La jonque de porcelaine de Joseph Delteil

* Conservateur général, directeur des médiathèques de Montpellier Méditerranée Métropole

[Texte intégral]

Introduction

Né en 1894, dans une forêt proche de Villar-en-Val dans l’Aude, Joseph Delteil publie en 1919, à l’âge de 25 ans, un recueil de poésies, à la manière d’Henri de Régnier, Le Cœur grec, qui est couronné par l’Académie française. Quittant sa famille et sa paroisse, il arrive à Paris le 20 janvier 1920, pour naître à la liberté et vivre en littérature. Du 15 octobre 1920 jusqu’au 30 novembre 1923, il travaille « dans les services de la comptabilité des comptes spéciaux » du Sous Secrétariat des Ports et de la Marine marchande. Le 30 novembre 1923, cet « excellent collaborateur » est licencié « par suppression d’emploi » 1. Grâce à Élie Richard, collègue de bureau et responsable de la revue Images de Paris, il publie en 1921, un second recueil de poésies symboliste : Le Cygne androgyne. Le même ami le présente à Pierre Mac Orlan, qui édite en 1922 son roman Sur le Fleuve Amour. La constitution, l’enrichissement et la conservation d’un important fonds Joseph Delteil à la médiathèque centrale Émile Zola de Montpellier depuis 1993 nous permet de comprendre l’origine et la gestation de La Jonque de porcelaine. (Fig. 1)

Le premier roman : La Jonque de Porcelaine

Refus d’éditer : Gallimard et Mercure de France

Le 3 août 1922, Gaston Gallimard regrette de ne pouvoir éditer La Jonque de porcelaine :« J’ai pris connaissance des premiers chapitres de votre nouveau roman mais il est bien difficile de prendre une détermination sans le connaître dans son ensemble. Aussi ai-je réfléchi que je ne devais pas subordonner ma décision à cette lecture et vous faire trop attendre. Puisque vous désirez publier assez rapidement La Jonque de porcelaine pour des raisons que je comprends fort bien, je crois préférable de renoncer pour ma part à cet ouvrage. Et lorsque le second sera terminé, nous verrons alors à nous mettre d’accord avec tout le loisir nécessaire – sans précipitation – en pleine connaissance de cause » 2. Cependant, en septembre 1922, la N.R.F. et son directeur Jacques Rivière publient Iphigénie, une courte fable en prose de Joseph Delteil.

Joseph Delteil à Paris dans les années 1920 (© Paris, Endrey, ca 1925)
Fig. 1 - Joseph Delteil à Paris dans les années 1920
(© Paris, Endrey, ca 1925)

Le 28 mars 1923, Gaston Gallimard assure Delteil de son goût pour ses écrits :« J’ai bien reçu l’exemplaire de Sur le fleuve Amour, que vous avez eu l’amabilité de m’envoyer et que je viens de relire. Je n’en connaissais que quelques fragments, et puisque vous avez renoncé, ainsi que je le souhaitais pour vous à publier en premier lieu La Jonque en porcelaine (sic), laissez-moi vous dire que je regrette vivement que vous ne m’ayez pas confié l’édition de cet ouvrage. Il eut été tout à fait à sa place à la Nouvelle Revue Française, et j’aurais été heureux de m’employer à son succès. Mais, je veux espérer que nos relations ne sont pas définitivement rompues et que vous me donnerez bientôt l’occasion de vous prouver ma sympathie et mon goût pour vos écrits » 3.

Dans cinq lettres échelonnées de 1923 à 1926 (28 mars 1923, 27 août 1923, 26 octobre 1923, 20 mai 1925, 12 février 1926), Gaston Gallimard lui renouvelle ses propositions d’édition. Dans celle du 26 octobre 1923, il écrira même : « … je regrette vivement de ne pas être votre éditeur. Mais je sais que je suis le seul coupable » 4. Finalement, Gallimard ne publiera pas l’édition originale de Sur le fleuve Amour, sortie à La Renaissance du Livre, ni celle de La Jonque de porcelaine accueillie chez Grasset. Mais il rééditera Sur le fleuve Amour en 1933 dans la collection « Succès ».

De même, le 6 août 1923, Le Mercure de France ne souhaite pas publier ce livre trop précieux : « Je vous retourne, selon votre demande, le manuscrit de La Jonque de porcelaine. Ce roman est remarquable d’ingéniosité, de finesse, de poésie et d’écriture. Peut-être cependant ne serait-il pas goûté à sa valeur par un public étendu ? Quand vous aurez un manuscrit nouveau, nous serions heureux de le lire » 5.

Dans l’écurie de Grasset

Le 16 mars 1922, Delteil propose à Grasset d’éditer La Jonque de porcelaine :« Monsieur, Diverses sollicitations me sont faites à propos d’un roman actuellement soumis au jury du Grand Prix Balzac. Afin d’y pouvoir répondre, et le cas échéant prendre des mesures. Je vous serai obligé de me renseigner sur les deux points suivants : 1. Serez-vous disposé à examiner, en dehors du Grand Prix, les livres éliminés par le Jury ; 2. Seriez-vous disposé à permettre la publication d’un roman, avant sa parution en librairie, dans une grande revue, soit que ce roman ait été primé, soit qu’il ait été éliminé. Et puis-je dès maintenant accepter des propositions dans ce sens. Je vous serais très reconnaissant de me faire connaître une réponse sur ces points le plus tôt possible » 6. Le même jour, l’éditeur lui répond : « J’ignorais que vous ayez déposé un manuscrit pour le Prix Balzac. Pourquoi ne nous l’avoir tout d’abord soumis ? Maintenant La Jonque de porcelaine est en lecture. Je vais cependant essayer d’avoir une opinion aussi rapide que possible. Vous savez que nous avons pris un grand intérêt à la lecture de vos nouvelles et que je vous ai laissé entrevoir des possibilités pour un roman qui permet un effort plus complet » 7.

Le 29 mars 1922, Louis Brun, le second de Grasset, demande à Jaloux son opinion concernant ce texte : « Vous avez parmi les manuscrits du Prix Balzac La Jonque de porcelaine, de Delteil. J’aimerais bien que vous me donniez votre avis pour la publication, en librairie, soit aux Cahiers verts, soit hors-série » 8. Le 5 avril 1922, Louis Brun juge positivement cette œuvre : « J’ai lu avec le plus grand intérêt La Jonque de porcelaine et je désirerais vous en parler » 9. Brun fondait son jugement sur la fiche de lecture de Léon Lafage : « Femmes d’eau et d’air La Jonque de porcelaine Les contes sont de valeur inégale, mais ils présentent çà et là – ou déjà groupées comme dans la Bohémoise 10 les qualités qui se cristallisent dans le roman. Le sujet de la Jonque est peu, bien qu’il puisse prêter au symbole, mais le style et « l’atmosphère » accusent une étrangeté originale et de prix. Long, ce roman paraîtrait artificiel et fatigant ; dans ses proportions bien circonscrites, il attache par le mystérieux et le fantastique de son histoire comme par l’imprévu de l’épithète et de l’image. Cette œuvre ne peut passer inaperçue » 11.

