Au carrefour du négoce, de la manufacture et des charges publiques :

La famille du général Pierre-Auguste Lajard, de Montpellier

* Docteur en Sciences de l’Information

[ Texte intégral ]

Introduction

Dans la région gardoise de Sumène, Sauve, Saint-Hippolyte-du-Fort et jusqu’à Sommières, une famille Lajard, est présente au XVIe siècle ; les hommes y sont principalement maîtres chirurgiens et maîtres apothicaires. Une autre famille de même patronyme apparait aussi, au milieu du XVIe siècle, à Montpellier où elle va prospérer pendant plus d’un siècle principalement dans le milieu marchand des laines, cotons et soies. Si les liens de parenté entre ces groupes familiaux ne nous paraissent que probables, c’est qu’ils ne seraient pas de proche cousinage et qu’ils ne sont pas prouvés ; mais les affaires peuvent amener ces Lajard à se joindre les uns aux autres, comme s’ils se connaissaient de longue date et avaient coutume de se rencontrer. Ils sont tous protestants 1.

Le premier connu, Claude, est probablement originaire du Dauphiné, de Réotier (Hautes-Alpes), ou Saint-Crépin paroisse mitoyenne, comme son épouse qui est de Villar-Loubière (Hautes-Alpes) ; bien avant lui, un Lajard de Réotier avait testé à Beaucaire en 1515 ; après lui, Joseph, un de ses cousins aussi de Réotier s’installe à Pont-Saint-Esprit. Ceux qui résident de nos jours à Marseille viennent aussi de cette bourgade. Bien avant eux, d’autres exerçaient des activités urbaines en Bas Dauphiné dès le XIVe siècle, à Cras (Isère), entre La Côte-Saint-André et Grenoble 2.

Venant de ces plateaux haut alpins ou de leurs vallées interstitielles du Dauphiné, les uns auraient embrassé la Réforme au passage des Cévennes, les autres seraient restés catholiques en descendant vers les villes égrenées le long du chapelet rhodanien 3, à Bagnols, Pont-Saint-Esprit, Beaucaire… Tous sont des notables du monde de la bourgeoisie exerçant des professions urbaines et plusieurs d’entre eux sont élus consuls, à Réotier, Bagnols, Pont-Saint-Esprit ou Montagnac (Hérault). Si nous n’avons pas formellement établi le lien généalogique entre la branche catholique et la branche protestante, la tradition orale familiale, certes un peu floue, et la similitude de profil socio-familial entre les deux entités confortent la thèse d’une commune origine.

Vers 1664, Jacques Lajard de Montpellier, abandonnant la marchandise, acquiert l’office de Receveur et Contrôleur des droits de la foraine au Bureau de Serrières en Vivarais, où son frère Pierre vient le rejoindre. Ledit office valant bien une messe, ils deviennent catholiques ; au début du XVIIIe siècle, l’un de ces Ardéchois ira exercer ses talents de contrôleur des marchandises à Sète et s’installera en famille à Montagnac. Une branche, renouant avec le commerce, traversera le Rhône pour faire ses affaires à Andancette (dans l’actuelle Drôme).

A la fin du XVIIe siècle, d’autres Lajard s’installent à Bagnols-sur-Cèze où, pendant plus d’un siècle, ils vont prospérer et s’enrichir dans le négoce des toiles de coton. Ils sont catholiques, comme leurs cousins qui élisent domicile à Pont-Saint-Esprit, où ils pratiquent le même négoce. Ils se partageront plus tard entre Montpellier et, pour l’un d’eux, provisoirement Lyon.

Négoce, manufacture et alliances familiales

Une famille de marchands à Montpellier au XVIIe siècle

La première mention d’un Lajard à Montpellier est celle du secrétaire du Consistoire lors de la fondation de l’Église protestante de la ville ; il signe le premier des registres protestants des BMS (baptêmes, mariages et sépultures), en 1560. Des relevés effectués dans ces registres depuis le début de leur tenue, puis dans ceux des paroisses de Notre-Dame-des-Tables, St-Pierre et Ste-Anne de Montpellier, il ressort que les Lajard ne furent nombreux qu’à partir du tout début du XVIIe siècle et durant tout le XVIIIe, et qu’ils étaient quasi unanimement liés au milieu de la marchandise au XVIIe siècle et à celui du négoce au XVIIIe, quand ils n’avaient pas marginalement acquis des offices d’administration publique.

Marcelin, le fondateur de la lignée montpelliéraine, était marchand. Ses descendants continuent dans la même voie. Nous connaissons la spécialisation commerciale de quelques-uns d’entre eux. En 1638, Nicolas, marchand de Montpellier comme son père Pierre, signe un contrat pour apprendre à un jeune Aigoin, de Sumène, « l’art honorable de maître canabassier » 4. En 1647, le même Nicolas est associé avec Etienne Lajard de Sauve qui est « marchand canabassier ». Il joua un rôle original qui lui échut en conséquence de son expérience dans le commerce des laines ; en 1649, il intervient comme homme de confiance dans un conflit qui oppose les « facturiers » de draps et cadis de la viguerie de Ganges à un certain « Maître Moyse Rey juge pour le Roy en la ville de Montagnac ». Celui-ci, d’une famille bien connue à Montagnac, a acheté à titre personnel « l’office d’aulneur et marqueur de draps et cadis en lad. ville de Ganges », office qui lui aurait rapporté la très avantageuse somme de « huit cens soixante livres de rante annuelle […] depuis dix sept ou dix huit années » pour une mise de fonds initiale de 3 000 livres, soit une rentabilité annuelle de près de 29 % ! Un arrêt du 23 décembre 1648 autorisant les villes et communautés de la province de Languedoc à rembourser les acquéreurs des offices d’auneurs, marqueurs et visiteurs des draps et cadis, la ville de Ganges veut user de ce droit, au nom et avec le soutien de ses fabricants drapiers qui jugent l’office tenu par Moyse Rey « très préjudiciable au commerce de leur viguerie ». Bien entendu, Moyse Rey refuse de le céder, même au double de son prix d’achat. Les facturiers de Ganges déposent alors, en consignation du prix qu’ils offrent, la somme de 3 000 livres « entre les mains de Sr Nicolas Lajard », dit marchand de Montpellier ; en ouvrant ce qui s’apparente à un compte séquestre, Nicolas fait office de banquier de dépôt, mais le texte ne précise pas les modalités financières de son intervention. Moyse Rey est dans son bon droit ; il tient à conserver un office dont les facturiers de Ganges estiment « exorbitante la rante qu’il en a tirée », ou à ne la céder qu’avec une très forte plus value, au double du montant offert, qui était déjà le double du prix d’achat ; il menace de « les tenir longuement en procez » 5.

En 1668, Audibert Lajard est marchand de soie à Montpellier, comme Etienne, fils de Pierre et de Marguerite de Tourtoulon. Etienne encore est, en 1681, marchand de draps fins, toujours à Montpellier où il est en compte avec le passementier Antoine Ollivier, à qui il achète diverses pièces de luxe : cordonnets et franges d’argent, d’or, d’or fin ; des franges et mollets de soie retorse, des pans de chaînette blanche… Le notaire Vernet, de Montpellier, est chargé par un « sieur Antoine Ollivier marchand passemantier de Montpellier » de collationner un état de comptes d’articles de passementerie, certains de soie, que lui a achetés entre février et novembre 1681, et que lui reste devoir Etienne Lajard pour un montant supérieur à 382 livres 6. Il est aussi désigné marchand de laine.

D’autres, moins nombreux que les marchands, sont du monde des métiers : à Montpellier, Jacques, mort en 1645, était « Me cordonnier », et Jean, mort en 1646, « Me fustanier », c’est-à-dire « fabricant de futaines, tisseur de couvertures » selon Lou Tresor dou Felibrige ; ou encore Philippe, « Me chirurgien ». Dans le Gard, les Lajard évoluant dans le monde des métiers sont plus nombreux.

Le premier de la lignée montpelliéraine à s’éloigner du milieu de la marchandise est Jacques II Lajard qui acheta l’office de Receveur de la traite foraine de Serrières au début du XVIIe siècle. Son frère Pierre acquit un peu plus tard celui de « chatelain en la baronnie du château d’Andance ». Un autre Jacques, descendant de Pierre, exerçait en 1698 celui de receveur des fermes au bureau établi à Cette 7.

Alliance entre les familles Lajard, de Bagnols-sur-Cèze, et Sénard-Paquier, de Montpellier :
un réseau de manufacture et de négoce

Arrivés à Bagnols à la fin du XVIIe siècle, des Lajard originaires des hautes Alpes dauphinoises prospèrent dans le commerce des toiles de coton. Ils migrent ensuite vers Montpellier, où grâce aux profits réalisés par son père dans le négoce à Bagnols, Barthélémy Lajard (1721-1782) peut acquérir de Jean de Bonnet, vicomte d’Aumelas, en 1744 à l’âge de vingt-trois ans, l’office de Président Trésorier Général de France en la généralité de Montpellier, Grand Voyer et Intendant des gabelles en la province de Languedoc 8, trois fonctions liées dans le même office transmissible par héritage. En en prenant possession, « Messire Barthélémy Lajard » fait dans sa famille une exception qui est typique de l’évolution de bien des familles bourgeoises du Languedoc vers les hautes fonctions d’administration d’État, et vers la noblesse héréditaire conférée par office. Cette promotion facilitera la carrière de ses fils et influencera leur positionnement politique ; Daniel-Barthélémy (Montpellier, 1752-1838), l’aîné, lui succèdera comme Trésorier général de France ; Pierre-Auguste (Montpellier, 1757-Paris, 1837), poussé par La Fayette et Duport, sera l’avant-dernier ministre de la Guerre de Louis XVI ; César (Montpellier, 1760-Paris, 1841), le cadet, ecclésiastique réfractaire à la Constitution Civile du Clergé, émigrera. La seule fille, Françoise, restera célibataire à Montpellier. (Tableau 1)

Tableau 1 – Généalogie simplifiée des Lajard
Tableau 1 Généalogie simplifiée des Lajard

L’autre branche, celle des cousins de Bagnols, continuera de prospérer dans les activités de négoce impulsées par Jean-Baptiste Ier. Le mariage de son fils Jean-Baptiste II en 1757 avec Rose Sénard-Paquier, d’une famille de maîtres teinturiers qui mène ses affaires avec intelligence et persévérance, favorisera cette prospérité 9. Elle va progressivement se recentrer sur Montpellier après une longue transition pendant laquelle ses affaires continueront de prospérer aussi à Bagnols. Les raisons de ce recentrage sont à chercher dans le dynamisme de la place de Montpellier qui « n’offre pas seulement des facilités [relevant] de ses fonctions de commandement dans les ordres administratifs, judiciaires et économiques. La ville constitue aussi un environnement économique extrêmement dynamique. Elle soutient une intense activité financière qui fait dire au professeur Dermigny qu’elle constitue dans ce domaine la plus petite des grandes places internationales. C’est par elle que passe une très grande part des transactions régionales » 10. Cette petite internationalité de la place commerciale de Montpellier, dans laquelle le travail et le négoce du coton vont avoir une valeur croissante, est illustrée par l’association de Jean Tarteiron, d’une famille originaire de Ganges – marié en 1723 à Montpellier avec Catherine Lajard, cousine germaine de Jean-Baptiste Ier – avec un Balguerie, d’une famille de Clairac, pour développer une affaire de négoce transocéanique avec Saint-Domingue. Jean et Catherine auront une fille qui épousera Jean Balguerie, un neveu de l’associé, lequel neveu concentrera ses affaires de négoce à Marseille pour leur donner une ampleur que Montpellier ne leur permettait probablement pas d’atteindre ; les Balguerie prendront aussi des positions fortes dans le port de Bordeaux 11.

Une manufacture de teinturerie

Les Sénard, puis Sénard-Paquier, formèrent une lignée familiale montpelliéraine de maîtres teinturiers très entreprenants et gestionnaires avisés. Ils étaient installés dans l’ancienne rue de la Cadène, devenue rue abbé Marcel Montels, entre la Cathédrale Saint-Pierre et le boulevard Pasteur qui, au nord, ceinture l’Écusson, dénomination familière du vieux Montpellier. De cette solide maison remarquablement bien gérée depuis un siècle, Barthélémy Sénard avait fait, au XVIIIe siècle, un centre d’affaires exceptionnel, le premier peut-être de la province. Le secret de sa réussite dans toutes ses entreprises tient à quelques principes simples :

  1. bien cerner le marché des matières premières et celui des débouchés des produits fabriqués ;
  2. utiliser les techniques de pointe et en étudier longuement le fonctionnement là où elles ont été conçues, en France ou à l’étranger ;
  3. employer les cadres techniques les plus expérimentés, recrutés à l’étranger si nécessaire ;
  4. et faire soutenir ses projets par l’administration publique, avant leur mise en œuvre.

Il procède de la sorte pour se lancer dans la production de « serges gaufrées et imprimées » dont la technique inventée dix ans auparavant en Angleterre se développe aussi à Hambourg et Augsbourg. En 1742, soutenu par l’administration royale, il prend la tête d’un groupe de négociants de Montpellier pour investir dans une fabrique de serges, dont la matière première, la laine, abonde en Cévennes et sur les Causses comme dans toute la province de Languedoc. Ce fut un très grand succès qui fit école dans la province.

En 1757, appuyé par l’intendant Trudaine, il projette de faire produire en Languedoc la matière première des teintures qu’il utilise, d’abord la garance. Ce projet ne semble pas aboutir, malgré les encouragements de Trudaine : « comme Sénard est très intelligent et exemple de zèle pour le commerce, je crois qu’il ne serait pas éloigné de se charger lui-même de faire construire une machine propre à moudre et préparer la garance. Je connais d’ailleurs son désintéressement et la fortune considérable dont il jouit le met au-dessus d’une vue d’intérêt, d’autant qu’il consomme lui-même plus de 20 000 livres de garance qu’il tire de Hollande » 12. Près de trente ans plus tard, après être entré dans la famille Sénard-Paquier par son mariage avec Marie-Rose Lajard, Chaptal lancera avec grand succès, à partir de son usine de La Paille à Montpellier, la production et la commercialisation de teintures industrielles dont la manufacture des Sénard-Paquier sera l’un des premiers clients. (Tableau 2)

Tableau 2 – Généalogie simplifiée des Lajard
Tableau 2 Généalogie simplifiée des Lajard

Les filles Sénard-Paquier, épouse et belles-sœurs de Jean-Baptiste II Lajard

À sa mort, Barthélémy Sénard-Paquier lèguera deux hôtels particuliers, l’un du XVIIe siècle, l’autre du XVIIIe, en sus de vastes terrains et ateliers de production. (Fig. 1)

Des années de prospérité exceptionnelle l’avaient amené à concevoir pour ses filles de solides alliances matrimoniales. Si deux d’entre elles restent célibataires, dont une comme religieuse dans un couvent d’Anduze, quatre des cinq autres se marient dans le métier, avec des négociants ou marchands-fabricants. Chacune reçoit la coquette dot de 20 000 livres.

Ancien hôtel Duffau – Maison Senard-Paquier, (devenu ultérieurement le Grand Séminaire), rue Abbé Marcel Montels.
Fig. 1 - Ancien hôtel Duffau – Maison Senard-Paquier, (devenu ultérieurement le Grand Séminaire), rue Abbé Marcel Montels. (© Jordi.castellano - Sous licence Creative Commons 3.0)
  1. Anne Sénard-Paquier épouse Jean Estorc, dont la maison de commerce de draps, molletons et serges est prospère au centre de Montpellier, dans la rue très huppée de l’Aiguillerie, depuis au moins deux générations ; et que ses affaires rapprochent de la très prospère famille Durand (négoce et banque) ; à laquelle enfin sera associé son propre fils, Jean-Louis.
  2. En 1747, Marie épouse Bernard Luchaire, d’une famille de négociants fabricants des plus prospères de Lodève. A la mort de Barthélémy Sénard en 1764, Bernard reprendra toutes les affaires Sénard pour le compte de son épouse et aux côtés de l’associé Isnel, tout en dirigeant ses propres affaires lodévoises, avant de s’installer définitivement à Montpellier. À sa mort en 1801, ses enfants abandonnent toute activité entrepreneuriale et se font employer dans les ministères, sans doute parrainés par leur cousin J.A. Chaptal. Plus tard, des Luchaire de cette famille seront associés à l’aventure de la grande industrie mécanique des XIXe et XXe siècles.
  3. Hélène se marie avec le fabricant de draps François Brun, natif de Montpellier. À la mort prématurée de François, ses enfants seront placés sous la tutelle du manufacturier en draps Pierre Fabreguettes, oncle des enfants, premier sous-préfet de Lodève nommé par Chaptal.
  4. Seule exception, Élisabeth ne se marie pas dans le métier, mais avec le médecin François Broussonet, issu cependant d’une famille de maîtres-fabricants de draps de Lodève ; après ses études de médecine, François choisit de s’installer à Montpellier où il pratiqua et enseigna 13.
  5. Enfin, Marie Rose épouse Jean-Baptiste II Lajard le 9 août 1757 à Montpellier, en présence de ses quatre beaux-frères François Broussonet, François Brun, Jean Estorc et Bernard Luchaire témoins 14.

Par le mariage de ses filles la famille Sénard-Paquier est la trame d’une toile qui fait s’entrecroiser les familles Estorc, Luchaire, Brun, Broussonet et Lajard. Deux d’entre elles ont épousé des fils du milieu drapier lodévois et une troisième, en s’unissant avec un médecin de Montpellier, entre, par les parents du jeune élu, dans ce même milieu lodévois. À la génération suivante, les épouses de Barthélémy-François Brun et de Bernard-Barthélémy Luchaire, Gabrielle et Marie-Justine Fabreguettes, respectivement filles des frères Pierre et Augustin Fabreguettes, sont cousines germaines ; et le fils de François Barthélémy Brun épousera sa cousine issue de germain, Marie-Delphine Luchaire élevée au domaine de Montplaisir près de Lodève dans les principes éducatifs de Rousseau. Les frères Pierre, Augustin et Michel Fabreguettes tiennent la plus importante affaire de négoce et de manufacture de draps de Lodève sous la Révolution et l’Empire ; Pierre et Auguste occupent des fonctions municipales et se succèdent comme sous-préfets. Après leur alliance avec les Fabreguettes, les Brun migrent de Montpellier à Lodève où ils vont développer une autre affaire de draperie. Ainsi se font les alliances matrimoniales à l’intérieur ou à la périphérie des métiers de la laine et du coton.

