L'abbaye de Gellone (Saint-Guilhem-le-Désert, Hérault),
Châteauneuf-de-Gadagne et les prieurés de Saint-Didier et Saint-Marcellin
(Valernes, Alpes-de-Haute-Provence)

* Professeur d’Études romanes, Department of Romance Studies,
Morrill Hall, Cornell University, Ithaca, NY 14853-4701, USA.

« Monsieur,

Selon une tradition ancienne, Guillaume d’Orange, le futur saint Guillaume, enleva Châteauneuf- de-Gadagne aux Sarrasins et le donna en fief à l’abbaye de Gellone, qu’il avait fondée. Néanmoins, en dépit de cette tradition et en dépit de tous les engagements pris dans les chartes qui sont arrivées jusqu’à nous, l’abbé et la communauté de Saint-Guilhem-le-Désert finirent par aliéner le fief de Châteauneuf en le donnant à leur propre suzerain, le pape Jean XXII 1. Par une bulle du 1er décembre 1323, ce pontife transféra au Comtat Venaissin et à l’Église romaine cette seigneurie et tous les droits, juridictions et biens que l’abbé Raimond de Sérignac et son monastère y avaient et promit à l’abbé et au monastère la compensation qui leur était due en échange. Au dire de leur procureur, ils voulaient se débarrasser de Châteauneuf parce qu’ils en tiraient peu de profit, vu l’éloignement de ce village 2.

D’après ce que nous savons sur la redevance féodale que le seigneur de Châteauneuf devait à l’abbé, Raimond V et ses moines n’eurent pas tort de demander cet échange de biens au pape Jean XXIII Même sils acceptaient la tradition selon laquelle Guillaume avait offert le domaine de Châteauneuf à l’abbaye, ils ne se seraient pas sentis obligés de conserver ce fief, puisqu’ils croyaient que Guillaume leur avait donné un grand nombre de terres en Languedoc 3. Il n’est pas impossible, cependant, qu’ils aient agi de connivence avec le pape, qui avait tout intérêt à s’emparer de cette seigneurie enclavée dans le Comtat.

Par une bulle du 24 août 1345, le pape Clément VI tint la promesse faite par Jean XXII en donnant à l’abbaye de Saint-Guilhem les prieurés de Saint-Didier et Saint-Marcellin en échange de Châteauneuf. Ces prieurés se situaient à Valernes au nord de Sisteron, aux lieux-dits « château Saint-Didier » et « les Monges » 4 nom occitan qui signifie « les Moines ». D’après le résumé de cette bulle dans le grand inventaire des archives de l’abbaye dressé en 1783, le monastère avait cédé à Jean XXIII « son droit de censive annuelle d’une vache de diverses couleurs » et « tout droit de directe sur le Châteauneuf du Pape, au diocèse de Cavaillon, que Giraud l’Ami, chevalier, tenait en fief dudit monastère » 5. Il s’agit ici de Giraud VI Amic, seigneur de Châteauneuf 6, et de la redevance annuelle d’une vache-caille, c’est-à-dire d’une vache pie, qu’il fallait donner à l’abbaye le 28 mai, jour de la fête de saint Guillaume 7.

Les prieurés de Saint-Didier et Saint-Marcellin furent unis à l’abbaye de Sainte-Claire de Sisteron en 1452 8, mais bientôt il ne s’agissait plus que d’un seul prieuré sous l’invocation des deux saints. Le 17 avril 1488, le pape Innocent VIII accorda aux moines de Saint-Guilhem une pension de trente petits florins par an sur ce prieuré. Dans ses Annales Gellonenses, achevées en 1705, Dom Joseph Sort fait le résum » suivant de la bulle conservée aux archives du monastère :

