Jules Georges Euzière (1882-1971), clinicien, doyen et homme de son siècle

* Assistant de conservation du Patrimoine, Archives départementales de l’Hérault

En 2014, c’est dans le cadre de la Grande Collecte 1914­1918 que les descendants de Jules Euzière prennent contact avec les Archives départementales de l’Hérault.

Initialement venus pour montrer les archives relatives à la Première Guerre mondiale de ce médecin, ils évoquent alors l’existence du fonds d’archives personnelles et professionnelles de celui qui fut également professeur et doyen de la faculté de médecine de Montpellier pendant trois décennies. Considérant le grand intérêt historique du fonds, la famille décide d’effectuer un don aux Archives départementales de l’Hérault le 25 avril de la même année.

Vingt-deux grandes caisses de documents entrent ainsi à Pierre Vives, constituant la sous-série 227 J Fonds du professeur Jules Euzière. Ce fonds qui vient de faire l’objet d’un classement et d’une description précise est désormais accessible à la recherche en salle de lecture. Couvrant les trois quarts du XXe siècle, il constitue une source inédite sur l’histoire montpelliéraine.

Biographie succincte de Jules Euzière (1882-1971) (Photo 1)

Jules Georges Euzière naît le 27 avril 1882 à Montpellier, fils de François Léon Hippolyte Euzière, inspecteur des Postes et Télégraphes à Mende (Lozère), Avignon (Vaucluse), puis Montpellier, et de Victoire Clémentine Fajon.

Jules Euzière effectue sa scolarité primaire et secondaire à Mende, puis poursuit ses études au Lycée d’Avignon et enfin de Montpellier. Après avoir obtenu le baccalauréat, il intègre la Faculté de médecine de Montpellier. Externe en 1902, interne des hôpitaux en 1903, puis interne des asiles, il obtient son doctorat de médecine le 27 juillet 1907 en soutenant une thèse portant sur la « prédisposition locale ». Il est alors nommé chef de clinique des maladies mentales et nerveuses, dans le service du professeur Albert Mairet. Jules Euzière est par ailleurs reçu à l’agrégation de médecine en 1910, alors qu’il est nommé chef de laboratoire des cliniques de l’hôpital suburbain. De 1913 à 1923, il est également chargé du cours de clinique annexe des maladies des vieillards.

Jules Euzière effectue son service militaire dans l’infanterie (12e RI, puis 24e BCP) en 1903-1904. En août 1914, il est mobilisé comme médecin aide-major de 1ère classe et dirige alors l’ambulance n° 2 de la 32e division d’infanterie du 16e corps d’armée. Il obtient en 1915 le poste d’assistant du Centre de neurologie et de psychiatrie à la XVIIe région militaire (Haute-Garonne). Le 1er septembre 1918, il est nommé chef du centre de psychiatrie de la XVIe région militaire et expert près les conseils de guerre de la 32e division et des XVIe et XVIIe régions militaires. Le 4 janvier 1919, Jules Euzière est mis à la disposition de la XVIe région militaire à Montpellier, puis est démobilisé le 11 octobre 1919. C’est au sein de l’hôpital n° 5 bis (asile d’aliénés) de Braqueville (Toulouse) et de l’hôpital complémentaire n° 58 A de Toulouse (Haute-Garonne), puis des hôpitaux de Montpellier, qu’il rassemble les observations médicales qui lui permettent de se spécialiser dans l’étude des troubles de l’orientation et de l’équilibre chez les blessés du crâne, ainsi que des troubles post-commotionnels des soldats. Il est notamment à l’origine de la théorie de la « chute en statue » qui assure sa reconnaissance nationale dans le domaine de la psychiatrie.

Portrait de Jules Euzière [années 1920]
Photo 1 - Portrait de Jules Euzière [années 1920]
(Arch. Dép. Hérault, 227 J 96, fonds Jules Euzière).

Après le départ en retraite du professeur Albert Mairet, Jules Euzière devient le 28 octobre 1922 professeur titulaire de clinique des maladies mentales et nerveuses. Le 1er mai 1923, il est élu doyen de la Faculté de médecine de Montpellier (décanat), fonction qu’il exerce sans interruption jusqu’au 21 octobre 1941 (il choisit alors de démissionner), étant réélu chaque année par ses pairs.

