Peintres et félibres rouges au bord du Lez

* Docteure en langues Romanes spécialité « occitan »

[Texte intégral]

Introduction

« Hier, au crépuscule, je t’ai visitée, Rivière. – Au bas de la pente rocheuse et herbue tu luisais, claire comme un œil ; et la hauteur opposée, arrondie et frangée de sapins reflétés, se bombait sur le couchant pâle » 1. Cet extrait qui débute « La petite île », prose poétique du recueil posthume Au bords du Lez, titre choisi avant la mort de l’auteure, montre l’influence des paysages du fleuve sur les écrits de Lydie Wilson de Ricard (1850-1880). Cette parisienne d’origine flamande et écossaise s’est installée à Montpellier avec son mari Louis-Xavier de Ricard après leur mariage en 1873. Dès 1876, elle est membre du Félibrige, tout comme son mari et le poète audois Auguste Fourès avec lesquels elle va fonder les félibres républicains qui seront ensuite appelés félibres rouges, par opposition au félibrige « blanc » autour de Mistral son créateur en Provence en 1854. En 1875 et 1876, les Ricard habitent le Mas du Diable à Castelnau Le lez ; à la fin de la deuxième année, ils déménagent au plan des Quatre Seigneurs. Isolé sur une colline surplombant le Lez, le Mas du Diable qui avait été immortalisé au début du siècle par Jean-Marie Amelin 2 (1785-1858) accueille des visiteurs montpelliérains ou de passage qui font partie des connaissances du couple et parmi eux des dessinateurs et des peintres. Nous avons trouvé leurs noms dans la correspondance de Lydie Wilson de Ricard, en particulier celle que Louis-Xavier de Ricard a fait paraître en 1896 dans le Montpellier Républicain3. Ceux-ci sont soit Félibres, soit membre de l’association méridionale La Cigale de Paris, dont le couple est co-fondateur avec le peintre originaire de Montpellier Eugène Beaudoin (1842-1893). Nous ferons donc connaissance avec ce dernier, mais également avec Édouard Marsal (1845-1929), Jules Salles de Nîmes et Adélaïde Salles Wagner (Dresde 1825-Paris 1890), Jules Laurens (1825-1901). L’année 1875 est celle où paraît pour la première fois le mot « impressionnisme » dont Frédéric Bazille, lui aussi peignant au bord du Lez, a été un précurseur. Les lettres de Lydie évoquent les visites célèbres comme celle de Corot et Louis Français en compagnie de Jules Laurens.

Nous trouvons une autre peintre dans ces lettres, très proche de Lydie, sa sœur Jeanne Wilson à qui elle donne des conseils et que nous voyons à l’œuvre. Très proche du poète audois Auguste Fourès, l’échange épistolaire se double d’un échange de dessins, Fourès étant aussi un très bon auto-caricaturiste. Les Wilson-Ricard sont alors installés au plan des Quatre Seigneurs à Montpellier près d’un autre cours d’eau, la Lironde. Lydie qui a choisi la poésie, tout en ayant étudié la peinture, se fait également critique d’art à propos des tableaux de Baudouin et nous comparerons ses critiques à celles de Jules Troubat (1836-1914) dans Plume et Pinceau, journal édité à Paris et présentant les tableaux exposés dans les Salons de la capitale.

Le Mas du Diable

Laissons tout d’abord Louis-Xavier de Ricard présenter le Mas du Diable à Edgar Quinet 4, son « Maître » 5 dans une lettre du 4 novembre 1874 6. (Fig. 1) Le couple vient d’y emménager et y passera deux ans :

« J’ai changé de domicile ; j’habite maintenant non loin de Montpellier, à [sic] un petit village dans une situation charmante, Castelnau s/le Lez. Notre maison, qui n’a rien de fantastique cependant, s’appelle Le Mas du Diable. Nous sommes à demie-côte d’une montée d’où nous voyons en bas le joli cours d’eau du Lez, dans un fond boisé, et à l’horizon des montagnes, trois ou quatre étages de montagnes, le prolongement des Cévennes : et de l’autre côté des collines pittoresques au milieu desquelles on aperçoit Montpellier. Nous sommes sur les ruines d’une ancienne ville romaine nommée Substantion et notre mas qui n’est éloigné de la ville que d’une demi-heure, est entouré de vignes, parsemés [sic] d’oliviers, de 2 hectares à peu près qui nous appartiennent. Nous louons le tout 600 F par an. Le Mas n’est pas un château : c’est une vraie maison rustique bonne pour nous et nos hôtes : mais assez vaste, et si cette rusticité ne vous effrayait pas, je vous dirais bien que l’année prochaine, si vous venez dans le midi, de nos côtés, il y aurait ici pour vous une hospitalité grossière mais franche et heureuse de vous recevoir ».

Le mas du diable, vu par Amelin vers 1822/1839. Le bâtiment est alors ruiné. (Médiathèque de Montpellier)
Fig. 1 - Le mas du diable, vu par Amelin vers 1822/1839. Le bâtiment est alors ruiné.
(Médiathèque de Montpellier)

Ajoutons que le Mas du Diable est alors la propriété « d’un excellent homme, proscrit du 2 décembre, Mr Maurin » 7, cette location s’est peut-être faite par l’intermédiaire de Jules Troubat dont le père fut emprisonné en 1851 avec quelques 300 autres Montpelliérains 8.

Ce mas est déjà présent sur les plans napoléoniens conservés aux Archives Départementales de l’Hérault 9. Il se situait alors à l’écart du chemin qui allait de Castelnau à Naviteau, moulin où demeuraient ses plus proches voisins avec, vers le village, le Mas Franc. La colline sur laquelle il est édifié et qui surplombe le Lez est alors à l’extérieur du village au dessus de la route de Clapiers, qui suit le fleuve et qui a été tracée une vingtaine d’années auparavant en 1852. Cette colline, avec sa voisine la Gardi, constitue l’antique cité de Sextantio, ancêtre de Castelnau le Lez 10.

Il s’agit d’un oppidum pré-romain qui révéla par la suite aux archéologues de nombreux vestiges. Le nom romain de Sextantio est devenu au Moyen-Âge Substantion, mais ne désigne plus que quelques parcelles du plan cadastral où gît l’oppidum abandonné.

