Le Béziers médiéval sous le pic édilitaire
(septembre-octobre 1944)

* Professeure agrégée d’histoire

L’année 1944 a marqué l’histoire du Béziers médiéval. La libération de la ville, le 22 août, entraina le remplacement de l’équipe municipale par les membres du Comité local de Libération. Ce CLL, présidé par l’avocat socialiste Pierre Malafosse, avait été composé dans la semaine précédant la libération. Il comptait 20 membres. Tous entrèrent à la mairie pour y former une délégation municipale. C’étaient des hommes nouveaux, contrairement au vœu exprimé par le CFLN dans son ordonnance du 21 août 1944. Il y avait parmi eux sept socialistes et sept communistes, mais aucun radical, aucun ancien élu. Les six autres étaient sans appartenance partisane ; trois se réclamaient du MLN et les trois autres étaient des personnalités recherchées pour leurs compétences : un pasteur, Maurice Besson, un médecin, le docteur Pierre Bonald, et un architecte reconstructeur 1, Claude Mazet 2.

Parmi les nombreux problèmes que dut affronter l’équipe, il y avait en effet celui de la reconstruction. Claude Mazet, un biterrois né en 1908, était agréé comme « architecte-reconstructeur ». Or, le CLL alerté par les services techniques de la Ville, avait à remettre rapidement en état les locaux scolaires, et à pourvoir au relogement des évacués.

L’épuration des services techniques n’avait pas été totale : l’architecte Joseph Nel, directeur des travaux communaux avait été maintenu. C’est lui qui contacta le CLL sur l’urgence de ces deux problèmes. 3

Pierre Malafosse et Claude Mazet, accompagnés de deux entrepreneurs de Béziers, se rendirent alors à Paris au ministère de la Reconstruction 4 où ils exposèrent à l’urbaniste-conseil leur projet de constructions nouvelles, financé par les amendes infligées aux entreprises coupables de collaboration économique. Ils reçurent un accueil « très réservé ». On leur recommanda le respect du code de l’urbanisme qui voulait en préalable la constitution d’un dossier réglementaire de demande de déclaration d’utilité publique 5.

Mais l’équipe du CLL ayant visité au grand complet les quartiers des évacués en revint décidée à transgresser les règles habituelles. Elle paya le prix de son audace trois mois plus tard. Cette délégation biterroise, œuvrant dans une période très troublée, avait mal mesuré le champ des possibles. Elle ne put fonctionner que jusqu’au 20 novembre 1944. Elle fut à cette date profondément remaniée, Maitre Malafosse fut évincé et remplacé par le communiste Joseph Lazare qui avait rejoint la municipalité en octobre 1944 6.

La crise traversée a été complexe, mais ses causes les plus graves sont venues de ce que l’on a appelé « l’affaire des démolitions ». Animée par un souci hygiéniste et assez indifférente à l’archéologie médiévale, cette municipalité a en effet entrepris la destruction partielle de maisons situées dans les anciens bourgs épiscopaux de St Nazaire, de St Jude et de St Jacques. (Fig. 1)

Plan de Béziers au XVe siècle, in Archéologie du Midi médiéval, Ginouvez Olivier, De Chazelles Claire-Anne, Colomer Guilhem, Gazzal Handy.
Fig. 1 - Plan de Béziers au XVe siècle, in Archéologie du Midi médiéval, Ginouvez Olivier, De Chazelles Claire-Anne, Colomer Guilhem, Gazzal Handy. Maisons médiévales sur le site de l’amphithéâtre antique de Béziers (Hérault). Contribution à l’étude de l’architecture de pierre et de terre en Languedoc. In : Archéologie du Midi médiéval. Tome 26, 2008. pp. 167-197.