« Anno MCDLXXXVIII, de XXVIIa (erreur pour XVIIa9 aprilis, idem papa Innocentius VIIIus, ad instantiam Petri Bavoli, monachi et hostelarii monasterii Sancti Guillemmi, mandavit Ludovicae abbatissae et conventui Sanctae Clarae Sistaricensi ut supra prioratum Sanctorum 10 Desiderii et Marcelli (faute de transcription pour Marcellini) ordinis Sancti Benedicti Vapincensis dioecesis, dicto asceterio Sanctae Clarae unitum et ante ad ipsum hostelarium spectantem, solveret ipsi hostolario annuatim in festo Omnium Sanctorum Avenione pensionem XXX florenorum parvorum monetae currentis in Provincia, decem florenos auri de camera vel circa, constituentium super fructibus dicti prioratus, quorum tertiam partem ipsa pensio non excedit donec, abbatissa et conventu praedictis procurantibus, aliquod aliud beneficium ecclesiasticum dicte hostolariae perpetuo uniretur et hostelarius pro tempore existens possessionem pacifice adeptus fuisset, et pontifex sui mandati executorem nominavit quemdam canonicum ecclesiae Sti Laugerii Lametacensis ut ipsam abbatissam et conventum cogeret ad praedictam solutionem sub poena excommunicationis. Romae apucl Sanctum Petrum » 11

Prieuré de Saint-Marcellin, vue d’ensemble des vestiges, de près (cliché : Jean-Claude Richard, 1994).
Fig. 1 Prieuré de Saint-Marcellin, vue d’ensemble des vestiges, de près (cliché : Jean-Claude Richard, 1994).
Prieuré de Saint-Marcellin, vue d’ensemble des vestiges de loin (cliché : Jean-Claude Richard, 1994).
Fig. 2 Prieuré de Saint-Marcellin, vue d’ensemble des vestiges de loin (cliché : Jean-Claude Richard, 1994).
Prieuré Saint-Didier, vue d’ensemble du manoir construit au début du XIXe siècle sur l’emplacement du prieuré (cliché : Jean-Claude Richard, 1994).
Fig. 3 Prieuré Saint-Didier, vue d’ensemble du manoir construit au début du XIXe siècle sur l’emplacement du prieuré (cliché : Jean-Claude Richard, 1994).

Ce texte peut se traduire ainsi :

« L’an 1488, le 17 avril, le même pape innocent VIII, à l’instance de Pierre Bavol, moine et hôtelier du monastère de Saint-Guilhem, ordonna que l’abbesse Louise 12 et la communauté de Sainte-Claire de Sisteron paient à cet hôtelier annuellement à Avignon à la Toussaint sur le prieuré des Saints-Didier-et-Marcellin de l’ordre de Saint-Benoît au diocèse de Gap, uni audit couvent de Sainte-Claire et appartenant antérieurement à cet hôtelier, une pension de trente petits florins de monnaie courante en Provence, dix florins d’or du trésor royal ou environ, tirés des revenus dudit prieuré. Cette pension ne doit pas dépasser le tiers de ces revenus à moins que quelque autre bénéfice ecclésiastique administre par lesdites abbesse et communauté n’ait été uni à perpétuité à cette hôtellerie et à moins que l’hôtelier d’alors n’en ait pris possession pacifiquement, et le pape nomma un certain chanoine de l’église de Saint-Laugier de Lamezia (?) 13 Il pour exécuter son ordre de contraindre cette abbesse et cette communauté à faire ledit paiement sous peine d’excommunication. À Saint-Pierre de Rome. »

Contrairement à ce qu’en dit Dom Sort, ceci n’est pas une bulle d’union 14, et on rencontre la même erreur dans la chronologia abbatum, que Dom Joseph Magnan termina en 1700 15, et dans une procuration du 10 décembre 1764 16. Il n’en est pas moins vrai que l’abbaye de Saint-Guilhem ne semble pas avoir possédé d’autre bulle papale faisant mention de l’union du prieuré au couvent de Sainte-Claire.

