La peste à Montpellier (réédition 2020)

*Louis Dulieu (1917-2003) ; Docteur en médecine †.

Si l’on consulte les registres paroissiaux de la ville de Montpellier, on constate qu’ils relatent toujours, d’une façon très succincte, les renseignements concernant les naissances, les mariages et les décès des Montpelliérains. Et pourtant, en l’année 1579, on trouve une mention n’ayant rien à voir avec les décès de cette année-là. Le pasteur qui enregistrait ces actes avait été tellement bouleversé par la nouvelle qu’il venait d’apprendre, qu’il n’avait pu faire autrement que de la coucher sur ce registre, mettant ainsi en évidence l’émoi qui était le sien. Cette inscription, la voici : « Le XII juing 1579 a commencé d’apercevoir qu’on se mourroit de peste en ceste ville de Montpellier ».

C’est que le seul mot de « peste » répandait la terreur dans l’esprit de tous, semant une peur panique impossible à juguler. Ces épidémies étaient alors très fréquentes et chacun connaissait des personnes, bien souvent des parents proches, qui avaient disparu au cours d’une d’elles. Le caractère massif des pertes ne pouvait que semer l’épouvante et le verbe « décimer » était souvent bien faible pour traduire le nombre des morts d’une population. Mais ce qui accroissait la terreur, c’est qu’on savait que la médecine était impuissante à combattre ce mal.

Il est vrai que la Bible avait accoutumé les croyants à ne pas voir dans la peste une maladie comme les autres. Elle était une des manifestations de la colère divine. Dans ces conditions, ce n’était pas au médecin qu’il fallait s’adresser pour conjurer le mal mais à Dieu lui-même. D’où de très nombreuses prières individuelles ou collectives, des messes, des processions mais aussi des jeûnes, des mortifications de toute sorte. Seule la pénitence pourrait venir à bout de l’épidémie.

La peste de Marseille (1720) source : BNF
La peste de Marseille (1720) source : Gallica.bnf.fr

Bien entendu, les prières s’adressaient le plus souvent à la Vierge Marie, patronne de la ville. Toutefois, outre les prières habituelles en pareilles circonstances, les Montpelliérains du XIVe siècle eurent, à plusieurs reprises, une idée assez originale. Ils confectionnèrent un cierge d’une longueur démesurée dont l’apparence devait ressembler à un énorme rat de cave. Ce cierge aurait pu aller du Peyrou à la tour de la Babote disent certains, mais la plupart parlent du tour complet des remparts de la ville (la commune clôture). Bienheureux quand on n’y ajoute pas le périmètre de l’église Notre-Dame-des-Tables. Certains parlent même d’un cierge qui aurait englobé en supplément la palissade qui entourait les faubourgs de la cité. Quoi qu’il en soit, ce cierge fut confectionné à plusieurs reprises et allumé devant l’autel de la Vierge, cette vierge noire rapportée par Guilhem V des croisades et qui, depuis, était l’objet d’une grande vénération.

La Vierge n’était pas la seule invoquée toutefois. On faisait aussi appel à Saint-Sébastien. Celui-ci martyrisé, percé de flèches, symbolisait bien cette maladie que les récits bibliques qualifiaient de « flèche de Dieu ». Saint-Sébastien cependant cessa d’être invoqué pour la peste vers la fin du Moyen Âge. On ne se réclamera plus de lui que pour le choléra. C’est qu’un autre saint avait pris sa place : Saint-Roch, enfant de Montpellier. Parti durant sa jeunesse en Italie, il y avait connu plusieurs épidémies de peste, se dévouant admirablement auprès des malades. Sur le chemin de retour, il aurait, lui aussi, contracté le mal et se serait réfugié dans un bois de Lombardie où un chien venait tous les jours lui apporter sa nourriture. À partir de là, deux versions existent. Dans l’une, Saint-Roch mourut en Italie. Dans l’autre il revint à Montpellier où il pénétra par la porte du Pila-Saint-Gély. S’étant assis sur un banc pour se reposer, il fut pris pour un gueux et jeté en prison où, après de longs mois de détention, il mourut en odeur de sainteté. Sa famille de Montpellier l’aurait alors reconnu. Quoiqu’il en soit, le culte de Saint-Roch connut rapidement une grande extension dans toute l’Europe catholique à tel point qu’il n’y a guère de ville aujourd’hui, tant en France qu’à l’étranger, qui n’ait une statue du grand saint soit dans une église soit au coin d’une rue.

Les apothicaires de Montpellier devaient placer Saint-Roch dans leurs armes et dans leurs sceaux à la fin de la Renaissance. Le Saint tient alors dans une de ses mains, une sorte de calice contenant un médicament. Un phylactère porte la mention NIHIL PRECIOSIUS.

