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Hommage à Pierre de Nolhac

[Texte intégral : Jean MOULIN]

Mesdames, Messieurs, chers amis,

Madame de Maintenon, qui ne manquait pas d’expérience, avait coutume de dire : « Écrivez, mais ne parlez pas ! »

Pendant la lecture si attachante du discours prononcé par le tout jeune et fort distingué professeur qu’est M. Mas, je dois vous avouer que j’étais assez tenté par cette invitation au silence.

C’eût été de ma part le meilleur hommage rendu à cette vivante et pittoresque évocation d’un de vos illustres prédécesseurs, mes chers amis, M. Pierre de Nolhac.

Mais c’eût été désobligeant pour l’université qui, par les voix conjuguées de M. le Recteur et de M. l’Inspecteur d’Académie, m’a très aimablement convié à présider la cérémonie d’aujourd’hui. Et j’ai de bonnes raisons pour ne faire à l’université « nulle peine, même légère ».

Bien plus, je lui suis reconnaissant de l’honneur qu’elle m’a fait, en l’occurrence, en voulant bien se souvenir que j’étais attaché par quelques fibres à la grande famille de l’enseignement.

Et puisque aussi bien j’ai rompu ce silence, je me dois de féliciter avec des mots qui traduisent imparfaitement la satisfaction de ses auditeurs, M. le professeur Mas, du régal littéraire qu’il a su si élégamment nous offrir.

En faisant revivre devant nous la belle figure de Pierre de Nolhac, l’orateur, sans négliger les autres aspects de sa personnalité, a fait, comme le comportait son sujet, la part la plus large au poète.

Je crois cependant, et il ne me contredira certainement pas, qu’avec le recul du temps, c’est moins le poète ou l’historien que l’humaniste qui subsistera chez l’auteur du « Testament d’un latin ».

Et il m’est agréable de penser que ce sont ses professeurs du Lycée de Rodez qui lui ont permis, plus tard, par de patients travaux d’érudition et de critique, de déplacer quelque peu les bornes de la connaissance humaine.

Je sais que les successeurs de ces vieux maîtres entretiennent, toujours ardent, le culte des lettres grecques et latines et je ne puis que les en louer.

Et pourtant l’enseignement des « humanités » a subi bien des assauts depuis quelques lustres.

Périodiquement, au Concours Général, s’affrontent, avec beaucoup d’éloquence, les thèses contradictoires de la nécessité ou de la vanité de cet enseignement. Et la controverse est loin d’être close.

Pour ma part je pense qu’on puisera toujours dans l’Antiquité classique de saines et profitables leçons.

Moins envoûtés que nous par la civilisation matérielle, les auteurs grecs et latins sont plus dépouillés de convention et leur discipline est plus prés de la nature. Aucun des grands problèmes de l’esprit n’a échappé à leur examen ; aucun des drames de l’humanité ne les a laissés indifférents.

Nul n’a mieux scruté l’âme humaine, mis en lumière ses faiblesses, exalté sa grandeur. Et d’être allés plus loin dans l’étude intérieure de l’homme, leur a donné le sens de la mesure et de l’harmonie, éléments essentiels de la sagesse et principe même de la poésie.

D’avoir sondé les possibilités de l’homme, leur a conféré cette foi dans ses destinées qui nous assurent à jamais de précieux exemples de volonté et d’énergie.

Vouloir se passer de cette fraîcheur de vision, de cette expérience directe et profonde, sous prétexte de modernisme, serait aussi peu raisonnable que de négliger délibérément les trésors du Parthénon dans l’étude de l’architecture ou de la sculpture.

Au contact de la culture antique, non seulement, nous affirmerons notre jugement et nous assouplirons notre intelligence, mais nous trouverons un adoucissement à nos mœurs.

