La restauration de la Villa Laurens d’Agde à la lumière des dernières découvertes
La restauration de la Villa Laurens d’Agde
à la lumière des dernières découvertes
Hélène PALOUZIÉ * & Laurent FELIX **
* Hélène PALOUZIÉ, conservateur des Antiquités et objets d’art de l’Hérault, DRAC Occitanie.
** Laurent FÉLIX, chargé de la conservation du patrimoine et de la villa Laurens,
Communauté d’Agglomération Hérault Méditerranée.
Longtemps appelée château, la villa créée par Emmanuel Laurens à l’extrême fin du XIXe siècle est le reflet d’une conception nouvelle de l’aménagement intérieur appelée « l’art dans tout », qui lie architecture, décor et mobilier. Propriété de la ville d’Agde depuis 1994, classée au titre des Monuments historiques en 1996, elle est au centre d’un vaste projet de restauration et de valorisation conduit par la Communauté d’agglomération Hérault Méditerranée en partenariat avec la DRAC Occitanie. La recherche historique sur la villa Laurens, fondement de tout projet de restauration, révèle le prestige du lieu et oriente les choix de restauration.
For a long time called the ‘Château’ the villa created by Emmanuel Laurens at the very end of the 19th century, was a new concept of interior design called ‘Art dans Tout’ (this movement was a French art group which operated from 1896 to 1901), that linked architecture, decoration and furnishings. Since 1994 when it became the property of the town of Agde, classified as a Historical Monument in 1996, this villa is the centre of a vast renovation and reclamation project driven by the Communauté d’Agglomération Hérault Méditerranée in liaison with the DRAC Occitanie. The historical research of the Villa Laurens, the basis of all restoration projects, reveals the prestige of the premises and which directions to take for its restoration.
Dempuèi de temps nomenada Castèl, la villá bastida per Enmanuèl Laurens a la fin finala del sègle XIX es lo miralh d’un concebement novèl de l’agençament de l’endedins, designat coma « l’art dins tot », que fa lo ligam entre arquitectura, decòr e mobiliari. Proprietat de la ciutat d’Agde dempuèi 1994, se trapa al mitan d’un projècte ample d’adobament e de valorizacion bailejat per la Comunautat d’aglomeracion Erau-Mediterranèa amb coma sòci la DRAC Occitània. La recèrca istorica sus la villá Laurens, çò qu’es lo fondament de cada projècte d’adobament, fa mòstra del prestigi del luòc e endralha las causidas de seguir.
[ Texte intégral ]
L’élargissement de la notion de patrimoine qui s’est imposée au tournant des années 1970-1980, a permis la sauvegarde de monuments nouveaux, – au-delà de ceux de culte et de pouvoir -, plus récents, plus représentatifs de l’ensemble de la société. Ce que l’on a appelé le processus de patrimonialisation 1, à partir de la légitimation « scientifique » par les spécialistes du patrimoine, a permis en 1996, le classement au titre des monuments historiques de la villa Laurens, en partie ruinée, le monument devenant ainsi un objet du patrimoine culturel digne de conservation et de restauration. Le déclencheur de cette patrimonialisation administrative – définie comme un processus de réinvestissement et de revalorisation de lieux oubliés – est sans nul doute le rachat en 1994 du domaine de Belle-Isle par une collectivité publique, la commune, dont le souhait était sa restauration en vue de son ouverture au public. (Fig. 1) (Fig. 2)
La recherche historique sur la villa Laurens, fondement de tout projet de restauration, a révélé le prestige du lieu et autorisé l’élaboration d’un programme général de travaux cohérent. Elle a renforcé l’appropriation identitaire de la commune qui a su convaincre ses administrés de la possible transformation du monument en ressource économique. La construction d’une ressource patrimoniale, le devenir du monument est l’enjeu de la restauration actuelle.
La dynamique engagée depuis une dizaine d’années en faveur de la restauration de la villa, dont les études préalables et programmes de travaux ont été confiés à l’architecte en chef des Monuments historiques, se poursuit et s’enrichit aujourd’hui des découvertes sur le décor intérieur et le mobilier. Des éléments nouveaux permettent d’appréhender de façon plus précise, d’orienter les choix de restauration, qui doivent rester fidèles à la conception initiale de la villa Laurens et remettre en valeur les effets décoratifs recherchés, tout en gardant un équilibre entre les éléments d’origine et les éléments restitués 2. La complexité de cette restauration est de trouver un équilibre dans le mille-feuille historique de l’œuvre afin de rétablir une unité potentielle.
Nous terminions en 2015 le premier ouvrage consacré à la Villa Laurens 3 par le vœu qu’objets, meubles, tentures, tapis, bronzes, lustres, lampes, vases, sculptures, tableaux, passionnément rassemblés par Emmanuel Laurens (1873-1959) pour orner sa villa, puissent un jour retrouver leur place. Nos dernières recherches éclairent la passion du commanditaire pour la décoration d’intérieur et confirment son rapport particulièrement fécond avec les artistes qu’il côtoyait. Les photographies, documents et éléments mobiliers récemment retrouvés illustrent ce foisonnement ornemental, où les frontières entre architecture, décor et mobilier s’effacent dans un continuum spatial étonnant. Ils révèlent une personnalité inclassable, qui partage avec Pierre Loti la tentation du voyage, le goût des escales exotiques dont les demeures au décor coloré et abondant sont le reflet.
Les décors du grand salon et de la salle de bain
A la faveur de nouvelles recherches en vue de la restauration générale du monument, deux grands décors peuvent être aujourd’hui précisés grâce à la découverte de nouveaux documents. Le premier, dans un état de conservation critique, est situé dans le grand salon et n’a guère été étudié car postérieur au premier aménagement de la villa autour de 1900 ; le second, celui de la salle de bain de l’appartement privé, réalisé en 1898, ou plus précisément une partie de celui-ci, est bien documenté pour avoir été publié dans les revues d’arts décoratifs.
Du décor inspiré de Maurice Denis du salon de musique à celui du grand salon
La réhabilitation générale du salon de musique entre 2012 et 2014 a permis sa restauration de la parure décorative organisée selon trois registres distincts : lambris, toiles monumentales et peintures murales dans la partie supérieure. L’exécution des peintures murales, comme celles de l’ensemble de la villa, est attribuée au peintre marseillais Eugène Dufour (1873-1941). L’état critique de conservation des onze peintures sur toile (disparition à plus de 80 % de la couche picturale) a rendu impossible toute restitution, ne serait-ce que sur le papier. Si l’iconographie est difficilement interprétable, quelques vestiges peints ont cependant pu livrer quelques informations d’ordre stylistique sur ces toiles qui les situent dans les avant-gardes picturales de la fin du XIXe siècle. (Fig. 3-1 et 3-2)
Il ne s’agit pas d’œuvres originales mais de copies comme le révèle l’identification des modèles dont elles sont issues. Les recherches ont permis d’identifier avec certitude deux sources. Deux des compositions font référence aux œuvres symbolistes du peintre néerlandais Jan Toorop datées de 1893, Le désir et l’assouvissement et Fatalité 4 tandis que d’autres reprennent les lithographies de Maurice Denis (1870-1943) illustrant le Voyage d’Urien d’André Gide (1869-1951) édité à Paris en 1893 par la Librairie de l’Art Indépendant 5. Cette suite de peintures se rattachait aux thèmes littéraires symbolistes qui font une large place au spirituel, au sacré et à l’ésotérisme et devait constituer un poème graphique étonnant, « image troublante » comme le remarquait Joris-Karl Huysmans (1848-1907) à propos de l’une des estampes de Denis représentant la reine Haïatalnefous 6, œuvre reproduite à l’échelle monumentale dans le salon de musique 7.