Grasset ne se précipitant pas pour éditer La Jonque de porcelaine, le 26 octobre 1922, Delteil renonce à la publier chez cet éditeur : « N’ayant pas de nouvelles de mon livre depuis un très long temps, et considérant ce silence dans un sens défavorable à la publication, je viens de traiter avec un autre éditeur. Je vous serai donc obligé de remettre à ma disposition cet ouvrage – La Jonque de porcelaine que je vous avais adressé le 20 mars dernier » 12. Si dans l’immédiat, Bernard Grasset ne publie pas La Jonque de porcelaine, il décide d’engager Delteil dans son écurie littéraire. Le 8 mars 1923, un contrat conclu avec Grasset pour dix ans assure à Delteil une rétribution mensuelle de 500 Francs et l’assurance d’un véritable lancement publicitaire de ses futurs livres, en échange de l’exclusivité de sa production.

En 1925, au moment de l’attribution du Prix Fémina à Joseph Delteil pour sa Jeanne d’Arc, Le Petit Journal résume bien la situation d’autrefois : « […] M. Joseph Delteil fut employé au sous-secrétariat de la Marine marchande. Mais il voulait suivre la pénible profession d’homme de lettres. Il porta donc chez l’éditeur Grasset une plaquette : La Jonque de porcelaine. L’éditeur ne publia pas ce mince volume qui va paraître, un de ces jours, en édition de luxe ; mais il crut en l’avenir du jeune auteur et l’encouragea » 13. (Fig. 2)

En 1927, un journaliste rapproche très justement – La Jonque de porcelaine et Sur le fleuve Amour – les deux premiers romans de Joseph Delteil : « Un songe avec la poésie spécifique du songe. Du Joseph Delteil avec des adjectifs un peu inattendus, mais du Delteil atténué, d’un goût plus plaisant, avec un sens artistique plus fin, plus délicat et que le désir d’étonner ne tente plus ou presque plus. Cette Jonque de porcelaine rappelle les meilleures pages de Sur le Fleuve Amour. C’est aussi une aventure rêvée. […] Belle occasion pour M. Delteil d’explorer le cœur humain, ses élans et ses détours. […] C’est fort amusant à lire et parfois mieux qu’amusant, des prolongements imprévus suscitant la présence du mystère » 14.

A l’occasion de la parution en 1930 du livre Les Chats de Paris de Joseph Delteil, Élie Richard retrace les débuts littéraires de son ami : « Cependant, il publiait dans quelques feuilles des contes singuliers. Il écrivait alors La Jonque de porcelaine que personne ne voulut alors et qu’on se dispute à présent » 15.

Joseph Delteil, homme de lettres, 16 décembre 1925 (© Henri Martinit, Société du Petit Parisien Dupuy et compagnie)
Fig. 2 - Joseph Delteil, homme de lettres,
16 décembre 1925 (© Henri Martinit, Société du Petit Parisien Dupuy et compagnie)

Beaucoup de matériaux disponibles pour connaître la conception de l’œuvre

La médiathèque centrale Émile Zola de Montpellier Méditerranée Métropole conserve certainement l’intégralité du matériel concernant ce roman : manuscrit, tapuscrits, placards, épreuves de l’édition originale, gravures de Marliave non éditées, correspondances.

Le manuscrit complet de la Jonque de porcelaine (manuscrit) [J.D. IV. 2] est écrit sur des formulaires du Ministère de la Marine marchande où Delteil travailla en 1920-1923. Il est rédigé sur des bordereaux (nom du navire, n° d’enregistrement, nombre de pièces, sommes des factures) ou des lettres type de demandes de justificatifs ou de versements de sommes dues. Son texte Tant pis pour le nègre exagère largement l’importance de son travail d’agent de bureau : « Pour moi, je viens de vous l’avouer. J’ai été nègre, mais nègre fort volontaire. J’ai été nègre moyennant 1000 balles par mois. Bref, et pour tout dire, j’ai été nègre de M. le Sous-secrétaire d’État de la Marine marchande. Tout le jour, je préparais, étudiais, rédigeais rapports, lettres et circulaires dont M. le Directeur, d’un simple coup de plume, d’une simple signature, s’appropriait à la fois les mérites, la paternité et la responsabilité » 16.

Le tapuscrit incomplet de La Jonque de porcelaine roman de 118 feuillets [J.D. IV. 3] (absence du chapitre XI Nu), mentionne au crayon à papier sur la page de titre une adresse : « 20 avenue de Tourville Paris VII ».Selon le site Joseph Delteil L’Art c’est moi ! partie Lieux17, et également à la lecture de correspondances, cette adresse correspond à l’Hôtel de Turenne où Delteil habita en avril 1922. Cette page de titre du tapuscrit cite en exergue un quatrain du poème Chine ! Chine ! Chine !, extrait du recueil de poésie non paru et annoncé en 1922 Les Roses adultères :« Une Jonque de porcelaine, pleine de mandarins nattés, appareille, sans capitaine, sur un fleuve d’oisiveté ». En fait, ce sont les premiers vers de Chine ! Chine ! Chine ! daté du 13 juin 1921 publié dans la revue Les Facettes, à l’été 1921. Par rapport au manuscrit, ce tapuscrit incomplet ne comprend quasiment pas de variantes. Le manuscrit et le tapuscrit incomplet peuvent être datés de l’année 1922.

Le tapuscrit complet de 117 feuillets [J.D. IV. 4] modifie largement le manuscrit. En lisant la presse, et notamment Les Nouvelles littéraires, il est possible d’avancer que sa rédaction date probablement de la fin de l’année 1925. Dans les 11 placards imprimés du 11-18 janvier 1926 [JD IV. 5], des corrections peu nombreuses sont apportées, mais elles sont parfois significatives. Pendant quelques années, Delteil a oublié son premier roman et le réécrit à l’époque de son grand succès littéraire.

