La baie d’Aigues-Mortes vue de Montpellier : si loin, si proche

* Agrégé de géographie, il est professeur émérite de l’Université Paul Valéry-Montpellier 3. L’aménagement du territoire, le Languedoc-Roussillon et la géographie urbaine ont constitué ses champs de recherche privilégiés. Il a contribué à l’aventure du GIP Reclus, à la Maison de la Géographie de Montpellier, et dirigé le master « urbanisme et aménagement » de l’université. Il a publié de nombreux articles, collaboré et dirigé des ouvrages en co-édition. Expert consultant, il mène aujourd’hui des études sur le tourisme et l’aménagement du littoral.

Le titre ainsi choisi illustre à la fois les mutations de l’espace littoral de la baie d’Aigues-Mortes et, progressivement, les inversions des regards à partir de la conquête par la Mission Racine, puis de l’émergence d’un espace de métropolisation vive centré sur Montpellier Métropole. Il souligne aussi la volonté de se situer entre discours hérités et paroles renouvelées avec le souci de traiter des enjeux énoncés, vécus, représentés face au défi d’un littoral dont il est important de prendre la mesure.

Si loin… quand la ville qui pousse ses résidences d’été sur le littoral reste attachée à ses liens fonciers continentaux, quand il faut un train, même « petit » pour aller tranquillement jusqu’à Palavas-les-Flots, quand la Mission, hors du temps local, construit sa station de la Grande-Motte loin des plages montpelliéraines habituelles, néglige Palavas et Sète, impose une voie autoroutière littorale.

Si proche… pourtant par l’appropriation des étangs, de la plage, du sable, là où s’élabore la part de rêve et de liberté qui accompagne les bains de mer. Les toiles des Rudel père & fils au Musée du patrimoine Jean-Aristide Rudel de Palavas illustrent, entre autres, baigneurs et baigneuses, et les usages familiaux de la plage. Si proche aussi par l’Histoire qui unit la ville de Jacques Cœur à la Méditerranée, au Levant, à la fondation d’Aigues-Mortes, plus tard à celle de Sète… sans pour autant jamais s’imposer comme véritable port malgré son Port Juvénal et la flore qui l’accompagne. Tout s’y résume peut-être à un canal, celui du Lez, trop étriqué, trop méditerranéen par son irrégularité et ses incertitudes, et à un « avant-port », celui de Palavas, plus symbolisé par une redoute défensive, un château d’eau et une petite flottille de pêche que par de réelles capacités portuaires.

Viennent alors le temps de l’aménagement du littoral par l’État et celui de l’inversion des trajectoires de la ville devenant métropole, s’ouvrant en majesté sur son littoral, ses ressources nouvelles. Souhaitant certainement renouveler sa dynamique en affirmant celle-ci en accroche avec un espace littoral porteur d’énergie et de sens nouveau entre Sète et la pointe avancée de Port-Camargue. Deux figures portuaires – le commerce et la plaisance – pour conforter la dimension métropolitaine de Montpellier sur son territoire qui traduit l’alliage moderne du continental (le Pic Saint-Loup) et du maritime (la mer, la plage, les ports, les étangs).

Un demi-siècle d’urbanisation de l’aire montpelliéraine. © Llewella MALÉFANT
Fig. 1 Un demi-siècle d’urbanisation de l’aire montpelliéraine. © Llewella MALÉFANT.

Deux dates, deux images du littoral de la baie d’Aigues-Mortes

1950 : Une côte inhospitalière, une fréquentation populaire

Gaston Baissette, dans L’Étang de l’Or1
p. 61 : « Cabrel, cuivré et effilé comme un nuage, dit tout à coup : « on pourrait donner vie à cet étang… Il n’y a qu’à détourner le Vidourle et le faire déboucher dans l’étang… Et faire un grau ». Alors ce fut un immense éclat de rire, les cabaniers pliés en deux… »
p. 85 : « Ce n’est pas par des demi-mesures que l’on peut poser une cité sur un sol destiné au désert. Il y faut auparavant changer la face de la nature. Palavas apparaît sans doute comme une caricature de ville d’eaux. Une contrefaçon de village, un mensonge de villégiature. Là, dira-t-on le désert devient foire aux puces, les étangs marécages, le salin pestilence… »