Les peintures murales du grand salon
En contraste avec ce décor, les peintures murales du grand salon résultent d’une quatrième campagne décorative en 1928. Dans cette vaste pièce rectangulaire (7 m x 11 m), les peintures se déploient sur les parties hautes des murs et représentent cinq grands paysages panoramiques, encadrés d’une large bordure monochrome rehaussée de motifs décoratifs. Deux compositions sont situées de part et d’autre de la grande porte d’entrée, deux autres sur le mur d’en face, enfin, la plus grande, sur le mur de droite, en vis en vis des hautes fenêtres ouvrant sur le pronaos de la villa. Les deux paysages qui s’offrent au regard en entrant sont séparés par une composition malheureusement peu lisible car dénaturée lors de l’occupation de la demeure par l’armée allemande entre 1942 et 1944 8. Ce décor est complété, dans les parties basses des murs, de petites scènes évoquant la vie des soldats allemands rappelant l’occupation de la villa pendant la guerre. (Fig. 4)
Chaque paysage de 1928 est une vue idyllique inspirée de la méditerranée ou de l’Orient, généralement situé en bord de mer ou à proximité d’un bras de fleuve. Entre fantaisie et réalisme, les paysages sont une invitation au voyage dans le temps ou dans l’espace. L’un se rapporte à l’Antiquité, les autres sont inspirés de la Grèce, de l’Asie centrale et de l’Asie méridionale, le cycle s’achevant avec un paysage d’Océanie. Ils sont animés de quelques personnages habillés selon la tradition vestimentaire des contrées évoquées : drapés antiquisants, costumes et bandeaux orientaux, tuniques… L’ensemble est traité dans une exubérance de couleurs (rose bégonia, rouge cerise, jaune tulipe, bleu de Delft ou de Prusse, vert anis…) posées en larges à-plats.
Comme pour les grandes toiles du salon de musique, il semble que le programme décoratif du grand salon dérive d’images préexistantes. En témoigne une partie du paysage « Asie centrale » dont le modèle peut aujourd’hui être identifié, daté et situé. Il s’agit d’une gouache du peintre et illustrateur Georges Lepape (1887-1971) intitulée Nuit persane (Fig. 5) et datée de 1912 9. Plus précisément, notre paysage s’inspire d’une reproduction puisque le dessin a été popularisé en illustration sous le titre La Comédie Persane dans le numéro de décembre de la revue Femina de la même année 10. Entre 1911 et 1912, l’illustration semble avoir également servi de support publicitaire à une comédie dramatique de Jean-Louis Vaudoyer (1883-1963) 11 donnée à Paris à partir du printemps 1911 12.
La scène de Lepape décrit un Orient de fantaisie : une terrasse couverte de lourdes tentures, de nombreux coussins et une pièce d’eau forment un premier plan dans lequel un personnage oriental vêtu d’une redingote d’apparat et suivi de deux serviteurs noirs présente une cage à oiseaux à une jeune femme européenne ; devant elle, une autre figure féminine, accroupie et de dos, semble éprouver le ravissement de cette atmosphère orientale. L’arrière plan est ponctué d’un arbre en fleur et de cyprès au port élégant, et s’ouvre sur un paysage dans lequel serpente un petit fleuve. Les costumes sont une débauche de tissus chamarrés, fleuris et rayés, à pois et damassés, rehaussés de pierreries, de perles en sautoir ou cousus sur les tissus, la gamme dominante de couleurs étant le rose, l’orangé et le bleu.
Le paysage « persan » de la villa Laurens emprunte au modèle de Lepape deux de ses figures – la jeune femme agenouillée et le serviteur de droite – (Fig. 6) et modifie les éléments de la terrasse et du paysage comme la gerbe florale, la fontaine et les drapés suspendus. En revanche, la couleur orangée du fond est conservée ainsi que les cyprès, qui sont redistribués dans le paysage. Sous la loggia limitée aux colonnes lotiformes, le mobilier et les autres figures présentés en frise sont certainement des citations de modèles connus qui n’ont pu être identifiés. (Fig. 7) Les sujets et le traitement des paysages du grand salon associés au modèle de Lepape et à son contexte inclinent à suggérer des correspondances formelles avec les avant-gardes artistiques précédant la Première Guerre mondiale, singulièrement dans les domaines du spectacle et de la mode.
En effet, autour de ces années, le mythe de l’Antiquité et de l’Orient est remis au goût du jour par l’irruption des Ballets Russes sur la scène parisienne 13. Les décors et les costumes de Léon Bakst (1866-1924) pour Schéhérazade en 1910, Daphnis et Chloé, La Péri ou Le Dieu bleu en 1912 14 répandent un exotisme nouveau caractérisé par une débauche de couleurs vives dans les fonds de scène ou le recours à des costumes au charme oriental. Ce nouveau style circule à travers les illustrations reproduites dans un grand nombre de magazines mondains et artistiques 15, et véhicule un nouvel imaginaire dans le monde de la couture et de la décoration. Citons en exemples La sultane aux seins nus de Paul Iribe 16, (Fig. 8) projet d’éventail pour Paquin 17 rappelant le personnage accroupi de la Nuit persane de Lepape, et les modèles de Paul Poiret 18 traduits graphiquement dans les recueils du même Iribe et de Lepape.
Dans ce dernier, daté de 1911, les personnages évoluent dans un cadre raffiné empreint de modernisme et d’Orient : les couleurs sont intenses, les tissus rehaussés de fleurs et de perles illuminent les robes « retour d’Égypte », les culottes bouffantes (Fig. 9) et turbans à aigrettes et bandeaux. Par les thèmes et l’originalité des traitements graphiques, ces ambiances décoratives issues du théâtre et de la mode ont inspiré les paysages et les personnages du grand salon de la villa Laurens, confirmant le propos du journaliste et écrivain André Warnod (1885-1960) 19 : « Tout fut à la mode des Ballets Russes […] Bientôt le décor des maisons, les boutiques, les brasseries, les cafés, suivirent le mouvement » 20.