Durant sa longue carrière, il est à l’origine de nombreuses publications spécialisées, tant sur des questions médicales à proprement parler (neurologie et psychiatrie), que sur les thèmes de l’hygiène sociale, de ses régulations et adaptations aux spécificités psychiatriques.

Dans le cadre de ses fonctions de doyen de la faculté, il procède à l’extension de l’Institut de Biologie, avec l’installation des chaires de Physiologie, Bactériologie et d’Hygiène. Il coordonne également la création de l’école d’infirmières et de l’école de sages-femmes au sein de la maternité de l’avenue Grasset.

Enfin, les compétences de Jules Euzière font du doyen de la faculté un expert reconnu près les tribunaux. La justice a ainsi fréquemment recours à son expertise dans de nombreuses affaires.

Jules Euzière est également membre de l’Académie des sciences et lettres de Montpellier de 1920 à 1971 : il anime les sessions de l’académie par des conférences aux sujets variés, tels l’orientation scolaire, les écrits des fous ou encore l’évolution de la pratique médicale. Ses multiples communications ont fait l’objet de publications régulières au sein des bulletins de la société savante.

Pour des raisons de santé, Jules Euzière prend sa retraite le 27 avril 1952, mais il continue à dispenser occasionnellement certains cours jusqu’en 1961. Il décède à Montpellier le 21 octobre 1971, laissant de nombreux articles et écrits qui demeurent encore aujourd’hui d’actualité.

A titre personnel et familial, Jules Euzière est l’époux d’Andrée Édith Constance Marguerite Rouchier depuis leur mariage le 26 décembre 1915 à Montpellier. Édith Rouchier, veuve de Léon Gabriel Pélissier (1863-1912), professeur et doyen de la Faculté des lettres de Montpellier, est la petite-fille de Jean Jacques Alexis Alquié (1812­1865), professeur de clinique chirurgicale à la Faculté de médecine de Montpellier et chirurgien en chef de l’Hôtel Dieu Saint-Eloi. Jules Euzière hérite par alliance d’une partie des bibliothèques et documents personnels de la famille de son épouse. Le couple a une fille unique, Juliette Euzière, épouse Lapeyssonnie (1916-2012).

Composition du fonds

Le fonds d’archives du professeur Jules Euzière est structuré en deux parties : Archives de Jules Georges Euzière (227 J 1-168) et Archives familales, réunissant les archives provenant de la famille Euzière et des différentes familles alliées (227 J 169-181).

La première partie du fonds réunit ainsi les archives personnelles et professionnelles, la bibliothèque et quelques objets du professeur Euzière. Les Archives personnelles de Jules Euzière (227 J 8-47, 166, 168) sont peu nombreuses. Une autobiographie manuscrite (227 J 9) permet toutefois d’appréhender avec précision les années de jeunesse et l’environnement familial du professeur à la fin du XIXe siècle. Les archives scolaires de Jules Euzière (227 J 10-12, 166) permettent de retracer son parcours jusqu’à l’université, où l’apprentissage de la médecine et le début de ses recherches scientifiques sont relativement bien documentés, notamment grâce à sa thèse sur la prédisposition locale.

Dix ans après son service militaire en 1904-1905 (227 J 40), le professeur Euzière est mobilisé pour la guerre 1914-1918. Au sein de la XVIIe, puis XVIe région militaire, Jules Euzière relève nombre d’observations médicales précises sur les soldats victimes de commotions liées aux combats et à la violence de guerre. Il conserve dans ses archives non seulement des informations relatives à la vie quotidienne des patients soignés dans les hôpitaux de guerre (tels les concerts et représentations théâtrales, 227 J 43), mais également des dossiers médicaux de soldats dont il a la charge et dont il utilise les données médicales pour ses premiers articles scientifiques (227 J 44). C’est ainsi qu’au cours du conflit émerge peu à peu dans ses écrits contemporains la théorie de la « chute en statue », symptôme de perte d’équilibre liée à une déconnexion visuelle et mentale momentanée des soldats. Ce syndrome fait l’objet de photographies saisissantes et de publications spécialisées (227 J 44 et 227 J 142). (Photo 2)

Cliché présentant le syndrome de « la chute en statue » [1918]
Photo 2 - Cliché présentant le syndrome de « la chute en statue » [1918]
(Arch. Dép. Hérault, 227 J 44, fonds Jules Euzière).

