Faculté de Droit.

48. Le cabinet de Louis Pillebone se trouve 11 rue de la République : c’est un voisin de Quesnel.

49. Émile Bonnet, docteur en Droit, assure des cours d’Économie politique et de Législation industrielle.

ANNEXE

Un pharmacien en colère

Le site Gallica de la BNF a mis en ligne les numéros de 1917 et 1918 d’un bulletin créé, dirigé, et pour l’essentiel rédigé par un pharmacien de la région parisienne, Paul Hubault. Hygia, revue mensuelle d’hygiène appliquée à la sociologie (sic), dont le premier numéro est daté du 1er janvier 1917, s’est maintenue jusqu’à un n° 39 de mars 1920. Sous un titre légèrement différent, Hygia. Revue d’hygiène pratique, une nouvelle série a été lancée en décembre 1924, sans que nous sachions quelle en a été la pérennité.

Hygia adopte un ton souvent polémique dans la défense passionnée de la qualité des produits et particulièrement des aliments. Et cette défense à laquelle devraient se consacrer les pharmaciens, passe généralement par des attaques tranchantes contre tout ce qui entrave les progrès d’une hygiène publique plus nécessaire que jamais en temps de guerre. Notre pharmacien n’hésite jamais à s’en prendre aux institutions les plus vénérables, qu’il s’agisse du gouvernement ou de l’Académie de Médecine. (Fig. 5)

Paul Hubault, né en 1856 et diplômé de l’École supérieure de Pharmacie de Paris (1882), donne le ton en publiant en 1913 Les Coulisses de la fraude. Comment on nous empoisonne. Il doit cependant être suffisamment reconnu pour que la Librairie Larousse publie en 1917 Pharmacie domestique. Préparation et emploi des médicaments (disponible sur Gallica) qui détaille sur un mode pédagogique les bonnes pratiques mises à la portée des familles pour les soins courants. Il se fait ainsi le défenseur de la pharmacopée traditionnelle, avec usage des plantes médicinales, ce qui lui donne l’occasion de tirer à boulets rouges sur l’industrie chimique allemande accusée de chercher à imposer des produits médicamenteux artificiels.

Hygia mêle articles de fond et entrefilets d’actualité, parmi lesquels on peut trouver « L’art de parler pour ne rien dire » (n° 23 du 15 novembre 1918) qui nous intéresse particulièrement puisque il rapporte, au cours d’une séance de la Chambre en date du 3 octobre, une question écrite adressée au ministre de l’Intérieur par le pharmacien et député de Béziers Édouard Barthe.

Le numéro 23 de la revue Hygia du 15 novembre 1918, contenant l’article de Paul Hubault sur la grippe espagnole. (Source Gallica)
Fig. 5 Le numéro 23 de la revue Hygia du 15 novembre 1918, contenant l’article de Paul Hubault sur la grippe espagnole. (Source Gallica)

« Un député, M. Barthe, expose à M. le ministre de l’intérieur la nécessité de combattre l’épidémie de grippe, qui fait de nombreuses victimes, et lui demande de prendre d’urgence les mesures nécessaires pour que les pharmaciens obtiennent des approvisionnements suffisants des médicaments indispensables (quinine, antipyrine, pyramidon, etc.) à la guérison de cette maladie.

Réponse. – Les produits pharmaceutiques ont été réquisitionnés par le ministère de la guerre. Le ministre de l’intérieur appelle l’attention du sous-secrétariat d’État du service de santé militaire sur les besoins de cette nature chaque fois qu’ils lui sont signalés par les préfets. Ceux-ci reçoivent les quantités demandées soit par les soins de la direction régionale du service de santé, soit par ceux de la pharmacie centrale de l’armée. Ces cessions sont faites à titre remboursable et les produits sont répartis par les soins du préfet et du Syndicat des Pharmaciens au prorata des besoins.