Montpellier ne fut pas exempt de ces calamités et les chroniques nous font connaître un nombre impressionnant d’épidémies : 1287, 1315, 1348, 1358, 1361, 1374, 1375, 1384, 1391, 1395, 1407, 1481, 1498, 1502, 1506, 1510, 1515, 1522, 1530, 1533-34, 1541-42, 1564, 1579-81, 1588-89, 1629-30, 1640-41.

C’est beaucoup !

C’est même beaucoup trop. C’est qu’en effet on appelait peste toute sorte d’épidémie qui frappait massivement la population. Les connaissances qu’on avait de la peste étaient trop légères pour qu’on puisse l’individualiser réellement. Il est très fortement vraisemblable que, sous cette dénomination, on trouvait le choléra mais aussi le typhus, les fièvres typhoïdes et paratyphoïdes, des dysenteries, etc. La peste elle-même contribuait à semer la confusion car nous savons aujourd’hui qu’elle se présente sous trois formes bien distinctes : la peste septicémique qui frappe d’emblée tout l’organisme, la peste pneumonique qui se signale par des troubles broncho-pulmonaires, et la peste bubonique, la plus fréquente, qui se traduit par l’apparition de ganglions de l’aine (on disait alors de bubons) qui deviennent volumineux et, dans un certain nombre de cas, finissent par percer, laissant s’écouler un pus fétide.

Quoi qu’il en soit, la mortalité était effrayante. En 1315 on rapporte que dix consuls sur douze en moururent ; et probablement presque autant en 1348. En 1358, il y aurait eu 500 morts par jours, et autant en 1361. En 1374, il n’y en aurait eu que 300. Lors de la peste de 1629-1630 pour laquelle on avait fait évacuer le maximum de population avant que la contagion ne se soit étendue, sur les 10 000 habitants restants, 5 000 périrent de la peste !

S’il n’était pas possible sur le plan médical proprement dit, de lutter efficacement contre la maladie, il n’était pas défendu d’essayer de s’en protéger. Dès le moyen âge, apparaît à Montpellier un personnage municipal qu’on appellerait peut-être aujourd’hui un inspecteur d’hygiène mais qui portait alors le titre de « capitaine de santé ». Toutes les questions concernant l’hygiène de la ville, sa propreté, l’évacuation des ordures, etc., étaient de son ressort. Il devait aussi surveiller les étrangers de passage afin d’éliminer autant que possible les malandrins mais surtout afin d’interdire l’entrée de la cité aux voyageurs provenant de villes ou de contrées où la peste sévissait. Son contrôle s’exerçait aussi sur les marchandises transportées. Toutes celles provenant de zone contaminée étaient systématiquement confisquées et détruites ; et le contrevenant sévèrement puni. Enfin, il devait procéder à des enquêtes lorsqu’un malade suspect lui était signalé soit en ville soit dans la région.

Lors de l’apparition de cas suspects, il en informait les consuls, nos actuels conseillers municipaux, qui dépêchaient des médecins et des chirurgiens auprès des malades. Le rapport alors rédigé, s’il était concluant, allait déclencher l’internement de l’intéressé. Si c’était un lépreux, on l’enfermait dans la maladrerie spécialement aménagée sur les bords du Lez, à une lieue de la ville, la maladrerie de Saint-Lazare où le malheureux devrait rester jusqu’à la fin de ses jours. S’il s’agissait de la peste, le malade était aussitôt enfermé chez lui avec les siens et aussi, parfois, un garçon chirurgien pour le cas où des soins devraient être administrés. Tout contact de la famille avec le reste de la population était interdit et le guet devait y veiller. En échange, la ville assurait la subsistance et le chauffage de cette famille tout le temps qui serait nécessaire. Seuls les secours de la religion étaient admis mais après qu’on eut pris mille précautions. Deux religieux se rendaient auprès du malade après avoir revêtu des robes courtes qui ne traîneraient pas par terre. Devant leur visage, ils tenaient un cierge allumé. Auprès du malade, ils devaient constamment rester de côté, ne jamais lui parler de face afin d’éviter que des miasmes puissent être transmis de l’un à l’autre. La communion était donnée en présentant l’hostie au bout d’une pince métallique, en ayant soin de maintenir un cierge allumé entre le malade et le prêtre. De retour chez eux, les deux religieux devaient changer de vêtements et faire un bon repas. On avait constaté en effet que la meilleure façon de ne pas contacter la maladie était de posséder une robuste santé.