Les Archives professionnelles du professeur Jules Euzière (227 J 48-165, 167) constituent la seconde partie du fonds et réunissent l’ensemble de dossiers le plus volumineux.

L’activité libérale de Jules Euzière, au sein de son cabinet privé de la rue Marceau, n’est documentée que par quelques dossiers épars (227 J 164). En revanche, les très nombreuses expertises psychiatriques, demandées par la justice à l’occasion de procès, offrent une approche spécifique des faits divers de l’époque. Qu’il s’agisse de vols, de crimes passionnels, d’agressions et d’attitudes déviantes, le docteur Euzière analyse les prévenus et leur dangerosité pour la société. Ce sont autant de sources nouvelles pour l’étude de la justice des années 1930 aux années 1960 (227 J 86-95). Certains dossiers particuliers méritent d’être signalés, tel celui d’un mythomane convaincu d’être issu de lignée royale, accusé d’avoir détruit et falsifié des registres d’état civil ancien dans la salle de lecture des Archives départementales de l’Hérault en 1958 (227 J 99) !

Les archives professionnelles du docteur Euzière concernent toutefois principalement son activité publique au sein de la Faculté de médecine et des hôpitaux de Montpellier. Chef de service de la clinique des maladies nerveuses, puis médecin-chef de la clinique Saint-Charles, il dirige un certain nombre de recherches universitaires dans les années 1920 (227 J 107). Professeur de médecine, il rédige et dispense des cours de 1908 à 1913 (227 J 120), puis il reprend son enseignement dans les années 1940 jusqu’à sa retraite, alors que sa reconnaissance professionnelle est à son apogée (227 J 121-122). Doyen de la Faculté de médecine pendant plusieurs décennies, le professeur Euzière coordonne le développement de différentes chaires de spécialités médicales au sein de l’université de Montpellier (227 J 109), participe à des jurys nationaux de recrutement (227 J 112) et valide plusieurs travaux d’agrandissement : école de sages-femmes à la maternité de l’avenue Grasset (1927), Institut de Biologie (1933) et Ecole des infirmières hospitalières (1938). Le rôle de représentation du doyen de médecine apparaît également grâce aux nombreux discours prononcés lors de manifestations, lors de la remise des prix dans les lycées de la ville, lors de la réception du maréchal Pétain et de Franco à Montpellier en 1941 ou lors de la rentrée de la Faculté de médecine à la Libération en 1944 (227 J 113-114). De même, Jules Euzière organise ou participe à de nombreux congrès et colloques spécialisés à travers le monde, conservant dans ses archives toute la documentation afférente (227 J 115-119, 167).

Enfin, le savant s’illustre par les nombreuses conférences dispensées, soit dans le cadre des sociétés locales où il siège (telles l’Académie des sciences et lettres de Montpellier et la Société d’histoire de la médecine de Montpellier), soit dans des manifestations et congrès nationaux. Les conférences témoignent de la sensibilité du docteur Euzière et de l’intérêt qu’il porte au monde qui l’entoure : les sujets variés qu’il aborde – de la médecine spécialisée à l’histoire de la littérature, des arts ou des sciences en général – illustrent bien ses aspirations et ses idéaux, mais aussi parfois ses désillusions (227 J 123-131).

Dans le domaine médical, ses très nombreuses publications d’articles ou d’ouvrages spécialisés constituent d’intéressantes sources pour l’histoire du développement de la médecine pendant les deux premiers tiers du XXe siècle (227 J 132-155).