C’est ce qu’exprimait en fait Saint-Marc de Girardin dans sa boutade sur la culture latine : « Je ne demande pas à un honnête homme de savoir le latin il me suffit qu’il l’ait oublié ! »

Certes, il ne faut rien décider dans l’absolu et l’on peut être un « honnête homme », au sens du XVIIe siècle, sans entendre le grec et le latin. Il y a des précédents illustres. Il en est un, très prés de nous c’est celui de votre grand poète de la terre, François Fabié.

Sur la fin de sa vie, se confiant à son ami Camille Vergniol il écrivait : «il est vrai que je n’ai jamais su de grec et de latin… Il m’est arrivé parfois de le regretter et, d’autres fois, non. »

Il ne faut point oublier qu’il connaissait parfaitement, par la traduction, les littératures grecques et latines : « Je les ai lues et relues, dit-il, Homère surtout et Virgile ». N’est-ce point-là un aveu ?

Beaucoup de détracteurs des « humanités » ne voient dans leur enseignement qu’un attardement de l’esprit à des choses mortes, qu’une réaction préjudiciable à une complète libération intellectuelle et sociale.

C’est vouloir ignorer, de parti pris, la constante jeunesse des textes anciens, de même que l’indépendance d’esprit de leurs auteurs, indépendances qui, dans la pensée grecque notamment, atteint des hauteurs jamais dépassées.

Considérer les études classiques comme une manifestation de conservatisme intellectuel ou politique, c’est non seulement faire dévier le débat, mais encore méconnaître les leçons de l’histoire.

Je n’aurai point besoin de faire appel longuement à vos souvenirs scolaires, mes chers amis, si je vous dis que la plupart des grands courants idéologiques des siècles passés, ceux qui ont le plus contribué à la libération de la pensée, à la libération de la personne humaine, ont eu pour substruction une connaissance profonde des lettres antiques.

L’influence de la culture gréco-latine est particulièrement éclatante dans les deux mouvements les plus importants de cet ordre depuis le christianisme : la révolution intellectuelle et morale de l’Humanisme et la révolution politique et sociale de 1789.

Ce sont les humanistes des XIVe et XVe siècles, ces humanistes chers à Pierre de Nolhac, qui ont permis à l’homme de sortir des obscurités du Moyen Âge pour atteindre cette étape unique dans l’évolution de la civilisation : la Renaissance.

Penchons-nous, voulez-vous, sur cette époque bien curieuse qu’est la fin du XIVe siècle.

Toutes les valeurs jusqu’alors admises sont contestées et battues en brèche, sans qu’apparaisse encore à l’horizon l’aube d’une relève.

La Féodalité et l’Église, les deux grands maîtres, ont beaucoup perdu en autorité et en rayonnement. Celle-ci est affaiblie par la folle épopée des croisades et plus encore peut-être par les luttes interminables entre conciles et collèges, entre papes et anti-papes, qui égarent les fidèles à la recherche de la vérité… Celle-là a perdu toute grandeur. Selon le mot de Gustave Lanson, il n’y a plus de seigneurs, il n’y a plus que des routiers

C’est alors que se dressent ceux qu’Edmond Haraucourt appelle « les annonciateurs de l’aube », ces humanistes, pleins de révoltes contre leur siècle et tout ce qu’il renferme d’avilissant pour l’esprit humain et qui bientôt vont jeter les fondements d’un ordre nouveau.

Dans la fermentation confuse des idées où vont-ils chercher leur inspiration ? Rejetant le vain appareil de la scolastique, ils vont puiser une plus juste notion de l’homme aux sources de l’Antiquité gréco-latine.