Les choses se compliquaient énormément en cas d’épidémie déclarée. Si les cas étaient peu nombreux, on groupait les pestiférés dans les étuves hautes situées tout en haut de l’actuelle rue de l’Université. Mais si l’épidémie envahissait toute la ville, des mesures autrement sévères devaient être prises. Des baraquements en bois, on parle souvent de huttes, étaient dressés dans la campagne mais à proximité de la ville. Les chroniques nous citent ainsi les « hôpitaux » de Saint-Hilaire non loin du Lez à Pont-Trinquat, du Courreau, de la Saunerie, de Paralongue et de Saint-Roman, lieux difficiles à préciser, du Pila-Saint-Gély, de Saint-Côme et de la Font-Putanelle. On parlera aussi à plusieurs reprises d’un « hôpital Saint-Roch » sans qu’il ait été possible de préciser son emplacement. Ces baraquements comprenaient plusieurs pavillons. Certains étaient destinés aux pestiférés, d’autres aux convalescents, d’autres encore aux suspects, d’autres enfin à ceux qui n’étaient qu’en quarantaine. Bien souvent, un chirurgien était à demeure avec les pestiférés avec défense d’en sortir !

Parallèlement, on assurait l’évacuation des personnes saines les invitant à se rendre dans la campagne proche ou lointaine. Toutefois, ne pouvait partir qui voulait. La ville retenait les artisans qui s’avéraient indispensables au bon fonctionnement de la cité. Il est normal qu’on ait aussi songé à conserver les médecins, les chirurgiens et les apothicaires mais il faut bien reconnaître qu’ils n’étaient pas les derniers à quitter la ville. Assurément, ils prétextaient qu’il était nécessaire de soigner toute cette population déplacée, mais personne n’était dupe.

Cet exode posait aux consuls de graves problèmes, mais comment trop en vouloir aux contrevenants quand on consultait le palmarès des victimes des précédentes épidémies. En 1522 mourut le docteur Jean Barjon ; en 1579-81, deux apothicaires : Loys Chaffart et Pierre De Farges ; en 1629-1680, deux médecins qui étaient, tous deux, les médecins de l’hôpital Saint-Éloi : Jean Chassignan et Adrien Langlois, mais aussi cinq chirurgiens : les deux frères La Violette, Louis Brun, Jacques Raymond dit La Perle, Pierre Paravizol, ainsi que le chirurgien de poste Jean Henry. Un sixième chirurgien contracta encore la peste, Pierre Estanove mais il eut la chance d’en guérir. Cette épidémie de 1629-1630 n’épargna pas davantage les apothicaires : quatre sur cinq périrent parmi lesquels certains n’étaient peut-être que des apprentis : Flor, Pierre Perler, Dominique Cambmadou et un certain Bastide. Un seul en réchappa : David Jayot.

On comprendra mieux ainsi les termes des contrats qui liaient les Capitaines de santé à la ville. Voici le texte concernant André Montaud en 1619 : Il devra « exercer en homme de bien, tant en temps de santé qu’en temps contagieux, sans aucune apréhension du danger qu’on y encour, ains au contraire d’exposer librement sa vie et biens pour servir la ville en icelle charge ». Mais le rôle du capitaine de santé ne s’arrêtait pas là. Il devait procéder aux enterrements. Faute de volontaires, on réquisitionnait les prisonniers de droit commun, leur promettant la liberté en cas de survie. Ces croque-morts d’un genre spécial portaient le nom de « corbeaux ».

Il fallait aussi procéder à l’enlèvement des ordures ménagères et détruire tous les animaux errants. On veillait à ce que les habitants ne se réunissent pas en grand nombre. Enfin, on devait exercer une police de tous les instants car les pillards étaient nombreux, attirés par les maisons abandonnées. La police devait aussi détecter les pestiférés clandestins qui, pour éviter de quitter leur maison, cachaient leur maladie à leur entourage. Les officines des apothicaires faisaient alors l’objet d’une stricte surveillance. Enfin, il fallait lutter contre les « semeurs de peste » qui profitaient de la situation pour organiser toute sorte de trafic, nous dirions aujourd’hui de marché noir, introduisant en ville des marchandises frauduleuses, c’est-à-dire suspectes, ou en faisaient sortir de la cité. Pour tous ces contrevenants, des mesures rigoureuses étaient prises, le Premier consul de la ville, nous dirions aujourd’hui le maire, ayant plein pouvoir puisque toute justice était arrêtée. Une estrapade était dressée à la porte de Lattes et nombreux furent ceux qui y furent suspendus notamment en 1629-1630.

À côté de la prophylaxie collective, chacun était tenu d’observer une prophylaxie individuelle. On devait éviter d’avoir peur et, pour cela, nous l’avons vu, faire bonne chère. Quand on circulait en ville, on devait tenir dans une main un citron ou une orange lardée de clous de girofle ou bien une pomme de pin creuse, ayant à l’intérieur, une éponge imbibée de vinaigre. Dans les maisons, il était recommandé de faire à tout moment des fumigations avec différents produits odoriférants mais toujours arrosés de vinaigre. On avait pensé aussi à faire brûler de la poudre à canon mais on y renonça vite en raison du danger encouru.