Très attaché à l’Histoire et à ses témoignages matériels, Jules Euzière a également conservé des souvenirs des différentes périodes de son existence. Il en est ainsi de la Première Guerre mondiale (227 J 45-47) et de la Deuxième Guerre mondiale (227 J 90). Sa collection d’archives politiques, réunissant de la documentation relative aux échéances électorales successives (227 J 94) et des coupures de presses liées aux événements contemporains (227 J 87), procède de cette logique et témoigne de son intérêt constant pour l’histoire contemporaine. Le doyen a également tenu à conserver des documents historiques et des articles de presse relatifs aux établissements médicaux qu’il a dirigés (227 J 164-165).

La correspondance passive du professeur Euzière (227 J 7-26) permet par ailleurs l’étude de son réseau de connaissances et d’amitiés, tissé tout au long de sa carrière.

La bibliothèque et la documentation de Jules Euzière formant la troisième sous-partie (227 J 50-95) reflètent fidèlement les préoccupations du doyen. Une partie de la bibliothèque a été donnée directement à la Faculté de médecine, mais ce qui subsiste – ainsi que la documentation – permet d’appréhender les centres d’intérêt du professeur Euzière.

De très nombreux journaux, satyriques ou non, édités lors du premier conflit mondial (227 J 50-64) témoignent de l’importance que revêt l’expérience de guerre. De même, plusieurs ouvrages soulignent l’intérêt du doyen pour l’histoire locale, la littérature, la religion et bien d’autres thèmes. Enfin, il semble que Jules Euzière ait eu grand plaisir à dessiner : plusieurs dossiers conservent ainsi des esquisses ou des croquis griffonnés succinctement, tandis que la bibliothèque conserve toute une collection de dessins de modèles féminins (227 J 92).

Plusieurs meubles et objets sont également conservés parmi les archives du professeur Euzière. Outre une paire de lunettes (227 J 7), un cartonnier – ou meuble à archives – (227 J 1) et un dictaphone à cylindre de cire (227 J 2) témoignant de l’activité professionnelle de leur propriétaire, un phonographe à pavillon (227 J 3) illustre l’intérêt du docteur pour la musique. Enfin, Jules Euzière a conservé plusieurs souvenirs de guerre, glanés sur les champs de bataille : balles, éclats de projectiles et une fléchette d’aviation (227 J 4-5), fragments de pièces d’uniforme (227 J 6).

La seconde partie du fonds (227 J 169-181) est constituée par les archives de familles alliées à la famille Euzière. En 1915, lorsque Jules Euzière épouse la veuve du professeur Léon Gabriel Pélissier, doyen de la Faculté des lettres de Montpellier, il hérite des cours et recherches, publiés ou non, de cet éminent spécialiste de l’Italie (227 J 171-179). De même, un aïeul de son épouse n’est autre qu’Alexis Alquié, professeur à la Faculté de médecine de Montpellier, dont est conservé un registre de correspondance des années 1849 à 1861, permettant notamment l’étude de sociabilité de la bourgeoisie héraultaise.

Des soldats commotionnés de la guerre 1914-1918 aux criminels dangereux des années 1950, des spécialités médicales à une approche pluridisciplinaire de la médecine qui a fait la réputation du docteur Euzière, en passant par les préoccupations diverses et variées du professeur, ce sont autant d’aspects d’un seul et même homme, qui témoignent assurément de l’éclectisme de l’élite culturelle montpelliéraine de la première moitié du XXe siècle. En cela, le fonds du professeur Jules Euzière constitue un témoignage remarquable sur la médecine et les milieux médicaux montpelliérains du XXe siècle. (Photo 3)

Portrait satirique de Jules Euzière, provoquant un cas de « chute en statue », publié dans la revue Chanteclair, n° 233, en mars 1927
Photo 3 - Portrait satirique de Jules Euzière, provoquant un cas de « chute en statue », publié dans la revue Chanteclair, n° 233, en mars 1927 (Archives départementales de l’Hérault, 227 J 96)

Quelques extraits de documents issus du fonds

Il nous a semblé utile de compléter cette présentation par une sélection de plusieurs extraits de documents permettant de préciser la personnalité de Jules Euzière.