Un choc terrible 7

Tels sont les termes choisis par l’architecte Claude-Charles Mazet pour rendre compte de l’impression des membres de la commission municipale qui visita en septembre 1944 de vieux quartiers de la haute ville que venaient de quitter les occupants allemands. Au total, dans la ville, 10 000 personnes, avaient été contraintes de quitter leurs logis. 3500 venaient de quartiers anciens que les soldats allemands occupaient depuis sept mois pour des raisons militaires.

Dès le mois de septembre, la municipalité constituée par la Résistance a pris la décision de démolir des quartiers situés autour de la cathédrale Saint-Nazaire : quartiers vétustes, insalubres, et vidés de leurs habitants ; cette partie de la ville forme un oppidum qui domine la plaine narbonnaise. Les Allemands l’avaient occupée et fortifiée 8 : réseaux de barbelés et chicanes de béton. Ils contrôlaient ainsi, depuis le promontoire biterrois, les ponts sur l’Orb et la route de Narbonne. Joseph Nel, directeur des Travaux communaux avait informé le CLL de l’état des lieux ; il avait cerné sur un plan de la ville les zones évacuées. Certaines, jugées insalubres, étaient délimités par un trait rouge, hachurées de rouge. Il s’agissait des abords de Saint-Nazaire, des quartiers Gaveau et Saint-Jacques, et, logés étroitement sur la forte pente de l’acropole, des quartiers Saint-Jude et Pont-Vieux. (Fig. 2)

Quand se posa la question du retour des habitants, le CLL visita les lieux que Claude Mazet décrit dans son rapport du 25 septembre : « Des ruelles étroites et torses, que le soleil ne visite pas, s’enfoncent entre des murs lépreux que lèchent des rigoles nauséabondes, un dédale invraisemblable de corridors obscurs vous conduit vers ces réduits infects et salpêtrés où vivent des êtres humains. Chaque entrée s’accompagne de la niche puante où se loge la tinette […] Ici la maladie a droit de cité permanent. » (Fig. 3)

Le plan de Joseph Nel, in C.-C. Mazet, Dossier, Béziers, l’Affaire des démolitions
Fig. 2 - Le plan de Joseph Nel, in C.-C. Mazet, Dossier, Béziers, l’Affaire des démolitions
Dossier Mazet. Ruelle du vieux quartier St Nazaire, photo Roques
Fig. 3 - Dossier Mazet. Ruelle du vieux quartier St Nazaire, photo Roques
Quartier St Jude, l’église. Carte postale
Fig. 4 - Quartier St Jude, l’église. Carte postale

Le CLL décida, à l’unanimité, une démolition partielle. Ce travail et son financement seraient assurés par les entreprises touchées par l’épuration en raison de leurs activités au service des Allemands, et passibles pour cela de fortes amendes. La commission des travaux du CLL présidée par l’architecte Claude Mazet fut chargée de mener à bien les démolitions. Elle était alors assurée de son bon droit : « Nous substituant au Président du Tribunal civil absent et enjambant les habituelles formalités, nous avons requis et désigné comme experts tous les architectes biterrois ». Si Claude Mazet recommandait de prendre en compte la situation des anciens locataires, de veiller au maintien de leur allocation d’évacués, il se montrait indifférent aux problèmes patrimoniaux. La commission, en octobre, fit appel aux architectes formés en GAB (Groupement des Architectes biterrois) et à un GEB (Groupement des Entrepreneurs biterrois). Ils proposèrent, pour résoudre le problème du relogement, de construire dans d’autres quartiers des logements dénommés « Les Logis Clairs » : des immeubles qui seraient situés sur les terrains de sport de Badones, « sur trois grandes plates-formes aménagées en dénivelé ».