Sur l’autre rive du Lez, face au Mas, le rocher de Substantion qui a donné son nom à une légende, revisitée par l’Abbé Jean-Baptiste Castor Fabre au XVIIIe siècle. Selon celle-ci, le Lez s’ouvrirait la nuit de la St Jean laissant accéder à l’intérieur du rocher dans le lit du fleuve à des trésors… Mais aux douze coups de minuit le rocher se referme… Nous sommes alors à l’approche du centenaire de la mort de l’abbé, ce qui constitue un attrait supplémentaire pour l’endroit. C’est à partir de cette maison rustique que Lydie Wilson de Ricard va découvrir le Lez où elle accompagnera les visiteurs pour des promenades au bord de l’eau et dans les bois du nord de Montpellier :

« Nous sommes allés tous ensemble faire un grand tour au bord du Lez, Nous sommes rentrés par Naviteau et, traversant l’écluse qui ne coulait pas, nous avons escaladé et parcouru toute la corniche de rochers, que tu ne connais pas, jusqu’à la Valette » 11. (Fig. 2)

Situation du mas du diable, selon le cadastre napoléonien de Castelnau-le-Lez (AD34 3 P 3485)
Fig. 2 - Situation du mas du diable, selon le cadastre napoléonien de Castelnau-le-Lez (AD34 3 P 3485)

Les peintres dans les lettres

Parmi les visiteurs du Mas du Diable citons Eugène Baudouin, qui était alors un proche du couple ; ainsi est-il présent dans deux lettres écrites par Lydie à sa sœur en date du 26 août et du 28 septembre 1876. Dans cette dernière, Lydie explique qu’il est venu accompagné de Grousset Bellory 12 une autre fois de Jules Laurens et à cette occasion sont nommés Camille Corot 13 et Louis Français 14. Autre visiteur de marque, Jules Troubat, Montpelliérain vivant à Paris et ancien secrétaire de Sainte Beuve, qui est aussi critique d’art et un correspondant des Ricard-Wilson 15, de même que des journaux locaux. Dans une lettre de Lydie à sa mère publiée également en 1896, nous trouvons les noms de Mme Jules Salles et de son mari. Dans d’autres lettres à sa sœur, il s’agit de formation, de Maîtres envisagés pour Jeanne Wilson, sont alors cités Rapin et Anatole Henri de Baulieu et à cette occasion elle fait référence à Eugène Delacroix. Nous n’oublierons pas le peintre dessinateur montpelliérain Édouard Marsal, bien qu’il ne soit pas présent dans les lettres : il a réalisé le portrait de Louis-Xavier de Ricard, jeune, publié lors de l’inauguration de son cénotaphe au Cimetière St Lazare de la ville en 1932 (Fig. 3) et a publié à Montpellier en 1878 Las Obras lengadoucianas de J.-B. Favre curat de Celanova, dont « Le trésor de substantion ». Parmi ces dessinateurs le correspondant de Lydie de l’année 1876-1877 Auguste Fourès et Jeanne Wilson qui travaille à être peintre.

L’ensemble des lettres de Lydie Wilson de Ricard se situent dans une période charnière pour le félibrige languedocien qui ne se formera qu’après l’adoption des nouveaux statuts de l’association lors de la Sainte Estelle d’Avignon en Mai 1876. Soulignons qu’en matière de ce que l’on appelait les Beaux Arts, le mot impressionnisme apparaît en 1875, même si son malheureux et aujourd’hui plus célèbre précurseur Montpelliérain, Frédéric Bazille lui aussi amoureux du Lez, devra attendre pour être reconnu.

Portrait de Louis-Xavier de Ricard, par Édouard Marsal.
Fig. 3 - Portrait de Louis-Xavier de Ricard,
par Édouard Marsal.

Eugène Baudouin, peintre et l’un des créateurs de la Cigale de Paris

Nous commencerons par celui qui occupe le plus de place dans les lettres de Lydie, tant dans celles adressées à sa sœur que celles adressées à Fourès et à Mistral en 1880. Eugène Baudouin 16 (1842-1893) est né à Montpellier où son père était décorateur au théâtre 17. Il crée en 1876 avec Louis-Xavier de Ricard, Lydie et Maurice Faure (1850-1919) 18 l’association La Cigale de Paris qui rassemble les écrivains et artistes méridionaux, il en sera un des deux secrétaires, l’autre étant Maurice Faure. Dans sa lettre à Mistral Lydie raconte leur première rencontre à Paris :

« Pendant l’hiver de 76 que nous passâmes à Paris – tandis que nous épelions Mireille et les Papillot19 regrettant déjà (mais, nous, sincèrement) notre beau pays d’adoption, nous songeâmes, une veillée, mon mari et moi, que, parmi les noms de nos amis ou connaissances artistiques de toutes sortes, il y en avait beaucoup de méridionaux ; et que le sentiment national étant bien connu et avéré de tous les enfants de la terre d’oc, il y avait là les éléments d’une association, d’un cercle des plus intéressants et qui pourrait être des plus profitables au Midi et à sa glorification. Nous entendant chercher des noms, maman nous interpella [sic] celui d’un peintre : Baudouin, frère d’atelier d’un ami de la maison ; et Rapin chez lequel, étant allés voir des tableaux, au commencement de janvier, nous rencontrâmes justement le dit M. Baudouin. En causant, nous lui parlons de notre idée et de nos projets : il flaire vite la chose, donne son adhésion et promet tout son dévouement à l’entreprise (ce qui surprit beaucoup ma mère, à qui il avait dit naguère qu’il ne comprenait pas comment on pouvait quitter Paris pour aller vivre dans le Midi, pays de pierres et de poussière…) » 20.

Baudouin est amoureux de Jeanne Wilson, mais il est éconduit car il a fait sa demande aux parents avant de la faire à l’intéressée 21. En avril 1878 Victor Hugo était un des témoins de Melle Léonie Parfait, fille de Noël Parfait, député Républicain d’Eure et Loir lors de son mariage avec Eugène Baudouin, dont les témoins étaient Eugène Lisbonne, alors député de l’Hérault et Louis Français, l’illustre paysagiste, dont il était l’élève à Paris, de même que Rapin. La cérémonie a eu lieu dans un oratoire protestant près du Louvre. Le compte rendu de ce mariage “mondain” occupait le 8 avril, sous la signature de Jules Troubat plusieurs colonnes du Petit Méridional. Lydie Wilson confirme dans sa lettre à Mistral (1880) que Baudouin était très anti-félibrige 22. Il n’a donc pas fait partie du Félibrige comme la plupart des autres peintres que nous présentons. Dans la période qui nous intéresse il vient à Montpellier à la belle saison peindre sur le motif. Ce que détaille la lettre du 26 août 1876 adressée par Lydie à sa sœur :