La grande guerre

Les premiers extraits proviennent de la correspondance active du professeur (227 J 14). Ecrivant à ses parents au cours de l’année 1915, tandis qu’il est mobilisé dans une ambulance sur le Front, Jules Euzière relate plusieurs épisodes intéressants.

Réquisitions de logements à Montpellier (septembre 1914)

« 19 septembre 1914.

Je vais toujours aussi bien. Par Riche, j’apprends que Montpellier est envahi par des troupes et qu’on réquisitionne les logements. Si on venait à prendre le mien, faites fermer mon cabinet et faites-y apposer les scellés. Je ne veux pas qu’on puisse toucher à mes livres. […] Tout va bien et nous attendons avec patience l’heure où on pourra parler du retour prochain. Je vous embrasse. Jules »

Le phonographe (septembre 1914)

« 30 septembre 1914.

Il y a aujourd’hui huit jours que nous sommes fixés au même endroit et ce que nous y avons eu de plus remarquable, c’est la période de beau temps. En bons méridionaux que nous sommes, le soleil nous est indispensable et il est évident qu’au point de vue physique et moral, nous n’avons jamais été aussi bien. Hier, j’ai eu un moment de mauvaise humeur quand j’ai vu le vaguemestre revenir les mains vides. Ma journée s’est passée à aider Riche. Nous ne recevons plus guère que de très graves blessés que d’autres ambulances nous évacuent et vraisemblablement nous resterons ici encore quelques jours car il nous faut surveiller les opérés qui presque tous sont des crânes (11 trépanations). Je pense qu’un de ces jours, nous aurons le temps d’installer notre phonographe et de leur offrir un concert. Car nous avons un de ces instruments et on se paye parfois le luxe de voir des amputés de la cuisse battre la mesure avec leur moignon. La veuve joyeuse, opérette ennemie 1, et La Marseillaise sont les deux morceaux les plus souvent redemandés… ».<*

Les pieds gelés (novembre 1914)

« 30 novembre 1914.

Mes chers parents,

Toujours rien de nouveau. On dirait que des deux côtés on est las de faire la guerre. Dans nos secteurs, le nombre des blessés est minime, quelque sentinelle blessée ou quelques soldats qu’un obus est venu visiter. On nous en amène cinq, six dans la journée et nous n’arrivons pas à remplir les deux salles d’école où nous les avons installés et qui peuvent en contenir une quarantaine. Les légers partent tout de suite, les graves restent quelques temps, et parmi eux il y en a toujours qui meurent dans notre ambulance.

Nous avons commencé à voir des pieds gelés, et il en est pour qui l’amputation sera nécessaire. Le froid ayant été jusqu’à présent très supportable, nous avons cherché à savoir comment la chose était arrivée. Il semble que toutes les victimes soient des soldats fatigués qui se sont endormis à demi allongés dans les tranchées. Je crois qu’on arrivera facilement pour l’instant à enrayer ce genre d’accident. […]

Les journées se passent à lire, écrire, blaguer et attendre. A force d’attendre, le jour arrivera où on sera en paix. Pour l’instant, les choses vont bien mais semblent exiger pas mal de patience. Je vous embrasse. Jules »

Quelques articles inédits

Peu avant l’été 1945, le quotidien Midi Libre, alors publié depuis un peu moins d’un an, demande au docteur Euzière s’il consentirait à publier dans les colonnes de sa rubrique « La vie scientifique » un article par mois sur les sujets de son choix.

Le premier article proposé n’a finalement pas été publié, le journal préférant opter pour les articles suivants, aux sujets plus porteurs (Émotions et maladies, La Folie et la guerre). Le brouillon du premier article est néanmoins conservé sous la cote 227 J 147 et nous ne résistons pas au plaisir d’en reproduire ici la transcription intégrale, choisissant de laisser le lecteur d’aujourd’hui juger de la question traitée avec le recul nécessaire.

L’alcoolisme et la guerre

« Dans sa séance du 20 mars 1945, l’Académie de Médecine s’est occupée de l’alcoolisme.