Des immeubles dont la construction fut immédiatement entreprise là où, plus tard, ils furent remplacés par le lycée Mermoz et la clinique mutualiste 9. Les rapports de Charles Mazet sur l’insalubrité de certains quartiers furent validés sans réserve par un rapport daté du 25 octobre signé par le Docteur Jacquemin, médecin-inspecteur adjoint de la Santé : « Je ne peux que m’associer aux mesures envisagées comportant la destruction totale des îlots situés : quartier St-Jacques, quartier St-Nazaire, quartier St-Jude ». Ni lumière, ni aération, ni eau courante, ni gaz, et surpopulation. Dans le quartier St Jude, le médecin signalait des logis situés en contrebas de la route de 3 ou 4 mètres, privés de lumière et d’air. (Fig. 4) Il parlait de « foyers d’épidémies ». Selon les procès-verbaux d’estimation des immeubles concernés réalisés à partir de septembre par la Commission des architectes, les coefficients de vétusté variaient de 70 à 80%. Leur expertise devait permettre de calculer les indemnités dues aux propriétaires. Mais sans plus attendre, les travaux de démolition avaient commencé dès le 4 septembre dans le quartier St Jude. (Fig. 5)

Dossier Mazet photo : C.C. Mazet porte le premier coup.
Fig. 5 - Dossier Mazet photo :
C.C. Mazet porte le premier coup.

Les démolitions les plus importantes eurent lieu à Saint-Nazaire. Les bâtiments accolés au côté nord de la cathédrale furent rasés. Cet ensemble datait du XIVe siècle. On l’appelait « la maison des Chanoines ». (Fig. 6) 

Claude Lapeyre, Béziers pas à pas, St Nazaire, l’ancienne maison des chanoines
Fig. 6 - Claude Lapeyre, Béziers pas à pas, St Nazaire, l’ancienne maison des chanoines
Le Plan Blaquière, cliché auteur
Fig. 7 - Le Plan Blaquière, cliché auteur
Porte murée, St Nazaire, cliché auteur
Fig. 8 - Porte murée, St Nazaire, cliché auteur

Les bâtiments auraient été habités autrefois par les membres du Chapitre. Ils firent place à l’actuel plan Mgr Blaquière, du nom de l’archiprêtre de St Nazaire resté en poste jusqu’à sa mort en 1948. (Fig. 7) Mgr Blaquière était un archéologue attaché à la restauration de la cathédrale et à la découverte de vestiges antérieurs au XIIIe siècle, datant de l’édifice roman qui avait été mis à sac lors de la croisade des Albigeois. On remarque sur le mur nord de St Nazaire une porte romane qui a été murée : « Le portail qui s’ouvrait au nord de la chapelle de la Vierge, large de 1,77 m, est dépourvu de tympan. Son archivolte se décompose en deux voussures dont les moulurations un tore dégagé par des gorges se prolongent le long des piédroits sans chapiteaux. » 10 (Fig. 8) Cette porte permettait la communication entre les maisons des chanoines et le transept de la cathédrale. Un porche et une grille fermaient donc la ruelle appelée rue de la Révolution qui débouchait sur le plan St Louis. Ils avaient, dit-on, l’intérêt d’offrir une protection contre le vent. L’autre côté des bâtiments était longé par la rue de la Juiverie aujourd’hui renommée rue de la Petite Jérusalem. Sur le mur de soutènement de cette rue, en regard de la cathédrale, on voit encore des arcs brisés, vestiges des maisons des chanoines. (Fig. 9)

Arcs brisés vestiges de la Maison des Chanoines, cliché auteur.
Fig. 9 - Arcs brisés vestiges de la Maison des Chanoines, cliché auteur.
Quartier St Jacques bâti sur les anciennes arènes
Fig. 10 - Quartier St Jacques bâti sur les anciennes arènes

Quant aux anciennes Arènes dessinées en forme d’amphithéâtre, devenues une carrière d’où on put extraire les pierres de l’église St Jacques, elles avaient été colonisées par des constructions étagées sur les anciens gradins ; elles ne furent pas conservées. 