La même réponse, qui ne résout rien du tout, a été faite à M. Lacave Laplagne, député, réclamant de la quinine pour les pharmaciens du département des Hautes-Pyrénées. Il est impossible de se moquer plus effrontément du monde. »

Cette intervention de députés méridionaux s’inquiétant de l’expansion de la pandémie et des faibles moyens pharmaceutiques disponibles, date de début octobre 1918. Barthe, qui est socialiste, a certainement lu les articles que Le Populaire, quotidien parisien dirigé par Jean Longuet, consacre à l’épidémie. Le journal a publié quelques jours auparavant un ?billet” sur le sujet : « Savez-vous ce que c’est que la grippe espagnole ? Moi, pas. J’entends raconter que non seulement cette maladie existe mais qu’elle prend de l’extension. Elle fait des victimes un peu partout en Europe. Elle vient d’emporter en Suède un fils du roi ; elle sévit fortement en Espagne, en Suisse, et dans d’autres pays. Elle exerce aussi ses ravages chez nous. Et pourtant on n’en parle guère. On feint de l’ignorer. La consigne est toujours la même quand la maladie se répand. Pour l’enrayer, on ordonne le silence. Ne vaudrait-il pas mieux au contraire donner quelques renseignements au public, lui indiquer les symptômes de la maladie, afin qu’on la reconnaisse tout de suite et qu’on puisse la soigner à temps ? N’y a-t-il pas même des précautions à prendre, pour éviter d’être atteint par la contagion ? C’est très bien de ne pas vouloir effrayer les gens en leur cachant tous les dangers. Mais c’est un peu humiliant pour nous de supposer que nous sommes si poltrons, que nous tremblons comme des feuilles à l’annonce de la moindre épidémie. Si les médecins savent ce que c’est que la grippe espagnole, qu’ils nous le disent bien vite, avec la manière de la guérir, ou mieux, de ne pas l’attraper. Si les médecins ne savent pas ce que c’est, alors c’est une autre affaire. Dans ce cas, admettre que je n’ai rien dit. » 1

Cet article du Populaire exprime bien le mélange d’ignorance et d’incertitudes sur la nature de l’épidémie, mais au même moment, le pharmacien Barthe, installé à Sète, a fort bien perçu dans sa clientèle la gravité de la situation. (Fig. 6)

Édouard Barthe en 1918 : député de l’Hérault et pharmacien à Sète. (Source : base de données de l’Assemblée Nationale)
Fig. 6 Édouard Barthe en 1918 : député de l’Hérault et pharmacien à Sète. (Source : base de données de l’Assemblée Nationale)

C’est donc dans ce même numéro du 15 novembre que Paul Hubault lance lui aussi un pavé dans la mare, avec un long article de plusieurs pages qu’il nous a paru instructif de publier quasi in extenso, en raison des rapprochements nombreux que le lecteur peut faire avec l’actualité de 2020, depuis la pénurie de médicaments jusqu’aux errements de l’Académie de Médecine. Même si le propos de l’auteur se base sur la situation parisienne qu’il a sous les yeux, ses analyses concernent l’ensemble du pays.

Voici donc, seulement allégé de quelques lignes de préambule inutiles à notre propos, la totalité de l’article de Paul Hubault. Le titre et les intertitres sont de l’auteur ; j’ai rajouté quelques notes susceptibles d’éclairer le lecteur sur certains points d’histoire.

« La santé de Paris »

Le présent. Les mensonges officiels

« Depuis septembre 1914, quatre années ont passé ! Et ce n’est plus seulement la qualité des aliments qui a baissé, mais la quantité. La stupide politique de restrictions à outrance suivie par les diverses incompétences qui se sont succédé à l’administration du Ravitaillement 2 a fini par déterminer un état critique de la santé publique, qui se traduit, depuis déjà six mois, par un considérable accroissement de la mortalité et un chiffre extrêmement élevé de malades. Comment cela ? Je me propose de prouver le bienfondé de mon assertion par la production et l’opposition des documents officiels.

Il faut constater d’abord que c’est au plein dé l’été de 1918 qu’il a été question, pour la première fois, de cas de grippe, que l’on baptisait « espagnole », pour en rire et sans doute en souligner la bénignité. Or, la grippe est un hôte exclusivement hivernal. Il y a là une anomalie, qu’il faut souligner, parce qu’elle comporte la preuve que l’épidémie n’avait pas son origine dans un brusque refroidissement de la température, nous surprenant en flagrant délit d’imprudences vestimentaires. Prenez les journaux d’alors, vous y verrez que les journalistes fondsecrétiers du chœur des séraphins, pour rassurer le public, surpris et effrayé, se gaussaient de cette « grippe légère », prochainement enrayée grâce à la sollicitude des pouvoirs publics, etc., etc. Tout était pour le mieux dans notre état sanitaire général. Puis, les semaines se succédant avec de très fortes augmentations du contingent des grippés, les archanges, jusqu’alors si bavards, se mirent en devoir de rengainer leurs lyres. Il y eut une consigne du silence : « Méfiez-vous, taisez-vous. » On ne s’en tint pas là : on entreprit froidement la falsification des statistiques municipales. Alors que l’on constatait, autour de soi, une effrayante aggravation de l’épidémie, et tandis que l’on comptait, dans son voisinage immédiat, les décès en surnombre, on lisait à l’Officiel3 ceci : « Le bureau de la statistique municipale a enregistré, pendant la 35e semaine, 676 décès, au lieu de 590 pendant la semaine précédente et au lieu de 682, moyenne ordinaire de la saison. »

