La propagation de l’épidémie. Traitement médiatique de la grippe espagnole dans la presse quotidienne héraultaise
La propagation de l’épidémie :
Traitement médiatique de la grippe « espagnole »
dans la presse quotidienne héraultaise
* Doctorante en littérature française, Université Paul-Valéry Montpellier 3 – RIRRA21.
P. 145 à 157
En ces temps troublés, le monde doit faire face à ce que les discours politiques ont eu tendance à qualifier de « plus grave crise sanitaire depuis un siècle », faisant ainsi référence à la grippe de 1918 dite « espagnole ». S’il est exclu de confronter grippe et COVID-19 du point de vue conjoncturel – les mesures hygiéniques et le contexte de la Grande Guerre n’étant pas assimilables à notre époque – l’analogie entre ces deux pandémies peut s’avérer fructueuse lorsqu’il s’agit d’examiner la gestion et le traitement médiatique des deux crises (mesures prophylactiques, impréparation, communication et désinformation…). Pour cela, la presse du XXe siècle est une précieuse source d’informations. Les journaux régionaux, en particulier, nous permettent de découvrir la manière dont les habitants de l’Hérault ont vécu l’épidémie. Cet article se propose donc de retracer l’histoire locale de la grippe « espagnole » à travers l’étude des quotidiens montpelliérains L’Éclair et Le Petit Méridional. »
Media handling of the spread of the Spanish flu epidemic in the daily press in l’Herault
In these troubled times, the world must face what political discourse has tended to call the « worst health crisis in a century », referring to the so-called « Spanish » flu of 1918. While it is not possible to confront influenza and COVID-19 from a cyclical point of view – the hygienic measures and the context of the Great War cannot be compared with our era – the analogy between these two pandemics can prove note-worthy when it comes to examining the management and media handling of the two crises (prophylactic measures, unpreparedness, communication and misinformation…). The 20th century press is a valuable source of information. Regional newspapers, in particular, allow us to discover how the inhabitants of Hérault lived through the epidemic. This article aims to trace the local history of the « Spanish » flu as seen in the Montpellier daily newspapers ”L’Éclair” and “Le Petit Méridional”.
La propagacion de la reba : Tractament mediatic de la gripa « espanhòla »
dins la premsa jornadièra erauresa
Dins aquestes temps trebols, lo mond se deu acarar a çò que los discorses politics an agut tendéncia a qualificar de « mai grava crisi sanitària despuèi un sègle », se referissent aital a la gripa de 1918, dicha « espanhòla. » S’aquò’s exclús de comparar gripa e Covid-19 del ponch de vista conjonctural – las mesuras igienicas e lo contèxt de la Granda Guèrra essent pas assimilables a nòstre epòca – l’analogia entre aquelas doas pandemias se pòt revelar fruchosa quand se tracha d’examinar la gestion e lo tractament mediatic de las doas crisis (mesuras profilacticas, impreparacion, comunicacion e desinformacion…). Per aquò la premsa del sègle XX es una preciosa sorsa d’informacion. Los diaris regionals, en particular, nos permeton de descobrir lo biais que los estatjants d’Erau visquèron la reba. Aquesta article se propausa donc de relatar l’istòria locala de la gripa « espanhòla » a travèrs l’estudi dels quotidians monrpelhierencas L’Éclair e Le Petit Méridional [Lo Liuç e Lo Pichòt Miègjornal].
« Arrondissement de Montpellier – Montpellier.
ARTICLE PREMIER. – Sont interdites les représentations dans les théâtres, cinémas, bals publics et tous les établissements où sont donnés des spectacles.
ART. 2e. Les cafés, débits de boissons seront fermés tous les jours à partir de 19 heures. Les salles de consommation devront, en outre, être soigneusement désinfectées, tous les jours à l’aide d’un liquide antiseptique. Toutefois les cafés ou brasseries, servant habituellement des repas, pourront rester ouverts jusqu’à 20h ½.
ART. 3e. – Sont interdites également, dans les églises, temples, chapelles ou synagogues, toutes les cérémonies susceptibles d’entraîner une agglomération de fidèles.
ART. 4e. – Les mesures ci-dessus entreront en vigueur à partir du 31 courant et seront maintenues jusqu’à nouvel avis.
ART. 5e. – M. le Commissaire Central de police est chargé de l’exécution du présent arrêté. »
Si cet arrêté municipal annonçant le renforcement du protocole sanitaire dans la commune de Montpellier semble extrait d’un numéro du Midi libre paru dans le contexte de recrudescence de l’épidémie de COVID-19, il est en fait issu des colonnes du quotidien régional Le Petit Méridional du 30 octobre 1918, pendant la pandémie la plus meurtrière de l’histoire moderne : la grippe dite « espagnole ». Ces mesures restrictives, qui visent à réguler les déplacements et regroupements de population, ne sont pas les seules caractéristiques communes aux deux épidémies. En effet, même si les contextes politique et hygiénique dans lesquels elles se déclarent sont incomparables – la grippe de 1918 se déroulant, comme l’explique Freddy Vinet 1, à l’ombre de la Grande Guerre – ces crises sanitaires présentent des similitudes intéressantes, notamment du point de vue de leur traitement médiatique. Certaines études ont déjà analysé la manière dont les journaux ont communiqué sur l’épidémie qui fait rage au début du XXe siècle 2, mais ces travaux se consacrent quasi exclusivement à la presse nationale parisienne. Pourtant, les journaux régionaux, en tant que témoins privilégiés de la gestion de la crise à l’échelle microcosmique, sont de puissants outils heuristiques qui nous permettent de faire une histoire locale de l’épidémie. En effet, en contrepoint d’un journalisme parisianocentré, la presse régionale et départementale nous renseigne au jour le jour sur la manière dont la province vit le double cataclysme de la guerre et de la grippe. Dès lors, dans quelle mesure la presse de l’Hérault nous permet-elle de faire un état des lieux de la situation sanitaire locale et nationale ? Quelles informations, recommandations ou restrictions véhicule-t-elle ? En somme, quelle histoire de l’épidémie peut-on lire en parcourant les feuilles régionales de l’époque ? (Fig. 1)
D’après le fascicule de la Bibliographie de la presse française politique et d’information générale qui recense les journaux parus dans l’Hérault entre 1865 et 1944, la plupart des chefs-lieux d’arrondissement possèdent un ou plusieurs périodiques, mais rares sont ceux qui disposent d’un quotidien. Pendant la Première Guerre mondiale – à l’exception du Journal de Cette qui paraît jusqu’en 1919 – seuls deux titres montpelliérains aux lignes politiques bien distinctes font l’objet d’une publication journalière dans l’Hérault : L’Éclair, journal monarchiste d’obédience catholique créé en 1881, et Le Petit Méridional, feuille anticléricale lancée en 1876 dans l’optique de conquérir la majorité républicaine. Ces deux journaux, qui s’allient quand il s’agit de faire obstacle à la concurrence, confirment leur hégémonie sur la presse locale pendant près d’un demi-siècle (1893-1944) 3 et bénéficient d’une large audience. Nous nous proposons donc, notamment grâce aux campagnes de numérisation menées par la Bibliothèque nationale de France 4, d’explorer les numéros de L’Éclair et du Petit Méridional parus entre 1918 et 1920 afin de mettre au jour des récurrences dans le traitement médiatique des épidémies d’hier et d’aujourd’hui et ainsi faire l’archéologie de phénomènes que l’on pourrait croire inédits, mais qui sont en fait profondément ancrés dans notre histoire culturelle.