A notre connaissance, seul le paysage océanien – peu lisible actuellement – doit être exclu de ce répertoire décoratif. Ce thème n’apparaît pas dans les spectacles mentionnées, pas plus que dans la décoration ou dans les illustrations de mode. Modestement, on rapprochera volontiers le thème « Pacifique » du grand salon aux œuvres polynésiennes de Paul Gauguin (1858-1903). Ces dernières ont acquis une grande notoriété à sa disparition et dès 1919 la vie du peintre en Océanie est le support au roman de William Somerset Maugham, traduit en français en 1928, date d’exécution des peintures du grand salon de la villa 21.
Le décor de la salle de bain
(Fig. 10) (Fig. 11) Entre 1898 et 1903, les revues Art et Décoration, Les Arts Décoratifs, The Studio 22 ont largement évoqué le décor de la salle de bain d’Emmanuel Laurens, reproduisant dans de nombreuses planches la richesse ornementale du programme décoratif dû en partie à Martial Eugène Simas (1862-1939). Le vitrail, les céramiques, le meuble de toilette, le pavement s’harmonisent autour du thème de l’eau, constituant un ensemble remarquable et harmonieux, véritable « chef d’œuvre » 23 du peintre décorateur.
(Fig. 12) (Fig. 13) (Fig. 14) D’autres artistes sont également associés au décor de la salle de bain, mais indirectement cette fois. C’est le cas du sculpteur Alexandre Charpentier (1856-1909) et du peintre ornemaniste Félix Aubert (1866-1940). Ces deux membres du groupe L’Art dans Tout présentent en effet à Paris à l’exposition des Six de la rue Caumartin durant l’hiver 1897-1898 le panneau mural du bassin-baignoire de la salle de bain 24.
Fabriqué par la manufacture alsacienne d’Utzschneider de Sarreguemines, les céramiques sont composées de petits pissenlits, d’arums et de méandres dessinés par Aubert, Charpentier réalisant la frise de baigneuses en relief sortant du bain. (Fig. 15) Le tout se détache d’un fond turquoise, relevé de jaune tendre et de rose parme. Séduit par le caractère voluptueux de ce panneau, c’est lors de ses nombreux voyages à Paris qu’Emmanuel Laurens passe commande de cette décoration murale, laissant le soin à Simas de l’intégrer dans la décoration générale de la salle de bain.
Si l’existence d’un panneau identique, voire de plusieurs 25, n’est pas à exclure, ce n’est que très récemment que nous avons découvert un ensemble similaire. (Fig. 16) – (Fig. 17) Il s’agit de la salle de bain du château de Lignières, près de Cognac, complexe viticole construit à la fin du 19e siècle 26. Aménagé entre 1892 et 1898, le logement patronal comporte une exceptionnelle pièce de bain qui, malgré quelques aménagements récents, développe sur les murs les céramiques d’Aubert et de Charpentier 27. La niche a perdu sa baignoire d’origine, mais les parois conservent intactes le décor floral. Contrairement à la villa Laurens, les baigneuses de Charpentier se développent en frise sur les quatre murs de la pièce, dans les parties hautes. Bien que produit industriellement, ce décor s’adressait à une clientèle fortunée, comme l’indique l’origine des propriétaires, la famille Remy Martin à Cognac, Emmanuel Laurens à Agde, et certainement d’autres qu’il reste à identifier.
Le décor et mobilier de l’atrium : entre orientalisme et art nouveau
(Fig. 18) (Fig. 19) Au sein de la villa, présentés dans leur écrin original, les objets revêtent un sens nouveau, participant de l’émerveillement esthétique, indissociables du décor dont ils sont le corollaire. La redécouverte du décor et mobilier du bureau d’Emmanuel Laurens (précédemment publiée 28) est aujourd’hui complétée par celle de l’ornementation du grand vestibule et de ses espaces attenants, révélant la splendeur d’un ensemble exceptionnel.
Les photographies sur plaques de verre des années 1900-1918
La redécouverte de photographies sur plaque de verre 29 renouvelle la vision du grand hall, dont l’esthétique des décors muraux aux couleurs éclatantes regorgeant de réminiscences égyptiennes, mauresques et antiques avait fait oublier la fonctionnalité. Ces documents offrent des images inédites des espaces de part et d’autre du puits de lumière de l’atrium, l’un appelé fumoir « à la turque » ouvrant sur l’escalier monumental, l’autre dit « salon mauresque » conduisant vers le salon de musique. La juxtaposition de trois points de vue autour de l’atrium, offre un ensemble très ample, fascinant, où la surcharge décorative – tapis, tentures, lampes, tables, fauteuils, objets divers – témoigne de ce que fut le décor orientalisant de la villa Laurens. (Fig. 20)
Ces photographies alimentent la connaissance du processus de recherche et d’accumulation d’Emmanuel Laurens qui passa sa vie à orner sa demeure, cherchant à recréer une atmosphère, orientale. Il puise dans son imagination une ambiance inspirée peut-être de Madame Chrysanthème de Pierre Loti parue en 1887, de décors orientalisants comme celui de l’atelier de Marion Fortuny y Marsal (1838-1874) 30, ou encore du salon turc du Waldorf – Astoria Hotel de NewYork, décoré en 1893 par Carlo Bugatti, décors où l’on retrouve des meubles similaires à ceux de la villa Laurens.
(Fig. 21) (Fig. 22) Comme on peut le voir en comparant la photographie ancienne et la vue actuelle du salon mauresque, Emmanuel Laurens avait conçu de façon extrêmement précise le décor de tentures murales et tapisseries : on distingue par exemple les parties laissées en réserve lors de la mise en peinture des murs. De même, la réalisation des photographies, organisée, théâtralisée par un éclairage spécifique participe de cet orient sublimé.
Au fil de nos recherches se dessine ainsi la vision artistique d’Emmanuel Laurens, guidée par la prise en charge de l’équipement complet de sa maison, et par son engouement pour les arts orientaux, étroitement et harmonieusement associé à l’art décoratif français, mettant au jour une personnalité singulière, un créateur éclectique. Empreinte de raffinement, d’élégance, son esthétique se caractérise par la recherche du merveilleux, par l’alliance du goût des matières, d’objets précieux, décoratifs ou simplement usuels, dans un accord parfait entre le Beau et l’Utile. Peut-être, comme Hector Guimard ou Salvador Dali, ressentait-il « le besoin de refuge dans un monde idéal, à la manière de ce qui se passe dans une névrose d’enfance » 31.