Les différentes éditions

Un conte « Abordage » dans L’Intransigeant du 28 février 1926

Le 28 février 1926, le journal L’Intransigeant publie dans sa rubrique conte un texte intitulé « Abordage ». Ce récit reprend presque entièrement le chapitre XI Nu, qui manque dans le tapuscrit incomplet [JD IV. 3]. Dans le premier canevas du roman, ce chapitre se dénommait Abordage. Le conte suit le texte originel du manuscrit [J.D IV. 2], tout en élaguant plusieurs scènes ou descriptions. Au début, l’histoire est contextualisée : un bateau dieppois, La Sainte-Estelle et un navire chinois La Jonque de porcelaine se rencontrent en pleine mer. Trois paragraphes de l’édition originale de 1927, qui relatent l’enfermement des armes à feu sur ordre du capitaine Jors, pour éviter de blesser Lâ, sont supprimés dans le début de la narration. Par souci de simplification, l’intérieur de la Jonque n’est pas décrit au milieu du conte (p. 120) ; de même, le texte ne fait pas mention des dégâts importants causés à la Sainte-Estelle par les boulets de porcelaine. À la fin du conte, la scène de Lâ apparaissant nue est sagement omise. (p. 123-124, éd. 1927). Afin de mettre en valeur le sortilège provoqué par la blancheur du vaisseau chinois, le conte se termine par une phrase relatant l’inquiétude des marins de la Sainte-Estelle devenus maîtres de la Jonque de porcelaine :« Et c’est alors que ces hommes eurent peur… » 18. Paradoxalement, dans le chapitre XII Des mains pures et tristes nourries d’ennuis et d’oisiveté, Delteil enleva au moment de corriger le placard 7 une phrase exprimant la crainte des marins. (Placard 7 et p. 128).

Les éditions en revue

Le 17 mars 1927, Comœdia annonce la parution de La Jonque de porcelaine dans La Revue européenne : « Joseph Delteil publie…un nouveau roman, La Jonque de porcelaine, qui commencera à paraître dans le prochain numéro de La Revue européenne. Détail original : ce roman, le meilleur, pensons-nous, ne sera pas publié en édition ordinaire ; c’est donc une véritable curiosité littéraire qu’offre à ses lecteurs La Revue européenne » 19. En mars 1927, La Revue européenne met en exergue cet événement littéraire : « La Revue européenne est heureuse de présenter cet important inédit de Joseph Delteil, l’auteur de la célèbre JEANNE D’ARC. Ce roman ne paraîtra pas en édition ordinaire de librairie ; c’est donc une véritable curiosité littéraire que nous avons le plaisir de pouvoir réserver à nos lecteurs » 20.

En mai 1927, La Revue belge (Bruxelles) publie également, en deux livraisons, La Jonque de porcelaine21. Joseph Delteil indique clairement à Pierre Goemaere, son rédacteur en chef, qu’il tient à tout prix à cette publication : « En principe, je serai ravi de voir la Jonque dans la Revue belge. C’est à vous à voir si ce n’est pas, par endroits, un peu trop érotique. Ce qui a paru dans la Revue Europe du 15 mars permet largement de juger de l’ensemble » 22. Cela l’incite à suggérer d’enlever certains passages : « Je pense que vous avez déjà reçu le texte de la Jonque au moment où ce mot vous parviendra. J’ai en effet fait le nécessaire pour qu’il vous soit transmis d’urgence voici 2 ou 3 jours. J’espère que cela ne vous épouvantera pas trop. D’autant plus que vous avez toute licence de supprimer un mot ou un membre de phrase par-ci par-là » 23.

En 1929, la revue madrilène Gaceta a literaria édite en français « La Lettre à l’eau, extraite de La Jonque de porcelaine de Joseph Delteil » 24. Les lettres de Lâ sont parmi les pages les plus émouvantes du livre. En 1938, La Jonque de porcelaine est donnée à lire dans une édition populaire de la revue parisienne Les Feuillets bleus dirigée par Georges Dupont. Chaque numéro comprend toujours des textes de deux auteurs différents. Dans ce fascicule, le texte le plus important est celui de Joseph Delteil 25.

Une édition de luxe en 1927 illustrée par Marliave

Page de titre de l’édition originale de 1927 (Grasset)
Fig. 3 - Page de titre de l’édition originale de 1927 (Grasset)

Le 14 novembre 1925, Les Nouvelles littéraires font état de la publication prochaine d’une édition de luxe de La Jonque de porcelaine : « Ensuite nous verrons dans une nouvelle collection de luxe, que lance Bernard Grasset, une « nouvelle », « La Jonque de porcelaine », et à une date plus lointaine, La Vie de saint François d’Assise, dont un chapitre a paru il y a quelques temps dans Le Navire d’Argent » 26. (Fig. 3)

Selon le témoignage oral d’un membre de la famille de François de Marliave, l’illustrateur de la Jonque et Joseph Delteil se seraient rencontrés par l’intermédiaire de Jean-Louis Vaudoyer, qui dirigeait la collection Portrait de la France27. Marliave a illustré plusieurs livres de Vaudoyer (Nouvelles beautés de la Provence). En octobre et novembre 1926, Vaudoyer adresse plusieurs cartes à Delteil au sujet de Perpignan 28 mais il n’existe aucune allusion à Marliave.

Le 11 février 1926, François de Marliave répond à la demande de Louis Brun, qui souhaite augmenter le nombre de gravures de l’édition de La Jonque de porcelaine :« Je tâcherai de vous envoyer en temps voulu les illustrations, mais vous me demandez un fort supplément de travail. Mon plan ne comportait que cinq bandeaux simples et vous m’en demandez dix-neuf plus un frontispice en hors texte ce qui fait quinze illustrations de plus. Alors il faudra que vous me donniez quelques jours de plus, au cas où je n’arriverai pas à terminer au bout de quatre semaines. Ce n’est pas le café qui m’en empêcherait je n’y vais pas, ce n’est pas la cosse non plus, je ne l’ai point. C’est l’abondance de travail, toujours pressé. J’ai quatorze panneaux décoratifs à livrer fin avril et un autre dans un délai du même genre, des peintures pour une villa de Cannes. Je n’ai pas le temps de me promener et je fais mes quatorze à quinze heures de boulot par jour. Et j’ai la réputation de n’en faire pas plus d’une ? Vous allez fort mais ça m’amuse et ne proteste que pour la forme. Je commence aujourd’hui vos illustrations. Si ça part bien j’aurai fini en temps voulu, ne vous inquiétez pas. J’accepte votre prix de cinq mille balles, et vous envoie ma bénédiction. Sur ce, au travail » 29. (Fig. 4)

Bou-Lei-San force Lâ à sourire
Fig. 4 - Bou-Lei-San force Lâ à sourire

15 février 1926, il complète sa réponse :« Ça marche bien et je pense que vous serez content, car tout sera prêt pour la date que vous m’avez fixée, environ vers le 12 mars. C’est un gros boulot que vous m’avez donné là, avec votre supplément, et en y travaillant je me suis un peu mieux rendu compte des conditions. Alors je viens vous demander, si vous ne pourriez pas porter à six mille, le prix de l’ouvrage. J’ai 59 aquarelles ! plus 59 dessins en noir – au trait – à calquer et à refaire ! D’après mon plan, avant votre demande de suppléments, je n’en prévoyais que 34. Ca fait tout de même 25 de plus et votre augmentation est un peu juste. J’avais fait mon prix parce que vous m’avez laissé entrevoir qu’il fallait s’entendre et prévoir des travaux plus importants Je l’ai fait très bas à dessein. En effet si je me base sur l’illustration de la Double maîtresse que je viens de faire pour Carteret, si je vous avais demandé les prix qu’il m’a imposés, votre travail vous coûterait 13 770 F. décomposés comme suit : 500 F. par hors texte, 300 par en tête, 100 par lettre ornée […] » 30.