Tout cela donne la mesure de la place prééminente de la ville de Lodève, « la ville-clef de l’effort de guerre dans l’Hérault grâce aux fournitures de draps » 15, de ses maîtres drapiers et de leurs familles dans une économie régionale qui, à l’inverse de ce qu’elle deviendra au XXe siècle, était non seulement autosuffisante, mais vigoureusement exportatrice ; la grande variété des produits finis, aux qualités différentes adaptées à tous les marchés, et la diversité des lieux de production généraient une très florissante activité manufacturière de draps. Campagnes et villes de Bas-Languedoc, Cévennes, Gévaudan et Rouergue filaient et tissaient à longueur de temps toutes sortes de laines et de draps, de soies et de cotons.

Le milieu du XVIIIe siècle est l’âge d’or de la famille Sénard-Paquier, ses moyens financiers sont alors considérables. En 1751, sa trésorerie permet à Barthélémy d’acheter comptant l’office de « Conseiller du Roy Receveur général ancien et triennal du taillon de la Généralité de Montpellier » au prix de 34 600 livres payé « en louis d’or, Ecus blancs & monnoye de Cours », et de verser tout aussi comptant à son gendre François Brun la dot de 20 000 livres de sa fille Hélène 16.

Le mariage de Marie-Rose avec Jean-Baptiste II Lajard, négociant en toiles de coton à Bagnols qui déploie ses activités à Montpellier, puis celui de leur fille avec Jean-Antoine Chaptal, sont très représentatifs d’une tendance générale observée par Raymond Dugrand, en ce qu’ils réalisent la jonction entre trois familles dont les affaires de manufacture et de commerce se complètent et qui ont les mêmes visées d’influence sociale et d’ambition future ; ce que confirme Xavier Azéma : « Ces alliances illustrent parfaitement […] le processus de concentration et de monopole qui caractérise les manufactures et le négoce montpelliérain dans le deuxième quart du XVIIIe siècle. J.B. Lajard et son gendre Chaptal en sont de bons exemples, mais ils doivent assurément une partie de leur réussite à leur ancien Barthélémy Senard », lequel, à la suite de sa mère, transforme la teinturerie familiale en une manufacture de premier ordre dans la province de Languedoc.

Succès économiques

Le tableau qui suit en rend compte ; il est dressé partiellement à partir de la contribution d’Alain Chante au Chaptal, ouvrage collectif publié sous la direction de Michel Péronnet (Privat, Toulouse, 1989). (Tableau 3)

Tableau 3 Négoce et Manufactures Lajard à Montpellier
Tableau 3
Revenus manufacturiers Lajard
Tableau 4

Dès 1736 (Tableau 4), à Montpellier, une raison sociale Veuve Lajard et Cie est active dans le commerce des toiles de coton. Une maison Isnel, Prades et Lajard, puis Isnel et Lajard, vend des cotonnades diverses au moins entre 1751 et 1762, puis de 1766 à 1788. La Société Rey & Lajard est en relation d’affaires entre 1757 et 1762, via ses activités lyonnaises, avec la société Grandin, très ancienne et solide lignée de négoce et de manufacture d’Elbeuf 17. La Société Lajard Brunet et Cie traitait régulièrement avec un négociant bordelais, Goiran, dont la société est dissoute en 1767, comme en attestent deux lettres de janvier 1768 18. Si les Lajard sont à l’avant-garde de l’économie du coton, ils ne sont cependant pas les premiers à y investir à Montpellier où des parents à eux, « … les sieurs Allier et Brun avaient été autorisés à établir une filature et un atelier de tissage du coton à l’hôpital général […] ». Ils semblent avoir été les premiers à introduire en France en 1747 une mécanique destinée à la préparation du coton avant la filature : « une machine à bras qui a si bien réussi qu’ils en ont fait construire une à La Valette, tournant à l’eau, par le moyen de laquelle un enfant égraine et nettoie plus de coton que dix personnes » 19.

Une fièvre cotonnière s’empare des marchés occidentaux ; E. Le Roy Ladurie en résume les effets en Languedoc : « L’industrie lainière, qui déclinait au début du XVIIIe siècle, prend, grâce à la filature [du coton] un remarquable essor après 1735-1740 […], et de Montpellier, centre de leurs affaires, Allier et Brun (1744), d’autres fabricants encore font filer dans toute la montagne, jusqu’aux Cévennes et au Gévaudan : les paysans en effet abandonnent volontiers le travail de la laine pour celui du coton, fibre plus maniable et moins grasse. Les fabriques, au sens moderne du mot, qui implique la concentration de nombreux métiers en un même local, apparaissent à partir de 1778 à Mèze, Gignac, Toulouse. Au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, le tissage du coton prend à son tour un grand développement, et la fabrique de mouchoirs de Montpellier conquiert les marchés : le grand usage du tabac à priser oblige à avoir dix fois plus de mouchoirs… » 20. Les indiennes connaissent un tel succès que des essais de culture du coton seront à nouveau tentés en Languedoc, dans la région de Castres ou près des lagunes méditerranéennes, mais sans succès probants 21.

À partir de ses activités de négoce en toiles de coton, la Société Lajard Brunet et Cie s’orienta à la fin de l’Ancien Régime vers des activités financières. Auparavant ledit Brunet avait été associé avec Jean Tarteiron, époux de Catherine Lajard ; le même sera d’autre part un des responsables républicains montagnards des plus avancés du département et aura des responsabilités à Paris. Sont cités parmi les « Principaux Négocians en spéculation, à qui on peut s’adresser pour tout ce qui est relatif au commerce de Montpellier », « MM. […] Isnel & Luchaire (le premier était associé aux Sénard-Paquier, le second est allié familial des Lajard), Lajard Brunet & Comp. […] » ; « Tous ces négociants font la banque » 22, comme nombre de ceux qui ont appris à utiliser les avantages pratiques de la lettre de change, puis à en faire un usage national ou international de spéculation financière.

Cependant, malgré leur alliance avec les Sénard-Paquier, les Lajard n’atteignirent pas la taille internationale acquise par d’autres négociants ou manufacturiers-négociants montpelliérains qui ont eu l’ambition et les moyens d’établir des têtes de pont commerciales à Cadix, clé du trafic vers l’Atlantique, Constantinople ou Smyrne, portes obligées du trafic asiatique ; avec ces villes-clés, Gênes ou Livourne et Barcelone étaient des centres portuaires incontournables du grand négoce méditerranéen dans lequel se distinguèrent d’autres familles montpelliéraines. À notre connaissance aucun Lajard n’y eut quelque représentation ; seule petite exception : l’existence d’une manufacture signalée par Raymond Dugrand à Olot en Catalogne ibérique.

Inquiété judiciairement pour des livraisons de souliers défectueux au Ministère de la Guerre, pénalement blanchi mais civilement responsable en 1792, puis remis de ces déboires, Jean-Baptiste III Barthélémy Lajard, après avoir concentré ses affaires à Montpellier, était en 1811 à la tête d’une prospère manufacture de « fabrication d’étoffes de coton, mouchoirs, mousseline, siamoise et autres articles à l’instar de Rouen », qu’il pouvait faire tourner depuis Paris où le retenait son mandat de représentant de l’Hérault au Corps Législatif 23 ; la même année, les Lajard cessent leurs activités manufacturières à Montpellier, sans avoir tiré tout le parti possible de leur ascension.

A Montpellier, une alliance matrimoniale pleine de promesses en 1781 : Chaptal-Lajard

Un an avant de se marier à Lyon, Jean-Baptiste III Barthélémy avait été témoin au mariage de sa sœur Anne-Marie Rose à Montpellier avec Jean-Antoine Chaptal. Cambacérès, qui serait cousin de Pierre-Auguste Lajard, fut à l’origine de ce mariage 24 ; c’est d’ailleurs son frère ecclésiastique, plus tard insermenté, plus tard encore archevêque de Rouen et cardinal, qui les unit. Chaptal et Cambacérès sont amis de longue date, depuis l’arrivée du premier comme étudiant à Montpellier, et c’est Cambacérès qui, conscient des qualités exceptionnelles de son ami, lui présente nombre de personnalités éminentes tant à Montpellier qu’à Paris où il l’accompagne. Ce mariage fait de Chaptal le neveu de Jean Estorc, Bernard Luchaire, François Brun, François Broussonet (supra), et par les Luchaire et les Brun un allié des Fabreguettes de Lodève ; c’est tout un monde du négoce et de la manufacture de coton pour Lajard et Brun, de laine pour Brun, Estorc et Luchaire, et de l’Université de médecine au plus haut niveau pour Broussonet, ou, mieux encore, Henri Fouquet, qui est ici familialement allié et réuni. C’est dire qu’un tel mariage scelle aussi une alliance économique et sociale majeure entre deux familles ; par Chaptal et son usine de la Paille à Montpellier qui produira notamment des teintures chimiques, les teintureries Sénard-Paquier et Lajard vont voir s’ouvrir de nouveaux horizons d’affaires de meilleur rendement.

Comment mieux caractériser le rôle attractif de Chaptal qu’en citant les noms de quelques témoins au mariage de sa fille Victoire en 1803 avec un jeune marquis de La Tourette dont la mère était née de Grimoard de Beauvoir du Roure, originaire de Grizac en Lozère : les trois consuls, la future impératrice Joséphine, les savants Laplace et Berthollet, Jean Scipion Mourgue, les frères Fulchiron de Lyon… le monde politique gouvernemental, le monde scientifique, le monde des affaires de manufacture, de négoce et de finance ! Une belle trilogie ! 25 (Fig. 2)

Chaptal, comte de Chanteloup (© Bibliothèque Interuniversitaire Santé, Paris)
Fig. 2 - Chaptal, comte de Chanteloup (© Bibliothèque Interuniversitaire Santé, Paris)

Les Lajard se trouvent ainsi au centre d’un réseau d’alliances matrimoniales qui les tirent vers le haut et qui sont décisives pour le développement de leurs affaires : avec les Sénard-Paquier, puis avec Chaptal qui crée sa très prospère usine chimique de La Paille à Montpellier l’année suivant son mariage, enfin, un an plus tard avec les Aulagnier et par eux avec les Fulchiron banquiers à Lyon et Paris. Il ne fait pas de doute que les uns et les autres tirèrent de cette construction familiale et de cette convergence d’affaires des facilités d’action commerciale, des moyens de manufacture, des ouvertures de marchés, des contacts pour les commandes publiques, etc. L’entrée dans une famille qui est au cœur de la prospérité lyonnaise et de la finance parisienne, comme l’était celle des Fulchiron, permit à Jean-Baptiste III Barthélémy de donner à ses affaires une ampleur de dimension nationale. Tout cela, un historien l’a bien compris et décrit.

Raymond Dugrand a démontré les mouvements migratoires de bien des familles bourgeoises du Languedoc, et principalement de Montpellier, entrainées par le développement de leurs affaires et de leur influence sociale. Auteur d’une thèse très remarquée en son temps, il a décrit le mouvement d’ascension sociale qui amenait au XVIIIe siècle les marchands fabricants des petites villes à investir à Montpellier, co-capitale des États, pour « s’y fondre dans le monde des offices ou de l’entreprise » : « Le support de ces migrations (des centres secondaires vers le centre administratif de Montpellier) est évidemment complexe, fait de relations d’affaires et d’affinités religieuses notamment. Mais il est surtout matrimonial, ce qui explique la constitution de véritables intégrations industrielles. Ainsi celles des Gilly, des Cambon, des Bouscaren, etc. Un exemple parmi les plus révélateurs : celui du consortium industriel constitué autour de J[ean]­B[aptiste] Lajard [oncle du futur ministre]. À l’origine du groupe, deux manufactures montpelliéraines de mouchoirs et d’indiennes ayant comptoir de vente à Cholet, Bordeaux, Lyon et Olot 26 et auxquelles se trouvèrent successivement associés une fabrique de souliers implantée à Lyon (Lajard fils, Jean-Baptiste Barthélémy), une manufacture de serges imprimées (beau-père de Lajard, Barthélémy Sénard-Paquier), deux négoces de draps de Lodève (gendres de Lajard, Luchaire et Brun), une draperie montpelliéraine (autre gendre Lajard, Jean Estorc marchand de draps, molletons et serges), une usine de produits chimiques (par Chaptal, autre gendre de Lajard), une fabrique de couvertures (Bassal, associé de Lajard), un négoce lyonnais et un autre napolitain (fils Lajard Jean Baptiste Barthélémy). C’est là un véritable début de concentration verticale qui, joint aux autres caractères de la fabrique bas-languedocienne, ne saurait laisser le moindre doute : l’industrie régionale compte au XVIIIe siècle parmi les plus prospères de France et tient une place d’avant-garde. Elle est à la base de l’épanouissement bourgeois et du bourgeonnement urbain » 27.

Cependant, nous pouvons nous demander si R. Dugrand n’a pas exagéré la place des Lajard parmi les familles entreprenantes de Montpellier 28. Il s’est peut-être laissé éblouir par le phare que fut Chaptal ; or, celui-ci recruta des compétences administratives chez les Lajard (infra) mais n’investit pas fortement dans les affaires avec eux ; il était pourtant un atout maître dans le jeu familial à même de les propulser à un rang très supérieur.

À Lyon, alliance matrimoniale avec les Fulchiron par les Aulagnier : espérances limitées ?

« Tout en étant intéressé à la maison de commerce de son père à Montpellier », Jean-Baptiste III Barthélémy s’installa à Lyon où, en 1782, il épouse Jeanne Marie Victoire Aulagnier, fille d’un marchand négociant en soies et bourgeois de Lyon, né à Sigonce en haute Provence. Il y résidera moins d’une vingtaine d’années, comme négociant ; et c’est à Lyon que naissent ses fils Jean-Baptiste IV Félix en 1783 et Claude-Hilaire en 1785. Il revient à Montpellier où, en 1801, il est compté parmi les habitants de la ville, avant sa promotion politique à Paris 29.

Or, son épouse Victoire Aulagnier a une sœur, Paule Claudine née en 1756, qui s’était mariée avec Joseph Fulchiron en 1773 ; Joseph descend d’une famille du Forez qui est installée à Lyon depuis plusieurs génération et qui y a atteint les plus hauts degrés de la notabilité lyonnaise jusqu’à être anoblie. Les Fulchiron ont occupé des charges de ville, avant de devenir négociants puis banquiers ; Joseph donnera à l’activité bancaire un essor important tant à Lyon qu’à Paris. Son fils Jean-Claude réussira remarquablement dans le négoce et dans la banque, comme son père, mais aussi dans la politique ; il côtoiera son oncle Jean-Baptiste III Lajard au Corps Législatif et Isaac Tarteiron, armateur à Bordeaux, député de la Gironde, qui avait été auparavant député au Conseil des Cinq-Cents, et qui était un cousin issu de germain de Jean Tarteiron, marchand de Montpellier, le mari de Catherine Lajard 30.

Avant le Consulat, le Trésor public était tributaire de financiers privés qui facturaient leurs avances d’argent à l’État au prix fort, car ils n’étaient jamais absolument garantis du retour de leurs apports tant était instable le cours de la vie politique ponctuée de coups de force qui pouvaient annuler aujourd’hui ce qui avait été fait hier. La création d’un Trésor public organisé fut une priorité du nouveau régime ; il ne fut mis en place que très progressivement. En janvier 1800, Bonaparte institua la Banque de France quelques semaines après avoir suscité la création d’une Société des Vingt Négociants réunis à laquelle se substitua quelques mois plus tard une autre Société dite des Dix Négociants réunis. À la fin de l’an IX, les Dix sont réduits à Cinq formant une Association des Banquiers du Trésor public. La société des frères Fulchiron et Cie, présente au sixième rang des trois premières Sociétés, puis au troisième de la troisième Société, est devenue un agent financier actif du Trésor public, comme encore en 1802 31. C’est dire son importance et sa réputation sur la place financière nationale. L’allié familial Lajard se trouve ainsi en orbite autour d’un des quelques puissants financiers de l’État.

Pour autant, les Lajard ne semblent pas avoir tiré d’une telle alliance tous les avantages possibles dans le développement de leurs affaires ; peut-être parce que les Fulchiron n’étaient qu’au début de leur puissante expansion nationale ; ensuite parce que Jean-Baptiste III Barthélémy Lajard ne persévéra pas dans ses efforts d’implantation à Lyon où sa présence ne dépassa pas une vingtaine d’années. Pourquoi, après avoir fait cet effort lyonnais, décida-t-il de se recentrer sur Montpellier, place commerciale et financière secondaire par rapport à Lyon ? La question demeure sans réponse.

À la conquête de Paris

À Paris, où les Lajard vont monter après Bagnols, Montpellier, puis Lyon, ils vont se satisfaire de places dans la politique ou la haute administration, sans chercher à y promouvoir leurs intérêts économiques. A Paris, la capitale où sinon tout se passe, du moins beaucoup se décide, le duo que forment deux amis de jeunesse, tous deux catholiques, Cambacérès, homme de haute administration, de communication et d’organisation, et Chaptal, homme de sciences appliquées et d’industrie, doublé d’un grand organisateur hors pair au plus haut niveau de l’État, tous deux hommes d’influence, tous deux dévoués à la chose publique pour promouvoir la France sur la scène européenne, tous deux familialement liés au monde des affaires, va attirer le meilleur de l’élite montpelliéraine.

Louis Bergeron a repris, en 1974, « l’observation de Louis Dermigny concernant le Languedoc : le contraste des hautes terres et des plaines ou des grandes vallées […] met en mouvement des montagnards qui, de petites en grandes villes, ont pu faire leur chemin jusqu’à Paris. Tout cet ensemble, d’autre part, a nourri la diaspora huguenote, et tissé des liens étroits avec le refuge helvétique, au point que l’on peut parler d’un axe économique et financier Languedoc-Genève ». Il a montré cet autre mouvement complémentaire de Montpellier vers Paris via Lyon-Genève et décrit l’apport considérable de familles du Languedoc oriental, et principalement du triangle Millau­Montpellier-Nîmes, au développement des affaires parisiennes de banque à partir de l’apprentissage du maniement de l’argent par l’usage des lettres de change dans le négoce international, animé par des acteurs qui avaient été ou qui étaient toujours protestants.