De quoi vous plaignez-vous ? Sans doute cette semaine (du 18 au 24 août) a eu plus de décès que la précédente, mais voyez la moyenne ordinaire de la saison : 682. Or, il n’est mort que 676 personnes ! La grippe ? Un leurre, une apparence, un mot. Malgré qu’espagnole, elle ne grandit pas. C’était le thème du chœur des séraphins, ayant subitement recouvré leur voix et accordé leurs cithares. De plus, mention très rassurante : « 18 décès ont été attribués à la grippe. » C’est-à-dire qu’on n’est pas encore bien sûr que ces 18 décès soient bien dus à la grippe. On est fier d’être gouverné par des gens aussi prévoyants ! Quant à la dysenterie, dont on commence à parler, cette vilaine chose ne figure même pas sur la funèbre nomenclature. Tout va bien.

Pourtant, on cite telle et telle maison où celui-ci et celle-là ont payé leur tribut à la grippe. Une illusion, sans doute. Chose étrange ! La 36e semaine, alors que s’enflait le nombre des cas de grippe, est encore plus satisfaisante que la 35e !

Voici ce qu’on lit à l’Officiel : « Le bureau de la statistique municipale a enregistré, pendant la 36e semaine, 666 décès, au lieu de 676 pendant la semaine précédente et au lieu de 658, moyenne ordinaire de la saison. »

Admirable, en vérité. À l’instant même (du 25 au 31 août), où l’on apprend des morts nombreuses d’enfants du fait de la grippe, le chiffre général des décès baisse de 10 unités. Cette grippe ne peut être que l’invention d’un mauvais plaisant. Le Bulletin imprime, en effet : « En outre, 12 décès ont été attribués à la grippe. » Toujours la formule dubitative.

Ainsi, 12 décès seulement par grippe dans tout le département de la Seine. Alors que, dans la petite localité que j’habite, on m’apprend, le même jour, quatre décès ! Passons à la 37e semaine (du 1er au 7 septembre). L’Officiel imprime : « Le bureau de la statistique municipale a enregistré, pendant la 37e semaine, 718 décès, au lieu de 666 pendant la semaine précédente et au lieu de 658, moyenne ordinaire de la saison. »

Il arrive un moment où le menteur, vaincu par l’évidence, ne peut plus continuer à nier ce qui crève les yeux de tout le monde. L’Administration consent à avouer quelques décès supplémentaires : 718 au lieu de 666. Mais la grippe ? Nos gouvernants continuent à dissimuler la vérité. Car le Bulletin de Cette 37e semaine affirme que « 15 décès ont été attribués à la grippe ». L’épidémie croît et il n’y a que 15 décès !! Ce qui est pour nous faire gober qu’au contraire l’épidémie décroît, puisque la 35e semaine avouait 18 décès.

Tout va donc de mieux en mieux. Pendant ce temps, on n’entend parler que de gens en proie au fléau, d’existences fauchées dans leur fleur. L’optimisme officiel, appuyé sur une politique de fourberie et de mensonges, s’étale impudemment dans les journaux, claironné par les séraphins.

Le pot-aux-roses

Ici se place un incident des plus curieux. L’Administration sent qu’il ne lui est plus possible de continuer sa politique de dissimulation ; cependant, il lui en coûte d’avouer la vérité. Or, il m’a été impossible de me procurer le numéro 38 du Bulletin de la Statistique municipale. Rien dans les bibliothèques, rien chez l’éditeur. Chose plus extraordinaire encore : ce compte rendu sanitaire de la 38e semaine a été escamoté à l’Officiel !! Le numéro du 6 octobre publie le Bulletin de la 37e semaine, et puis, au numéro du 16, nous trouvons le Bulletin de la 39e semaine. Pas de 38e nulle part, pourquoi ? La 39e semaine (15 au 21 septembre) compte 888 décès, dont 94 attribués à la grippe. Quel bond ! La 40e semaine (22 au 28 septembre) enregistre 989 décès, dont 192 attribués à la grippe. Mensonges éhontés ! On n’ose pas tout avouer, car on a étiqueté les cas de grippe « maladies inflammatoires de l’appareil de la respiration ». Soit un supplément de 167 décès pour la 39e semaine et un autre de 190 décès pour la 40e, sous cette rubrique fallacieuse !!