En mars 1927, La Jonque de porcelaine est publiée en in-8° par Grasset, en édition de luxe, à 384 exemplaires. Les illustrations ont été réalisées par le peintre François de Marliave (1874-1953), décorateur d’intérieur de villas et illustrateur de livres (La Double maîtresse d’Henri de Régnier, Éditions Carteret 1939, 40 gouaches). L’aquarelle originale La caravelle,20 bandeaux vignettes et 19 lettres ornées ont été dessinés par François de Marliave et gravés sur bois en plusieurs couleurs par E. Gasperini. La médiathèque de Montpellier possède plusieurs exemplaires de cette belle édition. Le n° 1 sur Japon impérial est l’exemplaire destiné à Marliave « comprenant sept aquarelles originales de F. de Marliave. Dont six n’ayant pas été utilisées pour l’illustration » (Achevé d’imprimé) : les six aquarelles supplémentaires et non retenues dans l’édition originale renforçaient l’érotisme (le mandarin caresse les seins de Lâ) et l’aspect dramatique (Boulei San force Lâ à sourire devant la tête décapitée du veilleur de proue). Le Japon impérial n° 17 porte un envoi très cordial : « pour Louis Brun, cette vieille Jonque qui porta notre première amitié Delteil ». Le vélin d’Arches numéroté 232 contient une dédicace manuscrite : « À Renée Dunan ce témoignage de mes années de navigation sur les jonques et le Fleuve Amour avec toute ma sincère admiration Delteil » L’érotisme est très présent dans ses deux premiers romans : La Jonque de porcelaine et Sur le Fleuve Amour.

Dans les années 1925-1930, presque tous les livres de Delteil sont publiés à l’étranger. En 1928, The Porcelain Junk paraît à Londres et en 1929 à New York. Ces éditions anglo-saxonnes ne sont pas illustrées.

Genèse de l’œuvre

Résumé du livre

À destination de l’Inde et la Chine, le capitaine Paul Jors quitte Dieppe sur une caravelle, La Sainte-Estelle. Dès le début du récit, tout lecteur cultivé sait qu’une caravelle partie de Dieppe le 15 mai 1442 ne pouvait atteindre la Chine, puisque les Portugais ne découvrirent par voie maritime le pays du Milieu qu’en 1512. Le 19 août, on pêche une bouteille en porcelaine : « Le goulot était fermé par un bouchon en forme de cœur de femme. » (chapitre II, p. 17) La « Lettre à l’eau » (chapitre III), qu’elle renferme, est un appel au secours par Lâ, séquestrée à bord d’une jonque de porcelaine par le mandarin Bou-Lei-San. Paul Jors décide de virer de bord, de renoncer aux vins, aux épices, aux trafics, pour délivrer cette femme : « Il y a sur la mer une femme qui souffre… » (p. 32). Afin de pouvoir aller à sa recherche, le Capitaine tue Le Moruquois, qui veut s’opposer à ce changement de cap. Les marins dieppois repêchent une deuxième bouteille de porcelaine, dont le message annonce la décapitation d’un veilleur, coupable seulement d’avoir reçu un sourire de Lâ. Après une forte tempête, le bateau s’échoue sur une terre jugée providentielle. L’équipage se révolte et les mutins explorent une petite île. Devant l’exiguïté du lieu, ils acceptent alors de reprendre la mer avec leur capitaine, qui a recueilli une troisième bouteille. Toujours en quête de la Jonque, on finit par la découvrir. Sans utiliser d’armes à feu, pour éviter de blesser Lâ, le navire est pris à l’abordage. Sur la Jonque désormais aux mains des Dieppois, Lâ apparaît seule sur le pont, complètement nue, et intercède ainsi en faveur des Chinois. (Chapitre XI Nu) Entre le capitaine et Bou-Lei-San, Lâ mène un étrange trio d’amour. Pour couper court aux désirs des marins de retourner à Dieppe, Paul Jors renonce à remorquer sa caravelle et coupe le câble entre les deux navires. Il souhaite se consacrer exclusivement à Lâ. Désirant accéder en Chine, le capitaine Jors confie au mandarin le pilotage de La Jonque. Bou-Lei-San veut visiter la Sainte-Estelle et découvre avec amertume les bouteilles de porcelaine dans la cabine du capitaine.

Ambiguë, Lâ se frotte au mandarin sur le canot et embrasse le capitaine dans les magasins de la Sainte-Estelle. Pendant la peste blanche à bord, le capitaine Jors découvre que le mousse Johan est également amoureux de Lâ. Par désespoir, cet enfant va finir par se suicider : « Au fond, il se sentait trop petit devant l’Amour. Seule la Mort lui semblait copine. » (p. 196). Le capitaine Jors libère Lâ enchaînée par le mandarin en le faisant fuir et fait l’amour à la belle chinoise. Bou-Lei-San torturé par la jalousie dirige la Jonque sur des récifs : « Bou-Lei-San se complut à imaginer les caresses des deux amants. L’amour… la mort… Seul au monde, il savait que cette Jonque allait sombrer, que ces hommes allaient périr. Et par lui ! Et il goûta la volupté suprême, la volupté des dissociations ; la science de la mort… » (p. 206). Il peut mourir avec honneur comme un mandarin : « Et ce fut la fin. Un vaste choc de vaisselle. Toute la Jonque se brisa d’un coup. Tout l’Océan se précipita dans la carène. Bou-Lei-San touchait l’eau… respirait l’eau… La pipe était pleine d’eau. Bou-Lei-San, mandarin de San-Kin, fumait une pipe d’eau… » (p. 207). Seul rescapé de l’aventure, avec un singe, le Bâtard d’Eu resté sur la Sainte-Estelle à la dérive, contera l’histoire aux vieilles mamans de Dieppe. (Fig. 5)

Fig. 5 - Bou-Lei-San caresse Lâ.