Le récit de la grippe : un imaginaire médiatique aux couleurs locales
L’annonce de la nouvelle : une bombe à retardement ?
En mars 1918, alors que les premiers cas de grippe se déclarent, la France vit des instants décisifs pour l’issue de la Première Guerre mondiale. L’offensive du Printemps, menée par les Allemands sur le front occidental, polarise l’attention de la presse qui feuilletonne, jour après jour, la progression des troupes ennemies et la riposte des Alliés. Les journaux parisiens se focalisent également sur les bombardements aériens et les tirs de canons allemands qui continuent à menacer la capitale occasionnant l’exode des populations civiles.
(Fig. 2, 3, 4)
« Il n’est donc pas étonnant que les publications périodiques ne mentionnent pas l’épidémie de grippe à ses débuts. Car outre le conflit mondial qui sature l’espace médiatique, les journaux ont interdiction de diffuser des nouvelles susceptibles de démoraliser les troupes et de nuire à l’effort de guerre 5. Il faut attendre la fin du mois de mai 1918 pour voir apparaître les premiers articles au sujet du virus. Avant la presse parisienne, c’est le quotidien régional Le Petit Troyen qui, dans sa rubrique « Les Neutres » du 25 mai 1918 (consacrée au pays qui ne prennent pas part à la guerre), avise le premier ses lecteurs de cette « singulière épidémie » touchant l’Espagne :
En Espagne. Singulière épidémie. Une épidémie de grippe de caractère catarrhal sévit actuellement à Madrid et à Barcelone. Elle prend des proportions extraordinaires. Dans la plupart des administrations, un grand nombre d’employés sont atteints et un régiment de Madrid compte 800 malades. À Barcelone, un bataillon entier est malade. Les médecins attribuent cette épidémie aux conditions climatériques qui règnes (sic) actuellement. »
Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la presse locale est en avance sur la presse nationale qui n’évoque la situation espagnole que deux à trois jours plus tard. Après L’Action française, qui fait état des difficultés des journaux madrilènes dont le personnel a été décimé par le virus dans sa rubrique « faits divers » du 27 mai, c’est la quasi-totalité de la presse française qui relaie la nouvelle de l’épidémie. Dès lors, le 28 mai 1918, plus de vingt journaux, dont L’Éclair montpelliérain, diffusent l’information :
« L’épidémie de grippe en Espagne.
Madrid, 27 mai :
Les journaux publient de longues informations relatives à l’épidémie de grippe qui sévit dans toute l’Espagne. Le ministre des Finances et le président de la Chambre ont dû momentanément suspendre leurs travaux. Les théâtres et les salles des spectacles sont presque déserts. Le service des tramways est restreint par suite de l’indisponibilité d’une partie du personnel. À Barcelone, 30 % de la population est atteinte par le mal. L’épidémie gagne également les animaux. On a constaté, dans un seul escadron, que presque tous les animaux sont malades.
Le roi est alité.
Madrid, 27 mai :
Le Roi s’est alité. On croit qu’il souffre d’une attaque de l’épidémie qu’il aurait contractée en assistant à l’Office célébré hier à la chapelle du Palais. Parmi les personnalités qui sont également forcées de garder le lit, on cite le président de la Chambre, les ministres des Finances, de la Marine, de l’Instruction publique et le sous-secrétaire à la présidence. » (L’Éclair, 28 mai 1918). »
Le Petit Méridional, quant à lui, ne s’intéresse pas au virus grippal tant qu’il n’atteint pas les belligérants. Le premier article qu’il consacre à l’épidémie paraît alors le 29 juin 1918 et reprend une dépêche télégraphique déclarant que la grippe touche principalement les Allemands tandis que les troupes alliées sont épargnées :
« Les boches ont la « grippe ». Londres. – Le correspondant du “Daily Express” au quartier général britannique, télégraphie le 26 juin : “L’armée allemande souffre de ce qu’on appelle “la grippe de Flandre”, une forme d’influenza qui sévit actuellement dans toutes les régions de l’Europe occidentale. L’épidémie ne semble pas être un obstacle à l’offensive allemande. Néanmoins, elle est très répandue dans quelques corps et les hommes qui en sont atteints entrent à l’hôpital pour une période de huit à dix jours. Quelques cas de typhus et de dysenterie sont signalés aussi au nord de Lens. La santé des troupes britanniques et américaines reste excellente. » (Le Petit Méridional, 29 juin 1918). »
Au cours de l’été 1918, L’Éclair et Le Petit Méridional, tiennent régulièrement leurs lecteurs informés des nouveaux cas signalés en Suisse, à Londres ou encore en Allemagne tout en alimentant les discours complotistes qui accusent l’ennemi allemand d’être à l’origine de l’épidémie. Ainsi L’Éclair croit « que la maladie a été amenée par les grands convois de troupes allemandes récemment arrivées » en Belgique (9 juillet 1918), tout comme son concurrent qui affirme que le virus, dont le kaiser lui-même est atteint, « vient de l’Allemagne, mère des fléaux » (10 juillet 1918). Ces incriminations, plus ou moins argumentées, se répètent comme un leitmotiv à travers toute la presse nationale et régionale, et ce jusqu’à l’armistice. L’Écho d’Alger du 29 octobre 1918, par exemple, postule que l’infection aurait été propagée par « les démoniaques chimistes boches » qui auraient « introduit leurs bacilles empestés dans les boîtes de conserve ». D’après le journal, cela expliquerait pourquoi « la Suisse, la Suède, la Hollande, qui recevaient des produits boches en quantité, ont été si fort atteintes » de même que l’Espagne « où tant de fabriques, tant de négoces fonctionnant sous des firmes espagnoles, sont en réalité dirigés par des Allemands qui ont ici leurs chimistes et leurs drogues, lesquelles furent apportées par des sous-marins ».