Beaucoup de ces familles, en effet, avaient conservé des accointances à Genève dans les milieux de maniement d’argent et de banque 32. Une des forces des Lajard, et elle est semble-t-il originale, fut d’intégrer des catholiques et des protestants dans leurs affaires ; Jean-Jacques Brunet, né à Genève d’un père pasteur natif de Castres, est leur associé ; il est aussi, à Paris en octobre 1793, l’un des trois commissaires aux subsistances, nommé par Cambon pour contrôler les rouages de l’économie par une action protectionniste 33. « L’historiographie se borne à constater que Brunet était le beau-frère d’Aigoin, commissaire à la Trésorerie. […] Un peu de curiosité amène à relever l’ancienne importance, à Montpellier, de la maison Lajard et Brunet : négociants en toiles […], les Brunet, dans la grande ligne du capitalisme languedocien, avaient aussi leur branche protestante au Refuge ; installée au Pays de Vaud, elle s’était même alliée aux illustres Giguer ! Ainsi le trio montpelliérain des toiles était-il aux postes de commande : Aigoin au Trésor, Brunet aux subsistances, Cambon à la commission des finances de la Convention ». François-Victor Aigoin, ou Aigoin du Rey, d’une famille originaire de Sumène possédant la seigneurie du Rey 34 et la coseigneurie de Mandagout, près du Vigan, marié à Genève, « ami de Cambon et correspondant de Robespierre […] appartenait à une puissante famille protestante de financiers languedociens : des Aigoin s’étaient alliés aux grands Peyrenc de Moras, d’autres avaient édifié au Brandebourg une manufacture de bas de soie » 35.

Pour l’heure à Montpellier, « à la veille de la Révolution, la société Luchaire-Isnel [héritière des affaires de Barthélémy Sénard-Paquier par le gendre Luchaire et par l’associé Isnel] constitue une des entreprises les plus prospères de la ville, et que dire alors de la gens si l’on ajoute aux Luchaire, Estorc, Brun, Lajard et… Chaptal. La zone d’influence des descendants des héritiers des Sénard s’étend ainsi à une part quasi majoritaire de l’activité du secteur textile, avec déjà la maîtrise d’un secteur annexe tel que la chimie des colorants ; la politique d’alliance familiale a pleinement joué permettant au génie inventif et au travail de tous de porter pleinement leurs fruits. La crise révolutionnaire devait diminuer l’activité d’un produit sensible aux fluctuations du marché tel que les flanelles » 36.

À partir de la promotion sociale par la robe et par un développement formidable des affaires de négoce et de manufacture au XVIIIe siècle, les Lajard de Montpellier s’apprêtent, à la fin du siècle, à affronter l’avenir avec une grande assurance. Mais les guerres révolutionnaires provoquent la fermeture de marchés importants, dont ceux du Levant. Est-ce cela qui amena les Lajard à progressivement s’éloigner des affaires de manufacture et de commerce, à privilégier les places dans la haute Administration et, en corollaire, à s’installer dans des résidences de qualité, voire exceptionnelles, ou le négociant Jean-Baptiste III Barthélémy à s’orienter vers la politique sous l’Empire ?

Investissements dans des immeubles de qualité à Montpellier

Déjà les Sénard, puis les Sénard-Paquier, avaient eu à Montpellier une véritable politique d’investissement foncier pour installer leurs ateliers et pour leurs propres résidences. C’était dans le quartier situé au nord de la Cathédrale, un rectangle dont trois côtés sont aujourd’hui la rue abbé Marcel Montels, anciennement de la Cadène, la rue de la Providence et le boulevard Pasteur. Au cours du XVIIe siècle, Charles Sénard fait construire une grande maison et, quelques décennies plus tard, Barthélémy Sénard-Paquier acquiert un hôtel particulier dit hôtel Duffau, tout proche du précédent. Au fur et à mesure du développement de leurs affaires, des terrains alentour sont achetés afin d’y établir les ateliers de leur manufacture de teinturerie 37.

À leur suite, les Lajard manifestent leur réussite à Montpellier par l’acquisition d’hôtels particuliers au centre de la ville dans le quartier le plus recherché. L’un, sis 24 rue de l’Aiguillerie, est acheté « quelques années avant la Révolution » par Barthélémy Lajard, Président Trésorier de France en la Généralité de Montpellier et père du futur ministre Pierre-Auguste : il passera ensuite à l’aîné des enfants, Daniel-Barthélémy, dont les descendants Baragnon le revendront en 1873 38. (Fig. 3)

Hôtel du 24 rue de l’Aiguillerie (cliché EH)
Fig. 3 - Hôtel du 24 rue de l’Aiguillerie (cliché EH)

Imitant sa belle-famille Sénard-Paquier, Jean-Baptiste II entendit résider dans de beaux hôtels particuliers, à la différence de ses ancêtres qui avaient acquis une maison bourgeoise solide mais sans prestige, située sur la place principale de Bagnols-sur-Cèze, attenant à la Maison des Consuls, un emplacement stratégique de choix. Les ancêtres de Jean-Baptiste II donnaient le primat à la fonctionnalité économique et bourgeoise de la résidence et non à son prestige. En épousant une fille Sénard-Paquier, Jean-Baptiste II se fit comme une obligation de passer à un rang supérieur. Ses affaires, conjointes avec celles de sa belle-famille, allaient bon train ; elles lui permirent en 1758, un an après son mariage, d’être chez lui dans un immeuble sis rue des Trésoriers de France, jadis propriété de Rondelet, et qui, au n° 8, fait angle avec la rue de la Loge. (Fig. 4) Il en donne les deux tiers à bail pour un revenu de plus de 1 100 livres, se réservant six pièces au premier étage et caves et magasins au rez-de-chaussée 39. Cet immeuble sera ensuite propriété de son fils Jean-Baptiste III Barthélémy, qui le reçoit en 1790 en sus d’une somme de 150 000 livres. En 1788, une autre maison était propriété de « Lajard Trésorier de France », le cousin Daniel-Barthélémy, rue Cardinal 40. En août 1791, Jean-Baptiste II acquiert du marquis de Gallière, pour 80 000 livres en partie à crédit, le somptueux hôtel de Boussuges, 27 Grand’Rue 41, qui passera à son fils célibataire Joseph-Auguste.

En 1825, au Cadastre napoléonien, deux Lajard étaient propriétaires au centre-ville. Le premier, Joseph-Auguste, dit « notable », réside dans la Grand’Rue, hôtel de Boussuges ; à sa mort en 1826, son neveu Claude-Hilaire Lajard y résidera avant de désintéresser, quelques années plus tard et pour 61 275 francs, les autres héritiers, à savoir sa fratrie et la veuve de Chaptal. Claude-Hilaire, intendant militaire baronifié en 1825, devient en 1827 le gendre du maire de Montpellier sous la Restauration, le marquis de Dax d’Axat ; après son décès à Paris en 1851, ses enfants vendent la maison à Etienne Frédéric Bouisson, doyen de la faculté de médecine de Montpellier et député de l’Hérault 42. (Fig. 5)

Maison du 8 rue des Trésoriers de France (cliché de l’auteur)
Fig. 4 - Maison du 8 rue des Trésoriers de France (cliché de l’auteur)
Hôtel de Boussuges, 27 grand’rue Jean Moulin (cliché de l’auteur)
Fig. 5 - Hôtel de Boussuges, 27 grand’rue Jean Moulin (cliché de l’auteur)

Le deuxième Lajard propriétaire en 1825 est Louis Cyprien, issu de la branche de Montagnac, dit « commis » négociant ; il possède sa résidence, plus modeste, dans la rue de la Blanquerie, aujourd’hui rue de l’Université où ses parents avaient déjà vécu 43.

L’action politique des Lajard aux temps de la Révolution et de l’Empire

La Révolution municipale, la Constitution civile du Clergé et la fuite du Roi à Varennes :
aux avant-postes des responsabilités locales

1 – Avant la Révolution, les Lajard adhèrent aux idées des Lumières, tout comme leurs alliés par les Sénard-Paquier : Estorc, Luchaire, Brun, ou Broussonet, sans oublier Fabreguettes, Duffours, Jac et, bien entendu, Chaptal ; ils sont tous membres de loges maçonniques, mais appartiennent aussi pour la plupart à des confréries de pénitents, comme Estorc et Chaptal. En 1789, l’on observe dans cette génération des Lajard et de leurs cousins et alliés une implication générale dans le mouvement des réformes qui transformèrent l’organisation des pouvoirs locaux et leur administration ; tous sont aux avant-postes de cette révolution municipale.

Daniel-Barthélémy Lajard a hérité de l’office acquis par son père, et son épouse lodévoise possède une seigneurie à Canet près de Clermont-l’Hérault ; il est membre du collège électoral de la noblesse pour les élections à l’Assemblée des États Généraux convoquée par le roi pour le printemps 1789, alors que tous ses cousins relèvent du Tiers État 44. À Paris, lorsque La Fayette organise la Garde nationale, il choisit l’officier Pierre-Auguste Lajard, frère puîné du précédent, comme aide de camp 45.

Quasiment tous les cousins germains de Jean-Baptiste III Barthélémy Lajard et de Chaptal, celui-ci par alliance, seront actifs dans le département de l’Hérault. Jean-Louis Estorc, héritier d’une prospère affaire de négoce textile, marié à une nièce du très populaire maire de Montpellier, Durand, qui est par ailleurs à la tête d’une très prospère maison de commerce international et de manufacture, la plus importante de la place, est désigné colonel-général de la garde nationale de Montpellier en novembre 1789. Bernard-Barthélémy Luchaire est, dès le début de la Révolution, très actif dans la préparation des États Généraux et dans la Garde Nationale de Lodève ; député suppléant à l’Assemblée Législative, il n’aura pas l’occasion d’y siéger. Une sœur de Bernard-Barthélémy est l’épouse de l’avocat lodévois Jacques Caylar qui siège au Conseil municipal et exerce des fonctions de juge à Lodève à partir de 1790. Une autre sœur Luchaire épouse Jacques-Hippolyte Jac qui, natif de Quissac, député du Tiers aux États Généraux de 1789 représentant la sénéchaussée de Montpellier, vote pour toutes les réformes engagées par l’Assemblée Constituante.

Pierre-Mathieu Duffours, gendre du professeur de médecine François Broussonet et d’Élisabeth Sénard-Paquier, possède la seigneurie du Poux à Notre-Dame­de-Londres ; il participe à Montpellier en juin 1789 à une assemblée de quartier au sixain de Sainte-Croix, dont il est élu Régénérateur ; en août, les Consuls de Montpellier convoquent les habitants pour établir le bureau d’une Commission composée de Régénérateurs (1 : par 30 personnes) et de Coopérateurs (2 : par sixain). En janvier 1790 est mise en place l’organisation des départements divisés en plusieurs districts, chacun dirigé par un Directoire, qui élisent un Conseil départemental dont l’exécutif est aussi assuré par un Directoire ; en avril, Duffours en est élu administrateur, puis porté à la présidence du Directoire en août et réélu président en septembre 1791, deux mois avant sa mort subite 46.

Son beau-frère, Pierre-Marie Auguste Broussonet 47, réputé pour son éloquence simple et appropriée à ses auditoires et aux circonstances, est nommé au corps électoral de Paris en 1789. Il est chargé par le maire de Paris de l’approvisionnement de la capitale, tandis que son collègue et ami Louis François Bertier de Sauvigny doit assurer celui de l’armée de siège de la capitale ; il est ballotté et menacé, quoique moins que son collègue, par un peuple parisien qui manque de vivres et qui est si prompt à se faire justice lui-même ; le 22 juillet 1789, il assiste à la scène terrifiante du massacre par pendaison et démembrement de son collègue, dont la tête fichée sur une pique est promenée autour de l’Hôtel de Ville de Paris. Il sera ensuite élu député à l’Assemblée Législative ; dans cette instance comme au Club des Jacobins dont il est membre dans ce qui deviendra la mouvance dite girondine 48, ses appels à la raison ne sont guère entendus ; ses prises de position, qui ne sont pas sans rappeler les réformes voulues par Turgot en 1774-1776, sur la nécessité d’étendre les libertés à l’économie pour fluidifier le flux des marchés, celui des grains en première urgence, lui attirent de dangereuses inimitiés. Son frère cadet Jean-Louis Victor ne semble pas être engagé politiquement, mais il est médecin militaire dans l’Armée des Pyrénées, où il a peut-être été nommé par l’entremise de son vieux cousin Henry Fouquet, professeur de médecine et médecin inspecteur de ladite Armée. (Fig. 6)

Pierre Marie Auguste Broussonet (1761-1807)
Fig. 6 - Pierre Marie Auguste Broussonet (1761-1807)

2 – Cette sorte de front familial dans le département de l’Hérault et à Paris en faveur des nouvelles institutions va-t-elle se fissurer en conséquence de l’adoption de la Constitution Civile du Clergé ? Les Lajard et la plupart de leurs familles alliées comptent des membres du clergé qui seront hostiles à cette politique religieuse, laquelle fut « l’un des dérapages majeurs de la Révolution qui, à l’État-Major sans troupes de la Contre-Révolution […] faisait cadeau d’une piétaille : les réfractaires et leurs ouailles » 49. Les révolutionnaires se seraient pris les pieds dans le tapis en sous-estimant l’attachement du peuple aux traditions rituelles du culte religieux ; l’adhésion très large des « élites » aux idées nouvelles des Lumières put apparaitre comme une superstructure épidermique sans liaison physiologique avec le derme du peuple. À l’église protestante « du désert » consécutive à la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685, succède à partir de 1790 une église catholique du désert consécutive à la Constitution Civile du Clergé ; en somme l’alternance du culte « au désert » ! Les mêmes caches cévenoles, où s’étaient réfugiés jadis les pasteurs, servent un siècle plus tard de refuge aux prêtres réfractaires… Un exemple parmi d’autres : jadis foyer actif d’une communauté protestante, « Saint-Gervais-sur-Mare est un véritable nid de déserteurs, d’insoumis, de réfractaires, d’émigrés » 50. Il est vrai que, sous le gouvernement de la Terreur en 1794, la guillotine fut la même pour les uns comme pour les autres, tous confondus dans le même rejet des cultes chrétiens auxquels était substitué celui de l’Être Suprême !

Gérard Cholvy, qui a mené de patientes enquêtes dans les archives de l’Hérault 51, constate cette césure : « La bourgeoisie patriote va se prononcer nettement en faveur du clergé constitutionnel, tels des pénitents bleus de Montpellier, l’avocat J. Albisson, le prieur Jean-Louis Estorc, colonel-général de la garde nationale ; tel à Lodève le riche marchand-fabricant Pierre Fabreguettes ». Un rapport du Directoire de l’Hérault, en date du 16 novembre 1791, révèle que « l’installation des curés constitutionnels fut une époque terrible pour le département ». Selon Cholvy, « il semble que dans le peuple, au dehors d’exceptions plus souvent urbaines et masculines, se rencontre rarement l’hostilité absolue vis-à-vis du catholicisme. L’attachement aux rites est très général dans les campagnes ». Cholvy encore rapporte que pendant la déchristianisation la lutte énergique contre les « signes du fanatisme » amène le procureur-syndic du district de Lodève en novembre 1793 à constater que « déjà les croix disparaissent et [que] le peuple s’éclaire de jour en jour » ; constat trompeur ! Bien avant lui, le Chanoine Saurel, qui avait aussi compulsé un nombre considérable d’archives, observait que « le plus embarrassé pour l’application des mesures à prendre contre les prêtres insoumis était le sous-préfet de Lodève, Fabreguettes ; en effet la presque totalité des membres du clergé de son arrondissement avait refusé jusqu’alors de faire la promesse de fidélité », et parmi eux se trouvent des Luchaire, des Broussonet et d’autres qui, comme eux, sont apparentés à Duffours, à Fabreguettes, au chanoine César Lajard, l’un des plus « acharnés » dans l’insoumission 552.

Pourtant les choses s’étaient d’abord bien engagées entre les autorités du département et l’évêché. Au nom du Conseil du département, et en sa qualité de président du Directoire, Pierre-Mathieu Duffours avait écrit à l’Évêque siégeant alors à Béziers en novembre 1790 une lettre affable abordant la question comme si elle n’était qu’une formalité : « Déjà plus d’un mois s’est écoulé depuis que la proclamation du roi du 24 août a dû établir dans le département un nouveau régime dans la forme civile du clergé. Nous ne vous disons point combien nos citoyens sont impatients de pouvoir s’y conformer ; il nous suffira de rappeler que ce régime fait partie de cette Constitution qu’ils ont tant de fois juré de maintenir… » 53 La sincérité de Duffours, d’une famille éminemment catholique, et celle du Conseil ne sont pas contestables ; mais leur logique rationnelle ne sera pas partagée par l’ensemble du peuple du département. Les responsables politiques, éclairés par l’esprit rationnel des Lumières, comprendront si peu les sentiments profonds d’une bonne partie du peuple qu’ils qualifieront sans discernement ses réticences, a fortiori ses oppositions, comme relevant du « fanatisme », terme, il est vrai, dont il est alors fait partout en France un usage immodéré comme d’une mode langagière ! Duffours sera le premier surpris par ces réactions populaires, comme en atteste ce qu’avant de mourir prématurément à la mi-novembre 1791, il écrivait en août, à son ami Bérard, originaire de Lunel et membre dudit Directoire, qu’il se heurtait à des oppositions solides inspirées par le « fanatisme » 54.

Deux ans plus tard, les réactions populaires qui varient certes selon les régions du département finissent par tourner à la lassitude, et même à une opposition à la promotion du culte de la Raison. En décembre 1793 à Lodève, l’un des participants à une assemblée réunie dans la Salle de la Société Populaire « demande au nom de tous l’ouverture des Églises et le rétablissement du culte catholique extérieur. Fabreguettes appuie la motion… » 55 Le plus important marchand-manufacturier de draps de Lodève, imprégné des idées des Lumières, membre actif d’une loge maçonnique, futur sous-préfet, est ainsi favorable, dès la fin de 1793, à ce que l’on cesse de tournebouler l’entendement populaire sur la question sociétale de la religion. Voilà qui est significatif de l’état d’un sentiment populaire profond ! Voilà un homme politique local qui sait écouter et comprendre ses mandants ! Rien d’étonnant à ce que lui, puis après son atteinte de démence, son frère Augustin, aient pu être au premier plan de la vie publique lodévoise jusqu’à la Restauration ! 56

Fabreguettes est proche parent des Lajard, chez qui l’on trouve la même méfiance, voire la même hostilité à l’embrouillamini que fut pour tant et tant cette affaire de politique religieuse ; partagés sur la question de la publicité du culte, ils se retrouvèrent discrètement unis face à l’obligation de pratiquer un culte nouveau en 1794, celui de l’Être Suprême. Le plus en pointe dans cette opposition fut le chanoine Pierre Esprit César Lajard, qui s’exilera en Allemagne, à Hambourg, après s’être refugié en février 1792 chez son frère Pierre-Auguste à Paris 57, où il le retrouvera dix ans plus tard ; les autres clercs, nombreux, qui sont issus des familles alliées à celle des Lajard et qui ont refusé de s’assermenter, trouveront respect et protection auprès de leurs frères, cousins ou neveux qui, à Lodève comme à Montpellier, adhèrent aux conceptions des Lumières et participent à l’encadrement local de la Révolution. Il y a comme une solidarité de confraternité et de sang dans cette forme de pacte de silence ; nous ne connaissons aucune dénonciation. Voilà un point fort de la sociologie de ces familles !