Documents préparatoires

Quarante-six « morceaux de papier » constituent les notes préparatoires à La Jonque de porcelaine [JD IV. 1].Ces documents nous montrent comment l’écrivain construit méthodiquement son texte et s’immerge dans plusieurs mondes étrangers : la vie des marins, la mer, la végétation d’une île, l’Extrême-Orient, le roman d’aventures. La documentation est importante, sérieuse et précise. Delteil reproduit la gravure d’un navire du Larousse Classique, tout en dessinant lui-même La Sainte-Estelle. Pour se familiariser à un lexique nouveau, plusieurs papiers sont consacrés à des énumérations concernant la marine, les armes, les animaux, la végétation, l’habillement, les tissus, les villes et fleuves chinois. D’autres paperolles mentionnent les ouvrages de référence consultés, qui seront cités en « Notes » à la fin de l’édition illustrée (p. 219-220).Les deux livres les plus importants sont certainement : l’Histoire des Découvertes Océanes de Mathieu de Lusse ; le Traité du Ciel et du Monde (Traité de la Sphère dans le texte) de Nicolas Oresme publié en 1377.

La note préparatoire 24 est explicite sur l’issue du voyage : chapitres « X à XIX Le mandarin doit savoir que la Jonque se brisera infailliblement » [JD IV. 1 24], La Jonque de porcelaine, Notes préparatoires 46 « morceaux de papier). Au chapitre IX L’Exil sur la mer, Le mandarin raconte à Lâ une prédiction fatale : Une Jonque va se briser sur un rocher (p. 102). La note 34 propose de « peindre le mandarin plus savant ». Le papier 30 précise que Lâ ne dispose pas de soubrette et par conséquent « reste la seule femme à bord ». Le papier 46 indique que, par amour, quatre personnes appartiennent à Lâ : « mandarin – chinois tendu – petit mousse – capitaine ». La note 46 donne une prescription, qui ne sera reprise ni dans le manuscrit, ni dans le tapuscrit et encore moins dans l’édition originale : « Le mandarin brise La Jonque et consigne le tout dans la dernière bouteille et la jette à l’eau. »

Delteil étudie les caractères des quinze « personnages principaux » de la Sainte-Estelle : « Thomas Hogue : glabre – voix grasse » ; le capitaine Paul Jors « haut – barbu – clair – blond – mystique – calme – cicéronien – apte à d’âpres et calmes colères » ; « Le bâtard d’Eu normand barbare » ;« Le Père Capille vieux barbe blanche bon vivant humoriste optimiste ». Après la réécriture du manuscrit en 1925, la présentation particulière des personnages sera beaucoup réduite. Dans l’ordre de classement de cette documentation, la structure du récit fait l’objet du premier « morceau de papier » coté [JD IV. 1 1] Cela se poursuit par des indications sur les « Personnages », « Intrigues », « Entrevues ». Dans les dernières notes, Delteil donne un titre à chaque chapitre. Il est instructif de comparer ces documents avec la table des matières de l’édition actuelle. Dès la première rédaction dans le manuscrit, cette première trame narrative se retrouve assez fidèlement.

Nombreuses variantes, suppressions et réécritures

Après le travail considérable effectué par Delteil pour élaborer le tapuscrit complet et les corrections significatives apportées dans les placards, le texte de La Jonque de porcelaine s’est trouvé profondément remanié, à la publication chez Grasset. Selon mon comptage, près de 429 variantes, plus ou moins importantes, vont de la simple suppression d’un mot ou d’un groupe de mots, à la disparition de phrases entières, aux rajouts de paragraphes. Selon ce relevé, 63 paragraphes sont modifiés : 42 paragraphes supprimés et 21 ajoutés. Deux chapitres sont presque totalement réécrits : le chapitre XV Cœur de singe consacré à l’abandon de La Sainte-Estelle (suppression de l’abordage du brigandin et du son du cœur du singe) et le chapitre XVIII La Pipe d’eau relatif à la destruction du navire chinois. Ainsi un journaliste des Nouvelles littéraires peut-il écrire avec justesse en 1927 : « Peu de romanciers écrivent aussi rapidement leurs livres, de premier jet, que Joseph Delteil. Mais ce premier manuscrit terminé, peu de romanciers aussi le reprennent avec plus de soin, plus d’attention et le remanient plus complètement » 31. (Fig. 6)

Les mouches vertes
Fig. 6 - Les mouches vertes

Les phrases ont gagné en concision : les notations psychologiques (le caractère du mousse Johan) et descriptives (la maison cornue au départ de Dieppe au chapitre I), les « comme », les adverbes et même certains adjectifs passent à la trappe. Le titre du chapitre I « Un homme sans mesure » est seulement corrigé dans les placards, pour prendre celui de « La Caravelle ». Dans le texte, un « homme sans mesure » devient « un grand matelot blanc », « qui, la barbe lunaire et la main gauche à la braguette, du haut des bastingages pissait dans l’océan… » (p. 9 en conclusion du chapitre). Dans le placard 2 du chapitre 3, « un élixir plus noir que la mort » se transforme en une expression plus imagée « une belle encre de nuit » (p. 22). Comme l’écrit Robert Briatte, « Le style est minimal, comme marqué par la recherche d’une efficacité maximale » 32.

Comme le pratiquent les Chinois, la pensée du capitaine Jors n’est pas expliquée mais simplement suggérée. Dans le manuscrit : « Paul Jors nourrissait une vive inquiétude à cause de l’attitude ambigüe de Lâ. Il avait conquis la Jonque comme un sauveur. Et maintenant il se sentait inutile, peut-être importun. Et tandis que le mandarin et Lâ regagnaient leurs cabines de poupe, Paul Jors s’attarda à errer sur le tillac, plein de pensées » (Manuscrit, folio 85) devient dans le tapuscrit complet : « Le mandarin et Lâ se retiraient vers la poupe. Paul Jors s’attarda sur le tillac rêvant de baisers. »

Delteil choisit des épithètes qui étonnent : à la patte d’un pétrel, « un objet retors » ;« les âmes fabuleuses » des matelots ; « le feuillage taciturne » du sycomore ; « un ciel succinct ». Cette simplicité narrative se caractérise également par des phrases courtes, parfois sans adjectif ou sans verbe. Sans savoir que ces deux ouvrages avaient été conçus simultanément, André Lebois avait bien démontré leur identité commune de thèmes, de formules et de vocabulaire refusant la banalité : « des arbres de circonstance » dans Sur le fleuve Amour, « des cordes de circonstance » dans La Jonque de porcelaine33.