Il est évident que le pape ne fit rien pour octroyer aux moines un fief moins éloigné de leur abbaye. Il est probable, cependant, que les moines désiraient récupérer des prieurés qu’ils avaient possédés auparavant : témoin ce document du 6 janvier 1208 (1209, nouveau style) :

« Sit notum cunctis quod anno Doininicae incarnationis millesimo ducentesimo octavo, die Apparitionis Domini, ego, Petrus, abbas monasterii Sancti Guilelmi, comendo tibi, Ugoni de Sancto Desiderio, ecclesiam Sancti Desiderii cum omnibus ad eam pertinentibus, excepto eo, quod in ecclesia Sancti Marcellini non habebis aliquam dominationem nisi eam, quam voluerit G. Chatbertus, et pro predicta ecclesia dabis annuatim abbati Sancti Guilelmi, in die sancto Paschae,triginta solidos Melgoriensium, exceptis his primis tribus annis, in quibus dabis annuatim decem solidos ; et ego predictus Ugo do me, et mea omnia cum matre mea monasterio Sancti Guilelmi, et tibi, Petro, abbati, et promitto tibi, et successoribus tuis obedienciam. Factum fuit hoc in communi capitulo, presente toto conventu, et pluribus aliis » 17.

Ce document peut se traduire comme suit :

« Qu’il soit connu de tous que l’an de l’Incarnation du Seigneur 1208, le jour de l’Épiphanie du Seigneur, moi, Pierre, abbé du monastère de Saint-Guilhem, je vous confie, Hugues de Saint-Didier, l’église Saint-Didier avec toutes ses appartenances, avec cette réserve que sur l’église Saint-Marcellin vous aurez seulement autant d’autorité que G. Chatbert voudrait vous accorder, et pour ladite église vous donnerez annuellement à l’abbé de Saint-Guilhem, le saint jour de Pâques, trente sous melgoriens, sauf que durant les trois premières années, vous donnerez annuellement dix sous ; et moi, ledit Hugues, je me donne avec tous mes biens et ma mère au monastère de Saint-Guilhem et à vous, Pierre, abbé, et je vous jure obéissance à vous et à vos successeurs. Fait dans la salle capitulaire en présence de toute la communauté et de plusieurs autres personnes. »

L’église Saint-Marcellin figure parmi les dépendances de l’église Saint-Didier, celle-là même qui fut offerte aux clarisses, d’après l’index des Annales de Dom Sort 18. Puisque cet historien connaissait bien les archives de l’abbaye, il doit s’agir des deux prieurés dans le département des Alpes-de-Haute-Provence 19. La mort d’Hugues de Saint-Didier semble avoir entraîné la perte des prieurés.

Prieuré Saint-Didier, Chapelle (funéraire) du XIXe siècle qui aurait été construite sur l’emplacement de la précédente (cliché : Jean-Claude Richard, 1994).
Fig. 4 Prieuré Saint-Didier, Chapelle (funéraire) du XIXe siècle qui aurait été construite sur l’emplacement de la précédente (cliché : Jean-Claude Richard, 1994).

L’abbaye sisteronaise n’était pas bien riche 20, et dans des actes de 1614 et 1647, il est question du paiement des arrérages d’une pension de 18 livres que ce couvent devait à l’abbaye de Saint-Guilhem 21. Dans sa Chronologia abbatum, à la fin d’un résumé du document de 1488, Dom Magnan indique que les trente petits florins sont évalués à 18 livres tournois 22. Le mal qu’avaient les moines à obtenir la somme requise semble expliquer le fait qu’en 1689 le chapitre de Saint-Guilhem tenta, par des « actes de procuration… de contraindre les seigneur-propriétaire et tenanciers de la terre de Châteauneuf du Pape, située dans le Comtat-Venaissin, à venir faire hommages, et payer les arriérées de leurs usages, et autres droits à l’office d’hostelier d’icelle-abbaïe » 23. Tentative qui échoua, parait-il, puisque les arrérages des clarisses de Sisteron réapparaissent dans des documents de 1694 24, 1764 et 1779.