Jusqu’à la fin du mois d’août 1918 et malgré la propagation de l’épidémie dans les pays limitrophes, les journalistes continuent à croire en l’immunité française. Dans L’Éclair du 30 juillet, Jules Véran, journaliste montpelliérain collaborateur régulier du titre, raille les recommandations alarmistes des hygiénistes et se réjouit de l’excellente situation sanitaire du pays :
« On nous avait annoncé la prochaine arrivée en France de la grippe espagnole. Elle n’est pas venue. La frontière franco-espagnole est si souvent fermée que la grippe a dû se décourager. En revanche, elle s’est montrée, dit-on, en Suisse. […] Comme c’est drôle ! Depuis quatre ans que dure la guerre, il n’y a eu qu’une seule épidémie, et c’est dans les pays qui ne sont pas en guerre qu’elle a sévi ! Rappelez-vous pourtant les sinistres prédictions qui couraient quand on annonça la guerre […] C’est tout le contraire qui est arrivé. Jamais l’état sanitaire du pays n’a été meilleur que depuis la guerre. Pas la moindre épidémie. J’avoue que c’est vexant pour les hygiénistes, mais qu’y faire ? Ils prendront leur revanche quand la paix sera revenue, en nous faisant des peurs effroyables… et vaines. Mais je doute que les poilus qui auront vécu de longs mois dans les tranchées se plient aux recommandations minutieuses de ces messieurs. »
Trois semaines plus tard, sentant probablement le vent tourner, Véran signe un nouvel article en première page dans lequel il profite d’une lettre qui lui a été adressée par un certain docteur Ardoin pour revenir sur ses propos et modaliser sa position. Il va même jusqu’à déplorer le manque d’intérêt des pouvoirs publics pour les règles de l’hygiène. Le lendemain, le journal annonce les premiers cas en France : « la grippe espagnole sévit avec une intensité assez rare dans plusieurs villages de la vallée de la Saône, tout près de Chalon-sur-Saône. […] Saint-Flour – la grippe espagnole vient de faire son apparition à Saint-Flour, mais les cas constatés sont heureusement peu graves. » (Le Petit Méridional, 21 août 1918). Mais qu’en est-il alors de la situation sanitaire méridionale ?
Diffusion de l’épidémie dans le midi
À la fin du mois d’août 1918, l’épidémie s’accélère et touche particulièrement le sud de la France, notamment en raison des conditions climatiques qui favorisent la propagation de la maladie. En effet, alors que la grippe saisonnière sévit habituellement en hiver, suite à la chute des températures, cette nouvelle grippe semble se développer à la faveur d’importantes vagues de chaleur. Cette caractéristique déjoue les pronostics des médecins et journalistes qui avaient calqué l’étiologie de cette maladie sur l’influenza de 1889-1890, particulièrement vivace durant la période hivernale. Le 3 septembre, L’Éclair évoque de nombreux cas à Marseille, Hyères ou encore à Toulon :
« Toulon, 2 septembre. Dans un rapport qu’il vient d’adresser au service de santé de la région de Toulon au sujet de la grippe espagnole, le docteur Ormes, chargé des services d’hygiène du camp retranché, déclare que 2 000 cas ont été signalés pendant le mois d’août. » (L’Éclair, 3 septembre 1918). »
Grâce aux archives du Service de santé des Armées, et notamment au rapport d’un responsable de secteur médical dans le sud de la France, nous apprenons que la grippe n’est pas seulement contagieuse, mais est aussi particulièrement dangereuse et imprévisible : « Le plus souvent, brusquement, parfois après quelques jours de maladie, un individu jeune, vigoureux et jusque-là bien portant est atteint de fièvre et d’accident pulmonaire » 6.
Ces informations contrastent avec les propos relativistes des journalistes qui tentent de rassurer les populations et de faire taire les oiseaux de mauvais augure. C’est par exemple le cas de cet article signé « Deuza », dans lequel le chroniqueur s’agace des racontars et fausses nouvelles diffusés à propos de la situation à Montpellier :
« La grippe espagnole.