Le capitaine de santé n’était pas, toutefois, le seul personnage municipal institué. À côté de lui, on trouve dès la fin du moyen âge, un autre personnage : le Chirurgien de peste. On lui demandait, tout comme au capitaine de santé, d’être présent dans la ville en cas d’épidémie. On n’avait pas jugé bon de réquisitionner aussi un médecin mais nous avons vu qu’on n’attendait guère de secours de la médecine. Il n’en était pas de même pour le chirurgien, car on avait constaté que la fistulisation des bubons était souvent suivie de la guérison. D’où l’idée d’inciser prématurément ces bubons à l’aide d’un bistouri pour provoquer une guérison inespérée. Or, l’incision de ces ganglions était du ressort du chirurgien, seul habilité à manier bistouri et lancette. En temps normal, le chirurgien de peste n’était appelé que rarement. Il faisait nécessairement partie des missions envoyées auprès des suspects, après quoi il rédigeait son rapport au côté des médecins requis. En temps de peste, par contre, tout le service de santé reposait sur lui tant en ce qui concerne la ville que les baraquements des alentours. On le dotait alors d’adjoints, dans la mesure où l’on trouvait des volontaires en ville bien sûr. Il disposait aussi des apprentis chirurgiens qui n’avaient pas fui. Ceux-ci rendirent ainsi d’éminents services, tout comme les apprentis apothicaires auprès des pharmaciens qui étaient restés. La peste terminée, ces apprentis reçurent, de la part de la ville, une récompense, la maîtrise en chirurgie.

Celle-ci était normalement décernée par les quatre maîtres chirurgiens jurés de la ville après un stage qui durait de dix à quinze ans. Elle était précédée de la confection de quatre chefs-d’œuvre. Le nouveau maître se rendait ensuite, escorté de ses collègues, des autres apprentis, mais aussi des médecins et des apothicaires, à l’hôtel de ville où les consuls acceptaient qu’il tînt désormais boutique dans la cité. Ce cortège précédé de musiciens, se rendait alors dans une auberge où les traditions rabelaisiennes étaient toujours respectées. Pour les récompenser de leur conduite, les consuls décidèrent de considérer ces apprentis comme maîtres sans avoir à subir les examens chirurgicaux d’usage. Cela ne se fit pas sans difficulté car le corps des maîtres chirurgiens de la ville s’opposa énergiquement à une pareille décision et des procès eurent lieu à plusieurs reprises, mais il semble que, finalement, ce soit la ville qui ait obtenu gain de cause. Ce sera le cas pour Jean Marlet par exemple au XVIIe siècle.

La construction de baraquements dans la périphérie de la ville ainsi que l’isolement de quelques malades aux étuves ne satisfaisaient pas tout le monde. Aussi, en 1531, eut-on l’idée d’acquérir un terrain proche des remparts sur lequel on édifierait une infirmerie de peste avec logement pour le chirurgien de peste. C’est ainsi que fut acheté, le 20 décembre 1531, pour la somme de 1 200 écus d’or, un terrain appartenant à un bourgeois de la ville, Louis Caponi, originaire de Milan et qu’on appellera, de ce fait, le « champ du milanais ». La ville verserait chaque année une somme de 25 livres destinée à dire une messe aux frères prêcheurs en souvenir du Milanais. Cette pension était encore versée en 1625. Ce terrain représentait un quadrilatère très allongé situé entre le Verdanson et l’actuel boulevard Pasteur, limité à ses deux extrémités par la place Albert 1er et par une portion de la rue Ferdinand-Fabre. Ce terrain était complanté d’arbres qu’il était interdit d’émonder. Le chirurgien de peste disposait de l’ensemble à sa convenance, y cultivant des produits maraichers mais, en cas d’épidémie, si l’infirmerie ne suffisait pas, le champ devait servir à l’édification de baraques. Ce champ du Milanais resta dans cet état jusqu’en 1685 où, le 25 octobre, l’Hôpital Saint-Éloi en obtint une partie pour y enterrer ses morts. Un peu plus tard, ce fut toute la ville qui y enterra les siens et ceci jusqu’en 1849 où un nouveau cimetière municipal fut aménagé sur le terrain depuis longtemps inoccupé de la maladrerie de Saint-Lazare dont il porta le nom.

Nous nous devons de parler maintenant de la fameuse peste de 1629-1630 qui, officiellement dura du 6 juillet au 31 mars 1630.