Des phrases significatives sont ajoutées de nombreuses fois. Après les théories d’Oresme sur l’existence de continents neufs vers l’Ouest, une véritable perspective est tracée dans le chapitre I : « C’était surtout vers l’inconnu que voguait la Sainte-Estelle. Plus que d’épices, la caravelle était avide d’imagination. Le vent du rêve soufflait dans les voiles. » (p. 5) Dans le chapitre XI Nu, un texte plus explicite remplace le troisième paragraphe (folio 64 et p. 116) : « Pour rien au monde, on ne risquerait de tuer Lâ. Il fallait prendre La Jonque sans coup férir. » Dans le chapitre XIV Le Baiser devant les mouches, consacré à la visite de la Saint-Estelle par le mandarin, Delteil accentue l’ambigüité de l’attitude de Lâ : elle ne s’approche plus du mandarin mais se frotte désormais à lui (folio 84 et p. 160). Dans le Chapitre XVII Le Mousse, l’expression « Sans Lâ, à quoi bon la vie ? » devient un leitmotiv avec trois ajouts (pp. 191, 192, 194). Dans le placard 11 de ce même chapitre, Delteil finit par constater : « Un Johan de moins et la vie continue ».

Les introductions et les conclusions de chapitre sont souvent corrigées et des paragraphes entiers disparaissent par rapport au texte initial du manuscrit. Les éléments psychologiques et descriptifs concernant les personnages secondaires, voire les acteurs principaux, s’effacent devant le mystère et la fluidité de l’histoire. Au début du chapitre IV La Main, la phrase décrivant le caractère mystique du capitaine Jors est enlevé : « Une âme lumineuse et douce comme une petite fleur ». À la fin du chapitre, « Un capitaine mystique et doux » se transforme en « un capitaine formidable » (p. 38), qui tue Le Moruquois. Dans le chapitre V Le Veilleur de nuit, Delteil supprime trois paragraphes d’introduction : les mêmes hommes repêchent la bouteille ; la même personne casse la bouteille ; Analute traduit le texte que le capitaine Jors lit à ses hommes au fur et à mesure de la traduction. Dans le texte original, les réactions du capitaine et de l’équipage comptent très peu par rapport à la deuxième lettre à l’eau. (Fig. 7)

Elle le regarde tristement
Fig. 7 - Elle le regarde tristement

Dans le chapitre VI L’Oiseau, Delteil allège le texte en n’évoquant pas la dureté de la vie du marin « roidi par le vent » (p. 59 et folio 36). La conclusion du chapitre XIII Les Cils est totalement réécrite. Les détails sur la conservation illicite des bouteilles par le Chinois Fui, qui donne ces bouteilles à Lâ et l’aide à en jeter trois à la mer, sont enlevés complètement dans le texte final. (folio 78 et p. 149) Désormais la conclusion n’évoque pas ces modalités : « Un jour, j’ai vu dans la mer des bouteilles de porcelaine. Dedans, étaient des lettres correctes et des soupirs d’amour. Pour toute réponse, Lâ sourit. Puis elle raconta l’histoire. Elle écrivait des lettres, elle les introduisait dans des bouteilles vides, puis elle lançait les bouteilles à la mer, une nuit sans lune… » (p. 161).

Dans le chapitre XVI La Peste blanche, Delteil supprime le long passage relatif au dialogue entre le mousse amoureux de Lâ et le capitaine Paul Jors (folio 95 du tapuscrit). Pourtant, la réponse du capitaine Jors à Johan définissait bien l’essence de Lâ : « Johan, dit-il doucement, il ne faut pas aimer Lâ. C’est une femme compliquée, avec une âme sans origine et des désirs inconnaissables. Elle possède le mystère des hommes, et elle est pareille à la mer !! » (folio 93 et 94 du manuscrit). De même, dans le placard 10, le passage concernant le clerc Analute est enlevé. Delteil se consacre essentiellement aux personnages principaux.

La conclusion du chapitre XVI La Peste blanche est simplifiée : le paragraphe final consacré aux morts de la peste blanche est enlevé, afin de finir par l’essentiel : « Mais quand Paul Jors s’en alla, il aperçut, en sortant, assis sur un tas de cordes, le petit mousse Johan, qui continuait de pleurer… » À la fin du chapitre XVII, quatre paragraphes sont supprimés : avant de se suicider, le mousse demandait du papier au mandarin pour écrire à Lâ. En voyant Bou-Lei-San, il comprenait que celui-ci est « blême » d’amour comme lui et finalement ne lui demande rien, (folio 101 et 102 du manuscrit). La phrase finale du chapitre XVII Le Mousse est supprimée dans le tapuscrit : « Petit mousse !… Mort, il tenait aussi peu de place dans la mer que, vivant, il en avait tenu dans le monde… » (folio 106). Le chapitre se finit d’une manière plus poétique : « Le corps tomba dans l’eau, y fit un petit trou, et s’enfonça tout droit » (p. 197).

Le chapitre XVIII La Pipe d’eau est le chapitre le plus modifié du livre. La longue introduction relatant le rapport du mandarin au papier est supprimée totalement (folio 103 et 104 du manuscrit). Trois paragraphes sont remplacés par des textes plus explicites : « Il songeait. Lâ aimait Paul Jors. Pas le moindre doute. Elle passait ses jours avec Paul Jors, ses nuits… La Chine exigeait une fine vengeance, une suprême vengeance. Bou-Lei-San sourit », (folio 108 du tapuscrit et p. 202). De même, est concerné le paragraphe avec la phrase : « La jonque cinglait vers les rochers » (folio 109 du tapuscrit et p. 203) ; et également le paragraphe avec la phrase : « Et il goûta la volupté suprême, la volupté des dissociations, la science de la mort… », (folio 111 du tapuscrit et p. 206). Dans le placard, Delteil ajoute une phrase percutante : « Quelle belle vengeance d’amour, quelle belle vengeance de mandarin ! », (Placard 11 et p. 204). Avant la conclusion du chapitre XVIII, la scène dans la cabine du mandarin avant le choc final contre les rochers est réduite à quelques phrases, (folio 111-112 du tapuscrit et p. 206-207). Dans le placard 11, il ajoute au paragraphe final une expression d’humour tragique : « Un vaste choc de vaisselle », (p. 207). La phrase finale de ce chapitre est déjà présente dans le manuscrit : « Bou-Lei-San fumait la pipe d’eau. » (Fig. 8)