Mais tout a une fin en ce monde, même la fraude et les tricheries. Je savais déjà, par une longue expérience personnelle des débats parlementaires, que les comptes rendus des Chambres étaient, à l’Officiel, abominablement truqués et frelatés. Mais je n’aurais jamais pu croire qu’il en fût de même en matière de statistiques sanitaires officielles. Or, tandis que tout le monde est atteint, peu ou prou, par l’épidémie, voici que le Matin, dont on sait les attaches officieuses, essaye d’expliquer le cas, en commettant une erreur singulière quant aux dates. Dans le numéro du Matin du 12 octobre, sous le titre : « Un mal à enrayer. Extension de l’Épidémie », nous lisons les lignes que voici :

« Il serait vain, et d’ailleurs dangereux, de dissimuler l’extension prise par l’épidémie grippale. À Paris, en particulier, la statistique municipale indique pour la semaine du 28 septembre au 3 octobre 989 décès, au lieu de 888 pendant la semaine précédente et au lieu de 658 (et non pas 721, comme il a été dit par erreur), moyenne ordinaire de la saison.

Cette augmentation de 50 % de la mortalité à Paris est due manifestement en majeure partie à la grippe. La statistique municipale de la dernière semaine n’attribue à celle-ci que 192 décès ; mais il faut ajouter à ceux-ci, comme provenant de la même cause, l’augmentation des décès (190 au lieu de 80 en moyenne) produits par les maladies inflammatoires de l’appareil respiratoire (bronchopneumonie, pneumonie, congestion pulmonaire), qui sont dus manifestement aux complications pulmonaires amenées par la grippe.

Ces chiffres se passent de commentaires, et ils appellent d’autant plus impérieusement l’attention des pouvoirs publics que, si des mesures efficaces ne sont pas prises, on peut s’attendre à les voir plutôt augmenter encore que diminuer, étant donné que nous allons de plus en plus vers la saison froide, qui est, comme on sait, favorable à l’extension de la grippe. »

Pour le compte de l’Administration, le Matin plaide coupable. Il ne s’agit plus, cette fois, d’une douzaine et demie de décès, mais de 192 ! Nous nous permettrons de demander à notre grand confrère pour quelles raisons il a attribué à la semaine du 28 septembre au 3 octobre les résultats de la semaine comprise entre le 22 et le 28 septembre, et que nous indiquons plus haut (40e semaine). Erreur matérielle, sans doute.

Mais enfin, maintenant, le gouvernement, sentant que sa manie de dissimulation ne rencontre plus la moindre créance, se décide à confesser la gravité de la situation, en nous laissant entrevoir qu’elle serait à la veille de s’aggraver encore. Politique imbécile ! Directions néfastes d’hommes qui se posent en conducteurs de leurs semblables et seraient à peine bons à garder les oies !

Les Sociétés savantes à la rescousse

Nos gouvernants, pour pouvoir jouer leur indigne comédie et soutenir leur personnage, ont fait appel aux Académies des Sciences et de Médecine. Avec une servilité qui stupéfie, l’Académie des Sciences nie l’issue fatale par la grippe, mais, comme il n’y a pas moyen d’escamoter les cadavres, elle confesse certaines « complications ». Voici ce qu’on lit à l’Officiel, au compte rendu de la séance du 30 septembre : « L’épidémie de grippe qui sévit actuellement à Toulon, et qui n’est qu’un prolongement de la grande pandémie d’influenza semblant atteindre l’Europe entière, est caractérisée par des complications exclusivement pleuro-pulmonaires et d’origine essentiellement pneumo-coccique. La grippe en elle-même, dont le virus reste encore ignoré, n’a causé aucun décès ; ses complications ont déterminé par contre la mort dans 9 à 10 % des cas. »

Ici, on nie la grippe, purement et simplement, et cela à la date du 30 septembre. C’est prodigieux de bassesse. Car vous avez bien lu : « La grippe, en elle-même, n’a causé aucun décès ». C’est écrit. Seulement, voilà : ce sont ces diables de complications. Que d’ingéniosité ! Un assassin est pris sur le fait en train de plonger son « lingue » dans le ventre d’un bourgeois. Chez le juge d’instruction, notre homme se voile la face, disant : « Ce n’est pas moi, c’est mon couteau. » Voilà à quelles plaisanteries est descendue l’Académie des Sciences ! C’est purement honteux.