« Baudouin est on ne peut plus gentil : il regrette bien que tu sois partie ; il va faire l’olivaison dans nos parages, peut-être même chez nous ; Hier il est arrivé avec plaquette de cuivre et une pointe, est grimpé au haut de la colline voisine (où tu as fait ta Garrigue), et de la maison du Brigadier a pris toute la vue des montagnes et de la vallée. Le mas y est au beau milieu, ce coquinet : c’est charmant. » 23 (Fig. 4)

A défaut du tableau décrit par Troubat, les Terres rouges de 1878, probablement dans le Lodévois, est un bon exemple de l’art de paysagiste de Baudouin. (Coll. particulière)
Fig. 4 - A défaut du tableau décrit par Troubat, les Terres rouges de 1878, probablement dans le Lodévois, est un bon exemple de l’art de paysagiste de Baudouin. (Coll. particulière)

Voici la description de ces tableaux présentés au salon de 1878, et vus par Jules Troubat dans Plume et pinceau qui est alors le correspondant dans la capitale du quotidien Le Petit Méridional et a été un des premiers adhérents à La Cigale à Paris. Ce volume est dédié à Albert Castelnau député de l’Hérault et déporté en Afrique en raison de son opposition au coup d’état du futur Napoléon III. Troubat fait le lien entre le sonnet de Louis-Xavier de Ricard et le tableau de l’Olivaison :

« [L’olivier] nous fait penser, par ses allures fières et indépendantes, au fameux sonnet, lui-même si tourmenté et si énergique, de M. de Ricard sur La Garrigue, nous ne l’avons jamais mieux compris qu’en regardant en ce moment le tableau de M. Eugène Baudouin : La cueillette des olives dans le bas Languedoc ou (pour mieux localiser) dans les environs de Montpellier, sur ce versant de la colline de Castelnau, si propre à tenter en été un peintre ou un poète. Nous nous répétions tout bas les vers de M. de Ricard, dont nous avions l’image vivante sous les yeux ; […] L’œuvre de M. Baudouin n’est pas seulement, une scène locale, c’est un tableau de genre intéressant tout le Midi. Il est particulièrement montpelliérain, par le costume de la femme qui abat les olives à grand coup de gaule…

Le second tableau est, sans nul doute, celui réalisé de la maison du brigadier : M. Baudouin n’a pas dit adieu à ces environs si agrestes de Montpellier sans en emporter une autre page, qu’il avait sous les yeux, et qu’il a prise, pour ainsi dire, à vol d’oiseau. C’est comme jeté d’en haut sur la toile : nous n’imaginons rien de plus accidenté, rien de plus pittoresque et de plus gigantesque à la fois que ce paysage du Mas du Diable et du Rocher de Substantion. Tout le monde connaît cela à Montpellier, et y ajoute instinctivement le nom de l’abbé Favre. M. Baudouin s’est approprié le site à son tour, et il en a fait l’une des œuvres les plus émouvantes de son pinceau de paysagiste.

Nous ne pouvons passer devant sans y jeter un long regard, et c’est pour nous d’un attrait tout particulier et comme inexprimable. Cette eau profonde et verdâtre de la rivière le Lez qui coule au fond d’un abîme, encaissé d’un côté par d’énormes rochers taillés à pic, et de l’autre par les bosquets de Montplaisir ; […] le moulin de Navitau émergeant d’un bas fond au milieu des arbres ; le Mas du diable à droite ; le village de Clapiers plus loin derrière, plus loin encore Montferrier […] enfin, la ligne bleue des montagnes du fond, qui semblent à cette distance, ne former qu’une chaîne avec le mont Saint-Loup […]. Nous ne pouvons attribuer uniquement à des souvenirs d’enfance l’impression profonde qu’il a laissé dans notre esprit » 24.

En septembre 1876, son tableau Les vendanges dans le Midi avait été exposé au Musée Fabre, et au salon de Paris il présentait : Las camellas et Les salins de Villeneuve près Montpellier. Au salon de 1878 également La récolte des amandes dans le Haut Languedoc, aux environs de Bédarieux qui a été légué par l’État au Musée Fabre cette même année. (Fig. 5) Autres tableaux réalisés dans la région : Vues du port de Cette ; La garrigue du mas de Tantajo ; Blanchisseuse se rendant à la rivière le Lez ( Salon 1880) ; une vue de Béziers réalisée pour la préfecture de l’Hérault 25, le Mas du Diable.

Baudouin : La récolte des amandes dans le Haut Languedoc, aux environs de Bédarieux (Musée Fabre de Montpellier)
Fig. 5 - Baudouin : La récolte des amandes dans le Haut Languedoc, aux environs de Bédarieux (Musée Fabre de Montpellier)

N’oublions pas que dans ses Souvenirs du dernier secrétaire de Sainte-Beuve26, Troubat consacre des pages à la deuxième visite de Courbet à Montpellier en 1857 avec Champfleury, qui fut l’occasion de son départ pour la capitale.

Lorsque Lydie Wilson de Ricard se fait critique elle ne partage pas l’appréciation de Troubat sur le rendu de la lumière du Midi par Baudouin, ils ne sont pas encore fâchés et l’on ne peut donc pas fonder ce jugement sur ce plan sentimental. La poétesse qui a étudié la peinture avec sa sœur à Paris auprès du peintre « Mr Dupuis, un peintre, tué depuis si malheureusement en duel, et qui, s’étant compromis dans la Commune, rentrait alors d’un exil récent en Angleterre » 27, voit « dans ses grandes études très réussies comme sites surtout ; [et] bien que l’harmonie en soit bonne, […] un peu trop gris : il n’ose pas s’attaquer à la pleine lumière. » Nous sommes ici au cœur de la perception et du rendu de la lumière du Midi qu’elle estime mieux réussis chez Jeanne, « tes études vont l’épater avec leurs ciels bleus et leur soleil », lui écrit-elle le même jour 28.

En 1876 le couple et Baudouin sont proches, Lydie dort chez lui à Montpellier afin de prendre le train pour Paris à 5h du matin en décembre 29. Mais ils ne vont pas le rester et au fil des lettres, on découvre les griefs de Lydie face aux deux secrétaires de La Cigale, Baudouin et Faure qui ont mis Louis-Xavier de Ricard sur la touche en ce qui concerne la création de cette association des méridionaux de Paris.