Maisons construites sur un ancien gradin
Fig. 11 - Maisons construites sur un ancien gradin
Vestiges des arènes romaines
Fig. 12 - Vestiges des arènes romaines

Aujourd’hui l’ancienne arène reste étroitement enserrée par ces constructions. (Fig. 10, 11 et 12)

Démolitions et crise politique

La municipalité biterroise fut cependant dans l’incapacité de mener à terme le projet des démolitions. Le rapport Mazet du 6 octobre fit état d’une intervention du Service des Monuments Historiques et des Sites qui rappelait l’obligation de respecter une zone de protection de 100 mètres autour des monuments inscrits et de 500 mètres autour des monuments classés. Le Service mentionnait une fenêtre d’une maison située 2 rue Gaveau dans le quartier St Jacques, promise à la démolition, dite « fenêtre Injalbert », fenêtre inscrite à l’inventaire des Monuments Historiques 11. C.-C. Mazet répliqua qu’il faudrait pour répondre à ces exigences maintenir en l’état 4 hectares de taudis : « Que les enfants meurent d’étiolement, mais que cette fenêtre demeure ! […] Rien ne saurait nous arrêter » 12. Qu’en était-il de cette fenêtre ? Le procès-verbal d’estimation daté du 12 novembre 1944 décrivait ainsi l’édifice situé 2 rue Gaveau dans le quartier St Jacques : « Au premier étage, la façade principale possède une croisée géminée Renaissance dite croisée du maître Injalbert. Cette croisée de belle allure, toute en pierre de taille, avec de superbes cariatides supportant un entablement classique avec corniche à denticules […] étant donné sa beauté mais aussi en souvenir du Maître sculpteur de notre ville qui est né dans ce coin pittoresque, dans cet immeuble appelé à être démoli, nous émettons le vœu que cette croisée soit démontée avec soin et transportée dans le Musée du Maître Injalbert ». (Fig. 13)

La fenêtre dite « Injalbert », internet : Archéologie du Midi médiéval. Tome 26, 2008. pp. 167-197. Maisons médiévales.
Fig. 13 - La fenêtre dite « Injalbert », internet : Archéologie du Midi médiéval. Tome 26, 2008. pp. 167-197. Maisons médiévales.

Ce bâtiment de la rue Gaveau, profondément remanié, est connu aujourd’hui sous le nom d’Hôtel de la Mercy 13. Le bâtiment tient son nom d’un ordre religieux, l’Ordre de Notre Dame de la Mercy, fondé en 1235, voué au rachat ou à la libération des captifs des pirates Turcs et Sarrasins. En 1944, il tombait en ruines. Il est aujourd’hui restauré. La fenêtre dite « Injalbert » qui ne fut pas démolie en 1944 avait été insérée dans un mur de terre. Il s’avère que cette belle fenêtre Renaissance parée de caryatides et d’Atlantes ne doit rien au ciseau du sculpteur biterrois mais qu’elle ornait la façade d’une maison où son père aurait séjourné 14. (Fig. 14, 15, 16)

Mur de terre rue Gaveau
Fig. 14 - Mur de terre rue Gaveau
Travaux de restauration rue Gaveau
Fig. 15 - Travaux de restauration rue Gaveau
Hôtel de la Mercy restauré.
Fig. 16 - Hôtel de la Mercy restauré.

Les Monuments historiques s’étaient adressés au ministère de l’Éducation nationale qui, le 26 octobre, par une lettre du directeur des Services d’Architecture, ordonna la suspension des démolitions. Une autre mise en garde était arrivée le 16 octobre : le préfet avertissait que les mesures d’expropriation entraineraient des réactions des propriétaires. En effet, il se constitua un « Groupement de défense des propriétaires et locataires des quartiers évacués » ; il saisit de l’affaire le ministère de l’Intérieur qui, dans un télégramme du 3 novembre 1944, ordonna au préfet de faire suspendre tous les projets de démolition et de reconstruction de la municipalité. Enfin, le 3 novembre, c’est une sévère mise en demeure venue du ministère de l’Intérieur qui ordonna au CLL de « surseoir immédiatement à toute exécution des travaux projetés ». Il était reproché au CLL de Béziers d’avoir témoigné « une méconnaissance inadmissible de l’esprit de l’ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur l’ensemble du territoire ». C’était une accusation d’insubordination. 