3 – La tentative de fuite du roi avortée à Varennes en juin 1791 provoque un séisme à secousses et répliques multiples d’intensité variable. Immédiatement, la Société des Amis de la Constitution de Montpellier se prononce majoritairement, malgré un avis discordant et discret de son président Chaptal, mais avec celui d’un de ses membres éminents des plus actifs, Cambacérès, pour l’abolition de la royauté et la proclamation de la république ; cette position de Montpellier reste isolée dans le Languedoc. « Lodève se déclare attachée à la monarchie mais juge Louis XVI indigne de régner » 58. À Paris, les partisans les plus fermes d’une monarchie constitutionnelle dirigée par un roi doté de pouvoirs étendus et non dépendant d’une Assemblée élue, se séparent du Club des Jacobins pour se retrouver dans la Société ou Club des Feuillants. Ce conflit majeur sur l’interprétation de la Constitution, qui laisse en marge les conceptions républicaines encore minoritaires, traverse la famille Lajard ; le futur ministre Pierre-Auguste et ses deux frères se rallient résolument aux conceptions des Feuillants alors que les autres seront de modérés monarchistes avant de devenir de modérés républicains, mais en relation avec des républicains plus affirmés comme l’associé Jean-Jacques Brunet et son beau-frère François-Victor Aigoin 59, qui sont tous deux des proches du montpelliérain Joseph Cambon, tous protestants, voire de Robespierre pour Aigoin. Le colonel Mathieu Dumas, encore un montpelliérain et ami d’adolescence de Pierre-Auguste Lajard, est chargé par l’Assemblée de ramener le roi et sa famille à Paris et de garantir leur protection jusqu’à leur retour au Palais des Tuileries.

Le grand tournant de 1792. Rôle du ministre Pierre-Auguste Lajard et bilan de son action.

Au cours des mois de juin, juillet et août 1792 se joue le sort de la monarchie sur fond de crise internationale : la guerre déclarée contre l’Autriche devient européenne et commence par un enchaînement de revers graves pour les armées de la Révolution ; mais aussi sur fond de crise nationale : les paysans, désorientés par la politique religieuse de la Constitution Civile du Clergé, renâclent à se faire enrôler dans les armées révolutionnaires qui leur enlèvent des bras utiles aux cultures et nécessaires aux récoltes pour leur ravitaillement en blé ou en seigle, base de leur alimentation familiale. Une résistance s’organise ici et là, en Lozère par exemple et surtout en Vendée dont c’est le début du soulèvement et des guerres civiles.

Le 12 juin 1792, après avoir écarté les Girondins du gouvernement, Louis XVI nomme, le 13, un cabinet modéré constitué de membres ou sympathisants du club monarchiste des Feuillants : il remplace le ministre de l’intérieur Roland par Jacques-Antoine Mourgue [protestant, futur beau-père du médecin Victor Broussonet, catholique], natif de Marsillargues dans l’Hérault, qui remet sa démission cinq jours plus tard, le 18 juin. Conseillé par La Fayette et Adrien Duport, le roi nomme au ministère de la guerre Pierre-Auguste Lajard, en remplacement de Dumouriez écarté le 16. Le nouveau ministre est âgé de seulement 35 ans. Tous deux sont des inconnus sur la scène nationale. Ils sont montpelliérains, l’un par adoption, l’autre par naissance. Mourgue, qui est à la tête d’un important réseau de manufacture et de négoce cotonnier, et le général Lajard, siègent donc dans le même cabinet pendant moins de trois jours ! Lajard est comme Mourgue, partisan d’une monarchie constitutionnelle dans laquelle le roi dispose de pouvoirs forts quand les Girondins veulent soit un roi sous la tutelle de l’Assemblée nationale, soit la République.

Ministre depuis quelques jours, Lajard doit tout faire pour qu’échoue la Journée révolutionnaire organisée le 20 Juin par les girondins qui veulent obtenir par une forte pression de la rue que le roi recule et rappelle les ministres écartés du Gouvernement. Lajard organise la défense du roi et de la famille royale en résidence dans le Palais des Tuileries qu’envahit une foule menaçante. Il réussit à calmer les premiers rangs de cette foule, à faciliter une forme de fraternisation (le roi va jusqu’à coiffer le bonnet phrygien à cocarde tricolore !) et à conduire le roi et sa famille sous la protection de l’Assemblée Législative dans la salle des délibérations 60. (Fig. 7)

Le général Pierre-Auguste Lajard (1757-1837), ministre de la guerre en 1792.
Fig. 7 - Le général Pierre-Auguste Lajard (1757-1837), ministre de la guerre en 1792. Tableau (auteur inconnu) au château du Bosc à Camjac (Aveyron). (Cliché de l’auteur)

Le 10 juillet, les ministres feuillants dont les initiatives sont systématiquement contrecarrées par l’Assemblée remettent leur démission au roi, ensemble mais chacun à titre individuel. Le roi demande à Lajard et à son collègue des Affaires extérieures de continuer à exercer leurs responsabilités, ce qu’ils acceptent jusqu’au 24 juillet. Le 11, l’Assemblée Législative proclame la Patrie en danger ; le 12, elle décide une levée de 50 000 volontaires. C’est au ministre Lajard qu’il incombe d’organiser cette levée et de trouver équipements, armes et munitions.

Au cours de la préparation, puis du déroulement de la Journée révolutionnaire du 10 août, Lajard n’est plus ministre, mais il a repris son commandement à la Garde nationale ; il fait à nouveau front face à une foule appelée par les Girondins à faire plier le roi. À la différence du 20 juin, cette foule est armée, déterminée à en découdre, dirigée et manœuvrée par des partisans de la République qui ont trouvé des moyens pour financer cette opération ; ils partent à l’assaut du Palais des Tuileries où l’indécision de Louis XVI anéantit toute possibilité de s’opposer avec efficacité à la détermination des organisateurs du coup de force : c’est l’affrontement avec les Gardes suisses, le massacre du plus grand nombre d’entre eux, la mise à sac du Palais, la menace physique sur le roi et sa famille que Lajard fait à nouveau évacuer vers l’Assemblée.

Au soir du 10 Août, le roi, retenu par l’Assemblée, ne peut s’opposer à ce qu’elle se substitue à son autorité et qu’elle rappelle les ministres girondins républicains ; le lendemain, la monarchie est suspendue avant que d’être abolie, et Louis XVI est assigné à résidence, avant d’être décrété d’accusation. Le 28 août l’Assemblée vote, sur proposition de son président, le montpelliérain Cambon, un décret d’accusation contre l’ancien ministre de la Guerre ; Lajard est désormais officiellement dans le collimateur de la majorité girondine et républicaine de l’Assemblée. (Fig. 8) Le climat général – osons-nous parler d’opinion publique ? – étant à l’accusation, il ne peut espérer aucune clémence ; déjà le 30 juillet, le Directoire du département du Gers avait adressé à l’Assemblée des plaintes contre lui, l’accusant à tort d’avoir entravé l’équipement des troupes 61. Aussi le 29 août, abandonne-t-il son domicile, y laissant ses papiers et ses affaires ; des bribes d’informations incontrôlables paraissent sur sa fuite : selon une dépêche de presse du 13 décembre 1792 à Perpignan, « le ci-devant ministre Lajard, arrêté il y a quinze jours dans notre ville, vient d’être envoyé sous bonne garde à Paris » 62 ; en réalité, il se cache durant quelques jours avant de trouver une opportunité de partir à Londres au début du mois de septembre pour un exil de plus de huit années.

Acte d’accusation lancé contre l’ancien ministre Pierre-Auguste Lajard le 28 août 1792, qui entraîna son émigration à Londres
Fig. 8 - Acte d’accusation lancé contre l’ancien ministre Pierre-Auguste Lajard le 28 août 1792, qui entraîna son émigration à Londres

Ainsi, Pierre-Auguste Lajard connut-il la gloire brève et ô combien mouvementée du ministère de la Guerre ! Lourde responsabilité dans une guerre engagée avant lui sans préparation sérieuse par un ministère girondin auquel il était opposé, et bien avant que l’étrange victoire de la bataille de Valmy ne retourne enfin le cours catastrophique des premiers mois de la campagne militaire ! Hostile à la déclaration de guerre à l’Autriche, car il redoutait avec prémonition que cela ne déclenchât des évènements imprévisibles et quasi-incontrôlables, il avait néanmoins accepté d’exercer une responsabilité ministérielle majeure et entrepris une réorganisation militaire dont la réussite fut, semble-t-il, mitigée ; mais que pouvait-il faire ? Arrivé au ministère trois jours avant la Journée révolutionnaire du 20 Juin, son énergie fut concentrée sur sa mission de sauver la Constitution en protégeant le roi et il contribua beaucoup à l’échec révolutionnaire de cette Journée. Il prit, malgré tout, des décisions pour lever des bataillons, trouver équipements, armes et munitions. Il dut en même temps préparer à nouveau la défense du roi face aux évènements intérieurs à venir, à savoir la « revanche » que les Girondins voulaient prendre de leur échec de la Journée du 20 Juin et le transformer en succès au soir de celle du 10 Août.

Par-delà la personne du roi, lui et les autres ministres défendaient le principe d’une monarchie constitutionnelle dirigée par un roi aux pouvoirs forts. Mais l’indécision chronique et la faiblesse de caractère de Louis XVI faisaient mécaniquement la force de l’Assemblée. Ne voulant rendre compte de leur action que devant le roi et non devant l’Assemblée, et ce, conformément à la Constitution, ils ne trouvèrent en la personne de Louis XVI ni l’esprit de décision ni la ferme volonté qu’exigeaient les circonstances ; c’est ce qui les amena à lui remettre leur démission dès le 10 juillet (supra). Ainsi, dans le conflit qui opposait le roi et l’Assemblée sur une interprétation fondamentale de la Constitution, l’Assemblée girondine atteignit son but premier ; elle se prépara ensuite à porter le coup de grâce à la Constitution, les Girondins travaillant à faire du 14 Juillet 1792 une base de lancement populaire pour réaliser ce que la Journée du 20 Juin n’avait pas obtenu, la chute du roi prélude à celle de la monarchie. Il n’est pas exagéré de dire que, le 10 juillet 1792, la monarchie entrait en agonie. Menacée de l’extérieur et désorganisée à l’intérieur, la France courait le risque que des violences de toutes sortes ne succèdent les unes aux autres. Pierre-Auguste Lajard se trouvant pris dans cette machine à broyer les personnes n’avait plus d’autre moyen de survie que de trouver refuge à l’étranger.

Moins de trois mois après ces évènements, le 17 novembre 1792, Jean-Baptiste III Barthélémy fut, « à l’occasion d’une fourniture de souliers pour l’armée des Alpes », dénoncé par les commissaires de la Convention, parmi lesquels Boissy d’Anglas député du Gard, « pour concussion », « décrété d’accusation, arrêté à Montpellier [le 7 décembre], renvoyé devant le tribunal criminel de Rhône-et-Loire [à Lyon le même jour], enfin acquitté par un nouveau décret de la Convention, avec Lebrun, son associé » 63. Le 8, Jacques Jac, son cousin par alliance, député du Gard à la Convention, Cambacérès, aussi parent et très proche de Chaptal depuis toujours, sont intervenus à la tribune de l’Assemblée pour faire rapporter le décret d’accusation et en obtiennent l’ajournement jusqu’après un nouvel examen par la commission des marchés. Ils estiment que cette affaire, dans laquelle Lajard a été trompé, ne mérite pas qu’il soit recherché au pénal, mais au civil, l’État devant simplement être « indemnisé » de la perte subie, quitte pour Lajard à se retourner contre ses sous-traitants 64.

Dès le 10 juin, avant que son frère puîné n’accède au Ministère de la Guerre, l’aîné, Daniel-Barthélémy, avait été porté sur la liste des Émigrés : « on a certitude morale qu’il a été quelque tems à Chambéry avant la conquête de la Savoye », mais probablement pour des raisons de commerce car il réussit à se faire radier sans trop de difficulté de cette liste en juillet 1793 et à obtenir main levée du séquestre sous lequel on avait mis ses biens 65.

L’autre frère Lajard, le chanoine, s’est volatilisé de Montpellier : « On ne peut pas savoir l’époque bien précise du départ de Monsr de Lajard ex chanoine parce que dans les premières années de la Révolution, il a disparu de Montpellier et y a reparu à plusieurs époques différentes » … «  émigré, rentré, ré-émigré, jamais arrêté malgré des dénonciations sans doute contrebalancées par des témoignages opposés  », formule qui peut laisser sous-entendre qu’il bénéficiait de complicités 66.

Le mouvement fédéraliste de 1793 et la Terreur : émigration ou action dans les institutions ?

Dans ce Languedoc empreint du souvenir de l’efficacité gestionnaire des anciens États abolis en 1789, comme de leur popularité et de leur accessibilité, bien des notables semblent se reconnaître spontanément dans le mouvement fédéraliste qui peut leur rappeler une ancienne et toute relative décentralisation. Ils ne supportent pas une excessive centralisation parisienne qui leur fait perdre leurs repères d’antan, ceux des États de Languedoc. Ils ne contestent pour autant ni l’unité ni l’indivisibilité de la République. Ils retrouvent dans ce fédéralisme l’esprit du serment prononcé par tous les Départements le 14 juillet 1790 au Champ de Mars lors de la Fête de la Fédération ; ils ne se reconnaissent pas dans l’action des montagnards parisiens qui leur apparaît comme une suite de dérives incontrôlables, et ils s’y opposent plus ou moins ouvertement.

Jean-Baptiste III Barthélémy est sans conteste celui de la famille Lajard qui fut le plus proche, ou le moins éloigné, du milieu montagnard de Montpellier et de Paris. Rappelons que, dans le négoce textile principalement cotonnier, il est associé à Jean-Jacques Brunet, avec lequel il est aussi en affaires dans le commerce des lettres de change et autres effets financiers, qui ne sont autre chose que des actes de banque ; or, ce Brunet est officier municipal de Montpellier en 1791, puis administrateur du département de l’Hérault en 1792, avant d’être appelé à Paris par Cambon pour y exercer de plus hautes fonctions en 1793-1794.

Daniel-Barthélémy, que la noblesse de robe acquise quelques décennies auparavant par son père rend suspect, est poursuivi mollement par les instances lodévoises qui se montrent embarrassées ; la loi leur donne le pouvoir de saisir ses biens et les mettre sous séquestre, mais ils sont affermés et les fermiers ont des droits dessus ; enfin, est-ce le moment de perturber un peu plus la production agricole locale qui subit déjà les conséquences des troubles internes ? En effet, la tension monte à Lodève dans le courant de 1793 entre les autorités du District et le Comité de Surveillance, lequel demande la réincarcération du prévenu au prétexte qu’il a un frère émigré, qu’il s’est rendu à Lyon, ville royaliste, et qu’il a reçu des prêtres réfractaires de Lodève ! Daniel-Barthélémy répond sèchement et avec beaucoup d’aplomb : « Je ne suis point noble, mon grand-père était marchand. Je suis séparé de mon frère depuis 1777. Les prêtres qui m’accompagnaient dans mon domaine étaient mes oncles. Je suis allé à Lyon pour mes affaires. Avec 12 000 livres de rente j’ai supporté cette année 19 000 livres d’imposition » 67. Il fait d’autant plus front qu’il a dû s’installer à Montpellier comme négociant et qu’il est en bons termes avec la population de Canet, surtout depuis que l’abolition des droits seigneuriaux a entraîné la municipalisation du droit de bac qu’il exploitait pour le franchissement de l’Hérault. Il ne se laisse pas intimider par le comportement de quelques révoltés et/ou profiteurs qui, pendant son incarcération, moissonnent ses champs de seigle au grand dam de ses fermiers, comblent un puits lui appartenant et commencent à démanteler un mur de son château de village, sans oublier de voler un troupeau de moutons à un voisin 68.

Et pendant ce temps, son frère le chanoine Pierre Esprit César Lajard se livre à des activités contre-révolutionnaires, multipliant au péril de sa vie les allers-retours entre Hambourg, voire Brême et Berlin, et la France, sans jamais se faire prendre ; pourtant il est aperçu au Palais-Royal à Paris, et l’on sait qu’il passe à Montpellier. Curieusement, et tant mieux pour Daniel-Barthélémy, le Comité de Surveillance n’en sait rien. C’est à Bernard-Barthélémy Luchaire que ses confrères du Directoire de l’Hérault confient le soin d’enquêter sur les activités contre-révolutionnaires du chanoine, qui est un allié familial ; sa mère est une tante issue de germain de Daniel-Barthélémy, dont le séjour en prison sera bref ! Le ton de son rapport parait sans appel, mais le style laisse percevoir une rhétorique convenue. L’état d’esprit dans le département est favorable aux institutions, même s’il faut rester vigilant sur une frange récalcitrante voire opposée ; tel est le ton général des rapports que l’on peut lire, cosignés par « B. Luchaire ainé ». L’on ne peut que douter de la profondeur des investigations menées 69.