Ce n’est pas pour elle une nouveauté. Maintes fois, elle a été appelée à formuler son avis, et ce fut toujours avec une touchante unanimité qu’elle poussa les cris d’alarme et adopta les vœux que lui inspirèrent les terribles conséquences de ce fléau social.

Pour une fois cependant, elle refusa d’adopter une conclusion que lui proposait sa commission de l’alcoolisme. Le fait à lui seul mérite d’être relevé et appelle quelques commentaires.

Dans le sein de cette vénérable compagnie, il n’y a certes pas que des abstinents, mais tous les membres savent par expérience professionnelle combien l’alcool est nocif et combien la France est en retard sur les autres nations dans la lutte contre la plus répandue et partant la plus nocive des intoxications. Mais en la circonstance, l’alcoolisme n’était pas seul en jeu, le problème douloureux de notre défaite de 1940 était tout entier évoqué devant la docte assemblée.

C’était certes sous une forme très pondérée. La conclusion de la commission était exprimée avec la prudence, la modération, la peur des opinions tranchées et des termes cassants qui caractérisent les manifestations académiques. La voici : « Parmi les multiples facteurs qui ont déterminé la défaite française de 1940, l’alcoolisme chronique ou aigu par les spiritueux et le vin a joué un rôle que l’Académie croit de son devoir de signaler. »

Quelques-uns des académiciens, s’élevèrent contre le fond même de cette conclusion. L’un déclara que le rapporteur n’avait apporté aucun fait précis en sa faveur. Un autre émit l’idée que les ennemis de la France pourraient trouver dans cette conclusion, par ailleurs injustifiée, des arguments pour leur propagande hostile.

D’autres ne contestèrent pas les faits, mais s’opposèrent à l’adoption de la conclusion. C’était à leurs yeux vouloir détourner l’attention du rôle capital joué dans notre déroute par les fautes du commandement et reprendre un des thèmes favoris de la propagande anti-française.

C’est ainsi que les discussions dévient. Partie du problème de l’alcoolisme qui est de son ressort, l’Académie de Médecine était entraînée à examiner celui de la responsabilité de nos malheurs, qui n’est guère de sa compétence. Je comprends très bien qu’elle ait voulu éviter cet écueil, mais la controverse ainsi soulevée et terminée a ranimé mes souvenirs de septembre-octobre 1939.

Je n’ai jamais vu, au cours d’une vie professionnelle déjà longue, autant d’alcooliques que lors de ces deux mois de tragique mémoire. Pendant le seul mois de septembre, j’ai dû signer plus de certificats d’internements que je n’en avais signés pendant deux ans d’exercice normal de ma profession !

Il y avait à cette éclosion subite de troubles alcooliques bien des raisons. Sans doute pour noyer le chagrin des séparations que la guerre impose, bien des mobilisés versèrent de copieuses libations, mais il y eut aussi le résultat des secousses émotives révélant des intoxications jusqu’alors latentes, et encore le fait que la mobilisation a amené dans un pays de vin à bon marché des hommes qui jusqu’alors avaient vécu dans des régions où le jus de la vigne est un produit de luxe. Je suis sûr que le rapporteur de la commission académique a vécu cette époque où les trois quarts des malades traités dans les services de neurologie étaient des alcooliques délirants. Cette triste expérience lui a laissé des souvenirs dont l’amertume transparait dans la réaction pourtant adoucie de ses conclusions.

Je pense que l’Académie de Médecine a bien fait de ne pas adopter le texte qui lui était proposé. Elle ne devait pas sortir de sa mission qui est de s’occuper non de politique, mais d’hygiène. Il ne faut pas non plus qu’elle paraisse reconnaître que si nous avons subi la défaite de 1940, ce fut parce que le peuple de France avait noyé ses qualités de courage et ses vertus guerrières dans des flots d’alcool.

Mais il faut se souvenir que, pour les nations comme pour les individus, le moment des épreuves doit être celui où les règles de l’abstinence s’imposent avec le plus de force. On ne noie pas sa peur ou ses chagrins dans le vin ou l’alcool. On n’y noie que son courage.