Les salons « à la chinoise »
Richissime à 24 ans grâce à l’héritage inattendu d’Emmanuel Fontenay le 4 octobre 1897, Laurens consacra 40 ans de sa vie et son immense fortune à la construction et l’aménagement intérieur de sa maison. Le principal vecteur de la création d’Emmanuel Laurens, grand voyageur, amateur d’art moderne et d’art d’Extrême Orient, est certainement la convergence et même la fusion de ses perceptions de l’art nouveau et de l’art oriental : à son interprétation vitaliste de la nature, à son goût pour l’art nouveau et les décors symbolistes et oniriques dont le salon de musique témoigne, il juxtapose son intérêt porté aux civilisations et à l’art de l’Asie. En assembleur de rêves, il revisite les arts décoratifs à la mode chinoise, qui font d’autant plus regretter l’absence d’archives ou d’écrits intimes.
Autant certainement par curiosité intellectuelle que par émerveillement esthétique, il rejoint la mode, la vague du japonisme qui gagne les pays européens au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et qui participe de la révolution du regard au début du XXe, pour s’épanouir dans les arts décoratifs et chez les artistes d’avant-garde en quête d’expressions nouvelles. A Paris, le Congrès des Orientalistes de 1873 au palais de l’Industrie, associant l’art asiatique à l’industrialisation du milieu du XIXe siècle, la création du musée Guimet en 1889 et celle de la section des arts chinois et japonais au Musée du Louvre en 1894 font progressivement ressurgir le goût de l’Extrême Orient et engendrent de nouveaux regards qui dépassent la simple curiosité exotique pour les chinoiseries.
Source puissante d’inspiration dans le milieu de l’art industriel, les arts d’Extrême-Orient sont revisités et révélés au public et aux amateurs d’art européens. En province cependant, la réception de l’art oriental ne va pas de soi, si l’on en croit le Journal des débats de 1908 : « M. Guimet a songé au Palais des Papes : il lui faudrait quarante salles… Le maire a trouvé qu’il pourrait y avoir là pour la ville un attrait tout à fait extraordinaire. Extraordinaire est le mot qui convient. Le palais d’Avignon, succursale du Musée Guimet, des antiquités chinoises dans la chambre pontificale, une collection de Boudhas et de magots chez Clément VI, quel carnaval !… » 32
Du décor au costume : aperçu du mode de vie à la villa Laurens
(Fig. 23) (Fig. 24) Ces images ne participent pas simplement à la compréhension d’un décor mais offrent également un aperçu du cadre de vie quotidien d’Emmanuel Laurens. Si l’on connaissait une photographie le représentant dans son bureau 33, ce sont les premières images connues du propriétaire dans le décor oriental de sa villa. Elles sont l’écho de sa vie rêvée entouré de ses amis dans le fumoir « à la turque » ordonné près de l’atrium. Tenture et tapis japonisants, paravent moucharabieh, vase satsuma, rideau asiatique, coussins de soie d’Asie, colonnes et amphores cohabitent avec le décor égyptien d’Eugène Dufour, en accord avec l’attitude alanguie des personnages parés d’élégants costumes orientaux, et traduisent la mise en scène d’Emmanuel Laurens dans sa quête de paradis artificiels. On ne peut que penser à Pierre Loti, qui comme lui transforma sa maison natale en un lieu théâtral où il se mettait en scène : « Je vis beaucoup chez moi, ce sont des heures de calme dans ma vie, en fumant mon narguilé, je rêve d’Istambul et des beaux yeux verts limpides de ma chère petite Azyadée ».
(Fig. 25) (Fig. 26). Les mêmes personnages sont reconnaissables en partie sur deux tirages photographiques réalisés à partir de plaques de verre de la même série. Elles illustrent leur goût du voyage et renforcent leur évocation de l’Orient. L’exotisme se manifeste également sur la vue ancienne du salon mauresque, ornementé d’un sofa, de tentures arabisantes, de poignards, armes de guerriers ottomans, trophées divers, bibelots, qui évoquent le voyage attesté d’Emmanuel Laurens au Turkestan occidental (actuel Ouzbékistan). Laurens comme Paul Nadar n’est ni un explorateur ni un aventurier mais satisfait sa curiosité par de nombreux voyages entre l’Europe et l’Asie : peut-être comme Nadar a-t-il pris l’Orient Express pour rejoindre Samarcande et Boukara via Constantinople en 1890 34.
Au sein de ce décor de merveilles orientales émanant des nombreux voyages de Laurens dans les pays lointains d’Orient et Extrême-Orient, se distingue un mobilier d’exception dû à l’architecte décorateur Carlo Bugatti.
Les meubles architecturaux de Carlo Bugatti (1856-1940)
L’architecte et décorateur italien Carlo Bugatti (1856-1940), dont la célébrité de ses fils, – Rembrandt, sculpteur animalier et Ettore créateur de la fameuse marque de voitures -, a éclipsé quelque peu sa renommée, est un important créateur de meubles, célèbre depuis l’année 1902 où il osa répliquer à la reine d’Italie, venue à l’exposition de Turin le féliciter pour ses meubles de style « mauresque » : « Vous vous trompez, Majesté, ce style est à moi ! » (Fig. 27)
Né à Milan en 1856, il suit les cours de l’Académie Brera, puis ceux de l’École des Beaux-Arts de Paris où il s’installe en 1904 avant de se retirer à Pierrefonds en 1910. Dès 1888, il participe aux grandes expositions européennes qui lui apporteront la notoriété : l’exposition italienne de Londres (1888), l’exposition nationale de Turin où il remporte un grand succès dans son propre pays (1898), l’exposition universelle de Paris qui lui décerne une médaille d’argent (1900) et enfin l’exposition internationale d’Art Décoratif de Turin (1902) où il reçoit le grand prix du jury pour son « salon de jeu et de conversation ». Dès lors sa notoriété devient rapidement internationale et les commandes affluent.
Les œuvres du maestro, génie créateur des plus singuliers au style marqué à la fois par le gothique, l’art islamique et le japonisme, « le premier en Italie à créer et non rêver des meubles modernes » sont aujourd’hui particulièrement recherchées et ses créations sont présentes dans la plupart des musées internationaux. La romancière Edmonde Charles-Roux ne s’était pas trompée : « [Carlo Bugatti] entrait dans le domaine de mes violons d’Ingres par ses meubles à la fois complètement influencés par le Maghreb et en même temps étonnamment italiens. Cette folie somptuaire, qui rebutait l’esprit cartésien de Derain, m’enchantait. C’était l’aboutissement réel d’un orientalisme différent de l’orientalisme français… Il est un orientaliste italien, mais tempéré parce qu’italien du Nord … J’habitais alors chez mes parents. Un jour mon père, venant bavarder avec moi, découvrit ces meubles avec effarement : « Edmonde, c’est effrayant, ça ne ressemble à rien. Je ne peux pas vivre dans le décor d’Aïda ! » Et c’est ainsi que ce mobilier est demeuré huit ans dans la cave et qu’il m’a fallu, privée de mes meubles, attendre d’obtenir le Goncourt pour habiter chez moi et pouvoir vivre dans mes Bugatti ! » 35.