A l’Académie de Médecine, on s’est montré raisonneur. Ces messieurs ergotent. Les uns se sont donné beaucoup de mal pour arriver à prouver qu’il s’agit d’une épidémie d’influenza semblable à celle de 1889 : à l’appui de leurs dires, ils ont isolé des bacilles décorés de noms ronflants. Et, pour comble de malchance, voici maintenant deux savants qui prétendent avoir trouvé quelque chose de définitif, et justement il ne s’agit pas de microbes, mais d’un « virus filtrant », c’est-à-dire d’une chose qui ne se peut voir au microscope ! Les autres ont nié la gravité du mal, pour faire plaisir au monde officiel. Des malins ont à ce point embrouillé les choses qu’il est impossible d’en tirer une conclusion positive quelconque. Enfin, pour avoir l’air d’agir, le gouvernement a demandé à l’Académie de Médecine de nommer une « Commission ». Suprême ressource des pasteurs de peuples dans l’embarras. Le fameux « virus filtrant » n’a qu’à se bien tenir, car il va se trouver devant une phalange sacrée de pontifes dont il est superflu d’écrire les noms.

Le doigt sur la plaie

Mais, délaissant les spécialités mises à mal par le cher maître Bourquelot 4, l’Académie de Médecine se décide à concentrer ses foudres contre la grippe, qu’on daigne enfin considérer comme un fléau non négligeable. Et voici ce que je lis dans le Matin, touchant la séance du 8 octobre de l’aréopage de la rue Bonaparte : « L’Académie a entendu ensuite une communication du docteur Achard sur la présence de spirochétose broncho-pulmonaire dans la grippe actuelle et une autre de M. Patein sur l’analyse chimique des urines et du sang des grippés. Cette analyse montre la présence dans ces liquides de divers déchets organiques, et notamment de l’urée, qui s’y trouve augmentée dans des proportions véritablement surprenantes. C’est là l’indice évident, chez des sujets qui ne s’alimentent pas, d’une dénutrition ou, comme on dit, d’une auto-combustion intense qui se manifeste d’autre part par une forte élévation de la température du corps et par un amaigrissement rapide. Ces observations sont de nature à confirmer hautement l’avis du docteur Netter, qui préconise l’alimentation des grippés en dépit de leur état fiévreux. »

Tiens, voilà du nouveau ! Je me reporte au document officiel (Bulletin de l’Académie de Médecine, n° 40) et j’y trouve, en effet, une très suggestive communication de notre éminent confrère Patein, pharmacien de Lariboisière, qui, guidé par des recherches de laboratoire, a réussi à mettre le doigt sur la plaie : les grippés sont tous des sujets en proie à la dénutrition – ce sont des gens qui meurent lentement de faim ! M. Patein a trouvé chez un sujet la dose énorme de 50 grammes 62 d’urée éliminée par les urines de 24 heures ! Et, dans le sérum sanguin, jusqu’à 8 grammes 20 de chlorures par litre ! Voici, dans leur texte officiel, les conclusions de notre savant confrère : « Il résulte de ces observations que, dans la grippe actuelle, les urines contiennent généralement, comme on sait que cela existe dans les maladies infectieuses, de l’indoxyle, de l’urobiline et de l’albumine. Cette dernière n’est pas abondante, et nous n’en avons jamais trouvé plus de 0 gr. 50 par litre. Mais, ce qui est surtout remarquable, c’est la proportion d’urée. »

Dans le travail qu’ils ont présenté à l’Académie, dans la séance du 10 septembre dernier, MM. Le Marchadour et Denier disent, en parlant de l’épidémie de grippe : « Ces accidents s’accompagnent d’une augmentation du taux de l’urée, concurremment avec une diminution dans l’élimination des chlorures ; cela concorde absolument avec les résultats que nous avons obtenus. En ce qui concerne les chlorures, il n’y a pas lieu d’être surpris ; les chiffres que nous avons trouvés sont ceux qu’on peut observer chez les malades soumis à un régime déchloruré. De plus, la composition minérale du sérum sanguin ne paraît pas sensiblement augmenter ; il n’y a donc pas rétention des chlorures.

Quant à l’urée, elle est augmentée dans des proportions véritablement surprenantes. Elle est le résultat, chez des malades qui ne s’alimentent pas, d’une auto-combustion intense, laquelle se manifeste, d’autre part, par une forte élévation de la température et un amaigrissement rapide.