Eh bien oui, il y a la grippe et ce n’est pas la première fois, mais ce n’est pas non plus une raison pour laisser raconter partout que Montpellier est consigné aux troupes parce que le typhus et la peste y sévissent avec une telle intensité que les habitants y meurent comme des mouches au moment des premiers froids. Je vois encore l’air de stupéfaction avec lequel j’ai été accueilli, il y a peu de jours, dans une localité voisine. J’ai dû renoncer à convaincre ceux qui m’interrogeaient que Montpellier n’était pas isolé par un cordon sanitaire, du reste de la France. Ma présence même ne parvint pas à les faire changer d’opinion : on y voyait un « truc » de journaliste. Quant à notre reporter, qui épluche avec une rare conscience, chaque jour, les registres de l’état civil, il en devient rauque de colère lorsqu’il s’entend déclarer sérieusement que les statistiques sont falsifiées et qu’on n’enregistre plus les décès pour ne pas effrayer les habitants. Il est temps de couper les ailes à ce canard qui prend, maintenant, des dimensions colossales. La grippe – espagnole ou indigène – sévit en effet. Elle a causé quelques morts, toujours trop nombreuses, mais le chiffre n’en est pas plus élevé que lors de la dernière épidémie de grippe en 1889. Elle n’est vraiment dangereuse d’ailleurs que pour ceux qui sont porteurs d’une tare organique grave. C’est déjà trop, certes, mais ce n’est pas suffisant pour que de mauvais esprits essayent d’affoler toute la population. » (« Menus propos », Le Petit Méridional, 7 septembre 1918). »
D’après le journaliste, la grippe ne serait véritablement dangereuse qu’en cas de « tare organique grave », ce qui n’est pas sans rappeler les fameux « facteurs de comorbidités » qui augmentent le risque de contracter une forme grave de COVID-19. Même l’éphéméride de guerre du 25 septembre 1919 – qui décrit rétrospectivement la situation du jour avec un an de recul – considère que l’épidémie n’est pas vraiment alarmante :
« mercredi 25 septembre 1918. – 1516 jour de la mobilisation […] Dans à peu près toute l’Europe règne une épidémie de grippe qui fait un certain nombre de victimes. À Montpellier, sans être nettement mauvais, l’état sanitaire reste inférieur à la normal, quoi que le nombre des décès ait diminué. » (Le Petit Méridional, 25 septembre 1919). »
Toutefois, l’optimisme des journalistes va être mis à rude épreuve le mois suivant qui marque une nouvelle dégradation de la situation. En effet, les médecins et les infirmières, en première ligne, sont particulièrement touchés par la maladie ce qui occasionne une pénurie de personnel et la saturation des services de santé. De nombreux articles déplorent le manque de moyens mis à disposition des hôpitaux et font appel à la solidarité de chacun. C’est par exemple le cas de cette annonce de la Croix-Rouge titrée « Il nous faut des infirmières » diffusée par les deux quotidiens montpelliérains le 5 octobre :
« La bataille furieuse qui dure depuis six mois sans interruption impose un formidable travail à nos hôpitaux. Subitement, l’épidémie actuelle est venue rendre infiniment plus lourde encore la tâche de nos collaborateurs et collaboratrices : de nombreux services de grippe ont été ouverts dans nos hôpitaux et débordent de malades depuis le jour de leur création. L’effort demandé actuellement à nos infirmières dépasse les limites de l’énergie humaine et leur nombre trop restreint ne permet pas de venir à bout de leur tâche ; admirables de dévouement, elles restent jour et nuit à leur poste, mais leurs forces les trahissent et nombreuses sont celles qui tombent malades d’épuisement. […] Nous faisons appel à toutes les consciences, il nous faut des infirmières, des veilleuses de nuit. Des indemnités pourront être accordées, en raison de la gravité des circonstances, aux personnes qui nous apporteront le concours de leur dévouement. Les personnes de bonne volonté pourront s’adresser aux Présidentes des Comités de leur résidence ou au délégué régional 19 rue de Verdun, à Montpellier. »
La presse se donne alors comme mission de renseigner au sujet de l’épidémie et de diffuser les recommandations sanitaires.
Mesures barrières, remèdes miracles et restrictions de déplacement
Prophylaxie de la grippe
Le 24 septembre, Le Petit Méridional diffuse une communication du Conseil d’hygiène du Gard expliquant que la grippe procède « par atteintes successives frappant de-ci de-là dans des îlots nouveaux ». Cette propagation par foyers – par « clusters » dirait-on aujourd’hui – nécessite donc la mise en place de mesures pour enrayer l’épidémie. Parmi celles-ci, le conseil recommande d’éviter les rassemblements et de se désinfecter régulièrement la gorge et le nez. Le 29 septembre, c’est autour du Conseil de l’Hérault de se préoccuper de la grippe et de diffuser ses prescriptions :
« Le conseil départemental d’hygiène, tout en estimant que l’état sanitaire de l’Hérault ne diffère pas de celui du reste de la France, considère cependant qu’il est du devoir de chacun de prendre toutes les précautions utiles pour lutter contre la diffusion de l’épidémie de grippe, et, à ce propos, il croit devoir faire les recommandations suivantes :
- Il est bon de mettre tous les jours dans chaque narine un peu de vaseline boriquée ou de pommade camphrée ou d’huile mentholée, thymolée ou camphrée. On y ajoutera des gargarismes à l’eau chaude aiguisée d’un peu de citron ou de vinaigre de façon à détruire les germes de grippe pouvant se trouver dans les voies respiratoires.
- En cas de grippe, isoler autant que possible le malade dans une chambre bien aérée. S’il y a une cheminée, y faire un peu de feu, non pas tant pour chauffer la pièce mais pour la ventiler.
- On devra aussi éviter que les personnes non nécessaires, notamment les enfants, ne pénètrent dans la chambre du malade.
- Le malade devra cracher dans un vase contenant une solution de sulfate de cuivre servant de désinfectant.
- Le parquet de la chambre du malade sera fréquemment arrosé d’eau contenant de l’essence d’aspic, de lavande ou de la teinture d’eucalyptus.