(Fig. 28) Correspondant à l’éclectisme et l’anticonformisme d’Emmanuel Laurens, à son mélange de références, de fantaisie et d’imagination, les meubles architecturaux de Carlo Bugatti 36 – table, bureau mosquée, fauteuil mauresque, tabourets orientalistes, table d’appoint ou guéridon syrien, sellette à incrustation de laiton martelé et incisé, paravent à médaillons marquetés – sont emblématiques des meubles d’inspiration mauresque où arcatures et médaillons en cuivre repoussé occupent une place dominante, influencés aussi par l’Art Nouveau et ses références au monde végétal. Ainsi, le mobilier Bugatti est souvent qualifié de mauresque du fait de l’importance donnée aux arcs outrepassés et aux incrustations géométriques, parfois aussi de japonisant lorsque la forme ou le décor sont asymétriques, ou encore d’algérien par la présence de médaillons en métal repoussé. Le naturalisme dépouillé d’Asie est associé au répertoire géométrique d’Afrique du Nord. Les meubles empruntent des éléments du répertoire monumental comme les colonnes ou les minarets.
Alors que les formes sont puissantes, l’abondance des matériaux allège la structure et associe une diversité de techniques vouées à l’embellissement : le décor stylisé fusionne avec la forme. La variété et la richesse des incrustations de bois, de bronze, laiton, cuivre, parfois d’étain, de nacre et d’os, les passementeries de soie, les garnitures en cuir sont en quelque sorte la marque de fabrique, la griffe de Bugatti. L’emploi alterné de noyer clair et teinté renforce les contrastes, procédé récurrent dans le langage de Bugatti. Passementerie et pendeloques métalliques donnent aux meubles un aspect mouvant, et peut-être même sonore. Le meuble – aux marges du kitsch, devient sculpture et s’insère dans l’ensemble cohérent d’un salon, d’une chambre ou d’un bureau.
(Fig. 29) Les pièces les plus remarquables de Bugatti à la villa Laurens sont la paire de fauteuils curules que l’on reconnaît dissociée dans la vue du salon mauresque et dans la vue de l’atrium. Ce modèle a été produit à plusieurs exemplaires avec quelques variantes : le plus proche est celui de la paire mentionnée par la galerie Omagh datée des années 1902. Des modèles similaires sont conservés au musée d’Orsay 37 ou reproduits dans le Bugatti de Philippe Dejean 38. Le bureau mosquée, bureau asymétrique à tour latérale, la table sont également de Bugatti.
Remeubler la villa : le rachat du mobilier
La villa Laurens réunissait en deux ensembles mobiliers bien distincts, dans le temps et dans l’espace, celui de Carlo Bugatti, en harmonie avec les décors orientaux du grand vestibule, et celui précédemment réalisé par Léon Cauvy en harmonie avec le style Art nouveau du décor des petits appartements. (Fig. 30)
Corollaire de la restauration de la villa et de son décor en vue de sa présentation au public, la recherche du mobilier qui l’ornait est une des actions majeures des responsables institutionnels de la villa, la ville propriétaire, la communauté d’agglomération Hérault Méditerranée gestionnaire et la Conservation régionale des Monuments historiques. La connaissance de l’univers culturel dans lequel des exemplaires de ces objets se trouvaient autorisant leur rachat, la commune a acquis avec l’appui de la DRAC, des ensembles mobiliers repérés grâce aux recherches historiques menées depuis le rachat de la villa en 1994.
Le décor et le mobilier de style Art nouveau de la villa Laurens sont un exemple unique en Languedoc-Roussillon, mettant en lumière les artistes de l’art dans tout, Alexandre Charpentier (1856-1909) et Félix Aubert (1866-1940), ainsi que les décorateurs Théophile Laumonnerie (1863-1924), Eugène Martial Simas (1862-1939), Gian Dominico Facchina (1826-1903), Eugène Dufour (1873-1941), l’artiste montpelliérain Léon Cauvy (1874-1933) et des peintres plus célèbres comme Maurice Denis (1870-1963) et Jan Toorop (1858-1926). Ces artistes, contemporains et par certains aspects très proches de Gustave Serrurier-Bovy (1858-1910), Alphonse Mucha (1860-1939), Georges de Feure (1868-1943), Louis Majorelle (1859-1926), Auguste Daum (1853-1909) et Antonin Daum (1864-1930) ou encore Hector Guimard (1867-1942) – sont autant de créateurs de l’Art nouveau français qui ont rejeté le modèle antique enseigné dans les écoles des Beaux-Arts pour lui préférer l’imitation de la nature à la façon des artistes gothiques ou japonais. (Fig. 31)
L’apport original de ces artistes à l’Art nouveau français est l’invention d’un mobilier architectural qui s’insère dans des ensembles cohérents : le meuble est désormais considéré non comme un objet en soi, mais comme la partie d’un tout, dépendant et subordonné au décor de la pièce. L’harmonie résulte de l’alliance indispensable entre architecture, décoration murale et mobilier, d’une distribution savamment calculée des matériaux et motifs décoratifs sur toute la surface architecturale des murs, sols et plafonds. En témoignent les meubles qui ornaient bureau, salle à manger et chambres de la villa Laurens. (Fig. 32) (Fig. 33)
Le bureau d’Emmanuel Laurens
(Fig. 34) Dès 1994, ont été rachetés des meubles créés pour la villa et commandés par Emmanuel Laurens en 1898, une banquette d’angle, un bureau, deux armoires, un fauteuil et quatre chaises au décor de cuir pyrogravé, réalisés par le montpelliérain Léon Cauvy (1874-1933), élève d’Ernest Michel (1833-1902). Hélas une partie des meubles de cette vente, – chambre à coucher (armoire, lit et chevet), à décor de fleurs de lys, fuchsias et clématites, salle à manger (table et six chaises) orné de membrures végétales ainsi qu’une grande table à poignées de cyclamens en bronze, un pupitre en fer forgé, un chevet de nuit et une table de la manufacture autrichienne Kohn -, n’a pu être rachetée 39.
Salle à manger et Chambre à coucher
D’autres ensembles mobiliers de Léon Cauvy datés de la même période mais sans présence attestée pour l’instant dans la villa Laurens, ont été acquis en 2003 et 2004. Il s’agit de deux autres ensembles repérés chez des antiquaires locaux, une salle à manger (deux buffets, une table et une bibliothèque) et une chambre à coucher (un lit, deux tables de nuit, une armoire et deux chaises). Ils constituent un fonds art nouveau qui participe pleinement du contexte artistique de la villa Laurens. (Fig. 35)
Pour compléter cette reconstitution, le 3 décembre 2012, a pu être acquis un autre ensemble de Léon Cauvy (paire de lits, armoire, chevet, miroir, duchesse brisée et paire de chaises), à l’exception du paravent qui lui était associé, signé et daté de 1898, dont l’origine agathoise est attestée et qui pourrait provenir de la villa. Ce mobilier, cosigné par Paul Arnavielhe, permet en outre de redécouvrir l’ébéniste montpelliérain, entré dans l’industrie de l’ameublement en 1886 et installé comme marchand de meubles, 8 Grand’rue à Montpellier.