Les quantités d’urée que nous avons trouvées dans le sérum sanguin, tout en étant légèrement plus élevées que la moyenne, ne sont pas en rapport avec celles qui existent dans l’urine ; il est probable qu’elles augmentent chez les malades dont la diurèse n’est pas provoquée par des boissons abondantes. »

Ces chevauchées de l’urée sont dues, en grande partie, aux infernales restrictions de M. Boret, excellent marchand de grains, mais physiologiste néfaste. Les vivres, grâce à son système alterné de taxes, sont hors de prix. Et quels vivres ? Abominablement fraudés, le plus souvent ! On nous vend trois francs le litre, sous le nom de vin, d’horribles mixtures. Vous dites que j’exagère ! Voici un entrefilet découpé dans le Matin : « Dix mille litres de vin, falsifiés par mouillages et impropres à la consommation par suite de leur composition et de l’état de leurs récipients, viennent d’être saisis par le service des fraudes et envoyés par M. Lavayssé, directeur de ce service, à la distillation pour y être transformés en alcool. Ce vin était envoyé à l’étranger par des marchands de Paris. L’expéditeur ou ses représentants en France vont être poursuivis pour infraction à la loi du 1er août 1905. Le dossier de l’affaire a été transmis au parquet. »

Et puis, tout manque. Pas de beurre, pas de café, pas de chocolat, pas d’huiles, la viande rare et chère, le pain de qualité douteuse, pas de pommes de terre ; des « queues » partout, devant les maisons d’alimentation, comme en 1870, comme si nous étions assiégés par le Boche, au lieu de le tenir à notre merci 5. Spectacle lamentable et scandaleux, preuve tangible de l’impéritie des gouvernants. Quoi d’étonnant qu’une population de faméliques, par la faute de ses bergers, devienne une proie facile pour les infections contre lesquelles l’organisme, faute de suffisante alimentation, est mal soutenu ?

Et encore, pour favoriser la fraude sur les vins, à laquelle sont réservées les disponibilités en sucre, on oblige le malheureux consommateur à se gorger de saccharine douée, comme l’a démontré la Société de Thérapeutique, de la propriété d’annihiler l’action des ferments digestifs et de faire obstacle à la fonction d’assimilation. Telle est la situation. Elle n’est pas brillante et tournera au désastre si l’auteur responsable de tous ces maux n’est pas sans délai renvoyé à ses chères études et à ses greniers.

Le Clown du Ravitaillement

Le responsable de ce qui nous arrive présentement, c’est M. Victor Boret et nul autre. Je le vois encore, à la tribune de la Chambre, proclamant que « LE PAIN BLANC EST UNE FRIANDISE ». Est-ce à cause de cette formule idiote que M. Clemenceau l’a appelé au pouvoir ? Sans doute. Car le Tigre adore l’antithèse, s’ingéniant toujours à jouer la difficulté. (Fig. 7)

Le jour même de son accession au pouvoir, M. Clemenceau, le crâne bourré de la marotte de son collaborateur, annonçait à la Chambre des restrictions nouvelles, donnant ainsi son adhésion à la politique de néant suivie par les surintendants des Restrictions qui se sont succédé au ministère de l’agriculture. Ça n’est pas très fort. Mais, ce qui est extravagant, c’est que la Chambre – elle l’a consenti par lassitude – ait l’autre jour fait abandon de sa confiance à M. Boret, après ce qu’il avait dit. Voici, copiées sur le Journal Officiel, les énormités proférées par le ministre des Restrictions : « Trop de gens ont voulu conserver leurs habitudes du temps de paix, ont voulu s’accorder le maximum de jouissances, alors surtout que le devoir était de se priver. Ces agissements ont provoqué le relèvement des cours ; l’argent, pour cette raison, a une valeur d’achat moindre qu’autrefois. Il faudrait que tous les consommateurs se rendent compte que nombre de leurs besoins doivent être comprimés et que les restrictions dont ils se plaignent d’avoir tant souffert ont été en somme assez faciles à supporter. Il faut qu’ils se décident à changer leurs habitudes : il faut, à l’heure présente, et ils le peuvent aisément, lorsque certains produits se font rares, savoir se contenter de produits de remplacement. Certes, le nombre en est restreint, la quantité parcimonieusement distribuée, mais cependant elle est suffisante pour que chacun reçoive le minimum alimentaire indispensable. »