1970 : « Callages-sur-Mer »

Jean Joubert, dans L’homme de sable2, p. 7 :
« La côte est basse, sablonneuse, hérissée de maigres tamaris : une bande de terre étroite, entre la mer et les marais, et que l’on dirait fragile… J’aime vivre sur cette côte… Au centre d’une salle voûtée qui suggère assez bien la crypte ou la matrice, s’élève, modelé dans le plâtre, la maquette de la ville… la courbe d’une plage, une chaine de dunes, des étangs, des forêts, puis la pointe de douze pyramides, à peine modelées de terrasses… Je voudrais dire : harmonie, équilibre, simplicité et aussi qu’une telle ville n’a jamais été créée… et qu’on peut y lire quelque chose qui ressemble au bonheur… C’était là, dans ce paysage horizontal et nu, qu’allait se dresser Callages. »

Un demi-siècle pour que change le temps, que s’évaporent les habitudes, qu’émergent de nouvelles pratiques et des usages inédits du littoral. Que se modifient les représentations qui en résultent. La Mission Racine a impulsé le changement dans l’ordre matériel des choses, construit de nouveaux paysages, en rupture avec ceux qui témoignaient du rapport de l’homme à la frange maritime, inventé un nouveau désir de rivage pour une société urbaine, de la mobilité et du passage. Elle a généré une nouvelle mise en œuvre du temps et des lieux de cet étroit territoire de terres et d’eaux, alors que change aussi la signification de la ville proche, longtemps fidèle au rythme des saisons dans ses échanges avec son littoral, de mer, de sable et d’étangs. La ville du Languedoc, ici Montpellier affichée Capitale, et son cortège de villages associés, nichés dans les garrigues, est-elle capable d’unir ces « deux pays opposés », respectivement forts de leur ignorance réciproque ? « Les mœurs, les caractères, la végétation, le climat tout était différent… ». Gaston Baissette fidèle à l’étang de l’Or et à la garrigue pierreuse en découvre le sens profond : « Ces deux pays n’en faisaient qu’un, c’était le même corps, échange perpétuel de fonctions qui leur donnait la vie » 3. Vertu d’un alliage du continental (la garrigue, le Pic Saint-Loup) et du maritime (la mer, le lido, les étangs, Palavas-les-Flots) qui forgeait les pratiques populaires. La bourgeoisie urbaine en conquête, la ville, point focal des commandements et des modes de faire en synthèse, le littoral en objet de désir frappé du sceau de la consommation moderne. Tels sont les ingrédients qui définissent les figures du cordon sableux de la baie d’Aigues-Mortes dans leurs composantes spatiales à la veille des évolutions définies par l’intervention de l’État et la croissance métropolitaine.

L’État programme sur le littoral languedocien et catalan le modèle de la « Station touristique » dont La Grande-Motte s’affiche comme idéal de réussite. La métropole initie un temps de concentration/fragmentation de l’espace littoral. De l’action d’aménagement de la Mission Racine résultent des pratiques sociales et un tourisme « pour le plus grand nombre » insérés dans les logiques économiques initiées par l’investissement capitaliste et l’idée de plus-value. La croissance métropolitaine génère de son côté un désir d’habiter et des liens nouveaux entre la ville et son littoral, pleinement intégré à son espace de métropolisation. Elle impose, elle aussi, de changer le regard sur la mer, le trait de côte, la plage, en rapport avec l’urbanisation des franges urbaines de Montpellier Métropole.