Ces différentes pièces de mobilier, entièrement subordonnées au contexte spatial qui l’accueillait, ont été classées au titre des Monuments historiques pour la plus grande part le 10 octobre 2005 et les dernières pièces achetées sont en cours de protection. Elles sont provisoirement conservées au musée ethnologique agathois Jules Baudou.
Le mobilier de Cauvy, ses cuirs gravés, indissociables de ses projets de lettres ornées, de papiers peints, ses aquarelles et peintures, sont mieux connus depuis l’exposition organisée par la ville d’Agde en 2004 40. Nos recherches récentes sur l’ancien élève d’Albert Maignan (1845-1908) 41, ainsi que la découverte, ou la mention, de nouvelles pièces décoratives ont permis d’approfondir la connaissance de l’artiste. La redécouverte de sa production d’affiches artistiques complète le panorama de sa production Art nouveau. L’illustration pour Marie-Brizard, le Cognac, la station balnéaire de Montpellier, Palavas-les-Flots (Fig. 36), Le Télégramme de Toulouse… en sont des exemples. Cette dernière est le fruit d’un concours organisé par le quotidien régional et remporté par Cauvy en 1897. Imprimée chez Cassan fils à Toulouse, elle figure la même année à Lamalou-les-Bains, station thermale du département de l’Hérault 42. Léon Cauvy côtoie alors les célèbres représentants de l’affiche Art nouveau, Alphons Mucha (1860-1939) 43, Georges de Feure (1868-1943) 44 ou encore David Dellepiane (1866-1932) 45… On ignore si Emmanuel Laurens collectionnait les affiches, mais il n’est pas illégitime d’imaginer, en pleine période « d’affichomanie », quelques feuilles de Léon Cauvy dans la villa Laurens.
Les sculptures du grand escalier
(Fig. 37) Les objets qui ornaient l’escalier monumental de la villa nous sont connus par deux photographies : l’une datant de l’occupation allemande à partir de novembre 1942 (Fig. 38), l’autre des années 1970, lorsque la villa était propriété du Montpelliérain Frédéric Biquet, ami d’Emmanuel Laurens, qui ruiné, lui céda sa propriété en viager le 15 décembre 1938. (Fig. 39)
Ces mêmes objets, mis en ligne par des antiquaires 46 ont pu très récemment rejoindre les éléments mobiliers rachetés. Curieusement, le même jour nous avons retrouvé en même temps deux exemplaires des colonnes en céramique surmontées de leurs cache-pots (H.100) (Fig. 40) et deux jardinières en forme d’éléphants en grès (58×55) (Fig. 41). Deux autres éléphants, de même nature, et dont la provenance de la villa est attestée, sont toujours en collection privée. Des exemplaires similaires ornaient la villa Beaulieu qu’Emmanuel Laurens possédait sur la Côte d’Azur, à Saint Raphaël exactement. Comme la villa Laurens, celle-ci est située en bord de voie ferrée. Contrairement à Agde, les éléphants étaient placés à l’extérieur, au départ de l’escalier de la terrasse donnant accès au parc et à la route de la corniche, face à la mer 47.
Grâce aux recherches menées par Stéphanie Brouillet 48, conservatrice au musée national de Sèvres, il s’agirait d’objets vietnamiens produits dans la région de Saïgon ou plus au Nord, à la limite des XIXe et XXe siècles. Ce sont des œuvres en grès ou terres vernissées fabriquées dans des ateliers populaires, dans le style de celles que l’école de céramique de Bien Hoa, installée près de Saïgon a pu fabriquer. Ils ont pu être acquis par Emmanuel Laurens lors de voyages en Indochine ou rachetés en France, des objets de cette nature ayant été vendus en France, lors des expositions coloniales ou dans des grands magasins. On retrouve aussi ce style de production dans la région de Canton, et plus précisément à Shiwan, lieu de production de grès vernissés célèbres pour leurs teintes bleues.
Conclusion
Grâce à l’analyse des décors et de l’aménagement intérieur, on peut désormais, avec plus de certitude, définir quatre grandes étapes ornementales de la villa Laurens. L’évolution du programme décoratif, exécuté pour l’essentiel par le peintre provençal Eugène Dufour, semble correspondre au cheminement intellectuel de son créateur Emmanuel Laurens stimulé sans nul doute par ses voyages et par les artistes qu’il approchait :
- 1897-1898 : réalisation des « petits appartements », espaces d’habitation créés à partir de la maison familiale existante, privilégiant les artistes de l’art nouveau et l’artiste montpelliérain Léon Cauvy pour le mobilier.
- 1898-1901 : Salon de musique, inspiré du symbolisme de Maurice Denis (avec certainement une intervention postérieure).
- 1901-1905 : Grand vestibule et salles d’apparat (atrium, fumoir à la turque, salon mauresque), recréant l’ampleur d’un espace oriental majestueux, meublé par Carlo Bugatti.
- 1928 : Grand salon inspiré de l’Orient de Georges Lepape et de la mode des Ballets russes.
Précisant la conception générale du décor, le continuum spatial du grand vestibule mis au jour grâce aux photographies datant de la période d’aménagement de la villa autour de 1900, offre de nouvelles perspectives de restitution qui seront étudiées dans le cadre du projet de restauration. L’architecture, pourtant fort originale par la juxtaposition des volumes et des styles, paraît presque austère au regard de l’atmosphère intérieure, féerique et exotique ainsi dévoilée. Ce lieu de vie inondé de lumière qui surprend par son ampleur et sa démesure est protégé par une architecture imposante qui fait écran et renforce le caractère secret du lieu. Ce palais merveilleux où se succédaient chambres et salons arabe, turc, égyptien et persan, – univers intime reconstitué par des décors étonnants – fascine toujours, plus d’un siècle après sa création (Fig. 42) (Fig. 43).
NOTES
1. Cf. les ouvrages de Fabre, Daniel. Domestiquer l’histoire. Ethnologie des monuments historiques, 2000, Les monuments sont habités, 2010, et Émotions patrimoniales, 2013, MSH, Collection Ethnologie de la France.
2. Une note de l’inspection générale des Monuments historiques, rédigée par Marie-Anne Sire en 2016 rappelle cette nécessité. Le chantier de rénovation sous l’égide de Repellin Larpin & associés architectes (RL&A), a pointé à la fois la fragilité des décors, la difficulté de leur reconstitution révélant la complexité du choix de l’état à retrouver et des restaurations à entreprendre. Nous remercions Thierry Dubessy, chargé à la CRMH du suivi de la restauration de la villa Laurens pour la transmission des plans de la villa.