J’ai vu, du 12 janvier 1918 : Boret, Ministre… des Restrictions. (Coll. particulière)
Fig. 7 J’ai vu, du 12 janvier 1918 : Boret, Ministre… des Restrictions. (Coll. particulière)

Eh bien ! Je crois que vous avez votre paquet, ménagères qui faites deux heures de queue pour vous procurer un kilo de pommes de terre ! Vous entendez ? Le clown du Ravitaillement, exécutant une pirouette, ne veut pas que ces messieurs et dames s’accordent « le maximum de jouissance, alors surtout que le devoir est de se priver ». En voilà un qui doit se priver, M. Boret ! Il est gros et gras comme Gorenflot 6. Sa parole a l’onction sacerdotale. Il a toujours l’air de vous donner sa bénédiction, quand il recommande les produits de remplacement, alias succédanés. Et quels succédanés ! M. Boret nous invite à nous intoxiquer avec les haricots prussiques dits de Birmanie ! Vous n’en croyez rien ? Voyez le Journal Officiel du 7 septembre, page 2343 :

« - Qu’il me soit permis, insiste M. Boret, de résumer cet exposé en disant qu’il faut accepter très courageusement cette idée que, cette année, les denrées, ou tout au moins un grand nombre d’entre elles, seront très rares. Il faudra donc modifier encore ses habitudes, il faudra donc se contenter, pour certains points, de denrées de remplacement ; il faudra remplacer les haricots de France par des haricots de Birmanie, du Brésil ; les lentilles de France par des lentilles des Indes. »

L’homme qui ose dire de pareilles sottises doit être fou, pour le moins. Car il est avéré que les haricots de Birmanie, qui contiennent de l’acide prussique, sont très dangereux à consommer. Ou bien M. Boret n’est pas fou ? Alors je demande qui a intérêt à écouler en France cette sinistre denrée. Étonnez-vous donc d’être malades, avec un régime pareil ! Qui pourra y résister jusqu’à la fin ?

En attendant, la grippe sévit avec une fatale virulence ; les victimes s’accumulent et… M. Boret a toujours le sourire. Il rêve de nouvelles restrictions, de succédanés inédits. Nous, en fait de remplacement, c’est le sien que très humblement, pour ne pas mourir tout de suite, nous demandons au tigre Clemenceau. Autrement, c’est sur un charnier qu’à bref délai le Tigre va régner.

Que sera demain ?

Nous n’hésitons pas à le proclamer : pour demain nos appréhensions sont très vives. Nous voici à l’entrée de l’hiver, avec en perspective des rations de charbon très réduites. Nous avons eu la grippe en été : elle s’est exaspérée à l’automne. Que sera-ce quand le froid envahira nos demeures ? Les sempiternelles restrictions de Boret ont réduit au minimum notre faculté de résistance physiologique. Si encore on pouvait se soigner, quand on est malade !

Envisageons la situation en face : elle est des plus inquiétantes. Vous êtes couché, courbaturé et toussant. Vous demandez le médecin. C’est bien simple, il ne vient pas. Surmené, il arrive au bout de quatre ou cinq jours, quelquefois de dix jours ! C’est à la lettre. Si vous n’êtes pas bâti à chaux et à sable, vous aurez eu dix fois le temps d’aller faire connaissance avec vos aïeux, dans le royaume des ombres. Mais le médecin vient – c’est une hypothèse. Il rédige son ordonnance. C’est encore tout ce qu’il y a de plus simple. Pas de quinine, pas d’aspirine, pas de benzoate de soude. Pas de farine de lin. La farine de moutarde, rare, coûte en gros 7 francs le kilo. Au résumé, les médicaments les plus nécessaires font totalement défaut chez les droguistes, empêchés dès lors d’approvisionner les pharmaciens. Il y a là une perspective pleine de dangers, pour cet hiver, dont le gouvernement semble se soucier comme un poisson d’une pomme. Après avoir battu les Boches, Clemenceau risque une impopularité terrible, car naturellement le peuple fera remonter jusqu’à lui les maux dont il pourra se trouver affligé, et dont les ravages lui paraîtront d’autant plus difficiles à supporter que notre situation militaire aura été plus comblée de gloire et d’avantages. (Fig. 8)

Notre Premier est mal entouré. S’il ne s’allège pas en temps utile du concours compromettant des quelques personnalités de son gouvernement qui, au point de vue des gaffes, entassent Pélion sur Ossa, un moment viendra où il aura à subir le dommage des fautes commises par autrui. Je sens venir le cyclone ; il est en marche. Mais jamais comme en écrivant ce qui précède, je n’ai tant désiré me tromper. Malheureusement, les documents sont là, inexorables, et la grippe continue !