Ayant manqué de peu son élection comme représentant de l’Hérault à la Convention Nationale, le même Luchaire se contente d’être membre du Directoire de l’Hérault. À ce titre, il fut amené à réprimer des troubles provoqués à Lodève par la politique de déchristianisation ; mais il ne le fit qu’avec une modération contenue. Il compte dans sa famille et parmi ses proches, des prêtres insermentés qui pour la plupart se cachent aux alentours de la ville. Même Jacques Jac qui, parent des Lajard et élu du Gard à la Convention (le district de Quissac ayant été détaché du département de l’Hérault pour intégrer celui du Gard), a voté la mort du roi avec sursis, semble fermer les yeux sur la présence clandestine des prêtres réfractaires de sa famille élargie ; on pouvait donc être régicide et hostile, au moins en son for intérieur, à cette Constitution Civile du Clergé qui, en divisant les familles, pouvait menacer de fracturer le socle familial populaire de la société. (Fig. 9)

Jacques Jac (Quissac 1745 – Sommières 1803) député du Gard (© BNF)
Fig. 9 - Jacques Jac (Quissac 1745 – Sommières 1803) député du Gard (© BNF)

Les journées révolutionnaires des 31 mai et 2 juin 1793, organisées sur le même mode que celle du 10 août 1792, entraînent la chute des Girondins et poussent Pierre-Marie Auguste Broussonet à se retirer dans sa campagne du Poux, près de Notre-Dame de Londres, où il préféra s’occuper d’agriculture tout en se remettant à l’étude des sciences naturelles. Il n’avait pas manqué d’héberger discrètement son oncle Etienne, chanoine réfractaire de la cathédrale Saint-Fulcran de Lodève. Député par ses compatriotes à la commission insurrectionnelle « fédéraliste  » de Bordeaux qui s’oppose à la « dictature de Paris », il est emprisonné à la citadelle de Montpellier, tout comme Chaptal et autres alliés familiaux : Bernard-Barthélémy Luchaire et François Brun. De Paris, Joseph Cambon pourra faire libérer Chaptal appelé à la production de poudres et salpêtres pour l’État. Aigoin, Brunet, Cambon et d’autres feront sortir Luchaire et Brun, malgré une opposition populaire et parce qu’ils dirigent des manufactures utiles à l’effort de guerre. Broussonet, qui n’est pas dans ce cas, reste interné, mais il réussit à s’évader. Protégé par son frère cadet Victor médecin-chef de l’armée des Pyrénées, il se fait anonymement oublier comme médecin subalterne jusqu’au jour où, accompagné de quelques autres jeunes médecins, s’éloignant de l’hôpital militaire pour herboriser dans le cirque de Gavarnie et alimenter la pharmacie de l’hôpital, il fausse compagnie à ses amis à la tombée de la nuit, et passe en Espagne dans les conditions extrêmes d’un hiver rigoureux. (Fig. 10)

Pierre Joseph Cambon, député de l’Hérault
Fig. 10 - Pierre Joseph Cambon, député de l’Hérault

Cependant, les solidarités familiales ont des limites. En effet, aucun, de Chaptal, le plus modéré, à Jac, le plus proche, ou le moins éloigné de la Montagne, n’a bougé à l’automne 1792 pour tenter d’atténuer les rigueurs de la Convention à l’égard de Pierre-Auguste Lajard, alors qu’ils avaient volé au secours de son cousin Jean-Baptiste III Barthélémy ; et nous n’avons connaissance d’aucune éventuelle protection occulte. Leur proximité relative avec leur concitoyen Cambon en ce qu’il représentait de strictement républicain et laïc ne pouvait leur permettre de raccrocher Pierre-Auguste au train de la solidarité familiale. En se perdant par la fuite à Varennes et par ses revirements de position dans les périodes les plus tendues, comme par ses entêtements à contre-courant des réalités politiques, le roi avait rendu indéfendables les plus constants partisans et soutiens de la monarchie constitutionnelle.

Du Directoire à la Restauration : de la réunion à l’épanouissement avant l’effacement

Le Directoire fut comme une longue transition entre les diverses formes de régime et de gouvernement politiques appliquées successivement depuis 1789 ; c’est aux forceps qu’en fin de compte il accoucha du Consulat.

Jean-Pierre Collot, natif de Montpellier

Avant d’épouser en 1803 une fille de Jean-Baptiste III Barthélémy Lajard, Jean-Pierre Collot continua d’être un très actif fournisseur aux armées d’Italie ; il entra dans le cercle des amis de Bonaparte, qui appréciait ses capacités de réactivité commerciale et son efficacité financière. En 1799, il contribua au financement du Coup d’État du 18 Brumaire 70.

Les citoyens étaient chaque jour plus nombreux à aspirer enfin à une stabilité générale dans le pays. Aussi, en présentant la nouvelle Constitution, les Consuls proclament-ils, le 15 décembre 1799 : « Citoyens, la révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée, elle est finie ! » 71 Lors de son entrée en fonction le 1er juin 1800, le premier préfet de l’Hérault natif de l’Aveyron, Nogaret, proclame avec solennité : « Citoyens ! Dix ans de fautes et de malheurs avaient désolé notre Patrie ! Il fallait, pour les réparer, que les rênes de l’État ne fussent plus confiées à des mains qui les laissent flotter au gré des intérêts particuliers, ou des passions des divers partis. Il fallait que l’action du Gouvernement fût concentrée pour faire disparaitre du sol de la France les laves révolutionnaires qui l’encombraient encore !… LA RÉVOLUTION EST FINIE ! » 72. Quelques mois auparavant, le médecin Victor Broussonet, cousin des Lajard, « chargé de veiller à la santé des prêtres insoumis et reclus », pouvait se permettre la liberté, toute nouvelle, d’adresser un plaidoyer à l’Administration centrale du Département pour que ces hommes reçoivent avec dignité les soins nécessités par leur état de santé et la précarité de leurs conditions de réclusion 73.

Le rétablissement de la sécurité intérieure et celui de la paix extérieure, qui s’ensuivirent au moins en 1802­1803, ont eu un effet d’entraînement sur les affaires, et le négoce reprit activement, à l’exception notoire du textile lainier qui vit ses commandes militaires s’effondrer et Lodève s’enfoncer dans le marasme. Collot, dont les relations seront de tonalité variable avec l’Empereur sans pour autant entacher un fond de fidélité, continue d’accumuler une très grosse fortune par ses activités de banque. Cependant il fit une faillite – dont il se remit – à la suite de celle, retentissante, de la banque Carié, Bézard et Cie, l’une des plus puissantes sous le Directoire 74. Plus tard, nommé directeur de la Monnaie Française à Paris, il se fera construire en 1840, sous la maîtrise d’œuvre de l’architecte Louis Visconti [auteur, entre autres, du Tombeau de Napoléon aux Invalides], un somptueux hôtel particulier sur la rive gauche de la Seine [aujourd’hui 27, Quai Anatole France] où il collectionne les œuvres d’art dont, suivant l’exemple du peintre François-Xavier Fabre, il fera don de quelques-unes ainsi que de deux rentes au musée de Montpellier. (Fig. 11)

L’hôtel Collot construit en 1841 à Paris, quai Anatole France. (Photo R. Desenclos 2013).
Fig. 11 - L’hôtel Collot construit en 1841 à Paris, quai Anatole France. (Photo R. Desenclos 2013).

Jean-Baptiste III Barthélémy Lajard, natif de Montpellier

Après une sage réussite économique à Bagnols et Montpellier, Jean-Baptiste II Lajard meurt en 1803 au domicile montpelliérain de sa belle-famille, n’ayant jamais prétendu à quelque mandat politique. Son fils Jean-Baptiste III Barthélémy, après des déboires à Lyon en 1792, continua ses activités de négoce et de fourniture aux armées à partir de Montpellier où, pendant les quelques années qu’il y passe alors, il participe à de grands projets d’infrastructures comme la Société anonyme créée en 1801, et réorganisée en 1808 sous le nom de Société des canaux de Beaucaire, pour l’achèvement des canaux d’Aigues-Mortes à Beaucaire et entre Aigues-Mortes et l’étang de Mauguio, et pour l’assèchement, la mise en culture et la vente des marais qui, propriété de l’État, sont « abandonnés » à des intérêts privés. La cession des marais à cette Société, plus de 10 000 ha, faisant l’objet de débats au Corps Législatif dont Jean-Baptiste III Barthélémy est membre, celui-ci pouvait donc se trouver, comme l’on dit aujourd’hui, en situation de conflit d’intérêts. Plusieurs investisseurs connus dans le Languedoc participent à ces projets, avec des banquiers et des hommes d’affaires parisiens dont certains viennent de Montpellier et sa région 75.

À Paris, où il se rend souvent avant d’y résider pleinement comme député de l’Hérault au Corps Législatif, de 1805 à 1815, Jean-Baptiste III Barthélémy mène une vie mondaine ; Stendhal, qui le croise à l’Opéra dans la soirée du 24 août 1804, le décrit dans son Journal de façon lapidaire et peu avantageuse : « Un vernis de grossièreté surnage toujours chez lui, il m’a l’air d’avoir été longtemps banquier à Lyon, position la plus propre peut-être à gâter un homme » 76. La plume acérée de Stendhal atteint au cynisme quand il traite des manieurs d’argent ! Comme député, Jean-Baptiste III Barthélémy est invité, et présent, au Couronnement de Napoléon 77.

Il est fait chevalier de l’Ordre Royal de la Légion d’Honneur en novembre 1814 sous la Première Restauration, en sa qualité de « membre de la Chambre des députés des departemens » 78. Ainsi est-il récompensé d’avoir été de ceux qui avaient appelé Louis XVIII. Il abandonne ensuite ses activités politiques, puis celles de négoce et de manufacture, et il ira pantoufler dans l’administration comme Directeur des Contributions directes de l’Hérault de 1816 jusqu’à sa mort en 1822 79.

Pierre-Auguste Lajard, natif de Montpellier

La nomination de Pierre-Auguste Lajard au ministère de la Guerre n’avait rien dû à l’influence de Cambacérès ni de Chaptal, ni du général Mathieu Dumas, ses compatriotes, ses soutiens et parents de Montpellier (parents assurément pour les deux premiers, avec incertitude pour le troisième), tous quatre nés entre 1753 et 1757 80. C’est par sa carrière militaire et son mérite propre qu’il avait pu être mis en avant comme ministrable par des hommes tels que Dumouriez, avant que les deux ne s’opposent, ou La Fayette, dont il avait été aide-de-camp un an plus tôt, et Adrien Duport…, auprès de Louis XVI, et vivement soutenu ensuite dans l’Assemblée Législative par son ami et député Mathieu Dumas.

Pendant son exil en Angleterre depuis septembre 1792, son absence de fortune l’avait amené à postuler comme précepteur dans des familles réfugiées à Londres. Aussi eut-il besoin, à son retour d’exil le 29 avril 1800, de l’appui de personnalités de premier plan, Cambacérès, Chaptal et le général Mathieu Dumas ; et malgré ce, la régularisation de son dossier d’émigré prit près de deux années de démarches. Le passé réfractaire, émigré et contre-révolutionnaire de son frère cadet ecclésiastique, le souvenir des démêlés judiciaires de son parent Jean-Baptiste III Barthélémy, et l’incarcération provisoire de son frère aîné, Daniel-Barthélémy, dans les prisons de Montpellier au temps de la Terreur ne passèrent pas inaperçues du maître de la police, Joseph Fouché. Il semblerait que celui-ci s’employât en sous-main à retarder les choses, tant sa bureaucratie usa d’arguties tatillonnes dans la régularisation de la situation personnelle de Pierre-Auguste, et pour on ne sait quels calculs ! Sans le soutien de Cambacérès et de Chaptal, Pierre-Auguste n’aurait pas pu renouer avec le monde politique ni, en conséquence, entrer au Corps Législatif à partir de 1808 comme représentant de la Seine. En 1814, il fut du nombre des 77 députés qui, sur l’invitation du Gouvernement provisoire, votèrent la déchéance de Napoléon et le rappel des Bourbons.

Toujours fidèle aux principes constitutionnels qu’il avait adoptés du temps de sa proximité avec le club des Feuillants, il vota avec la minorité opposée à la politique menée en 1815 par les ultra légitimistes de la Chambre Introuvable, comme il avait rejeté la politique républicaine et belliqueuse des Girondins en 1792, a fortiori celle plus radicale appliquée par Robespierre après leur élimination, qu’il ne fit qu’observer depuis Londres. Aux élections de 1816 convoquées par Louis XVIII, sa fortune étant inférieure au « cens » exigé pour être candidat, il décida de renoncer aux responsabilités politiques.

Ni absolutisme, ni république, ni contre-révolution, mais constitution monarchique avec un roi doté de pouvoirs forts, tels furent, et de façon constante, ses principes directeurs ! En cela il est proche de Chaptal, avec qui il partage par ailleurs des liens d’amitié personnelle et familiale ; il est témoin en 1816, avec son frère Pierre Esprit César, et Aimé Lajard, celui-ci fils de Jean-Baptiste III Barthélémy, et chacun désigné « cousin », au contrat de mariage de Jean-Baptiste Chaptal, fils du comte de Chanteloup 81.

Il inclinait au libéralisme, celui de Decazes par exemple, ou de Guizot. Il incarna prématurément, et avec bien d’autres, l’image d’une France bourgeoise, celle qui donna son empreinte à la Monarchie de Juillet et dont il vit l’émergence et l’épanouissement dans les dernières années de sa vie. N’ayant jamais agi avec le moindre opportunisme, il mourut sans fortune à son domicile parisien 7, rue de Gramont ; sa veuve put même se trouver en difficulté.

Jean-Antoine Chaptal, natif de Nojaret en Lozère, montpelliérain d’adoption

Après avoir dirigé avec grand succès une fabrique nationale de poudres et salpêtres pour le compte de l’État et enseigné, notamment à l’École Polytechnique, Chaptal, qui a vendu sa manufacture chimique de La Paille à Montpellier, réinvestit pour son propre compte dans une nouvelle usine chimique à Paris. Napoléon Bonaparte le nomme ministre de l’Intérieur, ministère qui avait en charge l’organisation administrative du pays, mais aussi toute son activité économique et commerciale. Au cours de quatre années d’intense travail, il dote le pays d’institutions d’une modernité remarquable : administration préfectorale, réseau de musées de province à visées pédagogiques, règlementation des sépultures, assistance publique, société d’encouragement pour l’industrie, chambres de commerce et d’industrie, inventaire des ressources économiques, études statistiques, etc. Son ambition était de donner à la France les moyens de produire tout ce dont elle avait besoin pour dépendre le moins possible des aléas des marchés extérieurs.

Il s’entoure de compétences qu’il lui arrive de recruter dans son entourage familial ou régional. Ainsi, certains de ses proches sont-ils propulsés à une notoriété nationale, comme Joseph-Auguste et Jean-Baptiste IV Félix Lajard.

Dans les années 1820, son fils Jean-Baptiste fait une retentissante faillite commerciale dans une très mauvaise affaire de fourniture d’eau-de-vie aux armées, malgré les mises en garde de son père contre toute pratique spéculative. Le père en est affaibli ; il vend son domaine de Chanteloup et d’autres biens pour tenter de désintéresser les créanciers, bien qu’il n’y soit pas tenu ! Il continue à exercer de hautes fonctions publiques ; ses compétences et son expérience multiforme sont très utiles à la Chambre des Pairs dont il est un membre assidu, tout comme à la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, institution qu’il avait créée et qu’il présida jusqu’à sa mort en 1832.

Joseph-Auguste Lajard (Montpellier, 1771-1826)

Frère de Jean-Baptiste III Barthélémy 82 fut un très proche collaborateur de son beau-frère Chaptal, au ministère de l’Intérieur (1800-1804), comme « chef des bureaux du Secrétariat », équivalent de nos hauts-fonctionnaires directeurs de cabinet ; cela lui vaut de figurer dans la foule des notables sur un tableau à la gloire du Premier Consul Napoléon Bonaparte, accueilli avec faste à Anvers en 1803 83. Il assiste avec son frère aux cérémonies du Couronnement de Napoléon. Revenu à Montpellier, il sera commandant de la Garde nationale en 1814, susceptible de suppléer le colonel 84. (Fig. 12)

Joseph-Auguste Lajard (1771-1826), « chef des bureaux » du ministre de l’Intérieur Chaptal, en 1803.
Fig. 12 - Joseph-Auguste Lajard (1771-1826), « chef des bureaux » du ministre de l’Intérieur Chaptal, en 1803. Dessin préparatoire de Mathieu-Ignace van Brée pour le tableau Entrée de Bonaparte et Joséphine à Anvers le 18 juillet 1803 (1807), © Cabinet des arts graphiques du musée du Louvre (remerciements à Mme Marie-Thérèse Genin, conservatrice)

Jean-Baptiste IV Félix (Lyon, 1783-Tours, 1858)

Fils de Jean-Baptiste III Barthélémy et neveu de Chaptal, entre très jeune, avec l’entremise de ce dernier, dans la carrière diplomatique. Il participe, comme secrétaire d’ambassade, à une mission confiée au général Gardane auprès de Téhéran. Il s’agit de contenir, par une action auprès des Empires Russe, Persan et Ottoman, l’influence anglaise dans cette région d’Asie, zone charnière instable entre ces Empires. Napoléon cherchait à y contrecarrer l’activité intense de l’Angleterre qui se servait de cette instabilité régionale pour y étendre sa zone d’influence et de colonisation. Il songea même à s’y frayer un passage vers les Indes dans les années 1807-1810.

Il abandonna ensuite la carrière diplomatique et consacra tout son temps à des travaux scientifiques sur les civilisations orientales et à l’archéologie ; il est élu membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1830, avant d’être appelé à la présider. Stendhal, à la plume piquante, le croise en Allemagne en avril 1809 : « Lajard est un jeune vieillard de vingt-cinq ans […]. Sa faiblesse est toute grâce, ignorance de tout plutôt que science et pratique des petits moyens […]. Il a le ton de la bonne compagnie actuelle : faiblesse, fraîcheur et grâce. Il chante fort bien. Il a les yeux d’un homme harassé, à moitié fermés ; il est très maigre, taille médiocre, le nez très long. Tout bien animé qu’il est, son cœur est bon […]. Il est fait pour réussir partout où il ne se trouvera pas quelqu’un qui le devinera d’abord […]. Je n’ai pas davantage à dire de Lajard, plante étiolée, aimable de bouton, mais peu signifiante. » 85

Il est possible que ce soit par l’entremise de Chaptal que Claude-Hilaire Lajard (Lyon, 1785-Paris, 1851), frère du précédent, ait pu faire une honorable carrière dans l’Intendance militaire ; baronifié en 1825, il avait, en 1827, épousé une fille du marquis de Dax d’Axat, nommé maire de Montpellier tout au long de la Restauration. (Fig. 13)

Plaque mortuaire d’Emma Constance Marie de Dax, fille du marquis de Dax d’Axat, épouse de Claude-Hilaire, baron Lajard.
Fig. 13 - Plaque mortuaire d’Emma Constance Marie de Dax, fille du marquis de Dax d’Axat, épouse de Claude-Hilaire, baron Lajard. Chapelle du domaine de Fontmagne, à Castries (Hérault) (coll. privée).