3. Palouzié, Hélène, Félix, Laurent, « La villa Laurens, alliance entre architecture et mobilier », La villa Laurens d’Agde et le renouveau du salon de musique (dir. Hélène Palouzié), DRAC Languedoc-Roussillon, CRMH, Montpellier, 2015, p. 14-45. Ouvrage publié à l’occasion de la fin de la restauration du salon de musique et de son ouverture au public. Cet article en est le prolongement.
4. Le désir et l’assouvissement, pastel, Paris, musée d’Orsay ; Fatalité, H.T., Otterlo (Pays-Bas), musée Kröller-Müller. Bonnaud, Bérengère, Le château Laurens, Mémoire de maîtrise en histoire de l’art (dir. Jean-François Pinchon). Université Montpellier III, 1994-1995 (non publié) p. 35.
5. Gide, André, Le Voyage d’Urien, Paris, Librairie de l’Art Indépendant, 1893, 105 p., in-8 carré, broché, avec 30 lithographies en couleurs de Maurice Denis, tirage limité à 300 exemplaires. Félix, Laurent, « Le château Laurens et son décor : une demeure remarquable à Agde en 1900 », Études Héraultaises, n° 43, 2013, p. 119-133.
6. Bouillon, Jean-Paul (dir.), Maurice Denis, Musée d‘Orsay, Paris, éd R.M.N., 2007, p. 68 (Lettre de Huysmanns à Gide 1893, cité par Bouillon, Jean-Paul, p. 68).
7. La toile est aujourd’hui difficilement lisible mais on devine la silhouette de la souveraine dans son jardin, représentée, comme dans la gravure, entièrement nue, offerte au regard du visiteur.
8. La villa est occupée par la Wehrmacht à partir de novembre 1942 et utilisée comme annexe à la Kommandantur. La composition en question est recouverte de l’aigle impérial tenant dans ses serres une couronne avec la croix gammée. Cette représentation semble indiquer l’utilisation du grand salon en salle d’honneur. Cf. Atgé, Michel, Richard, Jean-Claude, « Le château Laurens d’Agde et l’occupation allemande de 1942 à 1944 », Études Héraultaises, n° 28-29, 1997-1998, p. 238-240.
9. Deffert, Thierry, Lepape, Claude, Georges Lepape ou l’élégance illustrée, Paris, ed. Herscher, 1983, p. 54, repr.
10. Femina, n° 286, 15 déc. 1912. Trois autres illustrations figurent la comédie française, la comédie italienne et la comédie anglaise, respectivement par Georges Barbier, Umberto Brunelleschi et Manuel Orazi. Ces illustrations sont précédées d’une autre composition de Georges Lepape, La fête persane, illustrant l’article d’Henri de Régnier : « La Mode, la Femme et la Perse ».
11. Jean-Louis Vaudoyer, futur conservateur du Musée Carnavalet, consacre un article à Lepape en 1913 : Vaudoyer, Jean-Louis, « Georges Lepape ». Art & Décoration T. 34, juill-déc. 1913, p. 65-76.
12. Deffert et Lepape, 1983, op. cit., p. 56. La comédie de Vaudoyer, La nuit persane est donnée à Paris au Théâtre des Arts le 17 mai 1911, avec Charles Dullin dans le rôle du conteur, les décors et costumes sont signés Jacques Drésa. Voisins, Gilbert de, « Une grimace russe et un sourire français », L’art moderne, Bruxelles, n° 22, 28 mai 1911, p. 169-170.
13. Harel, Christine, « Les ballets Russes de Diaghilev ». Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, n°9, 2000, p. 39-60.
14. Citons également les décors et costumes de deux autres artistes russes, Alexandre Benois (1870-1960) et Nicolas Roerich (1874-1947).
15. La revue consacrée aux Arts du spectacle la plus significative est Comœdia, et son supplément Comœdia Illustré, dirigée par Gaston de Palowski avant la Première Guerre mondiale. La revue de potins mondains est La vie parisienne.
16. Bachollet, Raymond, Bordet, Daniel, Lelieur, Anne-Claude, Paul Iribe (Préface d’Edmonde Charles-Roux). Paris, Denoël, 1983, p.
17. Barbier, Georges, Iribe, Paul, Lepape, Georges, L’Éventail et la Fourrure chez Paquin, Paris, ed. Maquet, 1911. 85-91.
18. Le goût oriental de Poiret culminera le 24 juin 1911 lors de la soirée « Mille et Deuxième Nuit » réunissant le Tout-Paris dans son hôtel particulier du 107, rue du Faubourg Saint-Honoré.
19. Critique d’art connu pour ses jugements pertinents et son soutien à des artistes dont les œuvres furent mal accueillies et peu comprises, Warnod fut l’ami des peintres, du début du siècle jusqu’à sa mort en 1960. Son activité de journaliste pour Comœdia ou Le Figaro se double d’un talent de dessinateur et caricaturiste ainsi que d’’une profonde connaissance du Paris historique. Une exposition a rendu hommage à ce personnage haut en couleur : Lafargue, Jacqueline. Hommage à André Warnod. Paris. Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris 1985.
20. Warnod, André, « Les peintres et les Ballets russes ». Revue Musicale, n° spécial, décembre 1930, p. 79-80. Cité par Harel, Christine, 2000, op. cit.
21. Cariou, André, Gauguin et l’École de Pont-Aven. Paris. Hazan, 2015, p. 221.
22. Soulier, Gustave, « Les arts de l’ameublement aux salons », Art et Décoration, juillet 1898, p. 19 repr. p. 12 ; Judex (pseudonyme), « L’exposition des Six, rue Caumartin », Revue des Arts Décoratifs, janvier 1898, n°1, p. 27 et p. 29 ; Anonyme, « Une salle de bain moderne décorée par E.M. Simas », The Studio, 15 juin 1899, p. 9-12 et p. 32-37 ; Guillemot, Maurice, « Un cabinet de toilette par M. E.M. Simas », Art et Décoration, vol. XIV, 2ème semestre, déc. 1903, pp. 399-400.
23. Desanti, Constance, « Lumière sur Eugène Martial Simas, décorateur oublié de la Belle Époque », Cahiers de l’École du Louvre, n° 7, octobre 2015, p. 70 [en ligne : http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero7octobre-2015/desanti.pdf].
24. Froissart Pezone, Rossella, L’art dans tout. Les arts décoratifs en France et l’utopie d’un art nouveau, (préf. Jean-Paul Bouillon), Paris, éd. C.N.R.S., 2004, p. 98.
25. Heran, Emmanuelle (dir.), Alexandre Charpentier (1856-1909). Naturalisme et Art nouveau, cat. exp. Paris, Musée d’Orsay, 2008, p. 161.
26. http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/merimee.