Montpellier/Palavas-les-Flots, le modèle du doublet balnéaire

Sableux, bordé d’étangs au caractère malsain, le bord de mer de la baie d’Aigues-Mortes se révèle plus inhospitalier que séduisant : « Rien n’y attire ou n’y retient le regard… Le Golfe du Lion est depuis toujours redouté des navigateurs » 4. L’établissement urbain y est toujours tardif et de faible importance, sous forme de redoutes défensives, de site fortifié (Aigues-Mortes), d’établissement religieux (Évêché médiéval de Maguelone), de communes en bordure d’étang (Mèze, Mauguio, Frontignan …) rarement établies sur le lido : Le Grau-du-Roi est, jusqu’en 1879, rattaché à Aigues-Mortes, Palavas n’est devenu commune qu’en 1850. La création du port de Cette en 1666 est plus en relation avec Lodève, la vallée de l’Hérault, le futur site manufacturier de Villeneuvette et le canal royal de Languedoc, qu’avec Montpellier, même si le Mont Saint-Clair appartient au diocèse de Montpellier. On sait combien ce littoral finalement plus lacustre que maritime n’engendra au cours de son histoire que des intérêts économiques modestes – les petits métiers de la pêche prédominent – et des attraits affectifs longtemps limités.

Le modèle palavasien du « doublet balnéaire » témoigne de la maîtrise des facteurs de développement du tourisme par la bourgeoisie montpelliéraine. Il se reproduit à l’identique entre Nîmes et Le Grau-du-Roi, Béziers et Valras-Plage, Narbonne et Narbonne-Plage, Canet et Canet-Plage… Alain Corbin 8 a souligné combien l’imaginaire et les dispositifs affectifs (le désir de rivage) structurent l’invention de la plage et les usages des bords de mer. La relation de Montpellier à son littoral sableux n’échappe pas, tout au long de son histoire, à cette règle, et agrège des enjeux multiples liés à l’extension des pratiques.

Le modèle palavasien du « doublet balnéaire » témoigne de la maîtrise des facteurs de développement du tourisme par la bourgeoisie montpelliéraine. Il se reproduit à l’identique entre Nîmes et Le Grau-du-Roi, Béziers et Valras-Plage, Narbonne et Narbonne-Plage, Canet et Canet-Plage… Alain Corbin 8 a souligné combien l’imaginaire et les dispositifs affectifs (le désir de rivage) structurent l’invention de la plage et les usages des bords de mer. La relation de Montpellier à son littoral sableux n’échappe pas, tout au long de son histoire, à cette règle, et agrège des enjeux multiples liés à l’extension des pratiques.

En 1962, la plage a été conquise, urbanisée, depuis les rives du Lez tout au long de l’avenue de Saint-Maurice puis de Grassion-Cibrand jusqu’au domaine du Petit Travers à Carnon-Plage. Au-delà, la Mission interministérielle d’aménagement du Languedoc-Roussillon va dessiner la station de La Grande-Motte qui « profitera du support de la grande ville de Montpellier, voire même de Nîmes » 9. Comme si le doublet balnéaire allait trouver complétude au travers de l’œuvre de la Mission.

Port Marianne, Bassin Jacques Cœur © Jean-Paul VOLLE
Fig. 2 Port Marianne, Bassin Jacques Cœur
© Jean-Paul VOLLE

Le tourisme pour le plus grand nombre : une station balnéaire « sortie de nulle part »