Daniel-Barthélémy et César Lajard, frères du ministre, natifs de Montpellier

« Aristocrate très prononcé », Daniel-Barthélémy 86 est partiellement ruiné par l’abolition des offices qui entraîna la fin de celui de trésorier général de France acheté par son père, et par celle des droits féodaux qui lui ôta l’exploitation du droit de bac à Canet ; il s’est installé « à Montpellier où il a établi une maison de commerce ». Il « a été enfermé comme suspect avant le 9e thermidor, et ses dénonciations portèrent sur des propos royalistes qu’on lui avait entendu tenir à Lodève ; il a cependant été assez adroit pour ne pas se compromettre à Montpellier par des faits positifs ».

César est mêlé à des manœuvres contre-révolutionnaires 87. D’après les agents des services secrets, il se livrait à des trafics divers allant jusqu’à « faire le commerce de faux louis, de faux certificats, de faux passeports » pour aider à financer ces manœuvres, allant et venant d’Allemagne en France sous divers noms d’emprunt, échappant à tous les agents qui sont à ses trousses. En 1795 et 1796, il résidait à Hambourg où il prenait le nom d’une famille de Montpellier, Maduron, avec laquelle Claude Lajard avait été en relation d’affaires dans les années 1720 88 ; en d’autres circonstances, il pouvait adopter d’autres noms, français voire danois ! Il était associé dans ces affaires avec un commerçant de Montpellier, qui avait réussi à se faire inscrire, puis radier de la liste des Émigrés sous le nom de Couplet ; il pouvait ainsi sous cette couverture aller et venir de Hambourg à Montpellier en toute quiétude ! Ce manège dura au moins jusqu’à la fin de 1796.

Les autres acteurs familiaux

Chez les Luchaire, Joseph Bernard-Louis se consacre au développement de son affaire de draperies lodévoises et de celle, à Montpellier, de teinturerie de son beau-père après que son épouse en aura acheté leurs droits à ses sœurs. Après le coup d’État du 18 fructidor sous le Directoire, Bernard-Barthélémy reprend de nouvelles activités politiques dans le sillage de son beau-père Augustin Fabreguettes ; sous le Consulat et l’Empire il affirme une constante loyauté à Napoléon Bonaparte et se retire sur son domaine de Montplaisir, aux portes de Lodève, où il se livre à sa passion de la littérature, à l’éducation de sa fille unique selon les préceptes pédagogiques de Rousseau, ainsi qu’aux innovations agricoles. Député à la Chambre des Représentants pendant les Cent-Jours, tout comme son beau-père, il retourne ensuite définitivement à sa retraite. Leur beau-frère Jacques Jac entre au Conseil des Anciens en 1795, puis est élu à l’Assemblée des Cinq-Cents en 1796 et réélu en 1797, avant de se retirer des affaires publiques après le Dix-huit Brumaire.

Ayant obtenu du Directoire sa radiation de la liste des émigrés, Pierre-Marie Auguste Broussonet rentre en France où il ne trouve pas un climat politique suffisamment apaisé. Avec l’appui de son cousin Chaptal, il se fait nommer Consul au Maroc, puis aux îles Canaries, afin de poursuivre ses recherches botaniques. Mais, quand il demande le consulat français au Cap en Afrique du Sud, Chaptal, ministre de l’Intérieur occupé à l’œuvre de reconstruction du pays, réussit non sans mal à le convaincre de revenir définitivement en France en 1803 ; il le charge de la chaire de botanique médicale et d’histoire naturelle à l’École de médecine de Montpellier et de la direction du Jardin des Plantes. Il enseignera jusqu’à sa mort prématurée en 1807 ; sous sa direction, le Jardin des Plantes connaîtra une impulsion nouvelle : construction d’une orangerie et autres bâtiments, introduction de nouvelles collections de plantes. Il avait tenté d’entrer au Corps Législatif, mais le Sénat avait écarté sa candidature.

Conclusion

Mobilité

À l’origine, les Lajard étaient quasiment tous dans la marchandise et le négoce, avant d’acquérir des offices d’administration d’État. Les descendants actuels ont gardé la mémoire d’origines protestantes en Cévennes, d’une émergence à Montpellier, d’une migration vers Marseille, puis vers Bordeaux, sans oublier un épisode canadien.

Tous, du moins ceux issus du groupe Gard-Hérault, révèlent entre le XVIe et le XIXe siècle une grande aptitude à la mobilité géographique ; ils s’adaptent aux activités commerciales et manufacturières ou aux opportunités d’achat d’offices publics ; le négoce et les offices sont des domaines de prédilection dans lesquels ils investissent depuis le XVIIe siècle. Ils passent peut-être de Sauve à Montpellier, assurément de Montpellier vers le Vivarais, ou des Hautes-Alpes du Dauphiné vers Bagnols ou Beaucaire, puis du Vivarais et de Bagnols à Montagnac et Montpellier ; ils disparaissent (à l’exception de descendances que nous n’avons pas étudiées par les femmes) de toutes ces scènes d’action dans la deuxième moitié du XIXe siècle ; ils ne se maintiennent que là où ils avaient exercé des activités de négoce portuaire, Bordeaux et Marseille.

Ainsi, au cours de trois siècles et demi, les Lajard se sont dispersés successivement dans tout le ‘Grand Sud’ français, un triangle dont le sommet est Lyon et les extrémités de la base, Bordeaux à l’Ouest et Marseille-Toulon à l’Est. Mais seuls, au cours de cette période de temps long, les Lajard encore à Montpellier au XVIIIe siècle vont jusqu’à s’ouvrir à Paris, ce qui ne saurait surprendre dans un pays aussi focalisé sur le cœur d’étoile qu’est sa capitale, mais aussi outre-mer pour quelques-uns, ce qui est moins commun. Les Lajard et leurs alliés de Montpellier, à l’exception de Pierre-Auguste ou de son frère l’ecclésiastique César, ou encore de Collot faisant comme Cambacérès, à l’exception aussi de l’académicien des Inscriptions et Belles-Lettres qui se retira cependant à Tours, Jean-Baptiste IV Félix, sans oublier Chaptal, sont restés provinciaux, comme ceux des branches du sillon rhodanien, de Montagnac et d’ailleurs, ou le sont redevenus au soir de leur vie, comme Joseph-Auguste et Jean-Baptiste III Barthélémy. Ce dernier n’avait jamais complètement quitté Montpellier car, à la différence de Chaptal, il y avait conservé d’importants intérêts dans les affaires de manufacture et de négoce jusqu’au crépuscule de l’Empire. Mais, après avoir abandonné ses ambitions lyonnaises, puis s’être cantonné à Paris dans la sphère politique, enfin après n’avoir pas renouvelé sa société montpelliéraine en 1811, il renonça à toute ambition d’affaires et se contenta, en 1816, d’un poste de directeur des Contributions directes de l’Hérault.

La dispersion des Lajard fut telle qu’ils finirent par déserter la ville même où l’on observe leur présence la plus continue, Montpellier, qui ne vit pas le renouvellement de ces générations de personnages entreprenants. Dans le premier tiers du XIXe siècle il ne reste plus que trois familles Lajard actives dans l’Hérault, toutes trois issues de Montagnac : celle de Louis Cyprien Dominique, propriétaire, et chef de bureau à la Préfecture du Département de l’Hérault à Montpellier, né à Montagnac en 1764, qui réside à Montpellier, rue de la Blanquerie (aujourd’hui rue de l’Université) ; celle de son fils Cyprien Gustave, notaire à Castries près de Montpellier entre 1832 et 1865 ; enfin celle d’un Lajard de Brignac qui fut maire de Montagnac sous la Restauration. Aucune des trois n’appartient de près à la branche principale de Montpellier, celle qui donna le ministre de la Guerre et qui s’éteignit en ce début de nouveau siècle. Aucune n’eut une descendance Lajard. De ces trois familles, celle du notaire de Castries est la toute dernière qui fut active dans le département.

La notoriété et la force des Lajard dans le négoce, comme dans les hautes sphères administratives urbaines et régionales, ont paru irrésistibles à cette famille jusqu’à la fin de l’Empire ; l’obtention de contrats de fournitures militaires par ceux de Montpellier a pu être facilitée par leur accession à des fonctions politiques au Corps Législatif, comme de haute administration. Ils disparaissent progressivement de la scène du Languedoc et des régions sud-rhodaniennes au moment où ces régions vont connaitre un inexorable déclin manufacturier, à quelques brillantes exceptions près. Le Languedoc qui était, au XVIIe siècle, un des joyaux du royaume par les richesses qu’il produisait et dont l’État central profitait, va progressivement passer sous sa dépendance, recevant de lui bien plus qu’il ne lui apporte ; c’est une inversion complète des choses !

Les offices, dans lesquels les Lajard ont beaucoup investi, sont supprimés à la Révolution ; c’est une explication majeure de la disparition quasi simultanée des Lajard des scènes languedocienne et sud-rhodanienne où ils avaient tenu des rôles d’importance. La recherche de la rente foncière n’avait pas été leur préoccupation première, d’où leur tendance migratoire, même s’ils ne l’écartèrent pas ponctuellement, surtout, mais plus tard, ceux de Montagnac. À la différence des Cambon et de tant d’autres, ils ne cherchèrent pas, à l’occasion de la vente des biens nationaux, à acquérir, au moyen d’assignats très vite dévalués, de vastes domaines fonciers, bases d’un futur capitalisme agraire dynamique. Nous ne leur connaissons qu’une ferme, aux environs de Montpellier, désignée « Roucher-Lajard » en 1809, que nous ne situons pas 89. Leurs domaines d’action préférés avaient été le négoce pour les uns, la pratique des offices publics pour les autres. Ils ne se maintiennent que là où ils ont continué à s’occuper de négoce maritime international, à Marseille et Bordeaux.

La mobilité des Lajard est telle qu’il est difficile de les relier les uns aux autres et donc d’établir tous leurs liens généalogiques. Un fait est acquis ; ils se déversent, nous l’avons dit, des Alpes dauphinoises vers la vallée du Rhône qu’ils descendent en faisant des écarts jusqu’à Montpellier, Marseille, Toulon, ou Bordeaux, quand ils ne remontent pas de Montpellier vers le Vivarais avant de redescendre jusqu’à Montagnac, quitte, de là, à se repositionner sur Montpellier ! C’est une famille marquée du sceau de la mobilité au cours des siècles. Les Lajard suivent les grands flux du commerce et ne s’attardent qu’exceptionnellement dans telle ou telle ville par la propriété foncière. Ils sont gens de commerce et de négoce, voire de fonction, mais fort peu d’attachement agraire. Si l’on ajoute à cela qu’ils furent très nombreux et qu’ils ne perdirent pas plus de temps à fixer leur généalogie qu’à, sauf exception, s’enraciner ici ou là, l’on comprendra la difficulté de les vouloir fixer définitivement, chacun à sa place, dans une étude historique.

Notabilité politique

À la notabilité obtenue par le succès dans les affaires et dans l’exercice des hautes fonctions d’administration publique, plusieurs Lajard adjoindront une notabilité politique, obtenue dans des caps parfois contraires. À la seule exception des descendants de Barthélémy, tous monarchistes, les autres se satisferont de la République sur l’échiquier politique de la Révolution, allant jusqu’à rejoindre les positions de la Montagne, mais d’une montagne moins abrupte que celle de Paris et comme pénéplanée, tout en ayant des liens avec des montagnards montpelliérains d’avant-garde, tels Brunet ou Aigoin, et, bien entendu, Cambon ! Puis, tous sans exception se retrouveront dans le soutien au Consulat et à l’Empire. L’on peut prendre la mesure de leur adhésion à l’Empire par la dépense considérable qu’ont faite, pour l’acquisition d’un tableau de David « Répétition du couronnement de Napoléon, même dimension que l’original, avec plusieurs changements importants », « MM. Lajard de Montpellier » (tous, Pierre-Auguste, Joseph-Auguste et Jean-Baptiste III Barthélémy ? nous ne le savons pas plus que l’année de l’acquisition de l’œuvre) 90, adhésion qui ne sera pas sans limites car au moins Pierre-Auguste et Jean-Baptiste III Barthélémy se prononceront en 1814 pour l’appel à Louis XVIII.

Et tous, avec leurs alliés, abandonnent leurs fonctions politiques nationales, et même locales, sous la Restauration, à l’exception de Pierre-Auguste, de Chaptal et de Collot. Ils se replient dans de confortables retraites, entravées pour quelques-uns comme Chaptal par divers déboires financiers. Ils sont renforcés dans leur notabilité par leur passé ; ils sont reconnus et non suspectés de menées hostiles occultes par les nouveaux maîtres du pays ; point de chanoine comploteur ! Après tout, ils ont fait partie de la cohorte nombreuse de ceux qui, chacun à sa place, et contre toutes les difficultés de leur temps, avaient, au lieu d’émigrer lorsqu’ils n’y étaient pas absolument contraints, assuré la continuité de la Nation et de l’État entre l’Ancien Régime et la Restauration, comme l’a mis en évidence Alexis de Tocqueville 91. Les nouvelles autorités monarchiques, légitimistes modérés ou orléanistes, avaient besoin de ces « notables » pour cimenter le socle de la nouvelle société et tirer un trait d’union nécessaire entre deux époques liées l’une à l’autre par la césure de la Révolution.

Pierre-Auguste Lajard, absent de la mémoire montpelliéraine

Quel Montpelliérain d’ancienne famille locale associe-t­il aujourd’hui le nom de Lajard à sa ville ? Aucun, sommes-nous prêts à miser ! Mais cela est sans doute aussi vrai du financier Collot, car si une rue du vieux Montpellier porte son nom c’est uniquement parce qu’il fit don de nombreux tableaux et de deux rentes annuelles au Musée de la ville 92. Aucune rue, aucun espace public, que ce soit à Montpellier ou ailleurs en France, ne porte le nom de Pierre-Auguste Lajard. Et ce, bien qu’il fût un des plus hauts responsables politiques à un moment des plus pathétiques de l’histoire nationale, celui de la proclamation de la Patrie en danger, moment de basculement possible de la France dans un sens ou dans un autre et des moins prévisibles. Alors que le champ des possibles semblait devoir se refermer sur un échec militaire cuisant, c’est le contraire qui advint sous une forme d’invincibilité militaire durable de la Révolution en Europe continentale. Lajard connut le paradoxe d’avoir aidé à un redressement militaire qui le contraignit à un inévitable exil ! Il ne put récolter quelque fruit de la victoire.

Il avait été ensuite isolé des autres Lajard du fait d’un très long exil à Londres 93. Il se trouva aussi isolé dans l’Histoire, rejeté et par les républicains qui l’auraient bien envoyé à la guillotine à la fin de 1792 ou en 1793, et par les légitimistes qui l’auraient bien laissé croupir sans égards ni ressources en 1816. Il fait partie de ces innombrables anciens notables politiques qui sombrèrent dans l’anonymat après avoir contribué à tisser la toile nationale.

NOTES

1. Dom Devic, Dom Vaissette, Histoire de Languedoc, édition de 1889. Tome XIII, pp. 71-91 : « Origine & progrès des églises protestantes dans le Languedoc », p.76 : Guillaume Mauget organise l’église de Montpellier le 8 février 1560.

2. AD du Gard, 6 Mi 2491, f°73. Notaire Jacques Degors, contrat de mariage de « Joseph Lajard marchand du lieu de Reottier en Dauphiné diocese d’Ambrun habitant de lad ville du St Esprit… », le 6-09-1713.

  1. Ibid, BMS 5 Mi 38/1052, f° 33, mariage béni le 23.10.1713 : « Monsr Joseph Lajard marchand fils de feus Mr Honoré et de Mad[emois] elle Marie Colomb d’une part et Mad[emois]elle Anne Cot fille de feus Mr François Cot et de Mad[emois]elle Marie Mazoire d’autre, touts de cette ville confessés et comuniés et suffisem[en]t instruits des p[rinci]pes de la religion chr[éti]ene… »
  2. Ibid, 2 E 46/753, f° 884-892v. Notaire Bouyer, contrat de mariage du 9.04.1778 : « Aussy present M[essi]re Barthelemy Lajard president thresorier grand voyer de France, intendant des gabelles de la province de Languedoc residant aud Montpellier procureur duement fondé de Dem[ois]elle Elizabeth Lapierre Vve de Mr Jean Balthezard Argellies, h[abit]ant de la ville de Frontignan », ce dernier étant feu le père du marié.
  3. Ibid, 5 Mi 38/494, f° 76-77, registre des BMS, 5 mai 1778 : mariage entre Alexis-Marie-Jacques d’Argeliers, de Frontignan, et Anne Lajard, de Pont-Saint-Esprit. Parmi les signataires du registre : « Messire Daniel Barthelemi Lajard cousin, Mr Claude Lajard aussi cousin ».
  4. AD du Gard, 2 E 18/211, le 31 mars 1515, le notaire Laurent Bellon, de Beaucaire, reçoit un testament de Jean Lajard, fils de Claude natif de Réotier au diocèse d’Embrun, en faveur de ses sœurs.
  5. AD de l’Isère, Fonds Famille Rozier de Lignage, 104 J 1, Parchemins n° 1. André Lajard, de Cras, vend divers biens situés à Cras et Polienas, à Vincent Chanas, de Vatilieu, le 17.09.1367. Polienas est dans la vallée de l’Isère à 35 km à l’ouest de Grenoble par la route, et à 3 km de Cras situé à l’intérieur des terres. Cras est entre La Côte-Saint-André et Grenoble. Dans la même région, à Saint-Aupre près de Voiron, un foyer Lajard est actif au XVIe siècle.

3. Sur ces questions, voir Teisserenc, Henri, « Une famille de négoce et d’offices dans le Sillon rhodanien du XVIIe au XXe siècle : les Lajard à Serrières, Andance et Bagnols-sur-Cèze », in Rhodanie, n° 146, juin 2018. Les AD des Hautes-Alpes nous informent qu’aucun registre de BMS de Villar-Loubière n’a été conservé, ni l’état-civil antérieurement à 1793. Cet Aigoin est de la famille du beau-frère de Brunet, l’associé des Lajard, tous deux mentionnés ci-avant.

4. AD Gard, 2 E 68/375, notaire Pierre Doulmet, de Sumène. La « canabasserie » était l’art de travailler le chanvre qui servait à la réalisation d’étoffes et de cordages.

5. AD Hérault, C 7201, f° 95v-96r. Nicolas Lajard épouse, en 1639 à Montpellier, Clermonde Desmarets, fille de « feu Isaïe Desmarets ministre d’Alès ». Il meurt en 1670.

6. ADH, C 282, f° 43 : « Sr Etienne Lajard et Cie, marchands de draps » en 1687. Sur Etienne Lajard, voir encore aux ADH : C 283 ff 1v, 6v, 7v, 19v, 119v et 170 ; C 285 f° 108 ; C 287 ff 182, 521-526, 849-852 ; C 288 f° 608 ; C 289 ff 279-280, 346-347 ; C 295 f° 54.