27. Nous remercions Géraldine Galland, chargée des Archives Martell à Cognac, pour son aide et ses renseignements, Connaissances des Arts, hors-série, La Maison Martell, 2015.
28. Duo, 2015, op. cit., p. 14-15. Cf. infra.
29. Nous remercionsFrançoise Olivier et la famille de l’ancien propriétaire de la villa de nous avoir transmis de nombreux documents.
30. « L’atelier de Fortuny de la via Flaminia à Rome, 1870 », Dans l’atelier de l’artiste photographié, d’Ingres à Jeff Koons. Paris, Petit Palais : Paris-Musée, 2016, p. 10-13.
31. Dali, Salvador, La Femme invisible, Éditions surréalistes, 1930.
32. Hallays, André, Journal des Débats, 24 février 1908, cité dans Enaud, François, « Les fresques du Palais des Papes d’Avignon, problèmes techniques de restauration d’hier et d’aujourd’hui », Les Monuments Historiques de la France, éd. Caisse Nationale des Monuments Historiques de la France, n° 2-3, avril-sept. 1971, p. 3, n. 6.
33. Voir illustration infra.
34. Bernard, Anne-Marie, Malécot, Claude, L’odyssée de Paul Nadar au Turkestan, 1890. Paris, éd. du Patrimoine, 2007.
35. Charles-Roux, Edmonde (préface), dans Bascou, Marc, Massé, Marie-Madeleine. Re-Connaître Carlo Bugatti. Musée d‘Orsay, Paris, éd. R.M.N. 2001, p. 2-3.
36. Massé, Marie-Madeleine. Carlo Bugatti au musée d’Orsay. Catalogue sommaire illustré du fonds d’archives et des collections, Musée d’Orsay, Paris, éd. R.M.N. 2001. Catherine Auguste : « D’un père sculpteur sur bois et pierre, renommé pour ses cheminées monumentales, il bénéficie d’une double formation, artisanale par son père et puis artistique en s’inscrivant en 1875 à l’Académie de Brera où il manifeste un intérêt particulier pour l’architecture. Son désir de mener à bien ses propres projets le conduit à acquérir la pratique de l’ébénisterie auprès de Mentasti, ébéniste milanais, chez qui il se forme mais aussi collabore aux projets ».
37. Collection Alain Lesieutre © RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt (1890-1896. H. 150 ; L. 68 ; P. 53 cm Paris ). Massé, 2001, op. cit. p. 90.
38. Dejean, Philippe, Carlo, Rembrandt, Ettore, Jean Bugatti, Editions du Regard, 1981, p. 83. Œuvre en rapport : Canapé composé d’une banquette centrale et deux fauteuils curules, en bois vernissé gainé de parchemin peint et orné d’applications de cuivre et d’étains repoussés. Signé Bugatti sur le dossier de la banquette. Haut. : 149 cm – Larg. : 256 cm – Prof. : 58,4 cm. Provenance : Ancienne Collection Elton John. Bibliographie : Bernard Lamarche-Vadel, Bernard Dufour, Anna Lamparska-Rivet, Bugatti les meubles, Bugatti les sculptures, Bugatti les autos, Ed. La Différence, 1995, p. 135. – Fabricca Italiana Mobili Artistici – A. de Vecchi & C., Milan n° 336.
39. Vente Drouot, étude Ader – Tajan du 6 décembre 1994, n° 275-278, 280-281, 284. Le bureau qui portait le n° 286 de la vente de 1994, a été racheté lors de la vente de 1996. Sur les ventes de mobilier Cauvy, cf. Gazette de l’Hôtel Drouot. 25 novembre 1994, n° 42, p. 101. Eyraud, Emmanuel. « Mobilier Cauvy », Catalogue ventes, Paris, Ader, 24 et 25 mai 2012, n° 209-210, p. 7-10 ; 3 décembre 2012, n° 100, p. 32-33.
40. Bonnaud, Bérengère, Félix, Laurent, Léon Cauvy (1874-1933). Du Château Laurens à la villa Abd-el-Tif. (cat.exp.). Agde, 2004. Basart, Priscilla, Léon Cauvy (1874-1933) et les Arts-décoratifs à l’aube du XXe siècle, Mémoire de Master 2 (dir. Marie-Caroline Heck), Université Montpellier III, 2015 (non publié).
41. Alemany, Véronique, Foucart, Bruno, Legrand, François, Voisin, Olivia, Albert Maignan. Peintre et décorateur du Paris fin de siècle, Cat. Exp. Paris (Fondation Taylor) et Amiens (musée de Picardie), éd. Norma, 2016.
42. Zmelty, Nicholas-Henri. L’Affiche illustrée au temps de l’affichomanie (1889-1905). Paris, éd. Mare & Martin – Les Arts Décoratifs, 2014, p. 82. Duchein, Paul, Malpel, Charles, Penent, Jean, 1900. Toulouse et l’art moderne, Cat. cxp. Toulouse, musée Paul-Dupuy, 1990-1991.
43. L’affiche de Mucha pourrait être celle dédiée à L’imprimerie Cassan fils de Toulouse reçue par l’organisateur de l’exposition, Arthur Castanier, quelques temps avant. Sur Mucha et l’affiche, voir Gaillemin, Jean-Louis, « Les Affiches », Alphons Mucha, cat. exp. Montpellier, musée Fabre, éd. Somogy, 2009, p. 70.
44. Les organisateurs de l’exposition avaient précédemment reçu l’affiche de De Feure A Jeanne d’Arc. Il s’agit d’une publicité pour le magasin Astre et Soux de Carcassonne. Sur cette affiche, cf. Millman, Ian, Georges De Feure, maître du symbolisme et de l’Art nouveau, éd ACR, 1992, p. 78.
45. Parmi les autres artistes exposés, Arthur Foâche (1871-1967) se distingue par son affiche pour La Dépêche de Toulouse, dite Femme en vert (vente Beaussant-Lefèvre, Paris, 2009, cat. n° 176, p. 8.). Cette publicité fait suite à celle de Maurice Denis créée en 1892 pour son ami et collectionneur Arthur Huc, directeur du journal ; Bouillon, Jean-Paul, Maurice Denis. Le spirituel dans l’art, Paris, Gallimard, coll. Découverte, 2006, p. 28-29.
46. Antiquité Martin, Montpellier, et Galerie Henri Boussarié, Brantôme, acquisitions du 18 avril 2016.
47. La villa est située dans le quartier de Boulouris. Elle est construite en 1886 et porte alors le nom de villa Saint-Gervais avant d’être vendue à la mère d’Emmanuel Laurens et renommée villa Beaulieu. La demeure est transformée en hôtel à partir de 1927.
48. Nous remercions particulièrement Stéphanie Brouillet qui a bien voulu nous livrer le fruit de ses premières impressions d’après photographies, malgré la part d’incertitude relative à cet examen préliminaire.