- Après la convalescence, tout le linge du malade, draps, mouchoirs, remises, etc. doit être soigneusement lessivé et non pas simplement savonné. Les couvertures et matelas seront désinfectés et exposés plusieurs heures au grand soleil. La chambre sera largement et longuement aérée à fenêtre grande ouverte, on devra, s’il y a lieu, la blanchir à nouveau à la chaux, ou mieux, faire appel au service de désinfection. » (L’Éclair, 29 septembre 1918). »
Les autorités régionales interviennent donc relativement tôt par rapport aux instances nationales, qui communiquent leurs premières instructions à partir de la mi-octobre. En effet, c’est le 11 octobre que le sous-secrétaire d’État au service de santé s’adresse aux directeurs de régions au sujet des remèdes de la grippe et des règles hygiéniques. Outre les consignes habituelles, la note préconise : « pour tout le personnel médical et infirmier chargé du traitement des grippés, l’emploi, selon la méthode américaine, de petits masques improvisés constitués au moyen de compresses en gaze destinées à être appliquées au-devant du nez et de la bouche et imbibées en permanence, soit de goménol, soit d’eucalyptus ». (L’Éclair, 11 octobre 1918).
Le masque hygiénique : sceptique ou antiseptique ?
Le port du masque de protection est donc fortement recommandé contre la grippe « espagnole », notamment par l’Académie de médecine qui insiste sur sa nécessité en milieu hospitalier. Cette protection hygiénique se généralisera ensuite à l’ensemble de la population en février 1919. Mais malgré les recommandations manifestes des hautes instances médicales, le masque, souvent méprisé et tourné en dérision, n’a pas bonne presse en France. En effet, alors qu’il est largement embrassé par les autres pays au moment des pandémies au XXe siècle, il peine à s’attirer les faveurs des Français et en particulier des Parisiens, comme en témoigne cet article publié lors de la troisième vague de grippe :
« En Angleterre, on a adopté le masque respiratoire pour éviter la contagion. Pourquoi ne le fait-on pas en France ? Le docteur Netter a, cependant avec sa clairvoyance d’éminent praticien, présenté, il y a trois mois, un masque pratique. La Faculté l’adopta, mais non point le public – public, en vérité, bien léger, et qui, par crainte d’être ridicule, préfère se laisser assassiner par les pneumocoques et tous les agents microbiens qu’expulsent les sujets malades qui toussent, éternuent à l’envi dans les tramways, les autobus et les métros ! À Londres, on le porte carrément, et l’on voit dans les quartiers les plus fréquentés, passer des dames, des soldats, de graves civils protégés par le masque – lequel n’empêche pas de parler – contre le fâcheux et mystérieux microbe. » (L’Heure, 26 février 1919). » (Fig. 5, 6, 7, 8)
Mais cette peur du ridicule ne touche pas seulement la capitale de la mode. En effet, lorsque se déclare la pandémie de grippe de 1929, le quotidien Paris-Soir lance une enquête auprès de plusieurs célébrités de l’époque autour des questions suivantes : « Madame, reporterez-vous voilette ? Et vous, monsieur, masque protecteur ? » Pour les personnalités interrogées, le verdict est sans appel : il est hors de question de porter quoi que ce soit sur le visage : « Je préfère éternuer et me moucher et me nourrir de drogues et de tisanes, pendant des jours, et même renoncer à paraître sur la scène de la Michodière, que de mettre un masque. Ce serait insupportable, affreux et ridicule. Au reste, l’exemple ne serait pas suivi et nous en serions pour nos frais. En France plus qu’ailleurs, le ridicule tue. Mieux vaut encore mourir de la grippe, s’il le faut », conclut le comédien Victor Boucher. Or le lendemain, l’enquête est reprise et réécrite par le quotidien montpelliérain Le Petit Méridional qui la transpose à l’échelle locale : « Voulez-vous mon avis ? On ne reportera pas la voilette, ni le masque car ce serait tout bonnement ridicule. Or, à Montpellier, plus qu’ailleurs, le ridicule tue. À ce compte-là, mieux vaut encore mourir de la grippe. » (Fig. 9, 10)
Si le masque ne rencontre pas le succès escompté en France, il n’en demeure pas moins nécessaire de trouver des moyens de contrer la propagation du virus. Aux articles rassurants se substitue alors une rhétorique belliqueuse – « la guerre à la grippe » est déclarée – qui prélude à l’annonce de nouvelles mesures restrictives.
Restrictions, fermetures et couvre-feu
À Montpellier, c’est à partir de la fin du mois d’octobre que commencent à fermer les lieux accueillant du public et notamment ceux que l’on qualifie aujourd’hui de « commerces non essentiels ». La presse informe les populations de la suspension des cours du conservatoire et du report sine die du concours d’entrée (21 octobre, L’Éclair), de la fermeture du comptoir de vente de la charcuterie municipale de Montpellier suite à plusieurs cas de grippe (25 octobre, L’Éclair), ou encore du durcissement des mesures touchant les pompes funèbres de Cette (28 octobre, L’Éclair). Finalement, le 29 octobre, sur la recommandation du Conseil départemental d’hygiène, le maire de Montpellier prend un arrêté prescrivant les consignes suivantes :
- Fermeture complète des théâtres, cinémas et, en général, de tous les établissements où sont donnés des spectacles.
- Fermeture des cafés, débits de boissons et bals publics, tous les jours à dix-neuf heures.
- Suppression dans les églises, temples, chapelles ou synagogues de toutes les cérémonies susceptibles d’entraîner une agglomération de fidèles. » (L’Éclair, 30 octobre 1918).
Ces dispositions, imitées par le maire de Cette, s’accompagnent de mesures concernant les établissements scolaires et universitaires. La rentrée des lycéens est alors reportée de quinze jours tandis que les facultés reprendront le 4 novembre. Si les journalistes se félicitent que les autorités régionales aient mis en place des stratégies pour lutter contre l’épidémie, ils n’hésitent pas, avec humour, à pointer du doigt l’incohérence de ces consignes :
« Montpellier,
Contre la grippe. Sur avis du conseil d’hygiène, le maire de Montpellier vient d’ordonner la fermeture complète des théâtres, cinémas bals publics et la fermeture des cafés à 7 heures du soir. Ces mesures sont un peu tardives, mais si elles peuvent avoir quelque effet sur l’épidémie, nous en serons enchantés. Cependant, dans les villages, il n’y a ni théâtre, ni cinémas, les cafés, n’ouvrent, pour ainsi dire, que le dimanche, et la grippe y sévit terriblement. N’importe encore : applaudissons à ces mesures. Mais quelle drôle d’idée d’avoir mentionné les « bals publics ! » Il y avait donc des bals publics à Montpellier ? On dansait à Montpellier ?