Il faut se rappeler le contexte politique de cette fin d’année 1944 : la guerre continuait, et les organisations de Résistance qui estimaient être à l’origine de la Libération, surtout là où il n’y avait pas eu de débarquement, n’hésitaient pas à tenir tête aux nouveaux pouvoirs ; dans l’Hérault, le commissaire de la République Jacques Bounin dut composer avec le pouvoir des FFI jusqu’en décembre 1944.

L’affaire des démolitions affaiblit le CLL biterrois. Le coup de grâce fut porté par des opposants politiques qui en souhaitaient le remaniement. Il s’agit surtout d’éléments communistes hostiles au président socialiste Pierre Malafosse : authentique résistant 15 (il fut membre de Combat et du réseau Brutus, agent de la France Libre), il avait l’appui du MLN départemental et de sa section locale. Mais les communistes étaient soutenus par le MLN régional dirigé par Gilbert de Chambrun. Le Midi­Libre publia le 20 novembre sous la signature du MLN un article intitulé « Épuration ». C’était une attaque personnelle contre Malafosse. Il était accusé de collusion avec un entrepreneur biterrois concerné par une enquête du Comité départemental de confiscation des profits illicites. Le secteur du BTP avait été très compromis pendant l’occupation allemande en particulier pour la construction du « Südwall », la fortification du littoral.

C’est sous cet angle que Jacques Bounin a évoqué l’affaire des démolitions 16 : « Malafosse a été fort courageux sous l’occupation […] Il devient président du Comité local de Béziers. Il fait preuve d’initiative, dynamite les îlots insalubres, et n’attend pas les commissions de confiscation des profits illicites pour rançonner les industriels qui ont gagné de l’argent avec les Allemands, au profit de la reconstruction de ces quartiers. Mais il est atteint par des compromissions ». Ainsi surgirent sur fond d’épuration économique les divergences entre socialistes et communistes ; l’affaire des démolitions devint l’affaire Malafosse. Les communistes l’emportèrent à la mairie de Béziers lors de la séance du 25 novembre : la démission du président fut mise aux voix. Vingt membres sur vingt deux étaient présents. Onze votèrent contre Malafosse. Les neuf autres – dont Charles Mazet – démissionnèrent : les socialistes et les membres du MLN local. Maître Malafosse fut remplacé par Joseph Lazare, un homme de 59 ans, fondateur du parti communiste héraultais en 1920. En 1941, interpellé en tant que communiste, il avait été interné à Saint-Sulpice puis à la centrale d’Eysses jusqu’en juillet 1944 17. Cet orage politique se poursuivit par un procès en diffamation que l’avocat Malafosse intenta au MLN régional et une durable déchirure entre ce MLN régional et le MLN national qui, loin de désavouer les positions du premier CLL, rattacha directement au MLN de Paris la section de Béziers. La commission municipale, réduite à 13 membres et rapidement présidée par Joseph Lazare, ne fut homologuée que le 2 janvier 1945. Les deux organisations qui regroupaient architectes et entrepreneurs furent dissoutes.

Hygiénisme, urbanisme et respect du patrimoine

La « Maison Mazet » à Béziers (1952)
Fig. 17 - La « Maison Mazet » à Béziers (1952)
Plan de la Maison Mazet
Fig. 18 - Plan de la Maison Mazet

La querelle politique s’était greffée sur une initiative qui se voulait indispensable au bien-être des habitants. Il s’ouvrait en cette période de reconstruction un nouvel âge de l’architecture. Toute l’œuvre de C.-C. Mazet allait ensuite s’y inscrire. Il construisit lui-même sa maison, nommée Villa Saron, dans cet esprit nouveau : l’une des « maisons épicuriennes » célébrées par la DRAC en 2018, maisons d’architectes ouvertes à la lumière tout en étant protégées de la chaleur méditerranéenne 18. (Fig. 17, 18 et 19). Y avait-il contradiction insurmontable entre ces aspirations modernistes et le souci légitime des conservateurs du patrimoine de préserver de précieux héritages ? La hâte de l’éphémère municipalité biterroise de 1944 le fit craindre.