Jeanne Wilson conseillée par sa sœur Lydie

L’autre peintre très présente dans les lettres est sa sœur Jeanne. Dans les lettres qu’elle lui envoie en 1876, les extraits choisis par Louis-Xavier de Ricard pour les publications de 1896, elle lui donne des conseils pour le choix de ses maîtres :

« Quant à la peinture, je trouve très heureux que tu n’aies pas le temps d’étudier avec Rapin 30 ; ce n’est pas un maître, et pour des leçons comme cela, il vaut mieux, mille fois mieux t’en passer : de même pour M A de Baulieu 31, je trouve que tu ne perdras pas énormément ; non pas qu’il n’ait du talent, mais il n’est pas assez solide pour te donner des principes sévères, il n’est lui même qu’un imitateur de Delacroix 32, tu peux aspirer à mieux que cela bien sincèrement : reste toi, ma Jeannette : cherche seule, c’est le plus sûr moyen d’être originale, et d’un talent libre et vivant : à ta place j’irais aussi souvent que possible étudier les Maîtres, de l’œil, simplement […] et enfin choisir celui qui t’est le plus sympathique et que tu sens le plus vivement ; alors l’étudier isolément, passionnément dans son tempérament, dans sa pensée, et te l’assimiler sans faire aucune abnégation de toi-même, s’entend » 33.

Nous avons vu que Rapin était à Paris, comme Baudouin l’élève de Français ; quant à De Baulieu, Lydie le classe comme imitateur de Delacroix, sans aucun commentaire sur le maître universel disparu dix ans plus tôt, tant les deux sœurs ont dû ensemble aller admirer ses tableaux.

Cependant à la lecture d’une autre lettre Jeanne ne paraît pas avoir eu besoin de conseils pour se forger une personnalité de peintre bien à elle :

« …Et ta peinture ? Je savais bien qu’on aimerait tes études à la maison : n’avais-je pas désigné les études qui plaisaient à Papa ? Le Petit bord vert du Lez et que Janny ferait rire maman avec ses dents bleues et ses yeux qui lancent des pétards et des fusées de joie ? Il parait que tu retouches ton portrait ? Il me plaisait bien à moi : parions que tu brûles de te peindre avec ton teint de Méridionale ? Je vais avoir l’air d’une vapeur d’une Villis écossaise au milieu de toutes ces belles chairs de fruits que tu vas donner à tous tes portraits maintenant. Promets-moi de me refaire bien mûre à la prochaine occasion. […] Surtout n’oublie de me bien raconter les appréciations de Messieurs les peinnntrrres [sic] sur tes études ? – Et qu’a-t-on dit de tes croquis de St-Guilhem-du- Désert ? Il parait que Baudouin a fait le Bout du monde C’est ici chez son Père : je te dirai ce que j’en pense » 34. La comparaison des lieux et des œuvres de Baudouin et Jeanne Wilson constituait-elle pour Lydie une sorte d’émulation, toujours au profit de Jeanne ? (Fig. 6)

Portrait de Lydie de Ricard par Jeanne Wilson (pastel, Coll. particulière, J.-M. Petit)
Fig. 6 - Portrait de Lydie de Ricard par Jeanne Wilson (pastel, Coll. particulière, J.-M. Petit)

Auguste Fourès a déclaré sa flamme à Jeanne, par sa sœur interposée, selon les convenances. Bien que malade – elle mourra en novembre de cette même année – son Albeto 35 en avril est « reprise d’un courage et d’un goût passionné pour sa peinture : elle espère arriver un jour à gagner de l’argent ! la chérie ; comme si on lui demandait autre chose que d’être bien portante, d’abord, dévouée, économe et simple, ensuite » 36. Est-ce le souci que Lydie se fait pour la santé de Jeanne qui lui fait commenter ainsi cette réflexion, alors qu’elle même explique dans une autre lettre où il est question d’une dispute avec son mari, qu’elle serait prête à enseigner s’il le fallait, c’est à dire si elle était contrainte de se séparer de Louis-Xavier. Jeanne doit savoir qu’un certain nombre de femmes arrivent à gagner de l’argent avec leur art et connaissant certainement les difficultés financières de ses parents 37, avant celles de Fourès, elle fait preuve d’indépendance et est en avance sur la liberté des femmes de son milieu. Leur mère, comme leurs tantes, ne travaillent pas, et leur père était au moment du mariage de Lydie commis en marchandise dans le commerce international ; cependant ils étaient très soucieux de l’avenir de leurs trois enfants. Jeanne mesure-t-elle les progrès de la condition de femme-artiste dans cette deuxième partie du XIXe siècle 38 ?

Et malgré sa maladie, « elle travaille trop aussi ; elle a fini son petit tableau et en a recommencé deux autres : je crains que ce mouvement incessant et élevé du bras droit (le côté malade) ne la fatigue beaucoup ; mais elle ne veut rien entendre » 39. Au fil des lettres, Lydie expose les méthodes de travail de sa sœur : « Je fais connaître les environs à Jeanne : elle est ravie ! elle crayonne toute la journée. Elle a fait une copie de son petit intérieur, elle est plus dorée et plus lumineuse que la première étude, mais elle me paraît avoir moins de charme et de poësie [sic], je ne sais à quoi cela tient ; en revanche, elle est mieux peinte, mieux couchée. Il fait encore trop frais pour aller faire les oliviers, mais dès que les crépuscules seront plus tièdes elle ira ; nous irons, car j’ai réempoigné ma palette, parrain » 40. Toutes deux peignent donc sur le motif comme c’est le cas lors de la promenade à Fontfroide – les Ricard sont installés alors depuis l’automne précédent à Montpellier au plan des Quatre Seigneurs : « quand il s’est agi de s’installer au travail, l’embarras du choix était si grand qu’il était 3 heures ½ quand nous fîmes notre palette, à cette heure Louis aurait voulu rentrer : […] après deux heures d’un barbouillage consciencieux, nous nous sommes décidées à nous lever… ».

À Paris en janvier 1877 Lydie écrivait : « Jeanne […] finit ses écrans 41 à côté de moi : ils sont jolis » 42.