Le 1er août 1964, Paris Match10 titrait : « Voici la Floride de demain : le Languedoc ». L’article, assorti d’illustrations pour le moins inventées et spectaculaires, énoncait la fin d’un tourisme de grand luxe, des hôtels et palaces, né au XIXe siècle, et celui, populaire, du camping au plus près du sable et de l’eau, issu des congés payés. Les stations nouvelles, dispersées tout au long du littoral, de la pointe de l’Espiguette à celle du Cap Bear en cinq grandes unités touristiques, ont comme objectif d’allier au plus juste les pratiques touristiques « du plus grand nombre » et la protection des espaces de nature (qui sera codifiée par la création du Conservatoire du Littoral en 1975 11). La Grande-Motte, que l’on avait osé surnommer un moment « Sarcelles-sur-Mer » en signe de « bétonisation », illustre parfaitement la volonté créatrice de la Mission Racine et l’esprit de conquête d’un espace dit vierge et inhabité : « quand j’ai vu pour la première fois La Grande-Motte, il n’y avait presque rien, des marécages… » 12, précisera Joséphine Chevry, sculptrice de la Grande-Motte, lauréate du premier Grand Prix de Rome de sculpture en 1966. Jean Balladur 13 qui en fonde « l’œuvre architecturale » avoue : « Sur le terrain où une ville entière va surgir des sables, une propriété agricole, des milliers d’oiseaux et des taureaux se partagent un paysage où les moustiques règnent en maîtres », cherchant alors « à planter un décor heureux, c’est-à-dire libre du présent comme du passé. … J’embrassais l’hérésie ». Le temps de la Mission Racine serait-il celui de l’hérésie ? Il situe le rêve d’un homme, un nouvel urbanisme et la naissance d’une ville 14 qui s’inscrit en rupture avec les héritages urbains – du littoral et du fonctionnalisme des grands ensembles – et les usages traditionnels de la plage. Mais c’est aussi le temps d’une nouvelle distribution des rôles, l’État affirmant pleinement ses prérogatives d’aménageur face « aux gens d’ici » simplement associés. C’est le temps d’un renversement des valeurs, le port, le quai, l’immeuble – pour ne pas dire le béton –, comptant plus que le sable, même si la publicité, un ingrédient indispensable, en valorise les usages familiaux sous le soleil. Arrêter les flux des vacanciers, fixer les touristes, donner corps aux loisirs pour le plus grand nombre, situent le décor de la station dont La Grande-Motte prend figure d’exemplarité et de réussite 15. Elle dessine une sorte de fresque des temps nouveaux où le vierge et le sauvage doivent être protégés (le tiers naturel), la station, ville nouvelle, fruit de la collaboration de l’architecte et de l’ingénieur, donnant sens à l’imaginaire du tourisme et des loisirs pour devenir œuvre d’art. Un nouveau vocabulaire urbain, « dépaysant » 16 individualise la station, loin de l’extension linéaire des pavillons sur le lido, loin également du port de pêche du doublet balnéaire et de sa plage, « ce mensonge de villégiature » 17.

La Mission Racine introduit un temps de discordances. Le département est sollicité en tant qu’acteur : les sociétés d’économie mixte à assise départementale, ont en charge la viabilisation des terrains et la réalisation des équipements publics. La capitale régionale, à l’image d’autres métropoles, participe – modestement à ses débuts – à la promotion immobilière et fournit son lot d’investisseurs qui achètent sur plan une résidence d’avenir. Mais surtout, la station s’ouvre aux horizons lointains, toulousains, lyonnais, parisiens, européens, plus à même de promouvoir son image et d’en assurer le succès. Car localement, la capitale régionale investit peu les lieux, et d’ailleurs, la Mission, par ses origines « un commando au sein de l’administration centrale », le secret des décisions et son fonctionnement en interne, n’instaure-t-elle pas plus le doute que la confiance ? Dans chaque station, tout ne se mesure-t-il pas au nombre de lits et aux structures d’accueil sans que la relation avec la ville du rétro-littoral soit déterminante ? La capitale régionale est traitée selon les mêmes principes : l’unité de la baie d’Aigues-Mortes se construit avec Port-Camargue et La Grande-Motte, Le Grau-du-Roi, Carnon et Palavas figurant les petits noyaux balnéaires hérités, Nîmes et Montpellier les villes « lointaines ». Rien d’étonnant donc que de la capitale régionale naisse l’expression d’une opinion critique, de la contestation voire du refus de l’aménagement du littoral ainsi programmé. Des universitaires, des citoyens engagés à gauche, les occitanistes, des partis politiques, notamment le parti communiste, y voient la manifestation d’une « conquête coloniale » par l’État et le « grand capital » d’un espace dont seront « expropriés » ses usagers habituels. Robert Lafont 18 professeur à la Faculté des Lettres, incarne si l’on peut dire, cette opposition, portée par le courant régionaliste, à la « dépossession de la ressource touristique » par un capitalisme de l’intérieur peu soucieux des acquis et usages urbains du littoral. Le « Point Zéro » qui porte trace des origines de la Grande-Motte ne sera-t-il pas baptisé « Point zéro de la culture » comme pour signifier la rencontre conflictuelle entre un espace vécu, approprié, et un espace voulu, imposé. Entre les plages populaires héritées, au loin de la ville centre et même de leurs communes de rattachement, les pyramides de La Grande-Motte et les marinas de Port-Camargue dressent le constat d’une temporalité différentielle, d’une création extraterritoriale qui rompt la cohérence des héritages et dissout les rattachements habituels entre l’urbain et le littoral. Seule la Grande-Motte accèdera au statut communal ce qui matérialisera la mutation profonde et sélective de la station sur le littoral 19.