Nous ne nous en étions pas aperçus. Mais dans les régions on ne nous aime guère, on va dire : « Ces Montpelliérains ! Ces Méridionaux ! En pleine guerre, ils dansaient ! ». Nous danserons plus… si tant est que nous dansions. Et nous n’irons plus au bal… pardon au café, après le dîner. Les cafés resteront ouverts toute la journée ; la foule pourra s’y presser après le déjeuner, le mardi notamment, et à l’heure de l’apéritif, mais à 7 heures sonnantes, les portes seront fermées. La grippe craint la lumière du soleil. […] Car pourquoi fermerait-on les cafés à 7 heures et non à 5 heures ou à midi ? La grippe est pleine de mystères. » (L’Éclair, 31 octobre 1918). »
Certaines chroniques régionales décrivent également l’atmosphère lugubre qui règne au centre-ville de Montpellier le soir venu, lorsque les bars et restaurants ont été contraints de fermer boutique :
« Montpellier la nuit.
Hier soir, neuf heures. Sur la place de la Comédie, sinistre, comme elle ne l’a jamais été aux plus sombres heures de la guerre, une foule d’ombres fait les cent pas ; on entend parler des victoires des Alliés, de la paix qui vient à grands pas, de la grippe et du bonheur des habitants de Nîmes, où, en dépit de l’épidémie, les cafés ne ferment qu’à dix heures et demie du soir. » (L’Éclair, 5 novembre). »
Heureusement, ces mesures ne durent pas et l’arrêté municipal est levé le 16 novembre « en raison de la décroissance marquée des décès et de l’épidémie de grippe » (L’Éclair, 16 novembre). En réalité, si l’épidémie connaît effectivement une accalmie en novembre, ce n’est pas grâce au respect des consignes sanitaires qui, depuis quelques jours – et notamment depuis l’annonce de l’armistice – ne sont plus vraiment d’actualité. En effet, les grands rassemblements qui se multiplient partout dans la région et dans la France entière pour fêter la paix sont incompatibles avec le respect des mesures de distanciation physique. (Fig. 11)
Comment expliquer alors cette amélioration de la situation ? Y aurait-il eu des traitements efficaces pour lutter contre la grippe ?
Remèdes miracles et publicité déguisées
Pendant la pandémie, les journaux colportent de très nombreux articles vantant les propriétés de médicaments prometteurs, de remèdes de grand-mère ou encore de solutions thérapeutiques susceptibles de venir à bout de la maladie. Le rhum, par exemple, fait partie des produits recommandés pour combattre l’ennemi sceptique. Officiellement reconnue par les médecins comme remède de prévention et de traitement, la boisson est même distribuée par le ministère du Ravitaillement à Paris. En effet, le 29 octobre 1918, un communiqué annonce la cession de 500 hectolitres de rhum à la capitale pour l’aider à lutter contre la grippe (Le Petit Parisien, 29 octobre 1918).
Au niveau régional, le vin régénérateur Pastor, vendu dans l’Aude, est présenté dans la chronique de L’Éclair comme « le meilleur préventif de la grippe ». Il faut dire que la flambée des prix du rhum, qui fait l’objet de nombreuses spéculations, rend ce souverain breuvage inaccessible contrairement au vin qui est produit localement. Les vertus de l’oignon, des saignées, de l’eau oxygénée ou encore de la transpiration sont également mises en scène par la presse qui fait le récit de guérisons miraculeuses partout dans le monde :
« Stockholm, 9 février. Le docteur Bjœrnson publie une déclaration relative à un nouveau procédé pour la guérison de la grippe espagnole. Le mode de traitement consiste à exposer le dos des malades à un puissant appareil développant de la chaleur et de la lumière électrique et provoquant une intense transpiration. Les malades soumis à ce traitement ont tous été guéris au bout de 2 à 5 jours. » (L’Éclair, 10 février 1919). »
Cet article, qui est emprunté à la presse nationale, a pour fonction de rassurer les populations sur l’existence de traitements efficaces, notamment lorsque l’épidémie atteint un nouveau pic. Certains producteurs et commerçants locaux s’inspirent de ces diverses préconisations pour repenser la publicité autour de leur établissement. C’est par exemple le cas du restaurant montpelliérain « Dégustation » qui adapte son menu et sa communication au contexte sanitaire :
« Dégustation – 9, Bd de l’Observatoire, à Montpellier. N’a eu la grippe. Pourquoi ? Parce que … Il a, sitôt levé, pris un Moka tout ce qu’il y a de plus Moka, arrosé d’un petit verre de RHUM D’ORIGINE… À déjeuner, il y a pris un bon bouillon et un bon plat du jour, où il s’est fait préparer ce qu’il lui convenait. Il a bu des quantités d’AMERICAN ANTI-GRIPPE, consommation saine, apéritive et de bon goût, ou tout autre apéritif de marque. Le tout à des prix… pas profiteurs de guerre. LE plus, les principes d’hygiène sont en honneur dans l’établissement. Désinfection et aération des salles sitôt la FERMETURE OBLIGATOIRE. » (L’Éclair, 10 novembre 1918) »
(Fig. 12, 13)
Cette nouvelle épidémie est également l’occasion de recycler des remèdes existants – comme le sérum antipesteux ou la quinine, substitut synthétique de la chloroquine habituellement utilisé pour soigner le paludisme – ou encore de booster les ventes de produits pharmaceutiques en louant leur pseudo-efficacité contre la grippe espagnole. Ainsi, la quatrième page du journal, traditionnellement réservée à la réclame, nous permet de découvrir nombre de traitements dits miraculeux. Parmi ceux-ci, le « Goménol-Rhinol », « le thé des Alpes du Rech », le « grippecure » ou encore « les pillules Pink » promettent une guérison en temps record. La plupart de ces médicaments préexistant à l’épidémie, les textes publicitaires intègrent un paragraphe sur la grippe lorsqu’ils ne se limitent pas à l’ajout de la mention « efficace contre la grippe espagnole ». De tels procédés, qui seraient aujourd’hui condamnés par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), ne sont pas rares au XXe siècle. Ainsi, les marques n’hésitent pas à masquer leurs publicités sous l’apparence de petits contes ou de témoignages qu’ils accompagnent de portraits en médaillon afin d’apporter un cachet de vérité à l’annonce :