Mais déjà dès leur premier séjour à Avignon pour la Sainte Estelle de 1876, les deux sœurs s’étant trouvées seules, elles se sont « toutes deux promenées dans l’Ile de la Bartelasse : c’est divin ! Du côté droit le Palais des Papes, le fameux Pont d’Avignon et au dessus, clair comme au temps des neiges : le Ventoux ! De l’autre côté de l’Île, à gauche, Villeneuve et sa tour si bien c……. contrairement au roi Dagobert. Nous n’avons pu résister à la croquer ; Jeanne garde mon dessin et nous vous envoyons le sien comme étant le meilleur ; comme cela vous n’avez pas été tout à fait absent de notre excursion » 43. Ainsi commence un échange de dessins entre les deux sœurs et leur correspondant, car Auguste Fourès a lui aussi un joli coup de crayon comme le souligne Lydie : «Nous vous remercions infiniment du charmant petit dessin joint à votre lettre : c’est un bijou ! » 44. Parmi ces envois de la part de Jeanne Wilson un grillon, qui déclenche la lettre en occitan de Fourès datée du 10 mai 77 dans laquelle il explique qu’elle a joliment dessiné une femelle : « Mes, es uno grilho ! e me cal un negre masclas per le miu libre crémant ! » 45 (Fig. 7)

Le 15 avril 1877, Jeanne a fini son séjour à Montpellier et est repartie à Paris, ce qui laisse sa sœur et son amoureux tristes au point que Fourès écrit le 16 juillet « Non, je n’aurai pas le courage d’aller me promener de nouveau le long de la Lironde, sans ma chère petite âme. » La promenade au bord de la Lironde constitue leur dernier rendez-vous et Lydie les a laissés seuls… Fourès a tiré de cette escapade un sonnet éponyme daté du 26 mai 1877 « Dins los erbatges de la Lironda » et qui se termine ainsi :

Jeanne Wilson, un grillon, dessin (Collège d’Occitanie, Toulouse, fonds Fourès CQ217-10 actuellement au CIRDOC à Béziers)
Fig. 7 - Jeanne Wilson, un grillon, dessin (Collège d’Occitanie, Toulouse, fonds Fourès CQ217-10 actuellement au CIRDOC à Béziers)

« Mentre que le mieu còr se dubrís vèrs son ama
E que fregan mos pòts son visatge vermelh.
 » 46

Il ne retournera pas au Mas de la Lauseta de l’été. Mais avant de partir, elle a réussi à présenter deux tableaux pour l’exposition de Montpellier : « son portrait ovale [que l’on nous] envoie 47 de la maison et qui est charmant de ton, sinon de ressemblance, – et son petit intérieur d’ici qui est délicieux : il est éblouissant de lumière : le premier est pour vous. » D’autre part elle « a laissé pour son troubaïre deux petites toiles mais je ne sais comment les lui envoyer : qu’il m’indique un moyen : peut-être entre deux planchettes ? » 48.

Jeanne est atteinte de tuberculose, mais le bacille agent de la maladie ne sera découvert par Robert Koch (1843-1910, prix Nobel de Médecine 1905), qu’en 1882. Les soins prodigués n’y font rien et elle ne verra pas l’exposition. Cependant deux de ses tableaux seront présents à l’exposition de 1878. Elle est morte en novembre, sa sœur atteinte du même mal mourra en septembre 1880. Dans l’almanach La Lauseta pour 1878, un hommage lui est rendu sous la plume de Louis-Xavier de Ricard, il précise les tableaux qui seront exposés :

« Ce livre, avant de se fermer, doit au moins un adieu et un souvenir à Jeanne-Marguerite Wilson, morte à Montpellier, en pleine fleur de ses 25 ans. Des regrets de sa famille et de tous ceux qui l’ont connue, c’est à dire aimée, ce serait une banalité d’en parler ici, et ils ne sauraient s’exprimer dans les quelques lignes d’une chronique. Jeanne Wilson n’est pas seulement un deuil pour sa famille, c’est une grâce et un charme qui viennent de faire défaut tout à coup à la Renaissance de nos pays ; car, bien qu’elle fût d’origine étrangère au Languedoc, elle s’y était passionnément apatriée, et s’était dévouée de tout son cœur et de toutes ses espérances à la cause qui est celle de ce livre.

Se sentant elle aussi des ailes et la joie du soleil et des campagnes, elle aimait L’Alouette. La mort a brisé ce noble essor qui palpitait déjà pour de nobles entreprises. Jeanne Wilson était peintre ; et peut-être les amateurs de Montpellier se souviennent-ils d’avoir vu à l’exposition de peinture de notre ville, cette année, un portrait de Jeune-femme, portant le numéro 568, et une Jeune-femme écrivant , devant une fenêtre ouverte, en pleine gaîté printanière, devant un mûrier tout épanoui. Si elle avait vécu, Jeanne Wilson éprise de lumière, eût donné à notre pays un peintre qui n’eût pas eu peur de le comprendre, et qui l’aimant ardemment, eût su aussi le faire aimer sur ses toiles vivantes et sincères » 49.

En 1896 Louis-Xavier de Ricard résume ainsi la brève vie de sa belle-sœur, Jeanne Wilson, pour le Montpellier-Républicain du 13 septembre : « Jeanne étudiait la peinture, et déjà en ses ébauches grouillantes de vie et de lumière pleine de fougue et d’audace, une vraie personnalité d’artiste s’annonçait ; passionnée comme Lydie, pour l’Atmosphère méridionale, à travers laquelle les paysages vibrent d’une vie si intense, elle aussi, elle rêvait de devenir languedocienne à côté de sa sœur : elle mourut avant son rêve réalisé et Fourès resta douloureux tout le reste de sa vie de cette vision disparue » 50.

Le Lez a donc perdu une de ses admiratrices qui en le peignant aurait agrandi son cours. Cependant certaines œuvres de la jeune Albeto sont peut-être cachées dans quelque maison du Clapas. Pour notre part, grâce à Jean-Marie Petit nous avons pu publier le lumineux portrait de Lydie Wilson de Ricard par sa sœur Jeanne ainsi qu’un portrait de Fourès 51. Nous avons d’autre part retrouvé des titres d’œuvres perdues ou à retrouver : « Garrigue, Petit bord vert du Lez, portraits et autoportrait, intérieur du Mas de la Lauseta, Fontfroide », dessins de Saint Guilhem le Désert… D’après des extraits de lettres cités par Jean-Marie Petit dans le colloque de 1991 52 une ou des lettres de Jeanne existent, et en peintre sensuelle elle écrivait à Fourès : « Mes rêves me ramènent toujours au moment de peindre ton corps nu… ce que je n’oserai faire. » (Fig. 8)

Portrait de Fourès par Jeanne Wilson (Coll. particulière, J.-M. Petit)
Fig. 8 - Portrait de Fourès par Jeanne Wilson
(Coll. particulière, J.-M. Petit)

Peintres parmi les félibres à cette époque en Languedoc

Eugène Baudouin et Jeanne Wilson sont les peintres que Lydie Wilson de Ricard évoque le plus dans ses lettres, elle en nomme d’autres qui avaient à l’époque déjà leurs œuvres dans les musées. Ceux venant au bord du Lez comme Jules Laurens ou qu’elle a rencontré à Nîmes avant même que le félibrige ne saute le Rhône, Mme Adélaïde Salles Wagner et son mari Jules Salles, nous y ajouterons celui qui a fait le portrait de Louis-Xavier de Ricard jeune, Édouard Marsal.