Fût-elle plus dévastatrice que d’autres ? En tout cas, c’est celle qui nous est le mieux connue. Le Premier consul de la ville était, en effet, François Ranchin, chancelier de l’Université de médecine de Montpellier. Durant toute une année, il s’installa à l’hôtel de ville pour veiller, d’une main de fer, aux destinées de la cité et de ses habitants. Sa conduite fut absolument admirable. Elle entraîna le respect de tous. Non seulement il dut veiller à l’administration de la ville et à soigner les malades mais encore à pourvoir à la subsistance de tous alors que la ville était coupée du monde. Il dut aussi trouver l’argent nécessaire pour faire face à ces dépenses. Par la suite, Ranchin publia plusieurs ouvrages sur cette épidémie ainsi que sur les mesures qu’il avait prises tant pendant qu’elle sévissait qu’après. C’est dans ces livres que nous avons puisé un certain nombre des renseignements donnés précédemment.

La peste disparue, la tâche de Ranchin ne fut pas terminée pour autant car il fallait procéder à la désinfection de la ville, rue par rue, maison par maison. Des équipes de spécialistes existaient alors. Ranchin choisit en définitive celle du Père Tamisier de Marseille dont les prétentions étaient plus modestes. Il ne réclama en effet que vingt hommes et six femmes avec, toutefois, un important matériel : tombereaux, bêtes de trait, pelles et balais, bois à brûler, produits odoriférants, etc. Pour tout cela, il ne réclama que 7 500 livres. Les opérations de désinfection commencèrent le 1er mars 1630 et durèrent trois mois.

Les maisons ayant abrité des pestiférés ou des suspects avaient été marquées d’une croix rouge. Elles furent désinfectées l’une après l’autre. On commençait par sortir tous les meubles qui étaient nettoyés, brossés et lavés, cependant qu’on évacuait toutes les ordures. On passait alors aux murs, planchers et plafonds qui étaient brossés puis lavés à grande eau, parfois avec de l’eau de mer. On faisait alors brûler toute sorte de parfums durant quatre jours, parfums dont les odeurs étaient de plus en plus fortes. Tous les produits possibles étaient utilisés pourvus qu’ils sentent fort ; et encore les arrosait-on encore de vinaigre. On rentrait alors les meubles dans les habitations et l’on peignait sur la porte une croix blanche. Durant toutes ces opérations, un notaire et des clercs étaient requis pour faire l’inventaire du mobilier avec un soin méticuleux afin que les habitants retrouvent la totalité de leurs biens. Ces notaires avaient eu aussi une tâche délicate durant l’épidémie, car ils étaient très sollicités par les mourants. On leur demandait d’être très vigilants afin de ne pas prêter la main à des manœuvres malhonnêtes de la part des proches qui auraient pu abuser de la situation pour influencer la décision de leur client. La ville désinfectée, il restait encore une dernière opération à entreprendre : le retour des habitants. Ceux-ci durent le faire individuellement sous le contrôle des autorités responsables. On les conduisit, un par un, aux étuves basses (près de la tour de la Babote) pour y être baignés et parfumés durant quatre jours. Ce n’est qu’à l’issue de ce séjour aux étuves qu’ils purent enfin regagner leur domicile.

La peste de 1629-1630 ne devait pas être la dernière que connut Montpellier car il y en eut une autre, en 1640-1641, moins meurtrière, à caractère pulmonaire mais qui fit une victime de marque en la personne du chancelier François Ranchin lui-même.

L’histoire de la peste à Montpellier ne peut s’arrêter là toutefois. Il est nécessaire d’invoquer maintenant la fameuse peste de Marseille de 1720-1721 en raison des incidences nombreuses qu’elle eut avec Montpellier.

On sait que cette épidémie apparut dans le port méditerranéen, importée par un bateau en provenance du moyen orient : le Grand Saint-Antoine. Ce fut bientôt une flambée dans toute la ville et dans ses environs, jusqu’à Aix et à la Ciotat. Des cordons sanitaires furent mis en place de toute part mais cela n’empêcha pas la peste d’apparaître à Avignon, à Alès et même dans le Gévaudan. Le Languedoc fut, par contre, épargné, les mesures protectrices s’étant avérées efficaces. À cette occasion-là, on réédita à Montpellier un petit livre rédigé lors de la dernière épidémie de peste par trois apothicaires de la ville : Daniel Sanche, Claude Sigalon et Barthélémy Bastide : Préservatifs et remèdes contre la peste (Montpellier, chez Hilaire Fleury, 1721). Le corps médico-chirurgical marseillais ne pouvant suffire à tout, de très nombreux médecins s’honorèrent en venant prêter main-forte à leurs collègues. Ce fût, à travers la France, un grand mouvement de solidarité.