7. Salvaing, Jean, Quatre siècles de protestantisme à Montagnac (Hérault), Imprimerie Littéraire Michel Frickert, 66-Saint-Estève, 1992. Arch. Nat., site de Pierrefitte, (Collection de Morand), AB/XIX/3410, dossier 21 : « Quittance donnée par Antoine Flaugergue, marchand banquier bourgeois de Paris, au nom & comme procureur de Jacques Lajard, receveur des fermes au bureau etabli a Cette, à Thomas Temple, fermier general des fermes unies du Roi ; avec la procuration donnée le 12 novembre 1698 par ledit Lajard aud Flaugergue », 1er-07-1699.

8. Leenhardt, Albert, Quelques belles résidences des environs de Montpellier, 2e série, réimpression Champion-Slatkine, Paris – Genève, 1985, p. 15. Transaction de novembre 1744 chez le notaire Péridier, Montpellier.

9. Sur la famille Sénard puis Sénard-Paquier, voir Azéma, Xavier, « Une famille de marchands-teinturiers aux XVIIe et XVIIIe siècles : les Senard-Paquier », Bulletin Historique de la Ville de Montpellier, n° 6 1986, pp. 3-9. Voir aussi un D.E.S. de J.-J. Vidal sur la Paroisse St-Pierre de Montpellier, 1961, Université Paul-Valéry, Montpellier.

10. Dumond, Lionel, Maisons de commerce bas-languedociennes et réseaux négociants méridionaux : l’exemple des Balguerie et des Fraissinet (XVIIIe-XIXe siècles), chapitre « Des organisations bipolaires », LIAME, 2012.

11. Sur ce thème, voir Gardey, Philippe , Les négociants de la France méridionale à Bordeaux entre la fin de l’Ancien Régime et la Restauration, LIAME, décembre 2012 : « Jean Balguerie, le fils de Jacques Balguerie, né à Bordeaux en 1709, mais riche négociant de Clairac, épouse à Marseille, en 1749, Marguerite Tarteyron, née à Ganges et fille de Jean Tarteyron, marchand de Montpellier. C’est sans doute pourquoi, leur fils, Jean-Etienne Balguerie junior, qui allait devenir un des plus grands négociants de Bordeaux, y naît en 1756 […]. C’est par l’intermédiaire des Tarteyron encore que nous découvrons des liens sur la longue durée entre Bordeaux, le Bas-Languedoc et Marseille. Une branche des Tarteyron est installée dans la cité phocéenne, y pratique le négoce jusqu’à la Révolution et entretient des relations familiales et commerciales avec la branche bordelaise. La femme du Jean Tarteyron marchand de Montpellier au début du XVIIIe siècle, se nomme Catherine Lajard. Or, durant toutes nos recherches, nous n’avons croisé qu’un seul négociant bordelais né à Marseille : le commissionnaire de denrées coloniales et armateur Pierre Lajard. Né en 1733, il connut une belle réussite à Bordeaux et résidait sur le prestigieux cours du Chapeau Rouge au début des années 1780. En 1794, il possédait deux navires et une fortune totale estimée à la somme colossale d’un million de livres. Dans son magasin, on trouvait alors des savons de Marseille et 150 balles de grosses toiles du Languedoc. À partir de 1800, la société devint Lajard & Rey. Or une branche des Rey faisait aussi partie du négoce marseillais et une autre était installée à Lyon ».

12. Archive mentionnée par Xavier Azéma in article cité.

13. François Broussonet a tenu un « Registre de consultations médicales commençant le 25 sept. 1765, continué par son fils Victor en 1795 (terminé le 21 floréal an 9) », Ms H 556, 1801, Bibliothèque de la faculté de médecine de Montpellier. Une analyse intéressante de ce Registre est donnée par Coste, Joël, Les Écrits de la souffrance : La consultation médicale en France (1550-1825), Champ Vallon, Seyssel, 2014.

14. ADH, 2 E55/257, notaire Auteract de Montpellier, contrat de mariage entre Jean-Baptiste Lajard demeurant à Montpellier, fils de feu Jean-Baptiste et de Marie Bonhomme « habitant à Bagnols », avec Marie Rose Sénard-Paquier, fille de Barthélémy négociant et de Louise Trémoulet. Outre une dot de 20 000 livres, la fiancée reçoit un « augment de dot » de 4 000 livres du fiancé et celui-ci un augment de 2 000 livres. Sont témoins et signent : Sr Jean Estorc négociant, Sr Bernard Luchaire, négociant de Lodève, Sr François Brun négociant de Montpellier, Me François Broussonet, docteur en médecine de l’Université de Montpellier « habitant audit Lodève, tous beaux frères », Sr Fulcran Roux et Sr Antoine Léger négociants de Montpellier.

15. Alzas, Nathalie, La Liberté ou la Mort. L’effort de guerre dans l’Hérault pendant la Révolution, Collection Le temps de l’Histoire, Publications de l’Université de Provence, Aix-en-Provence, 2006, page 17.

16. ADH, notaires, 2 E 55/263, f° 60v-61 et 477-478v.

17. Rolland, Christine (sous la direction de), Autour des Van Loo : Peinture, Commerce des tissus et Espionnage en Europe 1250-1830, Actes du colloque tenu à Rouen, 2002, organisé par le GRHIS, Groupe de recherche d’histoire, Mont-Saint-Aignan, Paris 2014. Dans cet ouvrage, voir la communication d’Alain Becchia, « Correspondants européens. Analyse du réseau épistolaire d’une entreprise textile normande au XVIIIe siècle ». L’entreprise en question est la Société Grandin, d’Elbeuf, qui fonctionna sous la direction de différentes personnes physiques ou morales pendant environ deux cents ans. Les Van Loo avaient été correspondants, représentants ou parties au capital de nombre d’affaires textiles. Cf. p.165 : « on y (la correspondance entre les manufacturiers d’Elbeuf, les Grandin, avec de nombreux correspondants en France et en Europe) retrouve ses (Van Loo) contacts épisodiques avec les grands manufacturiers sedanais ou lovériens, avec bien sûr les négociants ou transporteurs de Lyon ou peut-être même avec le réseau de Rey affilié aux Van Loo. De 1757 à 1762, la société Grandin est ainsi en lien sans interruption avec Rey et Lajard, de Montpellier, Rey et Auteract, également à Montpellier en 1761… ».

18. AD de la Gironde, 7 B 1737. En réponse à une lettre du 28 décembre 1767, la Sté Lajard, Brunet et Cie adresse à son tour des « souhaits » pour la « nouvelle année » au négociant Goiran, rue du Loup à Bordeaux, qui dissout sa société, « ce dont nous prenons nottes ». Les deux sociétés sont en très bons termes, Lajard écrit : « Si on nous demande des informations sur votre compte, nous assurerons que nous faisons des affaires avec vous ; quant au Sr Collot [de Montpellier, le père de Jean-Pierre qui entrera dans la famille Lajard en 1803 en épousant une fille de Jean-Baptiste III Barthélémy] il est très solide et vous pouvez travailler avec lui en toute confiance ». Les courriers mettent cinq jours pour aller de Montpellier à Bordeaux.

19. Jeanguyot, Michelle, Le coton au fil du temps. Editions Quae, Versailles, et Études & Documentation à 30120-Esparon, 2008, p. 13. Georges Kühnholtz-Lordat, dans une communication très complète et des plus intéressantes, « Acclimatations ? » parue dans le Bulletin de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier (n° 67, année 1937) citait déjà cette initiative en la faisant remonter à 1744 : « Retenons, sans entrer dans les détails, la fabrique d’étoffes de coton d’Allier et Brun qui fait fonctionner soixante-et-onze métiers à Montpellier, en 1744. Ils ont fait construire sur le Lez, à Lavalette, une machine tournante à eau pour l’égrenage des cotons du Mississipi ». L’auteur relève que « dès 1539, des essais [de culture du coton] sont entrepris aux Iles d’Hyères ».

20. Leroy-Ladurie, Emmanuel, Histoire du Languedoc, Que sais-je ? P.U.F. 7e édition.

21. ADH, C 2629 : un arménien, aussi désigné persan, du nom de Jo­hannis Baptisti Altem (aussi écrit Althen), voit ses essais encouragés par le subdélégué à l’Intendant de Languedoc à Castres, Joseph de Barbara de la Beloterie seigneur de Boissezon, dans les années 1742­1753. Sur ce personnage des plus originaux et sur ses activités voir la communication de Georges Kühnholtz-Lordat ci-avant citée.

22. Almanach general des marchands, négocians et armateurs de la France… Année 1786, Paris. p. 434. Almanach des Négocians, Bruxelles, 1762, p. 136 : Lajard Brunet & Cie pratique le négoce en « toilleries & mousselines ». Sur les origines des activités de banque à Montpellier et leur montée en puissance à la fin du XVIIIe siècle, voir l’article posthume de Louis Dermigny, « La Banque à Montpellier au XVIIIe siècle », in Annales du Midi, année 1981, pp. 17-49.

23. Almanach de Commerce de Paris, des departemens de l’Empire français… Année 1811, Paris.

24. Marie-Rose apporte une dot de 70 000 livres, dont 50 000 en « louis d’or, écus blancs et monnaies de cours » ; Jean-Antoine Chaptal a peu de biens, mais son oncle médecin s’est défait d’une maison et de contrats de rente pour lui permettre d’apporter 120 000 livres dans la corbeille de la mariée, dont 34 600 payées en louis d’or. Voir aussi note 25.

25. Mariage significatif de temps nouveaux en ce qu’il marque une ascension sociale des plus rapides ; la petite-fille d’un solide ménager de Nojaret en Lozère, fille d’un Chaptal qui s’était vu attribuer des lettres de noblesse par les États de Languedoc peu avant le début de la Révolution et qui avait été fait comte de Chanteloup par Napoléon, épousait un descendant d’une des plus anciennes lignées aristocratique de Lozère.

26. Ville de Catalogne où la maison Lajard de Montpellier avait établi une fabrique de ‘peaux bronzées’ dont la direction était assurée en 1791 par Louis Brun, de Montpellier.

27. Dugrand, Raymond, Villes et campagnes en Bas-Languedoc, Presses Universitaires de France, Paris, 1963. Pages 386-387. Ce qui est écrit entre parenthèses et en italiques est de nous. Nous émettons des doutes sur un point abordé par Dugrand : Jean-Baptiste III Barthélémy Lajard ne possède pas de « fabrique de souliers implantée à Lyon » ; en 1792, il signe un contrat de fourniture de souliers au ministère de la Guerre, « agissant pour le compte de Jean-Baptiste Brun, négociant à Montpellier ».

28. Deux ans avant sa mort je lui avais écrit pour obtenir plus de données sur la famille Lajard et il m’avait téléphoné avec une extrême amabilité, disant que ses sources principales avaient été les archives des tribunaux de commerce et de leurs greffes.

29. Péronnet, Michel (sous la direction de), préface de Michel Vovelle, Chaptal, Bibliothèque Historique Privat, Toulouse, 1989. Chapitres « Les chemins de la réussite » par Henri Michel, p. 23, et « Le coton à Montpellier : Chaptal et sa belle-famille » par Alain Chante, pp. 75-76.

30. Les Tarteiron, originaires de Ganges, furent des armateurs importants à Bordeaux et à Marseille. Voir note 11.

31. Bergeron, Louis, Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l’Empire. Chapitre VI. « Les financiers et l’État : la fin d’une tradition. I -Banquiers parisiens et finances publiques », pp. 147-166. Il semble que les Fulchiron se soient tenus, à partir de 1803, à l’écart de cette organisation du financement du Trésor qui cessera à la fin de 1805.

32. Bergeron, Louis, Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l’Empire. Chapitre II, « Le milieu des grandes affaires à Paris : étude des origines géographiques. L’immigration provinciale. I – La France du Midi et du Sud-Est ». 1999. Collection Réimpressions, EHESS. pp. 45-64.

33. Liberté du commerce et interventionnisme d’État furent souvent au centre des débats des assemblées de la Révolution ; en juilet1789 à Paris, Pierre-Marie Auguste Broussonet était favorable à la liberté du commerce des grains, seul moyen, selon lui, d’assurer au mieux l’approvisionnement de Paris. En juin 1792, le ministre des finances révoqué par Louis XVI, Clavière, était favorable à la plus grande liberté du négoce maritime, à la différence du montpelliérain Joseph Cambon qui tint les finances de la Révolution à partir de 1793. Voir l’ouvrage de Michel Bruguière, Gestionnaires et Profiteurs de la Révolution, Olivier Orban, Paris, 1986. En particulier le sous-chapitre « Les chefs : Indiennage et géopolitique », pp. 75-79. « Depuis la chute de Clavière [en juin 1793], le maître financier était en réalité le conventionnel Joseph Cambon, président du ‘comité des assignats, monnaies, de l’ordinaire et de l’extraordinaire des finances’ et son représentant au comité de défense générale. Il tenait, selon Danton, le rôle de ‘contrôleur général des finances de la République’. Cambon, comme son père et ses frères, était l’homme du textile montpelliérain. Depuis 1760 environ, s’affirmant techniquement capables de rivaliser avec les authentiques indiennes d’importation, ces manufacturiers résolument protectionnistes, souhaitaient rendre obligatoire le marquage sur les produits français du nom et du domicile de leur fabricant. La paralysie du commerce maritime français ne pouvait directement affecter Cambon. Pour la première fois se trouvait donc au pouvoir un chef d’entreprise industrielle, traitant les ministres, tant qu’il y en eut, comme ‘ses comptables’, un gestionnaire qui, de son propre aveu, n’était ‘heureux que par A plus B’. Il fut ainsi particulièrement apte à introduire l’État dans toute l’économie, et à animer les commissions ou agences spécialisées qui se multiplièrent au nom du Salut public, avant de remplacer complètement les ministères. […] Avec son collègue et ami Ramel, que nous retrouverons ministre des Finances du Directoire, et qui se rattachait presque autant que lui au textile languedocien, Cambon n’a cessé d’inspirer la politique financière de la Convention montagnarde, tout en plaçant dans les sphères du pouvoir des fidèles méridionaux [par exemple Brunet et Aigoin]. L’un et l’autre, le 8 thermidor, furent de ceux que l’Incorruptible osa accuser formellement. Le lendemain, Robespierre était renversé… »

34. Le château du Rey, qui doit son aspect actuel à Viollet-le-Duc au milieu du XIXe siècle, est sis à Pont-d’Hérault dans le Gard près du Vigan, au confluent de l’Arre et de l’Hérault.

35. Bruguière, Michel, ouvrage cité, pp. 85, 90, 94 et notices biographiques pp. 227 et 237. Brunet avait entretenu une correspondance épistolaire avec Robespierre, auquel il portait une admiration partagée avec son beau-frère François Victor Aigoin ; celui-ci donne au baptême de son fils nouveau-né, au temple le 1er septembre 1792 à Montpellier, les prénoms « Guillaume Auguste Maximilien Robespierre » ; les prénoms « Maximilien Robespierre » seront ultérieurement raturés (Archives municipales de Montpellier, GG 360).

36. Azéma, Xavier, article cité.

37. Les deux hôtels particuliers ont été restaurés dans les années 2010 et les anciens ateliers ont été rasés pour créer un vaste espace public en cours d’aménagement paysager.

38. Leenhardt, Albert, Vieux hôtels montpelliérains. Réimpression Champion-Slatkine, Paris-Genève, 1985, p. 63 : « L’immeuble dont les façades sont refaites en 1767, passe quelques années avant la Révolution, des Veyssières à M. Lajard trésorier de France ; une demoiselle Lajard épouse de M. Daudé de Lavalette l’a, en 1838, dans un partage de famille ; ce sont ses arrière-petits-enfants, les fils de Numa Baragnon, le fougueux sénateur du Gard, qui en 1873 vendent l’immeuble à M. C. Gervais, fils duquel en 1920 l’acquiert M. Léonce Etienne… »

39. Michel, Henri, « Les chemins de la réussite », in Chaptal, ouvrage cité, p. 23.

40. Guide de Montpellier ou Contrôle manuel et distribution de la ville de Montpellier, en Sixains, Isles et Rues ; le nom des sols et leur numéro, le nom des Propriétaires des Maisons, & les Numéros de chaque porte, le tout conformément au nouveau plan dressé par M. Flandio de La Combe, 1788.

41. ADH, 2E56/585, ff 281-282 : « …deux maisons contigües n’en faisant aujourd’hui qu’une scituées […] au sixain Ste Foy, isle du Cheval blanc confrontant du devant la Grand Rue et de derrière celle des Étuves […] » 60 000 livres seront payées à crédit sur sept ans au taux annuel de 5 %.

42. Leenhardt, Albert, Vieux hôtels montpelliérains, ouvrage cité, pp. 304­305.

43. Une fille de Louis Cyprien épousa à Bordeaux en 1852 François-Tommy Perrens (Bordeaux, 1822-Paris, 1903), historien spécialiste de Florence. Marie-Edmée Perrens, petite-fille de Cyprien Louis, écrira dans la Revue des Deux Mondes, 15 août 1920 (802-26), des « Souvenirs » qui font revivre en quelques pages la vie dans la rue de la Blanquerie, aujourd’hui rue de l’Université, à la fin du XVIIIe siècle ; la Blanquerie était le quartier des blanquiers (mégissiers ou tanneurs) à proximité du Ruisseau du Verdanson, petit affluent du Lez.

44. La Roque, Louis de, Catalogue des Gentilshommes de Languedoc (Généralité de Montpellier). Paris, 1865.

45. AN, AF/III/51/A, dossier 185, p. 8 : « lorsque Lafayette organisa la garde nationale parisienne, et y établit des adjudants généraux et levés par l’État, Lajard dont il est question fut appelé à Paris pour en être un et on ne l’a pas revu depuis à Montpellier ».

46. Duval-Jouve, Joseph, Montpellier pendant la Révolution. Première période : de 1789 à la République. Montpellier, Coulet, 1879.

47. Sur P.-M. A. Broussonet, voir une biographie très bien documentée de .Caillé, Jacques, Le Professeur Auguste Broussonet, 1761-1807, un savant montpelliérain, Paris A. Pedone, 1972.

48. Sur les « girondins », désignation inventée et popularisée par Lamartine, couvrant en réalité des courants politiques disparates, voir de l’historien Jean-Clément Martin, « Un mythe politico-administratif, Girondins versus Jacobins », dans Administration & Éducation, Revue de l’AFAE., 2013, n° 3, p. 137-140. Article repris dans le blog de l’auteur en février 2017.