Bou-Lei-San se tenait debout
Fig. 8 - Bou-Lei-San se tenait debout
Chapitres Plan initial Table des matières Évolutions
1 Départ La Caravelle Titre définitif sur le placard 11 pour le chapitre 1. Sans titre au départ, puis "Un Homme sans mesure".
2 Trouvaille bouteille La bouteille de porcelaine
3 Première lettre Lettre à l'eau
4 Doute Lutte La main
5 Deuxième lettre Le veilleur de proue
6 Tempête L'oiseau
7 Le Capitaine part seul chercher la 2ème lettre (en fait, la 3ème) Mutinerie Mutins Après la suppression du passage sur la croix tracée sur un arbre, le titre du chapitre "La croix sur l'écorce" peut devenir "Mutins".
8 L'île Le singe A genoux devant les tourterelles
9 Troisième lettre Retour du Capitaine L'exil sur la mer
10 On voit Jonque-Attaque Le bâtard d'Eu
11 Abordage Apparition nue Nu Le conte "Abordage" dans l'Intransigeant en 1926 reprend une grande partie du chapitre 11.
12 On fait amitié Des mains pures et tristes nourries d'ennui et d'oisiveté
13 Première conversation elle et le Capitaine Les cils
14 Visite Estelle Mandarin voit vases Scène avec elle Le baiser devant les mouches vertes
15 Mort de la Sainte Estelle Coeur de singe Chapitre 15 très modifié
16 Scène d'amour entre Lâ et Capitaine Chinois tendu Mousse triste Départ caravelle et mandarin le voient La peste blanche
17 Puberté et mort du mousse Pensées de vengeance du mandarin Le mousse
18 Préparatifs du mandarin Naufrage La pipe d'eau Chapitre 18 le plus modifié
19 À Dieppe L'Écureuille

Conclusions : thèmes spécifiques ou identiques à l’ensemble de l’œuvre ? Le seul roman ?

Les thèmes des contes souvent datés des années 1920-1922 correspondent à ceux de La Jonque de porcelaine : l’amour, le désir, le meurtre, l’eau, la mer, l’Orient. En revanche, la nature et dieu ne sont guère présents, comme ils le seront dans la suite de son œuvre.

Une page manuscrite relative à une « table des matières » prouve que Delteil souhaitait publier un ouvrage intitulé Femmes de vent sous-titré « Romans ». [JD XXX] Joseph Delteil Femmes de vent romans). Il devait rassembler une quinzaine de textes (Femme d’eau, La Bohémoise, etc.). L’histoire de Femme d’eau présente quelques ressemblances avec La Jonque de porcelaine. Un lecteur parcourait un livre, assis sur les berges d’un fleuve portugais. Une barque, avec à son bord une femme et un lusitanien, s’approcha du rivage. « Sauvez-là » lui dit l’homme. « Je regardai la femme. Elle était belle bellement. Son visage essentiel reposait sur un fond de cheveux noirs, plus noirs que l’encre de tous les livres. Elle avait une robe de légende, et des bagues à tous les doigts. Et elle me souriait sans scrupules, avec ses lèvres et ses yeux. ». Le lecteur ferma le livre et sauta dans la barque pour prendre les avirons de la jeune femme.

Assis à côté d’elle, « parfois ses bras charnels me frôlaient sans conteste ». Nos bras s’emmêlèrent. L’homme alors se leva, laissa les avirons et les deux amants s’embrassèrent. Jaloux, le lecteur laissa tomber le livre à l’eau et fit chavirer la barque. Les deux corps tombèrent. « Et je me confiai à l’eau ». Un riverain recueillit le lecteur, mais les « amants de l’eau » n’ont pas été retrouvés 34.

La Jonque de porcelaine n’est retenue par Joseph Delteil ni dans En robe des champs, recueil d’extraits des livres à connotation paysanne 35 ni dans ses fausses Œuvres complètes36. Comme l’écrivain le pratique régulièrement dans ses autres romans, il ne fait pas de digressions sur sa propre vie et poursuit fidèlement son histoire. Le mystère de son récit, ses personnages énigmatiques, son style ciselé le préoccupent complètement. Nous pouvons dire avec Frédéric-Jacques Temple que La Jonque de porcelaine est bien son seul roman : « La Chine de Delteil est un Orient rêvé. Le Sud est un Orient vécu dont il parle sans forcer. Alors qu’il lui faut inventer la Chine ; d’où que La Jonque de porcelaine est sans doute le seul véritable roman de Delteil » 37. Par rapport à l’ensemble de ses écrits, ce roman n’est pas une œuvre mineure mais apparaît véritablement comme particulière. (Fig. 9)

Bou-Lei-San s'étendit sur un coussin
Fig. 9 - Bou-Lei-San s'étendit sur un coussin

BIBLIOGRAPHIE

Éditions de La Jonque de porcelaine

1927 : La Jonque de porcelaine, Paris, Bernard Grasset,1927, édition de luxe, ill. par François de Marliave grav. sur bois en plusieurs couleurs par E. Gasperini, in-8°, 222 p., tirage à 384 exemplaires.

1928 : The Porcelain Junk. Translated into English by Paul Courtney, London : George Routledge and Sons, Ltd, 1928, The Golden Dragon Library. Pas d’illustrations.

1929 : The Porcelain Junk. Translated into English by Paul Courtney, New York : Lincoln Mac Veagh, 1929, The Golden Dragon Library. Pas d’illustration.

1929 : La Pagode de l’île flottante de Myriam Harry. La Jonque de porcelaine de Joseph Delteil. Les Nymphes de Paris d’Albert T’Serstevens. Paris, Éd. des Portiques, 1929., 117 p., coll.. « Les Coffrets des Portiques » n° 8, in-16. Coffret aux livres non typographiquement identiques.

1985 : La Jonque de porcelaine, Carcassonne, Cognac, Collot Le Temps qu’il fait, 1985, 128 p., 19 cm. Nouvelle édition chez le même éditeur en 1991.

1993 : La Jonque de porcelaine, Chambray-les-Tours, Éditions Recto Verso, 1993, ill. d’Alain Signoles, achevé d’imprimer au mois de mai 1993 sur Les Presses du Temps qu’il fait à Cognac, éd. En gros caractères, 129 p., 24 cm.

Études

BRIATTE, 1995 : BRIATTE, (Robert) (sd), Les Aventures du récit chez Joseph Delteil, Rencontres de Cerisy-la-Salle, 2-11 juillet 1994, Montpellier, Éditions de La Jonque, Presses du Languedoc, 1995.

BRIATTE : (Robert), « Avant le texte La Jonque de porcelaine », in BRIATTE, 1995,p. 13-22.

GUDIN de VALLERIN : (Gilles), « Géographie des fonds Delteil », in BRIATTE, 1995, p.144-160.