Jules Laurens

En 1876 c’est Baudouin qui amène un certain nombre de visiteurs au Mas du Diable, ce sont surtout des « Cigaliers » ainsi que Lydie nomme les membres de la Cigales de Paris. Ils peuvent être poètes, tel Henri Grousset-Bellor (1850-1918) fin septembre qui « était abasourdi d’admiration et d’enthousiasme : il dit que c’est véritablement le plus beau pays qui soit » ; il sera l’un des auteurs français de l’Almanach La Lauseta.

Mais surtout peintres comme Jules Laurens dont Lydie trace le portrait dans la lettre à sa sœur du 28 septembre 1876 : « C’est un homme très simple qui tient de B. et de M. D… Comme homme, c’est te dire qu’il n’est pas très bel homme, mais il a la distinction du second avec l’esprit du premier, sans la méchanceté ; nous sommes allés voir la garrigue à kermès, d’en face […] : Jules Laurens connaissait très bien l’endroit pour y être venu dans le temps avec Corot et Français ; ça ne l’a pas empêché de s’extasier encore devant ces montagnes d’un couchant divin » 53. Nous ne saurons pas qui était B [peut-être Baudouin] ni qui était D car les lettres ayant été publiées dans le Montpellier Républicain par Louis-Xavier de Ricard, leurs noms ne pouvaient apparaître, et nous n’avons pu voir les manuscrits.

Jules Laurens (1825-1901) né à Carpentras, décédé à St Dizier, graveur, dessinateur, d’abord à l’école des Beaux-Arts de Montpellier, puis Paris. Orientaliste, il a participé à la mission du géographe Xavier Hommaire de Hell durant 3 ans en Turquie et en Perse 54. Il a obtenu la Médaille d’honneur pour la peinture au salon de 1877 à Paris. Membre de la Cigale de Paris 1877, Jules Troubat écrivait à son propos : « Bien que M. Jules Laurens soit de Carpentras, trop de souvenirs l’attachent à notre pays… » 55. (Fig. 9)

Jules Laurens, Le Déjeuner du prolétaire, Huile sur Toile, (Musée Fabre Montpellier)
Fig. 9 - Jules Laurens, Le Déjeuner du prolétaire,
Huile sur Toile, (Musée Fabre Montpellier)

Peintre lithographe il était né dans une famille modeste et mélomane. Son aîné dont il écrira la biographie sous le titre de Une vie artistique. Laurens, Jean-Joseph-Bonaventure (14 juillet 1801-29 juin 1890), sa vie et ses œuvres… en 1899 était installé à Montpellier où il occupa les postes de commis a? la recette générale de l’Hérault puis secrétaire comptable a? la faculté de médecine, postes dont les revenus lui permettent de s’adonner à sa passion. Il était déjà un peintre reconnu. Jules vint chez son frère à l’âge de 12 ans pour étudier à l’école des Beaux-Arts, il a été le condisciple d’Alexandre Cabanel qu’il retrouva à Paris en 1842. Il a seize ans alors et il est admis pour travailler dans l’atelier de Paul Delaroche, puis il participera à la mission officielle en Perse. La visite des bords du Lez avec Corot est éclairée par les relations qu’il a eues avec le peintre : « […] il passe des dimanches dans l’atelier de Corot a? parcourir les études peintes et dessinées. Lorsque Corot s’absente, il lui laisse la clef de son atelier avec ces paroles : ?Montez toujours, regardez et restez en toutes aises et tant que ça vous amusera” » 56.

Corot qui séjourna aux bords du Lez, et le peignit, lors de son voyage à Avignon, est considéré avec Jongkind et Courbet à l’origine de toutes les émancipations et de toutes les conquêtes du paysage moderne 57.

Durant leur vie les deux frères ont continué à habiter dans le Midi une partie de l’année, l’aîné à Montpellier et Jules à Carpentras. Il participa à l’Alliance Latine, complément éphémère à La Lauseta de 1878 avec un texte en provençal sur le travail des femmes carriers. Parmi ses œuvres au Musée Fabre à Montpellier, Tête d’étude, Le souper (Dans Bruyas 1868) et le Déjeuner du prolétaire (Legs Bruyas 1876). Il a d’autre part réalisé de très nombreuses lithographies. La Société « La Cigale » a fait paraître deux recueils dont un fait côtoyer Baudouin et Jules Laurens 58 (Fig. 10).

Jules Laurens, Malaquier, le meunier-carrier-sculpteur de Lacoste, (récit et dessin in Ducros 1880)
Fig. 10 - Jules Laurens, Malaquier, le meunier-carrier-sculpteur de Lacoste, (récit et dessin in Ducros 1880)

Le couple Salles-Wagner à Nîmes

C’est à Nîmes au cours de la félibrejade du 5 novembre 1876 59 que Lydie Wilson de Ricard rencontre le couple Salles-Wagner, comme elle l’écrit à sa mère 60 en faisant la critique des œuvres que les Ricard-Wilson ont vu dans leurs ateliers :

« Vous avez reçu l’article sur la Félibrejade de Nîmes ? C’était charmant ! Faure est venu pour l’enterrement de sa grand’mère et, comme Baudouin, Louis et plusieurs cigaliers étaient ici, on a organisé cette petite fête : je vous raconterai ça quand vous voudrez… [sic] 61 Il y avait aussi au dîner Madame Jules Salles qui a un très grand talent de peintre : nous étions allé l’inviter, elle et son mari dans la journée même et nous avons vu aussi son atelier ; elle travaille à son exposition : deux petites sœurs africaines grandeur naturelle ; c’était très beau, d’une virilité de peinture surprenante chez une femme, tandis que son mari peint des bergères Trianon toutes crème et rose, crespelées [sic], poudrées et satinées, délicieuses d’ailleurs, mais aussi féminines de conception que les œuvres de sa femme sont mâles et sévères ». (Fig. 11, Fig. 12) Étaient présents à cette fête, outre les félibres et cigaliers nommés : l’écrivain Félix Gras, le poète Théodore Aubanel, Arnavielle et Jean Gaidan.