Alors que La Grande-Motte est labellisée Patrimoine du XXe siècle 20, une nouvelle modernité surgit de la progression de la métropole montpelliéraine et de la diffusion de ses effets métropolitains dans son aire d’urbanisation. Le littoral de la baie d’Aigues-Mortes entre dans une nouvelle configuration géo-spatiale.

Le littoral de la baie d’Aigues-Mortes face à la métropolisation,
Montpellier - la Mer

La Mission Racine a transformé le bord de mer jusqu’à inverser le regard que les « gens d’ici » portent sur leur littoral 21. N’a-t-elle pas été cet espace-temps dont le rôle consistait finalement à effacer la mémoire des lieux et des usages au nom de la modernité ? Plusieurs figures se rencontrent encore sur ce littoral, celle des doublets balnéaires hérités qui signifiaient une façon de se projeter vers la mer et les étangs depuis la ville voisine, celle des pratiques bourgeoises (les pavillons en bord de mer) et populaires (la plage sableuse au pied des dunes), celle, dernière-née, de la station qui a renouvelé les approches de la côte et son urbanisation. Le temps du refus de l’aménagement a cédé place à celui de la valorisation marchande qui multiplie l’attrait du littoral et justifie le programme régional du Plan Littoral 21 autour de quatre axes majeurs : la croissance bleue, la dynamique portuaire, le renouveau des aménagements touristiques, la protection environnementale et du trait de côte. Comment, dans ce contexte, la Métropole considère-t-elle son littoral, là où se concentrent le plus grand port de plaisance d’Europe (Port-Camargue) et la seule ville autonome (La Grande-Motte), alors que l’aire métropolitaine institutionnelle ne dispose que d’une seule commune littorale, Villeneuve-lès-Maguelone ?

En route vers la mer. Le projet métropolitain de Montpellier © Jean-Paul VOLLE et Llewella MALÉFANT
Fig. 3 En route vers la mer. Le projet métropolitain de Montpellier © Jean-Paul VOLLE et Llewella MALÉFANT

Le littoral entre Sète et Port-Camargue connait une dynamique démographique et économique impulsée par la métropole qui ajoute des nuances inédites aux effets du tourisme et plaide en faveur de nouvelles formes d’intégration urbaine. De manière concomitante, l’attrait du littoral modifie le dessein du projet urbain du cœur métropolitain et qualifie le modèle de l’espace d’urbanisation de la métropole qui s’ouvre vers son littoral. Le temps métropolitain – celui d’une métropolisation active – inaugure une nouvelle géographie du littoral, scande les rythmes des pratiques sociales, alors que le devenir du trait de côte interroge à l’échelle des risques qui pèsent sur l’écosystème maritime. La plage sableuse n’est plus seulement l’espace de la baignade. Elle contribue au développement économique du littoral métropolitain en renforçant son attractivité touristique, notamment en termes d’image. Aujourd’hui, la « saison » draine plus d’un million de touristes sur le lido montpelliérain où s’étalent une cinquantaine de plages privées sous contrat de concession. En contrepartie, l’environnement – les écosystèmes du lido, de la dune, des étangs, des fleuves côtiers – qui constitue le capital de base pour le développement des activités touristiques est confronté au réchauffement climatique et à l’avancée de la vague. Il subit de plus une pression démographique croissante qui génère des conflits d’usage et une dégradation des milieux anthropisés 22. Pour lutter contre l’érosion marine, le littoral métropolitain a fait l’objet de travaux conséquents depuis 2012 pour « renaturer » l’espace avec notamment la suppression de la route des dunes entre La Grande-Motte et Carnon, la pose d’épis protecteurs et l’engraissement de la plage par dragages en mer. Depuis une quinzaine d’années, le SIVOM 23 de la baie d’Aigues-Mortes chargé de la protection du littoral entre la Pointe de l’Espiguette et Palavas rééquilibre sans cesse les plages en redistribuant les apports de sable en relation avec la politique de gestion du Conservatoire des espaces naturels. État, Région, Départements (du Gard et de l’Hérault), les communes (8 sur le lido) et leurs regroupements intercommunaux (4 en contact avec la mer) agissent en fonction de leurs propres compétences. État, Région et Départements (Plan départemental Hérault 2019-2030 et plan pour le Grau-du-Roi de planification touristique et de préservation des richesses littorales) assurent une certaine cohérence des actions de protection et d’aménagement, sans pour autant que la ligne directrice de repli stratégique n’ait été clairement énoncée.