La maison Mazet en 2019
Fig. 19 - La maison Mazet en 2019

Les démolitions furent donc interrompues ; elles avaient cependant suffisamment duré pour modifier les trois quartiers anciens qui avaient été ciblés. Sur 450 immeubles promis à la destruction, 80 avaient été effectivement rasés. Les archéologues biterrois, très critiques à l’égard du CLL, appréhendaient de voir surgir des « constructions modernes qui étageront sottement leurs cubes sommaires aux pieds des fauves murailles, en offusquant à jamais la robuste et altière beauté » 19. Crainte sans fondement car il était prévu que les nouvelles constructions, – quatre immeubles sur une surface de 5 hectares dénommés « Logis Clairs » -, seraient localisées sur le terrain municipal de Badones 20.

Les maisons détruites par « le pic édilitaire » 21 de 1944 étaient insalubres, de l’aveu de tous. Mais elles voisinaient avec de beaux ouvrages qu’il fallait protéger.

La vive polémique provoquée par les démolitions se prolongea en 1945 tant par des procès que par des campagnes de presse, et la Société archéologique de Béziers y participa avec sévérité mais aussi de façon nuancée. Le 25 mai 1945, son président Jules Latreille 22 y consacra en grande partie son discours de distribution des prix aux lauréats du concours de poésie en langue d’Oc 23. Il annonçait la reprise des travaux interrompus par la guerre « dans notre cité biterroise plus cruellement mutilée, hélas, par la hâte des démolitions concertées que par le hasard impitoyable des bombardements ». Il rappela que depuis Viollet-le-Duc, « on ne « dégage » pas les monuments du Moyen-Âge. Conçus, bâtis, pour s’élever, pour être vus au milieu de toits resserrés, parmi d’étroites rues […] Un peu de l’esprit médiéval de Béziers hantait ce coin, unique […] le pic édilitaire a détruit inutilement ce rare tableautin biterrois, œuvre des siècles ». Autre regret : la disparition de la partie ouest des maisons des Chanoines détruites ; elles jouxtaient la façade principale de la cathédrale et faisaient contraste avec la puissance de l’église-forteresse. « Les lithographies romantiques aussi bien que tant de peintures de nos jours qui l’ont consacrée ne manquaient pas, en en fixant les lignes fortes et la chaude couleur, du haut du plan St-Louis, d’en accompagner l’ample déploiement, de ces maisonnettes, de ce jardinet clos où quelques branches de verdure débordaient d’un petit mur ». (Fig. 20)

Béziers pas à pas, St Nazaire, façade occidentale, Lithographie de Robida
Fig. 20 - Béziers pas à pas, St Nazaire, façade occidentale, Lithographie de Robida

La Société archéologique envisageait donc l’aménagement d’un jardin archéologique constitué de cyprès et de lauriers, de myrthes et d’acanthes. Remarquons que dans un rapport du 6 octobre 1944 signé par C.-C. Mazet, l’architecte avait prévu lui aussi des plantations : des pins et des vignes vierges pour embellir les talus qui dominent l’Orb à St Jacques et St Nazaire : ainsi écrivait-il, « Béziers émergera d’un masse de verdure, au lieu de présenter aux touristes des pentes dégradées, aux folles herbes poussant parmi les immondices »

Quoi qu’il en soit, la Société archéologique se dit prête à profiter des circonstances. Déjà, l’exploration des caves profondes du quartier détruit confirmait que « Le Château vicomtal des Trencavel, l’antique castellum des seigneurs de Béziers s’élevait, avec ampleur, sur cette butte extrême, s’étendait sur tout l’espace compris entre la cathédrale, le plan St-Louis et le périmètre semi-circulaire de la rue Boudard. Tout ce quartier condamné, vieux hôtels ou humbles demeures, s’est bâti des débris et sur les substructions de ce château seigneurial ».