Montpellier ne fut pas en reste. Il est vrai que les ordres venaient de très haut. Le Premier médecin du Roi, Pierre Chirac, ancien professeur à l’Université de Médecine de Montpellier, constitua une mission composée de son propre gendre, François Chicoyneau, chancelier de l’Université de médecine, de son collègue, le professeur Antoine Deidier, du docteur Jean Verny et du chirurgien Jean Soulier. Ils étaient secondés par un étudiant en médecine, Nicolas Fournier, qui devait devenir – plus tard –, médecin pensionné des États de Bourgogne, et par l’apprenti chirurgien Jean Faybesse. La mission montpelliéraine se rendit donc à Marseille où pendant une année, elle eut une conduite absolument admirable, n’épargnant ni son temps ni sa peine, assistant charitablement des milliers de malades, faisant aussi de nombreuses observations consignées dans un très grand nombre de lettres adressées à des collègues ou de grands personnages.

La peste conjurée, les médecins de Montpellier se portèrent encore à Aix et à la Ciotat avant de se rembarquer dans ce dernier port, non sans avoir observé, au préalable, une quarantaine. Leur but était le grau de Palavas où ils pensaient être reçus par toute la population mais celle-ci, prudente, leur imposa une nouvelle quarantaine sur la plage au milieu de baraquements édifiés à leur intention. Toute communication avec leurs familles fut rigoureusement interdite. Un incendie brûla toutes les installations quelques jours avant la fin, augmentant leur condition précaire sans parler d’une invasion de moustiques des plus agressifs. La quarantaine terminée, la mission fut, par contre, reçue avec les plus grands honneurs, en procession, jusqu’à la cathédrale, escortée par toute la population.

La peste était un sujet qui intéressait fort les professeurs de l’Université de médecine mais les conceptions de chacun d’eux variaient du tout au tout. Pierre Chirac proclamait bien haut que la peste n’était pas contagieuse et son gendre n’avait pu faire autrement que de le suivre dans ces affirmations. En vérité, il ne semble pas que François Chicoyneau ait été convaincu de ce qu’il disait. À ses collègues de Marseille, il recommandait à tous de proclamer bien haut qu’ils ne la redoutaient pas mais, en particulier, il recommandait à chacun d’agir comme si elle l’était. La notion de terrain n’avait pas encore été émise mais on pressentait que la peur ne pouvait que favoriser la contraction de la maladie. À l’opposé, le professeur Jean Astruc assurait que la peste était extrêmement contagieuse, se propageant dans l’air par miasmes contre lesquels il était impossible de se prémunir. La seule conduite à tenir était donc la fuite et lui-même, jugeant que la distance qui séparait Montpellier de Marseille n’était pas suffisante, gagna Toulouse où il séjourna jusqu’à l’extinction de l’épidémie. Le jeune étudiant en médecine, Nicolas Fournier, le tenait régulièrement au courant de ce qui se passait, ce qui permit à Astruc de rédiger par la suite plusieurs ouvrages. Entre ces deux théories extrêmes, le professeur Antoine Deidier finit par en émettre une autre. Au début, les rapports sont signés Chicoyneau, Deidier, Verny et Soulier mais, très rapidement, le nom de Deidier n’apparaît plus car il s’était désolidarisé de ses collègues. Il avait constaté en effet, au cours de centaines d’autopsies, que la bile des cadavres offrait une apparence suspecte. L’ayant injectée à des chiens en bonne santé, ceux-ci contractèrent la peste en trois jours et en moururent. Il réitéra très souvent cette expérience. Il constata aussi que des chirurgiens qui s’étaient blessés avec un bistouri qui leur avait servi à inciser les bubons, avaient eux aussi succombé à la peste en trois jours. Il procéda alors à de semblables expériences sur des chiens qui moururent dans les mêmes conditions. Il faut lire ces observations absolument remarquables pour l’époque, que Pasteur lui-même n’aurait pas dédaignées. Deidier prouvait ainsi que la peste était une maladie contagieuse transmissible par inoculation. Malheureusement, les esprits n’étaient pas préparés à de pareils raisonnements et la nouvelle ne connut aucun retentissement dans les milieux médicaux dont aucun ne prit la peine de vérifier ses expériences !

Il était de tradition à l’Université de médecine de Montpellier de demander à l’un des maîtres de prononcer le discours d’usage de rentrée. En 1722, on s’adressa tout naturellement à François Chicoyneau qui parla de la peste de Marseille et de ce qu’il y avait constaté. Trois ans plus tard, en 1725, ce fut le tour de Deidier qui choisit, lui aussi, de traiter le même sujet mais en présentant le résultat de ses propres expériences et en exposant ses propres conclusions. Personne ne dit mot et la vie de l’École se poursuivit comme à l’accoutumée.