« Une morale nue apporte de l’ennui, le conte fait passer le précepte avec lui. Voici donc notre petit conte au Lude, dans la Sarthe, habite place de l’Église, Mme Eseverri. Mme Eseverri comme un peu tout le monde, a payé son tribut à la funeste grippe espagnole, ou à l’ancienne influenza, comme vous voudrez, car si le nom a changé, les mauvais symptômes sont restés. Mme Eseverri avait bien fini par prendre le dessus sur le mal, mais elle n’arrivait pas à se débarrasser de ce qu’on est convenu d’appeler les suites de la grippe : « J’ai fini par avoir raison de la grippe, écrit-elle, mais bien que n’ayant plus de manifestations aiguës, ce mal m’avait laissé quelque chose. Malgré les soins, je ne sentais pas revenir les forces, je restais pâle, sans entrain, toujours maussade et morose. […] Dans notre journal Le Petit Parisien, j’avais toujours lu les attestations de guérison par les Pillules Pink qui y sont publiées […] Les Pilules Pink n’y ont pas manqué. Grâce à elles, j’ai retrouvé mon excellente santé d’autrefois. Une amie anémique, voyant les beaux résultats obtenus par moi, a pris aussi vos pilules et s’en est bien trouvée et mon mari lui-même, quand il se sent fatigué, prend quelques Pilules Pink, ce qui le remet parfaitement d’aplomb ». Notre conte est fini sur la guérison de Mme Eseverri. Le précepte est celui-ci « Quand la maladie sera contre vous, les Pilules Pink seront avec vous ». (Le Petit Méridional, 31 mars 1919). »
Une fois guéries de la maladie – avec ou sans le concours de ces remèdes thaumaturgiques – les populations sont invitées à faire le bilan et à penser le monde d’après-grippe, en participant notamment aux actions de prévention des épidémies futures.
Le monde d’après-grippe : bilan et sortie de l’épidémie
Bilan humain
Dès le mois de janvier 1919, alors que l’épidémie semble définitivement éteinte, les journaux se livrent à de premières estimations des pertes liées à la grippe. Les quotidiens montpelliérains diffusent aussi bien les chiffres mondiaux que le bilan local. Le 27 janvier 1919, L’Éclair reproduit les statistiques de la ville de Montpellier : « Pendant l’année 1918, l’état-civil de notre ville a enregistré : Naissances : 611 ; décès : 1661 ; mariages : 342 ; publications : 47 ; mort-nés : 39 ; divorces : 11. La différence entre les naissances et les décès est de 1 050, dont la moitié, à peu près, serait due à la grippe. » En mars 1919, le journal propose une nouvelle statistique démographique et sanitaire publiée cette fois-ci par le bureau municipal d’hygiène. Il s’agit d’une comparaison entre le mois de février 1918, avant que ne se déclare l’épidémie, et le mois de février 1919, durant lequel le monde connaît une réplique mortelle de grippe espagnole : « pour le mois de février 1919, nous relevons les renseignements suivants : 74 naissances, 338 décès (y compris 63 étrangers), 75 mariages. Aucun divorce n’a été signalé. Le mois correspondant de l’année précédente avait donné les résultats suivants : naissances :75 ; décès : 164 ; mariages : 75. Les principales causes de décès sont dues à la recrudescence de grippe et d’affections des voies respiratoires ». Si ces chiffres démontrent bien combien l’épidémie a été dévastatrice, ceux qui se rapportent à la situation mondiale sont encore plus impressionnants. En janvier 1919, L’Éclair, qui prend pour source le journal anglais Nature, affirme que la grippe « aurait fait six millions de victimes dans le monde entier », en septembre, ce même chiffre est avancé, mais seulement pour les pertes recensées en Inde sur une période de quatorze mois.
Finalement, en octobre, c’est le chiffre de 20 millions d’hommes qui est retenu, à savoir la 70e partie de l’humanité, soit trois fois plus que la Guerre mondiale en quatre ans et demi. Ces nombreuses pertes inquiètent aussi bien les mouvements natalistes et populationnistes, qui reprennent de plus belle leur propagande, que les économistes, comme le démontre l’éditorial du Petit Méridional du 7 juillet 1919 titré « La vraie richesse de la France » et signé par Germain Martin, membre de la Société d’économie politique : « le sol de France demande ses fils pour nourrir un pays qui, sans cela, est voué à une insuffisance de production dont les conséquences seront un jour désastreuses pour toutes les branches de l’activité nationale. Sans nos fils, jeunes, vigoureux et hardis, le retour à la vie est impossible. Ils sont la vraie richesse de France ». Ces sermons sur les dangers de la dépopulation s’accompagnent également de discours préventifs qui visent à organiser la lutte contre les prochaines épidémies. (Fig. 14)
Prévenir pour éviter le pire
« Une nouvelle ère commence, il faut que nous disions bien que préjugés, habitudes, croyances, passions, intérêts vont être bouleversés. […] Le monde change et va changer plus vite et plus abondamment que jadis. […] Ainsi nous pourrons nous dire que les deuils cruels qui ont frappé notre pays n’ont pas été inutiles. Dans leur tombe, nos disparus sauront qu’ils ne sont pas morts pour rien. […] Il serait pénible de penser qu’une épidémie pourrait passer sur le Monde sans servir à autre chose qu’à diminuer le nombre de vivants. Non, la grippe aura servi aussi à nous faire réfléchir. » (Fig. 15)
Dans cet éditorial programmatique paru en tête du quotidien L’Humanité le 12 décembre 1918, le journaliste Sixte-Quentin traduit le besoin des populations – déjà profondément marquées par la guerre – de donner un sens aux événements vécus et d’en tirer des enseignements. Un peu plus d’un siècle plus tard, au printemps 2020, alors que la planète entière est affectée par la crise du COVID-19, c’est ce même besoin de compréhension qui semble motiver les acteurs politiques, penseurs, personnalités médiatiques ainsi que les citoyens lambda à imaginer le monde post-coronavirus, comme en témoignent les innombrables tribunes appelant de leurs vœux un « monde nouveau », transfiguré, qui serait plus résilient, juste et solidaire.