Voici la procuration de 1764, minutée par Jean-Pierre Poujol, notaire de Saint-Guilhem-le-Désert :

« L’an mil sept cens soixante-quatre et le dixième jour du mois de décembre, après midi, dans l’abbaye du lieu de Saint-Guillen-le-Dézert, diocèze de Lodève, par-devant nous, notaire royal dudit lieu soussigné, présens les témoins bas-nommés. Furent présants les Révérends Pères Dom Bernard Labaste, prieur, Dom Jean-Joseph Fixes, Dom Louis Grillet, Dom Jacques Cousteilh, Dom J. Saint-Guily, Dom Jean-Joseph Causse, Dom Pierre-Paul Chauchon, sindic, et Dom Joseph-Philipe (sic) Monais-Delbouix, tous religieux profets de l’ordre de Saint-Benoist, Congrégation de Saint-Maur, faisant et composant le corps du …chapitre de ladite abbaye, lesquels de leur bon gré et bonne volonté ont fait et constitué pour leur procureur spécial et général Monsieur Mévolhon, négotiant de la ville de Cisteron, auquel ils donnent pouvoir de pour eux et en leurs noms retirer le payement de la pantion annuelle de dix-huict livres que lesdits religieux ont sur l’abbaye royalle de Sainte-Claire dudit Cisteron en vertu de l’union du bénéfice et prieuré de Saint-Didier et Saint-Marcellin de Valerne (sic), uni à ladite abbaye de Sainte-Claire par bulle de notre Saint Père, le pape Innocent Huict, en l’année 1488, lequel bénéfice de Saint-Didier et SaintMarcellin estoit cy-devant uni à l’office d’hôtellier de ladite abbaye Saint-Guilhen, du payement de laquelle pantion annuelle et des années arréragées, ledit sieur procureur en fournira bonne et valable quittance au nom desdits religieux constituans, lesquels veulent et entendent que la présante procuration vailhe jusques à révocation expresse et quelle ne soit point sujette à surannation, promettant etc., obligeant et renonceant etc. Fait et passé dans une des salles de ladite …abbaye, présans Maistre Joseph-Michel Gailhac, maire dudit Saint-Guilhen, et sieur Philipe (sic) Jaudon, maistre fabricant en bas, habitants dudit Saint-Guilhen, signés avec lesdits Révérends Pères et nous, Jean-Pierre Poujol, notaire royal dudit Saint-Guilhen, requis et soussigné.

[Signatures] Frère E. Labaste, Dom J.-J. Fixes, Frère L. Gaillet, Frère Jean Saint-Guily, Frère Je.-Jos. Causse, Frère P.-P. Chauchon, Frère Joseph-Philippe Monais-Delbouix, Gailhac, Jaudon.

« Monsieur, Poujol, notaire » 25

Malheureusement, à partir de 1772, les clarisses cessèrent de s’acquitter de la rente quelles devaient à l’abbaye de Saint-Guilhem, et le 30 septembre 1779, Dom Pierre Valeton, syndic de l’abbaye, se voit obligé d’écrire la lettre suivante à Monsieur Mévolhon 26 :

« Monsieur,

J’ay trouvé sur nos registres de compte qu’on s’addressoit à vous pour être payé de la pension que fait l’abbaye de Ste-Claire de Sisteron à notre abbaye de St-Guilhem. J’ay pensé que vous voudriés bien encore avoir cette bonté. Je viens donc vous prier de me faire cette grâce. Je ne sçay s’il est nécessaire que j’envois ma procuration pour cela à M du Virail, oeconome séquestre du revenu de l’abbaye de Ste-Claire de Sisteron. Je vous serois bien obligé si vous vouliés bien me le marquer. La rente que nous fait l’abbaye de Sisteron est de 18 # par an. Elle na pas été payée depuis 1772 inclusivement, il y a donc sept années révolues. Je vous demande pardon de la liberté que je prens, mais jay tant trouvé de politesse dans vos lettres à un de mes prédécesseurs que je nay pas crains de m’addresser à vous.

J’ay l’honneur d’être avec respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

« Monsieur, Dom Valeton, sindic de l’abbaye » 27.