Nous arrivons ainsi à l’année 1732 qui va voir la mort de Pierre Chirac et l’accession à la place de Premier médecin du Roi, de son gendre François Chicoyneau. Les évènements vont alors se précipiter. Cette même année 1732, on voit en effet Antoine Deidier « démissionné » de ses fonctions professorales. Alors que les disputes étaient toujours très longues à préparer, un nouveau concours fut ouvert aussitôt et la chaire de Deidier pourvue. Quant à Deidier lui-même, on lui avait proposé, en remplacement, la place de médecin des galères… à Marseille ! L’allusion était assez significative. Pas un seul de ses collègues ne protesta. Seuls les administrateurs de l’hôpital Saint-Éloi, dont il était aussi le médecin-chef, s’honorèrent en refusant de considérer cette décision comme définitive et pendant cinq années consécutives, Antoine Deidier continua à figurer sur les états comme leur médecin-chef.

Ce n’est qu’en 1737 qu’il sera remplacé par son adjoint, Jacques Sérane. Deidier était un modeste. Certes, il avait été décoré de l’ordre de Saint-Michel (ainsi que Jean Verny d’ailleurs). Certes le roi l’avait anobli, bien qu’il ait toujours refusé de porter un autre nom que le sien. Mais cela n’explique pas pourquoi il s’inclina sans protester devant la décision de Paris. Il y a là un mystère impossible à élucider. Deidier quitta Montpellier pour Marseille où il exerça ses nouvelles fonctions pendant 14 ans, jusqu’à sa mort survenue en 1746, à l’âge de 76 ans !

Pour affirmer que la peste n’était pas contagieuse, Chicoyneau avait avancé, entre autres arguments, que la mission montpelliéraine était revenue intacte (ce qui était vrai) alors que tous avaient été en contact avec des milliers de pestiférés pendant plus d’un an ! Avec un peu de recul et en se plaçant sur un plan même moins tragique, on peut dire néanmoins que la peste de Marseille avait fait, a posteriori, une victime de choix, le professeur Antoine Deidier.

Dr Louis DULIEU

BIBLIOGRAPHIE

I – Sources manuscrites :

Archives municipales de Montpellier :

  1. Inventaire du Grand Chartrier avec, principalement, les documents suivants : Le petit Thalamus, Le grand Thalamus, la continuation du Grand Thalamus.
  2. Greffe de la maison consulaire. Armoires A, B., C et D contenant différents livres dont les compoix de la ville, les registres des délibérations, les livres de commandement et de la claverie, etc.
  3. Archives de la Faculté de médecine : séries H, L, M, N, O, P, R et S.

II – Auteurs par ordre alphabétique :

AIGREFEUILLE 1875 : AIGREFEUILLE (Charles), Histoire de la ville de Montpellier. Nouvelle édition par LA PIJARDIÈRE, Montpellier, C. Coulet, 1875 (4 tomes).

BARBOT 1923 : BARBOT (André), Traité de la peste composé en 1376 par Jean JAUME, professeur à la Faculté de médecine de Montpellier, Montpellier, Firmi-Montane, 1923.

CHICOYNEAU 1722 : CHICOYNEAU (François), Oratio qua communis De con tagio pestilenti, Montpellier, Ve. H. Pech, 1722. voir SENAC J.-B.

COSTE 1880 : COSTE (Ulysse), François Chicoyneau et la peste de 1720, Montpellier, Boehm et fils, 1880.

DEIDIER 1720 : DEIDIER (Antoine), Lettre et observations de M. DEIDIER… sur la maladie de Marseille à Monsieur MONTRESSE…, Valence, J. Gilibert, 1720.

  1. Lettre sur la maladie de Marseille écrite à Monsieur MAUGUE…, Réponse de M. DEIDIER à Monsieur MONTRESSE., Marseille, J. B. Boy, 1721.
  2. Lettre sur la maladie de Marseille à Monsieur FIZES, Montpellier, H. Fleury, 1721.
  3. Expériences sur la bile et les cadavres des pestiférés faites par Monsieur A. DEIDIER, accompagnées des lettres dudit DEIDIER à M. MONTRESSE… et à J.-J. SCHEUCHZER…, Zurich, 1722.
  4. Oratio habita in Scholis Facultatis medicinae Monspeliensis die 22a mensis octobris 1725, typis mandatae eodem mense autore Antonio DEIDIER professore (d’après Nicolas Fournier).
  5. Dissertation où l’on établit un sentiment particulier sur la contagion de la peste, le latin à côté, Paris, d’Houry, 1726. voir SENAC J.-B.

GRASSET-MOREL 1908 : GRASSET-MOREL (Louis), Montpellier, ses sixains, ses îles et ses rues ses faubourgs. Publications de la Société languedocienne de géographie, tomes XXIV à XXX, 1908.