Au sortir de la grippe, l’instruction et la sensibilisation des populations semblent au cœur des préoccupations des instances médicales. Le 1er août 1919, Le Publicateur de Béziers, – publication hebdomadaire qui avait cessé de paraître pendant la guerre – insiste sur le rôle des Croix Rouge dans cette entreprise :
« Cette association vouera une attention particulière au problème de la grippe, que, aujourd’hui, on ne peut empêcher de revêtir un caractère épidémique. On évalue à « six millions » le nombre de ses victimes en 1918, à la surface du globe. Le moindre progrès dans cette voie sauvera des existences innombrables. Elle instruira les populations ; elle leur apprendra que certaines maladies évitables (tuberculose, malaria), tuent chaque année une multitude de malades qui, par des méthodes bien appliquées, pourraient ne pas être frappés. Dès qu’une épidémie se déclarera, la Ligue des Croix-Rouges, ou son comité, indiquera les moyens de la combattre, formera des équipes de spécialistes qui iront sur n’importe quel point du globe s’attaquer au fléau (typhus, choléra. Mais toujours on s’efforcera d’agir en stimulant les courages, en instruisant les masses. On enverra des missionnaires d’hygiène, qui mettront en œuvre tous les moyens connus de publicité, journaux, brochures, conférences, cinéma etc. Un Américain, le professeur Strong, a dit avec justesse : “Il vaut mieux mettre un parapet au bord du précipice, qu’une voiture d’ambulance en bas” : “Prévenir revient moins cher que guérir” ».
En septembre, c’est la ligue contre la maladie qui regrette l’impréparation dont a fait montre le monde pendant l’épidémie de grippe et appelle à l’organisation :
« si des hommes compétents avaient soigneusement préparé la lutte contre ce fléau, nul doute qu’on n’eût pu le prévenir ou en diminuer considérablement les ravages […] La nécessité d’organiser la lutte contre la maladie s’est donc imposée aux esprits clairvoyants et directeurs des peuples. Dans le pacte de la Société des Nations, un article spécial vise ce sujet, c’est l’article XXV, ainsi conclu : “Les membres de la Société s’engagent à encourager et favoriser l’établissement et la coopération des organisations volontaires nationales de la Croix-Rouge, dûment autorisées, qui ont pour objet l’amélioration de la santé, la défense préventive contre la maladie et l’adoucissement de la souffrance du monde” ».
Cet article, rédigé par le Professeur Gilis, délégué régional de la Croix-Rouge démontre le rôle crucial de la prévention mais aussi l’importance de la culture épidémiologique qui, comme le rappelle Freddy Vinet, doit nous permettre d’« intégrer mentalement les impacts potentiels d’une catastrophe » 7. À cet effet, la presse du XXe siècle nous paraît être une précieuse alliée pour garder en mémoire le passé et penser l’avenir.
BIBLIOGRAPHIE
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FORCADE 2005 : FORCADE, (Olivier), « Voir et dire la guerre à l’heure de la censure (France, 1914-1918) », Le Temps des médias, vol. 4, n°. 1, 2005, p. 50-62.
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SPINNEY 2018 : SPINNEY (Laura), La Grande Tueuse. Comment la grippe espagnole a changé le monde (traduit par Patrizia Sirignano), Paris : Albin Michel, 2018.
VAGNERON 2017 : VAGNERON (Fréderic), « Quand revient la grippe. Élaboration et circulation des alertes lors des grippes « russe » et « espagnole » en France (1889-1919) », Parlement[s], Revue d’histoire politique, 2017/1 (N° 25), p. 55-78.
VINET 2018 : VINET (Freddy), La Grande Grippe 1918. La pire épidémie du siècle, Paris : Vendémiaire, 2018.
NOTES
1. Voir notamment les articles de BOURON 2009 et BAR-HEN, ZYLBERMAN 2015.
2. À ce sujet, voir VINET 2018.
3. Dans sa thèse (ANDREANI 1989) portant sur la presse montpelliéraine, Roland Andréani retrace l’histoire de ce dualisme et documente le monopole de ces deux titres de presse.
4. En mars 2016, la Bibliothèque nationale de France a mis en ligne son site Presse locale ancienne permettant de découvrir et de consulter les journaux publiés en France par département depuis l’origine jusqu’à 1944. Ce site repose sur les notices de la Bibliographie de la presse française politique et d’information générale (BIPFPIG). C’est grâce à cette initiative que nous avons pu consulter tous les numéros des titres régionaux mentionnés.
5. La surveillance rapprochée des journaux, contraints au mutisme par la loi du 5 août 1914 sur les indiscrétions de presse en temps de guerre, peut justifier la lente prise de conscience de la gravité du virus. À ce sujet, voir FORCADE 2005.
6. Rapport d’un responsable du secteur médical dans le sud de la France. Archives du Service de santé des Armées du Val-de-Grâce, carton 811, rapport du médecin-major 1re classe, Ravaut, 31 août 1918, cité par BOURON 2009.
7. Freddy Vinet, dans une interview donnée à Usbek&Rica, le 31 mars 2020. Propos recueillis par Vincent Edin.