Fondée en 1285 par Gérarde de Sabran, abbesse de Sainte-Claire d’Avignon, l’abbaye de Sainte-Claire de Sisteron fut supprimée en 1750 à cause de l’insuffisance de ses revenus, et ses biens furent partagés entre les bernardines de Manosque et les ursulines de Sisteron 28. En outre, d’après la lettre de Dom Valeton, les revenus du couvent avaient été mis sous séquestre.

Il semble que les moines de Saint-Guilhem auraient mieux fait de conserver leur vache gadagnienne. Cherchant en vain à la récupérer vers la fin du XVIIe siècle, ils parvinrent, néanmoins, à se renseigner sur la légende épique qui justifia l’inféodation de Châteauneuf à l’abbaye et sur certains termes de cette inféodation. Les moines avaient gardé la bulle de 1345, mais ils ont dû se débarrasser des autres documents pertinents après l’aliénation du fief.

Un paragraphe de la chronologia abbatum laisse penser que Dom Magnan (ou Maignen), qui entra dans l’abbaye en 1691 29, prit connaissance de l’histoire du fief à Châteauneuf même et que les moines lui avaient confié une mission à but juridique. Dans ce passage, Dom Magnan reconnaît que le duc de Gadagne a acheté ce fief, qui vaut au moins deux cent mille livres, et qu’il a payé le droit de mutation à la Chambre apostolique. En outre, l’historien gellonais parle de l’inféodation légendaire du IXe, siècle, décrit la cérémonie d’investiture qui eut lieu à chaque changement de seigneur à Châteauneuf et indique que le seigneur de Châteauneuf donnait à l’abbé de Saint-Guilhem, à titre de cens annuel, une vache-caille, c’est-à-dire de couleurs diverses et variées, avec une certaine somme d’argent 30.

Il n’est jamais question de cette somme d’argent dans les accords passés entre les seigneurs de Châteauneuf et les abbés de Saint-Guilhem. Dom Magnan se fonde vraisemblablement sur une charte du 13 mars et du 12 avril 1268 selon laquelle les habitants de Châteauneuf doivent donner annuellement au seigneur Giraudet Amic six livres tournois au cours pour la vache et pour l’albergue 31, c’est-à-dire le droit de gîte, qui devint un impôt régulier 32. S’agit-il de deux redevances féodales exigées par l’abbaye ? Oui, si l’on se fie à un vidimus du document fait en 1670. D’après ce vidimus, les habitants sont tenus de payer l’albergue au seigneur ou à l’abbaye 33. Malheureusement le texte de l’original est devenu illisible à cet endroit, et le copiste du XVIIe siècle na pas réussi à déchiffrer toutes les lettres, usées par le frottement parce qu’elles se trouvent sur un pli extérieur du parchemin. Tout ce que l’on peut affirmer, c’est que le mot monasterio n’y a pas laissé de traces reconnaissables et que l’albergue permettra au seigneur de se procurer la vache. Dom Magnan a dû avoir accès aux renseignements fournis par le vidimus 34.

Que valait la vache pie de Châteauneuf-de-Gadagne ? Dans le Cartulaire de Gellone, on ne spécifie jamais la couleur d’un animal qui sert de redevance féodale. Quel rapport pourrait-il y avoir entre la vache-caille et le fondateur de l’abbaye? Qu’en disent les chansons de geste ?

Dans le Moniage Guillaume II, le nouveau moine au monastère d’Aniane se plaint de la perte éventuelle de ses braies lorsqu’il rencontrera des larrons sur son chemin en allant à la mer acheter des poissons (v. 442-48, 685-93) 35. Son abbé lui répond : « Sire Guillaume, par l’âme de mon père, je ne le voudrais pas pour une vache vaire » (v. 697-98 36), comme s’il s’agissait d’une race bovine très appréciée. On dirait qu’une vache pie valait son pesant d’or. Est-ce une allusion à la redevance gadagnienne ?