DELORT 1876 : DELORT (André), Mémoires, Montpellier, C. Coulet, 1876 (2 volumes).

DULIEU 1953 : DULIEU (Louis), Essai historique sur l’hôpital Saint-Éloi de Montpellier (1183-1950), Montpellier, C. Déhan, 1953.

  1. La peste à Montpellier, Montpellier médical, 3e série, tome LI, n° 6, 1957.
  2. Deux figures peu connues de la mission montpelliéraine à Marseille et à Aix lors de l’épidémie de peste de 1720 le médecin Jean Verny et le chirurgien Jean Soulier, Languedoc médical, n° 6, 1958.
  3. Médecine et promotion sociale sous l’ancien régime à travers quelques exemples tirés de l’histoire médicale montpelliéraine, Histoire des sciences médicales, tome 6, n° 4, 1972.
  4. La pharmacie à Montpellier de ses origines à nos jours, Avignon, les Presses Universelles, 1975.
  5. La chirurgie à Montpellier de ses origines aux débuts du XIXe siècle, Avignon, Les Presses Universelles, 1975.
  6. Le chancelier François Ranchin, Revue d’histoire des sciences, tome XXVII, n° 3, 1974.
  7. La médecine à Montpellier. Tome I : le Moyen Age, Avignon, les Presses Universelles, 1975.
  8. La médecine à Montpellier. Tome 2 : la Renaissance. Avignon, les Presses Universelles, 1979.
  9. Un médecin peu connu le professeur Antoine Deidier (1670-1776). Bulletin de l’Académie des sciences et des lettres de Montpellier, 1980.

FOURNIER 1777 : (FOURNIER Nicolas) : Observations sur la nature et le traitement de la fièvre pestilentielle ou la peste, Dijon, L. N. Frantin, 1777.

Observations sur la nature, les causes et le traitement de la fièvre lente ou hectique, Dijon, L. N. Frantin, 1781.

GAFFAREL DE DURANTY 1911 : GAFFAREL DE DURANTY (Paul) : La peste de 1720 à Marseille et en France d’après des documents inédits, Paris, Perrin, 1911.

GARIEL 1665 : GARIEL (Pierre), Idée de la ville de Montpellier recherchée et présentée aux honnêtes gens, Montpellier, D. Pech, 1665.

GERMAIN 1855 : GERMAIN (Alexandre-Charles), De la charité publique et hospitalière à Montpellier au Moyen Âge. Publications de la Société archéologique de Montpellier, 1ere série, tome 4, Montpellier, J. Martel aîné, 1855.

Étude archéologique sur Montpellier 1882 : la Baylie. Publications de la Société archéologique de Montpellier, 1ere série, tomme 8, Montpellier, Jean Martel aîné, 1882.

IRISSOU : IRISSOU (Louis), Montpelliérains médecins des rois, Largentières, E. Mazel, s.d.

MOUTON 1892 : MOUTON (Eugène) : François Ranchin, premier consul et viguier de la ville de Montpellier durant les années 1629 et 1630, Marseille, Le Sémaphore, 1892.

RANCHIN 1640 : RANCHIN (François) : Traité de la peste et histoire de la dernière peste de la ville de Montpellier durant les années 1629 et 1630. In : Opuscules ou traictés divers et curieux en médecine, Lyon, P. Ravaud, 1640. Ce traité comprend trois chapitres bien distincts :

  1. 1er) De la préservation des villes ; 2e) Des villes empestées ; 4e) De la désinfection des villes auxquels fait suite une Histoire de la peste qui affligea à Montpellier les années 1629 et 1630, avec les ordres que l’on y apporta ; ensemble la désinfection particulière de la ville.
  2. Tractatus duo posthumi 1er)…. 2e) De purificationis rerum infectarum post pestilentium, Lyon, P. Ravaud, 1645.

SENAC 1744 : SENAC (Jean-Baptiste), Traité des causes, des accidents et de la cure de la peste, Paris, 1744. Cet ouvrage comprend les travaux sur la peste de Marseille rédigés par François CHICOYNEAU, Antoine DEIDIER, Jean VERNY et Jean SOULIER.

SOULIER : SOULIER (Jean) - voir SENAC J.-B.

THÉNARD 1879 : THÉNARD (Jacques), La peste de 1720 en Languedoc, Chroniques du Languedoc, tome V, Montpellier, 1879.

THOMAS 1833 : THOMAS (Eugène), Notice historique sur les principales pestes, contagions et mortalités qui ont paru dans la province du Languedoc et notamment dans le département de l’Hérault, Annuaire de l’Hérault, année 1833.

VERNY : VERNY (Jean) : voir SENAC J.-B.