J. Euzière. 5 mai 1945 »

Le deuxième article était prévu pour l’édition du 4 août 1945. Il a été rédigé le 12 juillet 1945, soit deux mois et demi après le décès du Führer. Il ne semble pas avoir été publié non plus. L’analyse qui y figure remportera aujourd’hui peut-être davantage de suffrages que celle du précèdent article.

Hitler était-il fou ?

« C’est une question bien des fois posée et qui ne sera jamais solutionnée à la satisfaction de tous. Le même problème est encore pendant pour les Césars de la décadence romaine et la plupart des régicides. Dans la matière, il est rare que le public s’incline devant l’avis des compétences. Il est entendu qu’on ne peut se fier en l’espèce aux dires aux psychiatres : ce sont gens pour qui personne n’est parfaitement équilibré et qui voient des fous partout.

Ce jugement sommaire est contestable. Je crois bien qu’au contraire, beaucoup parmi les spécialistes des maladies mentales s’abstiendront en l’espèce de porter un jugement définitif. Ils ne connaissent l’intéressé que par ouïe dire. Ils ne l’ont pas observé directement dans son comportement journalier, selon les règles du behaviourisme. Ils ne peuvent baser leur diagnostic que sur les pièces d’un dossier, encore bien incomplet, où abondent les contradictions, les dépositions passionnées, les témoignages suspects et dont beaucoup sont encore incontrôlables.

Mais si l’heure de la vérité scientifique n’a pas encore sonné, le débat n’en est pas moins ouvert, et certaines des opinions exprimées ne manquent pas de piquant. Tout dernièrement, Paul Cololian s’est amusé à invoquer contre Hitler la description qu’en 1879 un grand psychiatre allemand a donné de la paranoïa chronique (Paris médical, 6 juillet 1945).

Les individus qui en sont atteints sont orgueilleux et mégalomanes. Ils ont une infatuation démesurée, une surestimation vaniteuse qui les conduit à chercher à imposer leurs théories à toute une société et à se présenter comme des envoyés de la Providence appelés à régénérer les peuples.

Cet orgueil pousse souvent les paranoïaques dans les voies de l’ascétisme, et les conduit à renoncer aux joies vulgaires de la vie sexuelle. Il les rend inadaptables. Aussi insultent-ils leurs contradicteurs, invectivent facilement leur entourage, voire les inconnus et le monde entier.

Pour eux, le mensonge est un moyen d’attaque et de défense. La fausseté de leur jugement les conduit à se croire indispensables et en butte aux attaques d’autrui. Pour se défendre, ils font des discours grandiloquents ou frappent les individus qui les gênent par derrière et les assassinent.

Facilement, ils se croient sous la protection de la Providence et que, grâce à elle, ils arriveront à remplir leur mission sacrée et à refaire le monde suivant la vraie religion dont ils sont les inventeurs.

Cette description s’applique déjà assez étroitement à l’ermite de Berchtesgarden. Mais la description prophétique de Krafft Ebing va encore plus loin et Paul Cololian nous invite à lire respectueusement les lignes où le psychiatre allemand décrit l’influence que ces fous faux prophètes peuvent avoir sur les foules. Suivons son conseil :

« Dans la société pullulent ces pseudo génies, toujours mécontents de ce qui existe et toujours poussés à réformer le monde. Ils débutent comme inventeurs de nouveaux systèmes sociaux et politiques appelés à sauver la société, come fondateurs d’Etats idéaux, de nouvelles sectes religieuses, etc. Il est intéressant d’observer alors comment un fou ne produit non seulement cent, mais mille autres, comment les foules se laissent alors entraîner, séduites par l’originalité et l’excentricité des idées de ces démagogues fous, et attirées par leur zèle fanatique, embrasé parfois par une prétendue inspiration divine ».

Ces lignes ont été écrites par un Allemand soixante ans avant l’avènement d’Hitler et l’instauration du Nazisme ! Les psychiatres, dont on médit tant, sont parfois des prophètes.

J. Euzière. 12 juillet 1945 »

NOTES

1. Die lustige Witwe (La Veuve joyeuse en français) est une opérette autrichienne en trois actes de Franz Lehár.