Dans Foucon de Candie, Herbert le Duc, de Danmartin, fait dire au héros éponyme : « Devant Orenges cuit tel cemnbel faire, / onques Bertranz quant prist la vache vaire, / por que Guillelme se clama tant pecaire : / Guiborc en ot, bien l’ai oï retraire » (v. 538-41 37). « Devant Orange, dit Foucon, je crois pouvoir leur faire une meilleure joute que ne fit jamais Bertrand quand il prit la vache pie parce que Guillaume se déclara si malheureux. Il en eut Guibourc ; je l’ai bien entendu dire. D’après la version franco-italienne de l’épopée, ce neveu de Guillaume s’empara d’une vache métaphorique, à savoir Guibourc elle-même : « Cest fo Giborga, ke si l’oïe retrayre, / Dunt Guillelmes s’en clama po’ por peçayre 38. Bertrand prit Guibourc, et à en croire cette variante, Guillaume se tenait pour malheureux après (po’). Le sens des quatre vers en question n’est pas très clair, mais il pourrait s’agir d’une tradition selon laquelle Bertrand aurait enlevé Guibourc aux Sarrasins et à leur roi Tibaut au cours d’une bataille devant Orange après le mariage de Guillaume avec l’ancienne épouse du roi, qui continuait à lui disputer la possession de la belle Sarrasine – à moins que l’on ne suppose, avec Schultz-Gora, que c’est grâce à la prise de la vache vaire que Guillaume put épouser Guibourc 39. On est tenté de penser qu’Herbert fait allusion au Siège d’Orange 40 et que, dans ce poème perdu, Bertrand libéra Orange aussi bien que Guibourc. Cela expliquerait, au moins en partie, la grande affection que ces deux personnages éprouvent l’un pour l’autre dans Foucon de Candie 41. Quelle que soit l’hypothèse que l’on avance, il ressort des exemples que l’on vient de citer qu’une vache pie, qu’elle fût réelle ou métaphorique, avait une très grande valeur. À l’origine, c’était peut-être en souvenir de Guibourc que le seigneur de Châteauneuf envoyait une vache pie tous les ans à l’abbaye de Saint-Guilhem.

Il est significatif que dans les laisses où figure la vache pie, on trouve à l’assonance et à la rime certains mots qui sont exclusivement occitans. Dans le Moniage II, paire (v. 697) assone avec vaire, Guillaumes, portasse, etc. (v. 698,711-12) ; chez Herbert, maire, fraire, pecaire, emperaire et paire (v. 531, 537, 540, 544, 546) riment avec faire, estraire, aire, vaire, etc. (v. 532-36, 538-39, 542-43) 42. Les deux poètes se sont peut-être inspires de traditions méridionales.

À Saint-Guilhem-le-Désert, le souvenir de l’origine de la redevance gadagnienne se perdit après l’aliénation du fief, et la perception de la nouvelle redevance se fit plus difficile après l’entrée en scène des clarisses de Sisteron. En somme, l’échange de fiefs au XIVe siècle donna des ennuis d’argent aux moines de Gellone et porta atteinte à la transmission de belles légendes épiques.

Notes

   1.Sur ces engagements et toutes les variantes de cette tradition, voir Alice M. Colby-Hall, »Guillaume d’Orange, l’abbaye de Gellone et la vache pie de Châteauneuf-de-Gadagne », Études sur l’Hérault, N.S., 9 (1993), 5-21.

   2.Avignon, Archives départementales de Vaucluse, 36 J 238, bulle du 1er décembre 1323, éditée et traduite par Colby-Hall dans « Guillaume d’Orange », p. 17, 20.

   3.Sur la charte de donation fabriquée par les moines de Gellone au XIe siècle, voir Pierre Tisset, L’Abbaye de Gellone au diocèse de Lodève des origines au XIIIe siècle (Paris, 1933), p. 44-47.

   4.Jean-Claude Richard, lettre du 2 décembre 2002.