Adélaïde Salles-Wagner, Portrait de Jeanne Puyroche (Coll. particulière)
Fig. 11 - Adélaïde Salles-Wagner,
Portrait de Jeanne Puyroche
(Coll. particulière)
Jules Salles, La marchande de fleurs (Coll. particulière)
Fig. 12 - Jules Salles, La marchande de fleurs
(Coll. particulière)

Le peintre Jules Salles (1814-1901), qui a fait don à sa ville natale d’une galerie du Musée qui porte aujourd’hui son nom avait épousé en 1865 à Lyon Adélaïde Wagner (1825-1890). Née à Dresde, celle-ci avec sa sœur Élise s’était formée à l’Académie des Beaux Arts de cette ville d’outre Rhin, avant de venir à Paris où elle fut l’élève de Jules Coignet. Les deux sœurs se sont rendues ensuite à Lyon où Adélaïde est entrée dans l’atelier de Louis Janmot qui, vers 1854, l’a orientée vers la peinture religieuse. En 1858-59 Adélaïde commence une carrière de peintre d’histoire et de mythologie 62. Après son mariage avec Jules Salles elle expose régulièrement au Salon de Paris. Tous deux sont présents également avec succès à Amiens, Nîmes, Montpellier, Clermont et Caen. Parmi leurs œuvres, Adélaïde Salles-Wagner Les Parques, exposées au salon de 1867, aujourd’hui au Musée de Castres et Pensierosa, salon de 1872, au Musée de Nîmes. Jules Salles, a donné à sa mort ses derniers tableaux à sa ville natale et il est l’auteur de nombreux livres sur les arts. En 1876 il a exposé à Paris La femme d’Andréa del Sarto d’après Andréa del Sarto 63.

Édouard Marsal

Même s’il n’est pas mentionné dans les lettres que nous avons prises en références, nous n’oublierons pas dans un élargissement de cet « Aux bords du Lez », l’auteur du portrait de Louis-Xavier de Ricard jeune : Édouard Marsal (1845-1929). Associé au félibrige dès 1876 64, il est sur la liste des mainteneurs du Languedoc comme professeur de dessin à Montpellier. Avec Gleize, Baudouin et Laurens, il fait partie des peintres en vue dans la cité dans ces années 1870. Il a fait ses débuts au salon de 1875 à Paris, avec L’Aïeule, un type du Midi. (Fig. 13) Il devient Majoral du félibrige en 1892, après la démission de Roque-Ferrier, Cigalo Latino65. Neuf portraits signés de lui sont à la Faculté de Médecine de Montpellier 66, également le tableau au Musée de Sète Le brouillon de ses baisers sur les femmes nues du Musée qui inspira Brassens. En 1878, Édouard Marsal a publié à Montpellier un volume des Obras lengadoucianas de J.-B. Favre curat de Cèlanova qu’il a traduit et illustré. Ce livre contient notamment : « Le trésor de substantion ». Il a illustré de nombreux recueils de félibres dont Soulet de Sète, Roumieux de Nîmes. Il dirigea La Campana de Magalouna67 avec François Dezeuze (1871-1949). Très impliqué dans la vie culturelle, il a signé la pétition des peintres montpelliérains s’élevant contre la destitution en 1891 de Toussaint Roussy, peintre des « Types Sétois » et créateur du Musée de Cette, de son poste de conservateur 68. Marsal peint, dessine, écrit et compose des chansons comme « L’Herbette » dans le n° 1 de La Campana de Magalouna. Ce qui est le cas de nombre d’artistes en ce temps là.

Édouard Marsal, Dona Marioun, bonne vieille femme du peuple, 1871 (Musée Fabre de Montpellier)
Fig. 13 - Édouard Marsal, Dona Marioun, bonne vieille femme du peuple, 1871 (Musée Fabre de Montpellier)

Conclusion

Les lettres de Lydie Wilson de Ricard adressées à sa sœur Jeanne Wilson, qui ambitionne de devenir peintre en « gagnant de l’argent », nous font pénétrer en 1876 dans le milieu artistique qui entoure le couple qu’elle forme avec son mari Louis-Xavier de Ricard. Ainsi se côtoient dans le Félibrige et dans l’association La Cigale à Paris, des peintres, dont une majorité est née à Montpellier et qui ont déjà acquis une certaine renommée ou font leurs débuts. Les lettres adressées au poète audois Auguste Fourès, plus intimes, nous font côtoyer les débuts sur le motif de sa sœur Jeanne et ses échanges de dessins avec son amoureux. De plus tant la lettre à sa mère que celle à Mistral citées montre une connaissance de la peinture due à son enseignement à Paris et à la proximité des artistes dont Lydie Wilson visite les ateliers. Dans le temps où le Félibrige balbutie en Languedoc, la présence des peintres y est déjà marquante et donne à voir une partie de l’association créée par Mistral, souvent ignorée.

BIBLIOGRAPHIE

ARNAL 1964 : ARNAL (Jean), et alii, « La stratigraphie de Sextentio (les époques antérieures à l’histoire) », Bulletin de la société préhistorique française, Castelnau le Lez, 1964, t 61, n° 2, p. 385-421.

BLIN 2010 : BLIN (Jacques), CAMELIO (Alain), CARCASSÉS (Philippe), FRANÇOIS (Pierre), Les types sétois Toussaint Roussy, Cercle Occitan Sétois, 2010.

BLIN-MIOCH 2010 : BLIN-MIOCH (Rose), Édition critique de la correspondance de Lydie Wilson-de Ricard (1850-1880), Thèse de doctorat, UPV Montpellier 3, 2010.

BLIN-MIOCH 2013 : BLIN-MIOCH (Rose), Lettres de la Félibresse Rouge, Lydie Wilson de Ricard (1850-1880), PUM, Mercues, 2013.

BLIN-MIOCH 2016 : BLIN-MIOCH (Rose), MURPHY (Stève), « Louis-Xavier de Ricard et son “Maître” Edgard Quinet », Le Chemin des correspondances et le champ poétique. À la mémoire de Michael Pakenham, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 127-137, Rencontres 159.

DUCROS 1880 : DUCROS (Emmanuel), La cigale au Cercle des arts libéraux, 1880.

FABRE 2006 : FABRE (Pierre), Les Félibre Majoraux de 1876 à 2006, imp. Esmenjaud, Gardanne, 2006.

LAURENS 1899 : LAURENS, (Jean-Joseph-Bonaventure), Une vie artistique, Laurens, Jean-Joseph-Bonaventure (14 juillet 1801-29 juin 1890), sa vie et ses œuvres, Carpentras, impr Brun, 1899, [Gallica.fr].

MARX 1971 : MARX (Claude-Roger), Histoire illustrée de la peinture, Paris, Hazan, 1971, p. 236.

PETIT 1994 : PETIT, (Joan-Maria), August Forès. Actes du colloque d’Avignonet, (Septembre 1991), Escola occitana de Quillan (edt),1994, 155 pages.

PRAT 1998 : PRAT (Sébastien), « Les amitiés parisiennes et artistiques des peintres de Carpentras, XIXe-début XXe », Recherches régionales n° 144, 1998.