49. Furet, François, Richet, Denis, La Révolution française, Paris, Fayard, 1965 ; 2ème édition, 1973.

50. Alzas, Nathalie, ouvrage cité, p. 223.

51. Cholvy, Gérard, « Diocèse de Montpellier », Histoire des Diocèses de France, sous la direction de Gérard Cholvy, Éditions Beauchesne, Paris. 1976. Article repris et augmenté dans Église de France et la Révolution, Histoire régionale, 2 – Le Midi. Chapitre « Montpellier », pp. 61­89, en particulier 74-77. Les citations ici portées sont tirées de cette contribution.

52. Saurel, chanoine F., Histoire religieuse du département de l’Hérault pendant la Révolution, le Consulat et les premières années de l’Empire, Montpellier – Paris chez Champion Libraire, 1898. Tome IV, pp. 21, 32 et 61.

53. Chanoine Saurel, ouvrage cité, tome I, pp. 253-4.

54. Nous remercions Monsieur Arnaud de Latreilhe de Fozières qui nous a ouvert ses archives familiales. Ce Bérard épousa une Latreilhe de Fozières, et leur petit-fils sera élu en 1833 conseiller municipal de Montpellier comme représentant du parti légitimiste.

55. Cholvy, Gérard, ouvrage cité, pages 74-77. Quelques semaines auparavant, le 10 octobre, sous l’influence de plus en plus prégnante de la Société Populaire de Lodève, le Conseil de la ville avait « applaudi » à une motion du procureur de la Commune qui exigeait la fermeture de la paroisse de Saint-Pierre, sa « réunion » à celle de Saint-Fulcran et la démolition de l’église : « Depuis longtemps l’opinion publique a proscrit la paroisse Saint-Pierre et désigné ce local pour servir de marché […]. Aujourd’huy que la lumière succède aux ténèbres et la morale à la déraison, hâtons-nous de de­mander la suppression d’un établissement inutile et la construction d’une halle à la place d’un temple trop longtemps respecté » (ADH, 1 Mi 824/2, vue 50/142). Puis, le 26 décembre, « des malintentionnés avaient rassemblé dans le lieu des séances de la Société populaire un grand nombre de femmes et d’enfants. Ils firent paroitre à la tribune un enfant, des pédants prechèrent la contre révolution et l’avilissement du peuple […] » Ledit procureur de la Commune proclame alors : « Le vœu des citoyens est exprès. Il n’appartient plus aux autorités constituées de s’occuper de cet objet, encore moins de rétablir un culte public qui tue la raison et qui n’est demandé que pour servir d’instrument aux contre-révolutionnaires » (ADH, 1 Mi 824/2, vue 69/142). On voit là combien le pouvoir central représenté par le procureur de la Commune se méfiait des autorités locales.

56. Chaptal nomme Pierre Fabreguettes sous-préfet de l’arrondissement de Lodève en 1800. Augustin, frère puîné, succède à Pierre comme maire de Lodève de 1800 à 1806, puis comme sous-préfet de 1806 à 1813, après que son frère a sombré dans la démence. Dans une lettre du 18 juillet 1814, de Lodève, au ministre de l’Intérieur, Augustin écrit incidemment : « Je possède une femme extrêmement pieuse qui lors de la persécution des prêtres, lui acordait tous ses soins, et les plus grands services, aussi notre souverain pontife qui en fut instruit daigna lui faire écrire par S.E. le Cardinal Caprara et lui envoya des chapelets et des reliques lors de son séjour à Paris ». Désapprouvant l’éviction de 80 sous-préfets, dont lui en 1813, et surtout la Campagne de Russie, il écrivait dans la même lettre : « …personne n’a plus aplaudi que moi aux Evènements infiniment heureux qui se sont passés depuis le mois d’avril dernier (abdication de Napoléon), aucun français n’est pas plus dévoué a l’auguste et incomparable famille des Bourbons ». Une fiche de « Renseignements donnés par le Préfet M. Nogaret » en juillet 1811 relève qu’il « a servi sans excès de zèle la cause de la Révolution ». Les autres réponses au questionnaire révèlent un attachement à la chose publique et au service de ses concitoyens, une loyauté totale à l’État, mais aussi une grande prudence dans l’application des décisions publiques pour ménager ses concitoyens (AN, F/1bI/160/1) ; ce que confirme Alain Hortus : « Serviteurs dévoués de la cause publique sous la Révolution, les frères Fabreguettes restent une image traditionnelle du Lodévois impérial » (L’industrie de la laine dans le Lodévois – étude économique et sociale 1789-1851, Mémoire de maîtrise, Université de Montpellier, juin 1968, p. 101).
Le soutien lodévois aux prêtres insoumis sera de plus en plus affirmé ; en 1797, « le dimanche 16 juillet (vieux style), vers 5 heures, du soir, on informe l’administration qu’il existait autour du temple national dit de Saint-Fulcran des rassemblements de femmes et d’enfants. Les prêtres constitutionnels étaient hués, insultés, poursuivis, menacés. Des patrouilles dissipèrent les attroupements, et des personnes bien intentionnées conseillaient aux constitutionnels de cesser leurs fonctions et de se retirer ; ce qu’ils firent et les clés du temple furent portés à l’administration » (ADH, L 450, Lettre du Commissaire du Département…, citée par le Chanoine Saurel, ouvrage cité, tome III pp. 285-286).

57. AN, T//1640 : trois correspondants écrivent de Chambéry, le 13.02.1792 : « A monsieur César Lajard, chés Mr Lajard, adjudant général colonel – ruë Thévenot n° 19 a Paris : (…) pourvu que l’ordre, le respect des propriétés et la paix renaissent, peu nous importe comment […]. L’émigration dans cette contrée est toujours immense, malgré les moyens qu’on a employés pour l’éviter » ; ils donnent leur adresse : « Mr Maduron poste restante ».

58. Laurent, Robert, et Gavignaud, Geneviève, « Clubs et Sociétés populaires en Bas-Languedoc (1790-1795) », in Le Jacobinisme. Les Jacobins du Midi. Actes réunis par Michel Péronnet. Commission Régionale d’Histoire de la Révolution Française Languedoc-Roussillon, 1989, p. 113.

59. Aigoin s’était distingué au printemps 1790 lors de l’occupation de la Citadelle de Montpellier ; il sera appuyé par Collot, alors que les nouvelles autorités voulaient abandonner ce site (Blanc, J., « De quelques jacobins de Montpellier », in Bulletin du Comité Régional (Languedoc-Roussillon) d’Histoire de la Révolution Française,  12, décembre 1992, pp. 26, 28 et 34.

60. Lajard écrira une relation personnelle de cette Journée révolutionnaire, conservée sous la cote J 495 aux AD de Saône-et-Loire qui provient du fonds Alphonse de Lamartine : « Manuscrit sur la journée du 20 juin 1792. Par monsieur de Lajard, ancien ministre de la Guerre sous Louis XVI. Confié à Mr Lamartine par Mr Lefol, Trésorier de l’Ecole spéciale militaire de St Cyr, Gendre de Mr de Lajard. Nota… Ce manuscrit est écrit de la main de Mr de Lajard ». Il a été publié dans le Supplément du journal Le Figaro du 20 juin 1895. Il l’a aussi été, et d’une façon plus complète et plus fidèle, précédée d’une préface d’Alfred Chabaud (1899-1944), dans La Revue de Paris, numéro du 1er avril 1938, pages 593-621, sous le titre « Mémoires inédits de M. de Lajard ».

61. AN, D/XV6 : dossier 82.

62. La Vedette, ou Journal du Département du Doubs, par une Société de républicains, amis de l’Humanité, des Sciences et des Arts, n° XVII du 1er Janvier 1793, page 129. Il est possible que cette nouvelle soit le résultat d’une confusion : ce Lajard pourrait bien être Jean-Baptiste III Barthélémy, arrêté à Montpellier.

63. Biographie nouvelle des contemporains, Paris, 1823. L’associé de Lajard n’est pas Lebrun, mais Brun.

64. Révolution française ou Analyse complète et impartiale du Moniteur, 1789-1799, Paris, 1801, vol. 171, p. 300. Réimpression de l’Ancien Moniteur, tome 14e, Paris, 1840, p. 694.

65. AN, AF/III/51/A, dossier 185. AN, T/1640 : dans le seconde liasse d’un troisième inventaire se trouvent des « lettres d’un Lajard écrites de Montpellier, de Lyon et de Chambéry, a ses frères a Paris, qui [les lettres] constatent son émigration ».

66. AN, AF/III/51/A, dossier 185.

67. ADH, L 5795.

68. Abbé Vabre, Canet l’Hérault, 1917, pp. 196-7.

69. AN, AF/III/51/A, dossier 185. Janvier 1796 : « Les Républicains qui exercent le gouvernement doivent avoir plus de sérénité sur le Département de l’Hérault peut-être, que sur tout autre, il y règne un assés bon esprit ; les républicains y jouissent d’une force assés prépondérante pour qu’aucune tentative ouverte de royalisme ne puisse y réussir ; mais dans la situation critique où se trouve la République [… l’on] ne doit pas dissimuler qu’il existe dans l’Hérault comme ailleurs un parti très dangereux, c’est celui des partisans des sentiments dépassés, qui ont attaqué la Convention en Vendémiaire ». Quelques mois plus tard : « Le Gouvernement doit avoir plus de sérénité pour le département de l’Hérault peut-être, que sur tout autre. Il y règne en général un assés bon esprit, et les Amis de la République et des loix y ont assés de prépondérance, pour qu’aucune tentative ouverte de royalisme ne puisse y réussir. Mais pour cela l’on ne peut se dissimuler qu’il existe dans l’Hérault comme ailleurs un parti très dangereux, celui des partisans des sectionnaires de Paris, qui ont attaqué la Convention en Vendémaire ». Pierre Esprit César Lajard mènera une vie anonyme après son retour en France en 1800 et jusqu’à sa mort à Paris en 1841, rue de Choiseul n° 10 (AN, MC/RE/CVIII/ 29 et 1132).

70. Bergeron, Louis, Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l’Empire, Paris, Mouton, 1978, pp. 150-154. Bruguière, Michel, ouvrage cité, pp. 141-142.

71. Sénat, site internet, 17 octobre 2018, « Bicentenaire du Sénat, la Constitution de l’An VIII », janvier 2000. Sur Collot, voir Lentz, Thierry, Le Grand Consulat, 1799-1804, Paris, Fayard, 1999 ; voir aussi Clerc, Pierre, Dictionnaire de biographie héraultaise, Nouvelles Presses du Languedoc, 2006.

72. Chanoine Saurel, ouvrage cité, tome IV p. 17.

73. Chanoine Saurel, ouvrage cité, tome III pp. 217-218.

74. Skramkiewicz, Romuald, Les Régents et Censeurs de la Banque de France sous le Consulat et l’Empire, Genève, Droz, 1974. Pp. 46­53. Une fille de Pierre Fabreguettes, qui fut maire élu après 1789, puis sous-préfet de Lodève nommé par Chaptal, épousa le négociant montpelliérain Charles Jacques Bezard (1744-1794) qui, ancien di­recteur de la Compagnie des Indes, avait été guillotiné à Paris ; sa fille Gabrielle Bézard épousa en 1795 Henri-Liévain Carié, dit Carié-Bézard, d’une famille d’importants négociants parisiens, lyonnais et flamands. Carié-Bézard fut régent de la Banque de France, et il avait un beau-frère qui le fut aussi. Bézard avait été un de ces montpelliérains montés à Paris pour y occuper des postes-clés dans la finance ; et Carié-Bézard participait au financement du budget de l’État avec son compatriote Collot ! Nous avons bien là un réseau montpelliérain au cœur du financement de l’action publique d’État.

75. Ravinet, Th., Code des Ponts-et-Chaussées et des Mines, vol. 1, 1829, pages 430-441. Voir aussi l’ouvrage déjà cité de Louis Bergeron au chapitre « Les travaux publics ». L’un des associés est Jean Lacroix, de Montpellier, haut-fonctionnaire à Paris ; notice biographique in Michel Bruguière, ouvrage cité, p. 264.

76. Stendhal, Journal, Tome I, nouvelle édition revue et augmentée, Arvensa Éditions, Paris, 2015, page 260.

77. Histoire du Couronnement, ou Relation des Cérémonies religieuses, politiques et militaires, Paris, 1805. Jean-Baptiste III Barthélémy Lajard était aussi invité en qualité de président du deuxième canton de la ville de Montpellier. Chaptal, marié à une Lajard, est invité en qualité de Trésorier du Sénat Conservateur. D’autres alliés Lajard sont aussi invités comme Présidents de canton : Argelliès, marié avec une Lajard native de Pont-Saint-Esprit, est Président du canton de Frontignan ; alliés à des degrés moins proches sont aussi Rey-Lacroix, Président du canton de Montagnac, Fabreguettes, Sous-préfet de Lodève, ou Martin, celui-ci, Président du canton de Lodève, de la famille de l’épouse de Daniel-Barthélémy Lajard.

78. AN, Légion d’Honneur, LH/1447/44.

79. Chante, Alain, « Le coton à Montpellier : Chaptal et sa belle-famille », in Chaptal, ouvrage cité.

80. Il s’était engagé au sortir de l’adolescence, comme Mathieu Dumas, à l’âge de seize ans requis pour être officier dans la carrière militaire ; conformément à la tradition, son frère aîné, Daniel-Barthélémy, avait, à la suite de son père, repris l’office de Président Trésorier Général de France en la Généralité de Montpellier, et son frère cadet, César, était entré dans la carrière ecclésiastique.

81. AN Paris, MC/ET/XXVI/984, notaire Alexandre Rousseau, contrat de mariage de Jean-Baptiste Chaptal avec Annica Jeanne Marie Hostein, 28-03-1816.

82. Michel Péronnet (dir.), Chaptal, op. cit.

83. Entrée de Bonaparte et de Joséphine à Anvers, 18 juillet 1803, tableau peint par Matthieu-Ignace van Brée, Château de Versailles. Moullier, Igor, Le ministère de l’Intérieur sous le Consulat et le Premier Empire (1799-1814). Gouverner la France après le 18 brumaire. Thèse de l’Université Lille III- Charles de Gaulle, le 23 novembre 2004. p. 129 : l’auteur ne fait qu’une brève allusion à Joseph-Auguste Lajard ; il ne le cite pas parmi les Secrétaires Généraux du Ministère, fonction remplie par Scipion Mourgues en 1800-1801, qui sera ensuite nommé Chef de la Division des Archives, créée par Chaptal et à l’origine matricielle des Archives Nationales. Joseph-Auguste était-il adjoint de Scipion Mourgue ou secrétaire particulier de Chaptal ?

84. Archives de la Légion d’Honneur, dossier Joseph-Auguste Lajard, AN Paris, LH/1447/46.

85. Stendhal, Journal, Tome I, nouvelle édition revue et augmentée, Ar­vensa Editions, Paris, 2015, pages 882-883 et 1404.

86. AN, AF/III/51/A, dossier 185, notamment f° 47.5.

87. AN, AF/III/51/A, dossier 185, f°14 : « Il est étonnant que la police étant aussi active qu’elle doit l’être, un tel homme, dont le signalement donné par le Ministre de la République à Hambourg, est d’une vérité flagrante, puisse échapper aux recherches » (10 avril 1796).

88. ADH, 2E58/104, ff 53, 218 et 343, notaire Antoine Péridier. Claude Lajard contracte avec la veuve, le fils et la fille de feu Jean Maduron, docteur en médecine de Montpellier.

89. Thomas, Eugène, Dictionnaire topographique de l’Hérault, Paris, 1865. Réédition Lacour, Nîmes, 1999, pages 87 et 167.

90. Blanc, Charles, Histoire des Peintres français du XIXe siècle, Paris, 1865 : « Exposée successivement en Angleterre et aux États-Unis, cette toile, d’abord payée 75 000 frs, par MM. Lajard, de Montpellier, a été mise aux enchères, en 1842, à Paris, et n’a pu dépasser 1 500 frs ! Elle est aujourd’hui Boulevard Bonne-Nouvelle, Galerie des Beaux-Arts ».

91. Tocqueville, Alexis de, l’Ancien Régime et la Révolution. Collection Idées NRF, Gallimard, Paris 1966. On lira avec beaucoup d’intérêt l’analyse pénétrante donnée en Appendice, « Des pays d’États et en particulier du Languedoc ».

92. Catalogue du Musée Fabre, 1890, pp. XXV-XXVI.

93. Lui et son frère chanoine ne furent pas les seuls Lajard à connaître l’exil révolutionnaire. Un lointain cousin avait dû, lui aussi s’exiler, mais pour une période moins longue. Le 26 avril 1798, une « Anne Magdelaine Lajard, âgée de 24 ans, native de la Commune de Toulon, domiciliée à Montpellier, fille légitime de Pierre Lajard, négociant, et de Anne Garnier habitans à Marseille » se marie à Montpellier avec un négociant de Cognac. Jean-Baptiste Lajard est témoin officiel ; ses fils Jean-Baptiste Barthélémy et Joseph-Auguste sont présents et signent au bas de l’enregistrement du mariage. Leurs signatures sont parfaitement identifiables sur le registre d’État-Civil (AD 34, 3E177/123, f° 45v). Ce document est une preuve de la parenté entre les Lajard de Toulon, Marseille et Bordeaux d’une part, et ceux de Montpellier. Le père de la mariée, Pierre, semble bien être celui qui, parti de Marseille, s’était installé à Bordeaux. Lui, sa femme Anne Geneviève Paule Garnier et leurs quatre filles faisaient partie, en août 1795, d’un groupe de 128 émigrés qui, venant de Venise, répondaient à un appel au retour lancé par la Convention Nationale ; soumis à une quarantaine de seize jours, ils ne peuvent se présenter qu’après avoir un peu outrepassé le délai réglementaire. Ils demandent aux autorités de recevoir leurs explications et peuvent ensuite regagner Marseille sans être inquiétés ; ce que déplore Fréron, ancien député de la Convention Nationale qui aurait rasé Marseille et Toulon si on ne l’avait retenu quand il y avait été envoyé en mission (sur ce sujet, voir Mémoire Historique sur la Réaction royale, et sur les massacres du Midi, « par le citoyen Fréron, ex-député à la Convention Nationale et Commissaire du Gouvernement dans les Départements méridionaux », publié à Paris en 1824, dans la Collection des mémoires relatifs à la Révolution française, par Saint-Albin Berville, François Barrière. Volume 46. pp. 234-235).