   5.François Lambert, éd., « Répertoire chronologique et inventaire général de toutes les chartes, titres, documens, régistres et papiers, concernans les biens, possessions et affaires du chapitre régulier de l’abbaïe de Saint Guilhem le desert, qui ont été trouvés au dépôt des archives d’icelle maison, lors de l’examen général et exact qui en fut fait, tous les dits titres étiquettés et cottés, ensemble ce present inventaire dressé en l’année 1783», Cahiers d’Arts et traditions rurales, 5-6 (1992-93), p. C5-1, n° 1963.

   6.Sur Giraud VI Amic, voir François Gimet et René Brémond, Histoire de Châteauneuf-de-Gadagne (Paris, 1935), p. 80-81.

   7.Colby-Hall, « Guillaume d’Orange », p. 1-21.

   8.Édouard de Laplane, Histoire de Sisteron tirée de ses archives (Digne, 1843 ; réimp. Marseille, 1974), t. 11, 378-79.

   9.D’après l’inventaire de 1783 (p. C5-2, n° 1969), ce document date du 15 des calendes de mai, c’est-à-dire du 17 avril, mais Dom Sort le date du 27 avril, vraisemblablement parce qu’il n’a pas vu le X de XV.

   10.  Abréviation utilisée par Dom Sort : SSorum.

   11.  Dom Joseph Sort, Annales Gellonenses (Montpellier, Archives départementales de l’Hérault, m. 5 H 6), p. 307. J’ai modernisé la ponctuation, les signes diacritiques et l’emploi des majuscules.

   12.  Louise de la Grolée, abbesse de 1474 à 1496, année de sa mort (Gallia christiana [nova], éd. Denis de Sainte-Marthe [Dionysius Sammarthanus], t. I [Paris, 1715], col. 514, et Laplane, Histoire de Sisteron, t. 11, 380).

   13.  Lametacensis semble désigner Lamezia (aujourd’hui Lamezia Terme) ou Maida en Calabre. Voir Johann G. Th. Grässe et Friedrich Benedict, Orbis Latinus : Lexikon lateinischer geographischer Namen des Mittelalters und der Neuzeit, éd. et rev. Helmut Plechl en collaboration avec Sophie C. Plechl (Braunschweig, 1972), t. II, s.v. Lametum et s. Euphemia.

   14.  Dom Sort, Annales Gellonenses, p. 307.

   15.  Dom Jean Magnan, Chronologia abbatum (Montpellier, Archives départementales de l’Hérault, ms. 5 H 5), p. 238.

   16.  Montpellier, Archives départementales de l’Hérault, 2 E 4/373, registre du notaire de Saint-Guilhem-le-Désert, Jean-Pierre Poujol, fol. 211 v.

   17.  Cartulaires des abbayes d’Aniane et de Gellone publiés d’après les manuscrits originaux, t. I Cartulaire de Gellone, éd. Paul Alaus, l’abbé Léon Cassan et Édouard Meynial Montpellier, 1898), n° DLV, p. 481.

   18.  Dom Sort, Annales Gellonenses, p. 428.

   19.  Cf. Christian Camps, Frank Hamlin et Jean-Claude Richard, Cartulaire de Gellone tables des noms de personnes et des noms de lieux (Montpellier, 1994), « Addenda et corrigenda jusqu’au 9 décembre 1998 », 5v. S. Desiderii et S. Marcellini.