RICARD 1878 : RICARD, (Louis-Xavier de), La Lauseta, Armanac del patriotò Lengadocian, Montpelié, Sociétat Latina La Lauseta, Coulet, Montpellier, 1877 et 1878.

RICARD 1995 : RICARD (Lydie), Aux bords du Lez, (Paris, Lemerre, 1891) rééd. Nîmes, Lacour, 1995.

RICARD 1896 : RICARD (Louis-Xavier de), BALUFFE (Auguste), « Lettres de Lydie de Ricard », Montpellier et Montpellier Républicain, 1896-1897, 13 et 20 Septembre 1896, Médiathèque Émile Zola, agglomération de Montpellier, Base Patrimoine, cote 1134.

TROUBAT 1878 : TROUBAT (Jules), Plume et Pinceau, Lisieux édit, Paris, 1878, [Gallica.fr].

TROUBAT 1890 : TROUBAT (Jules), Souvenirs du dernier secrétaire de Sainte-Beuve, Paris, Calmann Lévy, 1890. [Gallica.fr].

TROUBAT 1991 : TROUBAT (Jules), Lettres inédites à son père et à son frère de Montpellier, Entente Bibliophile, Montpellier 1991.

NOTES

1. Ricard 1995, 35.

2. Voir les reproductions de ce peintre sur le site de la Médiathèque Émile Zola Montpellier.

3. L’ensemble de la correspondance retrouvée a fait l’objet de ma thèse en 2010 et a été publié aux Presses Universitaires de la Méditerranée en 2013.

4. Edgar Quinet (1803-1875) Historien, philosophe et homme politique français républicain exilé en décembre 1851, il ne rentrera en France qu’une fois la République proclamée.

5. Voir Mioch, 2016.

6. Lettre inédite BNF ms NAF 15510. XIII Raffalocich-Ziemecki F41-48.

7. Ricard, 1896.

8. Troubat 1991, 68-81.

9. AD34, Plan 3P3485, consulté en ligne avril 2009.

10. Arnal, 1964.

11. Blin-Mioch 2013, 256.

12. Poète parisien originaire du Vaucluse.

13. Camille Corot (1796-1875).

14. François-Louis Français (1814-1897).

15. Lettre du 18 juillet 1877 de Lydie Wilson de Ricard à Fourès.

16. Blin-Mioch 2010, Voir « Le réseau d’interconnaissances des Ricard » 313-358.

17. Voir Dictionnaire de Clerc 2000.

18. Blin-Mioch 2010, 337-339.

19. Certainement les Papillotes de Jasmin.

20. Blin-Mioch 2013, 248-252.

21. Blin-Mioch 2013, 177.

22. Ce que confirme Martel, Philippe, Félibres et Cigaliers à Paris au XIXe siècle, Estudis Occitans, 2e semestre, 1986.

23. Blin-Mioch 2013, 255-256.

24. Troubat, 1878, 184-186.

25. Sources : Base Arcade et Joconde sur Internet.

26. Troubat 1890, 145-149.

27. Ricard 1995, préface de Louis-Xavier, III.

28. 28 septembre 1876, Chère Jeannette.

29. Blin-Mioch 2013, 171-173.

30. Alexandre Rapin (Noroy le Bourg 1839- Paris 1889) a participé à des expositions au Palais de Fontainebleau, organisées par la Société des Amis des Arts de Seine-et-Marne, en 1888 et 1889 (année de sa mort).

31. Anatole Henri de Beaulieu (Paris 1819-1884), peintre orientaliste, élève de Delacroix.

32. Eugène Delacroix (1798-1863).

33. Blin-Mioch 2013, 254.

34. Blin-Mioch 2013, 255.

35. C’est ainsi que Fourès appelle Jeanne, terme qui signifie « petite aube ».

36. Blin-Mioch 2013, 198.

37. Ibidem.

38. Cordeil. Tristan, Louise Abbéma, Itinéraire d’une femme peintre et mondaine. Mémoire de Master 1, Université de Pau 2013, [site HAL, dumas-00952015].

39. Blin-Mioch 2013, 198.

40. Blin-Mioch 2013, 178.

41. Il peut s’agir de « châssis tendu de toile dont se servent les peintres pour voiler un excès de lumière » (Chesn 1857) sur CNRTL.fr, ou de petits tableaux, ce qui correspondrait mieux à l’appréciation de Lydie.

42. Blin-Mioch 2013, 176.

43. Blin-Mioch 2013, 166.

44. Blin-Mioch 2013, 169.

45. Traduction : « mais c’est une femelle ! Et il me faut un beau mâle pour mon livre brûlant. »

46. Sonnet écrit dans « les herbages de la Lironde » et qui se termine ainsi : « Pendant que mon cœur s’ouvre vers son âme/ et que mes lèvres caressent son visage vermeil. »

47. La lettre à cet endroit étant difficilement lisible, j’ai interprété vous envoie, or nous envoie de la maison serait plus logique, le portrait ayant été fait à Paris par opposition à la vue d’intérieur d’ici.

48. Blin-Mioch 2013, 213.

49. Ricard 1878, 278.

50. Ricard, 1896, parution 13 septembre.

51. Couverture des Lettres de la Félibresse rouge Lydie Wilson de Ricard (1850-1880), Blin-Mioch 2013, et p. 21 et 37.

52. Petit, 1994.

53. Blin-Mioch 2013, 256.

54. Prat.

55. Troubat 1878, 205.

56. Prat.

57. Marx, p. 236.

58. Ducros.

59. Ricard 1877, 192.

60. Ricard 1896, 20 septembre.

61. Coupure de Louis-Xavier de Ricard dans le texte publié ?

62. Denise Noël, « Les femmes peintres dans la seconde moitié du XIXe siècle », Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], 19 | 2004, mis en ligne le 23 août 2013, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/clio/646 ; DOI : 10.4000/clio.646

63. Ricard 1877.

64. Lo cartabèu de 1876 p. 52.

65. Fabre 2006, 16.

66. Sur https://www.culture.gouv.fr

67. Journal bimensuel publié à Montpellier de 1892 à 1933, soit 437 numéros, (avec plusieurs interruptions) par François Dezeuze (1871-1949, dit l’Escoutaïre) et Édouard Marsal (1845-1929). La Campana de Magalouna est un journal populaire, Lou Souc de Nadau est le titre de son supplément de Noël. Chaque numéro, entièrement rédigé en occitan, contient une chronique, des poèmes, des textes sur l’histoire littéraire de la région, des chansons, des devinettes ainsi que des publicités.

68. Blin (J) 2010, 48