L’économie métropolitaine bénéficie largement de la manne touristique que l’on peut chiffrer à plusieurs dizaines de millions d’euros par an. La grande distribution a parfaitement anticipé, dès les années 1970, la progression des flux touristiques et a établi ses hypermarchés au plus près du littoral, le long de la « route de la mer », de Montpellier à Carnon sur quelque 5 km. Les opportunités foncières et l’absence de schéma directeur expliquent la distribution conséquente des commerces et services qui fait fi des zones inondables et souffre d’incohérences fonctionnelles. Les conflits politiques et l’organisation des systèmes de gouvernance communautaire illustrent également les tensions sur un tiers-espace entre la ville centre et son littoral qui témoigne d’un inachèvement permanent. La troisième ligne de tramway mise en service en 2012, s’arrête aux portes de Pérols (la dernière commune de la métropole) à quelque 2 km de la plage, malgré la volonté affichée de la métropole de prolonger celle-ci jusqu’au littoral grand-mottois et palavasien. Cette situation pour le moins anachronique est directement fonction des financements souhaités, et jusqu’ici refusés, de la Communauté d’agglomération de l’Étang de l’Or.

Le schéma métropolitain de croissance spatiale dévoile cependant un choix justifié de requalification de l’axe Montpellier-Carnon prenant appui sur la porte nationale et internationale de la gare Montpellier-Sud de France et l’aéroport Montpellier-Méditerranée en prolongement d’Odysseum. Le projet d’éco-cité « Ode à la mer » (250 ha) élaboré par la métropole en 2015 et autorisé par arrêté du Conseil d’État en 2017, avait un double objectif, qualifier une stratégie de conquête et d’extension urbaine vers le littoral et achever le grand projet métropolitain. Né avec Antigone au seuil des années 1980, celui-ci a été prolongé par Port-Marianne des rives du Lez à Odysseum avec l’Hôtel de ville comme réponse à l’Hôtel de Région, le bassin Jacques Cœur et le parc Charpack dessinant « l’axe de nature », et l’avenue Raymond Dugrand signant, en son cœur, l’ouverture vers la mer. Le « Retail Park » (on peut aussi écrire « shopping promenade »), d’Ode à la mer, plus au sud, développait sur quelque 15 ha plus de 70 000 m² de surfaces commerciales requalifiées et une cinquantaine de milliers pour des bureaux, services et équipements.