D’autre part, la richesse archéologique du quartier St Jacques construit autour de l’ancien théâtre romain avait été mise en évidence par la destruction de quelques petites maisons entassées sur la pente où se trouvaient autrefois des gradins. Jules Latreille le reconnut : « la Société Archéologique a déjà utilisé, elle utilisera, pour la connaissance de l’histoire de Béziers et de de sa topographie, les destructions projetées qu’elle déplorait d’autre part ».

NOTES

1. La dénomination date de 1941.

2. Caron-Leulliez, Marianne, « Le personnel politique des villes du Bas-Languedoc méditerranéen au lendemain de la Libération, renouvellement ou continuité ? », dans La Libération dans le Midi de la France, Toulouse, Eche éd. et Publications Université Toulouse-Le Mirail, 1986.

3. Charles-Claude Mazet, Chronique de jours singuliers, 1995, ronéo.

4. Le ministère ne fut officiellement installé qu’en novembre 1944 mais un Commissariat à la Reconstruction l’a précédé.

5. Voldman Danièle, « Reconstruire pour construire ou de la nécessité de naître en l’an 40 ». In Les Annales de la recherche urbaine, N°21, 1984. La technique et le reste. pp. 67-84.

6. A.D.Hérault, 138W6, composition des CLL.

7. C.-C. Mazet, L’affaire des démolitions, dossier documentaire réalisé en 8 exemplaires, 179p. 1987.

8. A.D.H. 1000W292, évacuations.

9. C.-C. Mazet, Chronique de jours singuliers, op. cité.

10. Esquieu, Yves, « L’œuvre de maître Gervais à la Cathédrale de Béziers » In Annales du Midi, revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, Tome 89, N°132, 1977. pp. 153-165.

11. Ginouvez, Olivier, Chazelles, Claire-Anne de, Colomer, Guilhem, Gazzal, Handy, « Maisons médiévales sur le site de l’amphithéâtre antique de Béziers (Hérault). Contribution à l’étude de l’architecture de pierre et de terre en Languedoc », Archéologie du Midi Médiéval, Année 2008, 26, pp. 167-197.(consultable sur le site Persée).

12. C.C. Mazet, L’affaire des démolitions, recueil de documents, 1987.

13. Ginouvez Olivier, De Chazelles Claire-Anne, Colomer Guilhem, Gazzal Handy. Maisons médiévales sur le site de l’amphithéâtre antique de Béziers (Hérault). Contribution à l’étude de l’architecture de pierre et de terre en Languedoc. In : Archéologie du Midi médiéval. Tome 26, 2008. pp. 167-197.

14. Claude Lapeyre, Alain Roque, Béziers Pas à pas, éditions Horvath, Lyon, 1993, 255 p.

15. ADH 177J 5-19, Fonds Joseph Lanet.

16. Jacques Bounin, Beaucoup d’mprudences, Stock, 1974, 254 p.

17. Jean Sagnes, « Joseph Lazare », 2018, Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier (DBMOS dit Maitron, en ligne).

18. Revue L’Architecture d’aujourd’hui, n° 29, avril 1950.

19. Bulletin de la Société archéologique de Béziers, vol.XI, 1945.

20. A.M. Béziers, Délibérations, Séance du 15 septembre 1944.

21. Société archéologique de Béziers, op. cité.

22. Jules Latreille qui se présentait comme « archéologue amateur » a présidé la Société archéologique de Béziers de 1940 jusqu’à sa mort en 1947. Il était membre de la Société depuis 1920.

23. Bulletin Société archéologique de Béziers.