PAUL HUBAULT

Le Rire rouge, journal humoristique du 13 avril 1918 : Boret, le roi de pain… (Source Gallica)
Fig. 8 Le Rire rouge, journal humoristique du 13 avril 1918 : Boret, le roi de pain… (Source Gallica)

NOTES

1. Le Populaire du 23 septembre 1918, billet « Impressions d’un passant » signé VERAX. Cité par Yves Jaouen, « L’épidémie de grippe espagnole à Nantes (1918-1919).

2. Pendant la durée de la guerre, les problèmes de ravitaillement sont pris en charge, au gré des gouvernements successifs, par un sous-secrétaire d’État dépendant du ministère de la Guerre puis de l’Agriculture, mais aussi début 1917 (gouvernement Briand) par le ministre des Transports. À partir de 1917,le ministère de l’Agriculture est confié à Victor Boret, nommé par Clemenceau. Boret est député de la Vienne ; professionnellement, il est marchand de grains et de semences. Il a été président de la Commission de l’Agriculture à la Chambre.
Les Services du Ravitaillement sont sous la responsabilité du sous-Secrétaire d’État Ernest Vilgrain, d’une famille de minotiers de Nancy, nommé en novembre 1917,après avoir été chargé d’acheter des blés à l’étranger. C’est lui qui fait adopter en février 1918 une loi qui généralise le rationnement et crée les cartes d’alimentation. Sur le bilan de Vilgrain, la notice Wikipédia qui lui est consacrée le crédite de mesures efficaces de distribution des vivres aux meilleures conditions, mais évoque aussi des scandales sur le trafic de blé, qui ont donné lieu à des attaques virulentes à la Chambre, en particulier de la part de l’Héraultais Édouard Barthe.

3. Le Bulletin hebdomadaire de Statistique municipale de la ville de Paris est disponible sur le site Gallica pour les années 1914 à 1918 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34398552v/date

4. Émile Bourquelot (1851-1921), pharmacien qui fut professeur de pharmacie galénique à l’École de Pharmacie de Paris.

5. Dans son Journal, Georges Quesnel aborde à plusieurs reprises ce chapitre des restrictions pendant l’épidémie. Durant l’été 1918, particulièrement dur, plusieurs notations : « Vendredi 26 juillet – Le commerce d’alimentation de Montpellier réalise en ce moment tous les gains qu’il veut. La Municipalité a fait vendre cette semaine les pommes de terre à 60 centimes le kilo, tandis qu’en ville, on n’en trouve pas à moins de 1 fr. Pour les boucheries municipales la diminution est de 0,75 à 1 fr., par livre. D’ailleurs les personnes qui viennent du dehors trouvent à bon droit qu’à Montpellier, tout se vend plus cher que partout ailleurs. La Municipalité a donc raison d’essayer de lutter contre ce flot montant des bénéfices exagérés. Mais d’autre part, elle accorde – largement – les indemnités de vie chère à ses employés qui sont des électeurs, et de ce chef, elle impose un supplément d’impôts à ses contribuables – soit 30 c. 5 additionnels – voilà qui va la rendre peu populaire. » Ou encore le 29 du même mois : « C’est aujourd’hui que commencent pour nous les jours à 75 grammes de pain par ticket, ce qui nous fera pour la maison 600 grammes par jour. Il ne faut pas trop nous plaindre. Perpignan est réduit au ticket de 50 grammes, et à Béziers les boulangeries seront fermées aujourd’hui. » Le 4 août : « Auguste est arrivé hier pour 48 heures. Il nous a apporté du pain qui est noir, ce qui ne serait rien, mais qui est encore plus mauvais que celui que nous avons actuellement. Et le pis c’est que nous en avons comme cela pour six semaines ou deux mois, c’est-à-dire jusqu’à ce que la soudure soit faite. » Et le 22 août, « Le nouveau préfet a annoncé au Conseil Général qu’à partir de dimanche prochain, le ticket de pain sera ramené de 0,75 gr à 100 gr. Cependant les restrictions dureront encore sans qu’on puisse préciser combien de temps, attendu que tous les transports de terre et de mer doivent servir d’abord pour la guerre, ce qui paraît bien naturel. »

6. Personnage de moine peureux et gourmand créé par Alexandre Dumas dans ses romans du cycle des Valois.