Une de La Gazette de Montpellier N° 1620, Juillet 2019
Fig. 4 Une de La Gazette de Montpellier
N° 1620, Juillet 2019

Il a été abandonné en 2020 sans pour autant que soit remis en cause l’intérêt de cet espace de transition vers le littoral offrant tout au long de la ligne de tramway, des opportunités foncières qui justifient le choix d’y implanter le futur stade de football de la métropole, d’assurer le retraitement des zones inondables, un temps conquises par des commerces de grande surface et de requalifier les structures existantes commerciales et résidentielles. L’horizon maritime défini comme une conquête de la métropole en devenir a généré une transformation radicale du mode d’urbanisation : la route vers la mer est devenue l’axe majeur des grands projets métropolitains prenant appui sur les infrastructures existantes, le tramway, les grandes surfaces commerciales (hyper marchés), les équipements de niveau métropolitain (salle Aréna, parc des expositions, stade de football…) et des programmes résidentiels (communes de Lattes et Pérols) portant sur plus de 25 000 logements accompagnés des services, commerces, bureaux et équipements publics indispensables. Les options littorales sont devenues fondatrices du devenir urbain. La métropole y assied aujourd’hui son projet de développement et de modernité qui rompt avec les trajectoires héritées depuis les années 1960, la ZUP de La Paillade devenue Mosson à l’ouest, et le « campus » hospitalo-universitaire au nord, trajectoires ayant impulsé sa dynamique spatiale première, complétée par la poussée des grands ensembles à l’ouest, entre la ZUP et l’autoroute et le retraitement de la ville en ses faubourgs et quartiers centraux. Loin de toute référence au littoral !

Montpellier la terrienne serait-elle devenue Montpellier la maritime, renouant pour partie avec son histoire aragonaise, inscrivant dans ses nouveaux paysages urbains et la toponymie de ses quartiers la conquête de son fleuve et les références à la mer ? Les options littorales – méditerranéennes – affichent mobilité et changement face à la ville héritée, « au centre est l’Écusson, un équilibre à protéger » 24. La politique urbaine d’ouverture vers la mer, lancée et soutenue par Georges Frêche et Raymond Dugrand son adjoint à l’urbanisme, dès les années 1980-1990, témoigne d’une ambition métropolitaine. Elle souligne aussi combien cette transition joue sur les deux mécanismes fondateurs des relations de Montpellier à son littoral. Par son inscription spatiale, elle traduit la volonté de rapprochement métropole/littoral. En même temps, elle révèle les contradictions politiques et la mise à distance de la métropole par les communes du littoral, de plus en plus attachées à une autonomie dont elles craignent l’effacement.

Si proche et pourtant si loin…

BIBLIOGRAPHIE

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BLANCHARD Marcel, « La politique montpelliéraine des chemins de fer (1834-1875) », in Essais historiques sur les premiers chemins de fer du midi languedocien et de la vallée du Rhône, Montpellier, 1935, 251 p.

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Filmographie

La Grande-Motte, Forum des arts, INA, vidéo du 22 juillet 1973, 7 mn 54 s.

La Grande-Motte jugée par les architectes, Chefs d’œuvre en péril, INA, vidéo du 28 Août 1983, 4 mn 48 s.

La Grande-Motte, INA premium, vidéo du 23 juillet 1967, 23 mn 48 s.

NOTES

1. BAISSETTE, 1990.

2. JOUBERT, 2001.

3. BAISSETTE, 1990.

4. RACINE, 1980.

5. « …Les intérêts de ces deux villes dont l’une est, pour ainsi dire, le faubourg de l’autre, sont les mêmes » Rapport à la Chambre des députés le 24 mai 1835, sur le chemin de fer de Montpellier à Cette. BLANCHARD, 1935.

6. JEANJEAN, 2013.

7. Musée Albert Dubout, Palavas-les-Flots.

8. CORBIN, 1988.

9. RACINE, 1980, p. 88.

10. PORTES, 1964.

11. MARCEL, 2013.

12. CHEVRY, 2018.

13. BALLADUR, 1994.

14. ROZZONELLI, 2017.

15. PICON, PRELORENZO, 1999.

16. PINCHON, 2009.

17. BAISSETTE, 1990.

18. LAFONT, 1967.

19. SAGNES, 2001.

20. RAGOT, 2016.

21. La folle aventure des Citadelles de la Mer, 2018.

22. ANDERSCH, 2018a ; 2018b.

23. SIVOM, Syndicat Intercommunal à Vocation Multiple.

24. FERRAS, VOLLE, 2002.