TEMPLE : (Frédéric-Jacques), « Delteil et le Sud »,in BRIATTE, 1995, p. 91.

PELAYO, 1969 : PELAYO, (Donato) (sd), Joseph Delteil. Rodez, Entretiens, éditions Subervie, 1969.

LEBOIS : (André), « La Jonque de Porcelaine, L’art de l’abordage » in PELAYO, 1969, p. 125-131.

Illustrations

L’ensemble des illustrations est issu du fonds Joseph Delteil de la Médiathèque centrale Émile Zola de Montpellier Méditerranée Métropole.

Fig. 1 Joseph Delteil à Paris dans les années 1920. (Copyright : Paris, Endrey, ca 1925)
Fig. 2 Joseph Delteil homme de lettres, 16 décembre 1925 (Copyright : photographie Henri Martinit, Société du Petit Parisien Dupuy et compagnie)
Fig. 3 Page de titre de l’édition originale de 1927 chez Grasset.
Fig. 4 à 9 Illustrations de François de Marliave non retenues pour l’édition Grasset de 1927.

NOTES

1. Médiathèque centrale Émile Zola de Montpellier Méditerranée Métropole, Lettre du Sous-directeur des services financiers du Sous-secrétariat des Ports et de la Marine marchande à Joseph Delteil, 4 décembre 1923.

2. Lettre de Gaston Gallimard à Joseph Delteil, 3 août 1922.

3. Lettre de Gaston Gallimard à Joseph Delteil, 28 mars 1923.

4. Lettre de Gaston Gallimard à Joseph Delteil, 26 octobre 1923.

5. Lettre de Louis Dumur, Mercure de France, à Joseph Delteil, 6 août 1923.

6. Lettre de Joseph Delteil à Bernard Grasset, 16 mars 1922 in Gabriel Boillat, « Le Grand Prix Balzac 1922 », Revue d’Histoire littéraire de la France, n° 5/6, septembre-décembre 1983, p. 892-893.

7. Lettre de Bernard Grasset à Joseph Delteil, 16 mars 1922, in Gabriel Boillat, op. cit., p. 893.

8. Lettre de Louis Brun à Edmond Jaloux, 29 mars 1922 in Gabriel Boillat, op. cit., note 54, p. 893.

9. Lettre de Louis Brun à Joseph Delteil, 5 avril 1922 in Gabriel Boillat, op. cit. p. 893.

10. La Bohémoise, une nouvelle du recueil de Joseph Delteil Le Maître ironique, éd. Robert Briatte, Paris, Bernard Grasset, 1995, p. 75-80.

11. Lettre de Louis Brun à Joseph Delteil,5 avril 1922 in Gabriel Boillat, op. cit. p. 893. M. Daniel Brun avait ouvert à Gabriel Boillat la correspondance de son père Louis Brun, Gabriel Boillat, op. cit, note 113, p. 907.

12. Lettre de Joseph Delteil, 20 avenue de Tourville Paris VII, à Louis Brun, Grasset, 26 octobre 1922.

13. « Le prix Fémina », Le Petit Journal, n° 22 981, jeudi 17 décembre 1925.

14. « La Jonque de porcelaine par Joseph Delteil (Grasset. éd.) » par S.L., L’Intransigeant, n° 17 063, dimanche 24 avril 1927.

15. Élie Richard, « Les Chats de Paris », Paris-Soir, n° 2356, mercredi 19 mars 1930.

16. Joseph Delteil, « Tant pis pour le nègre » in Mes amours… (…spirituelles), Paris, Messein éditeur, 1926, p. 41-43.

17. https://josephdelteil.net/liens2.htm (consulté le 8 juillet 2020).

18. Joseph Delteil, « Abordage » « Contes de l’Intransigeant » dans L’Intransigeant, n° 16 643, 28 février 1926.

19. « Les Echos », omœdia, n° 5189, jeudi 17 mars 1927, p. 2.

20. Note 1, p. 189, mars 1927. « La Jonque de porcelaine » in La Revue européenne, en trois livraisons : Nouvelle série, n° 3, mars 1927 ; n° 4, avril 1927 ; n° 5, mai 1927. La Revue européenne : Éditions du sagittaire, 1923-1930. En 1927, dépôt et vente chez Bernard Grasset.

21. La Revue belge (Bruxelles) T. II, n° 3, 1er mai 1927 et T. II, n° 4, 15 mai 1927.

22. Carte de Joseph Delteil à Pierre Goemaere, rédacteur en chef de La Revue belge, s. d., à l’en-tête de « Paris 17 boulevard de la Chapelle ».

23. Lettre de Joseph Delteil à Pierre Goemaere, 14 avril 1927.

24. « Une initiative de la « Gaceta a literaria » », Comœdia, n° 5929, jeudi 28 mars 1929, p. 3.

25. « La Jonque de porcelaine » De l’amour, de l’aventure, et de la poésie… in Les Feuillets bleus, n° 461, 23 juillet 1938, p. 930-945.

26. « Delteil et ses travaux », Les Nouvelles littéraires, n° 161, samedi 14 novembre 1925.

27. Témoignage d’un membre de la famille Marliave relaté par Bernard Lacombe au cours d’un entretien avec Gilles Gudin de Vallerin, 25 avril 2019.

28. Chaque livre de la collection Portrait de la France composée de 34 titres et dirigée par l’écrivain catholique Jean-Louis Vaudoyer décrit la terre natale d’un écrivain. Joseph Delteil participe à cette collection avec : Perpignan (essai), Paris, Éditions Émile-Paul Frères, 1927, frontispice de Roger Grillon, Collection Portrait de la France, n° 10.

29. Lettre de François de Marliave, Aix-en-Provence, à Louis Brun, Grasset, 15 février 1926.

30. Lettre de François de Marliave, Aix-en-Provence, à Louis Brun, Grasset, 15 février 1926.

31. Da Capo, Les Nouvelles littéraires, n° 372, samedi 26 mars 1927.

32. Robert Briatte, « Avant le texte La Jonque de porcelaine », op. cit., p. 15.

33. André Lebois, « La Jonque de Porcelaine, L’art de l’abordage », in PELAYO, op. cit., p. 126.

34. Femme d’eau : [JD XXIX. 15], 4 feuilles dactylographiées non datées, publication dans : Denitza Bantcheva dir., Joseph Delteil, Lausanne, L’Âge d’homme, 1998, Les Dossiers H, V Inédits Prose, p. 300-301.

35. Joseph Delteil, En robe des champs, Paris, Grasset, 1934.

36. Joseph Delteil, Œuvres complètes, Paris, Grasset, 1961.

37. Frédéric Jacques Temple, « Delteil et le Sud », in BRIATTE, op. cit., p. 91.