   20.  Sur les revenus des clarisses de Sisteron, voir Laplane, Histoire de Sisteron, t. II, 378-79.

   21.  Lambert, éd., « Répertoire chronologique et inventaire général», p. C5, 4-5, n 1980, 1984.

   22.  Dom Magnan, Chronologia abbatum, p. 238.

   23.  Lambert, éd., « Répertoire chronologique et inventaire général », P. C5-6, n° 1989.

   24.  Lambert, éd., « Répertoire chronologique et inventaire général», P. C5-6, n° 1990.

   25.  Montpellier, Archives départementales de l’Hérault, 2 E 4/373, registre du notaire Jean-Pierre Poujol, fol. 211 v°-212 r°. J’ai résolu les abréviations et modernisé la ponctuation, les signes diacritiques et l’emploi des majuscules. Pour des renseignements biographiques sur Dom Jean-Joseph Fizes, Dom Louis Grillet, Dom Jacques Cousteilh, Dom Bernard Labaste, Dom Pierre-Paul Chauchon et Dom Jean-Joseph Causse, voir Bernard Chédozeau, « Architecture et monachisme : l’abbaye mauriste de Saint-Guilhem-du-Désert, anciennement Gellone (23 septembre 1644-3 janvier 1791) », Cahiers d’arts et traditions rurales, 14 (2002), 72, 103-05. Selon Chédozeau, le nom de famille de Dom Cousteilh était Courteilh (p. 105).

   26.  Je remercie Jean-Claude Richard de m’avoir signalé la procuration minutée par Poujol et la lettre. de Dom Valeton.

   27.  Montpellier, Archives départementales de l’Hérault, 8 F 23, lettre de Dom Pierre Valeton à M. Mévolhon, négociant et receveur de la ville et viguerie de Sisteron. J’ai modernisé la ponctuation, les signes diacritiques et l’emploi des majuscules. Pour des renseignements biographiques sur Dom Valeton, voir Chédozeau, « Architecture et monachisme», p. 88, 104, 106.

   28.  Laplane, Histoire de Sisteron, t. I, 101-02 ; t. II, 379.

   29.  Chédozeau, « Architecture et monachisme», P. 99.

   30.  Édition et traduction du passage dans Colby-Hall, « Guillaume d’Orange », p. 5-6.

   31.  Avignon, Archives départementales de Vaucluse, 36 J 270. Puisque Pâques tombait le 8 avril en 1268 et le 24 mars en 1269, il est évident que le notaire a utilisé le style de Noël. Le passage en question est cité et traduit dans Colby-Hall, « Guillaume d’Orange », p. 11.

   32.  Sur l’albergue en Provence aux XIIe et XIIIe siècles, voir Édouard Baratier, éd., Enquêtes sur les droits et revenus de Charles Ier d1njou en Provence (1252 et 1278), Collection de documents inédits sur l’histoire de France, Série in-40 (Paris, 1969), p. 56-59.

   33.  Avignon, Archives départementales de Vaucluse, 36 J 270.

   34.  Dans mon article sur Guillaume d’Orange et la vache pie (p. 11), j’ai fait trop confiance au vidimus en ce qui concerne les deux redevances.

   35.  Les Deux Rédactions en vers du Moniage Guillaume, chanson de geste du XIIe siècle, éd. Wilhelm Cloetta, Société des Anciens Textes Français (Paris, 1906-11), t. I.

   36.  « Sire Guillaumes, par lame de mon paire, / Jou nel vauroie por une vace (sic) vaire ».

   37.  Herbert le Duc, de Danmartin, Folque de Candie, éd. Oskar Schultz-Gora, Gesellschaft fur romanische Literatur, 21, 38, 49 Jena, 1909-36), t. I.

   38.  Venise, Biblioteca Marciana, fr. 20 (=233), fol. 2 v°, col. 1, v. 9-10.

   39.  Herbert le Duc, Folque de Candie, éd. Schultz-Gora, t. III, 20, note aux vers 539-42.

   40.  Cf. Raymond Weeks, « Études sur Aliscans», Romania, 38 (1909), 10-30, et Paola Moreno, La tradizione manoscritta del « Foucon de Candie » : contributo per una nuova edizione (Naples, 1997), p. 226, 229-30.

   41.  Herbert le Duc, Folque de Candie, éd. Schultz-Gora, t. I, v. 565-67, 2259-62, 4155-58, 5226-27, 6095-6102, 6221-26.

   42.  Herbert le Duc, Folque de Candie, éd. Schultz-Gora, t. I. Sur les rimes occitanes d’Herbert, voir Herbert le Duc, de Danmnartin, Folque de Candie, éd. Oskar Schultz-Gora, t. IV, éd. Ulrich M61k, Beihefte zür Zeitschrift für romanische Philologie, 111 (Tübingen, 1966), p. 25.