Un des plus grand humanistes, le premier, sans doute, Pétrarque, que Pierre de Nolhac a, pour ainsi dire, redécouvert, et qui déclare « que la seule harmonie d’une phrase de Cicéron suffit à l’enchanter », se plaint, avec sa fougue généreuse, de l’abandon total dans lequel se trouvent les lettres antiques. Écoutons-le fulminer contre l’ignorance de son temps : « Autant j’évoque de noms illustres de l’Antiquité, autant je rappelle des crimes du temps qui les a suivis ! Non content de la honte de sa stérilité propre, il a laissé perdre les œuvres nées des vielles de nos ancêtres et le fruit de leur génie. Cette époque qui n’a rien produit, n’a pas craint de gaspiller l’héritage paternel ! »

C’est de cette révolte qu’est né l’Humaniste et son besoin de revenir à l’Antiquité classique. De tout côté, on recherche, on exhume les grimoires poussiéreux qui renferment, prisonniers depuis des siècles, les chefs-d’œuvre des auteurs grecs et latins, comme on déterre les statues dont la vision va régénérer l’art.

Les apôtres ne manquent pas et bientôt, dans toute l’Europe, vont s’allumer, selon l’expression du poète, ces « phares » qui pendant des siècles projetteront leurs lumières sur l’humanité et qui se nomment, selon les pays : Politien, Erasme, Vivés, Melanchton, Guillaume Budé. Si les assises de la civilisation moderne sont posées, n’oublions pas quels en furent les artisans, ni surtout quels en furent les matériaux.

De même, quand à la fin du XVIIIe siècle, un besoin de libération et de redressement se fait encore sentir, c’est aux traditions toujours pures de l’Antiquité que reviennent les nouveaux prophètes.

Dans le silence des bibliothèques s’effectuent de savants travaux d’érudition sur les textes anciens. Reprenant les théories de Vico, d’Herder, de Lessing, divulguées par les Encyclopédistes, tout un mouvement scientifique renouvelle l’histoire des grecs et des latins. La vogue est aux recherches archéologiques. Les fouilles de Pompéi, ressuscitant toute une Cité, enflamment l’enthousiasme de ces nouveaux classiques.

On se plait à rappeler le temps des républiques de la Grèce et de Rome. On se retrempe dans l’héroïsme.

L’éloquence révolutionnaire est pleine de réminiscences antiques. Tite-Live et Plutarque sont les compagnons fidèles des tribuns du peuple. On exalte la vertu d’un Caton, l’audace d’un Brutus, le sacrifice d’un Socrate. Vergniaud pour appeler ses concitoyens aux armes évoque Démosthène et les Philippiques. Robespierre est salué du titre « d’unique émule du Romain Fabricius ».

À l’art mièvre et relâché du siècle, on oppose un idéal plus sévère. On préconise le retour à la nature et l’imitation de l’antique.

Le décor de la vie lui-même est tout imprégné de ces visions retrouvées. On reproduit les bas-reliefs grecs et les fresques des villas romaines, tandis que la gloire naissante de David s’épanouit dans le « Serment des Horaces ».

Là encore, Messieurs, dans ce vaste bouillonnement, dans ce bouleversement généreux, il convient de faire la part de la culture classique, la part des humanités.

C’est leur titre de gloire d’avoir, à travers les siècles, avivé le flambeau de ceux qui ont voulu la pensée la plus libre et meilleure la condition humaine.

C’est leur justification et la preuve de la permanence de leurs enseignements. Mais certains détracteurs des « humanités » plus conciliants, diront, enfin, qu’ils ne méconnaissent point, et ce rôle historique et l’intérêt que présente pour la formation de la jeunesse l’étude des lettres classiques. Mais ils invoquent, pour proposer sa suppression, le développement considérable des sciences et le besoin impérieux de spécialisation qu’il engendre.

Vous me permettrez de ne pas répondre moi-même à ce dernier argument et de céder la parole, en guise de conclusion à ce trop long discours, à l’éminent lettré qu’est le Président Herriot :

« Ne croyez pas, disait-il, il y a peu d’années, à certains de vos camarades, à l’artificielle distinction des sciences et des lettres. Sans doute, la croissante complication des connaissances exige la spécialité ; c’est un drame intellectuel que ce conflit du présent entre la nécessité de fixer son travail dans un canton limité et l’obligation de ne pas ignorer le lien des ensembles. Mais de notre infirmité ou de notre paresse, ne concluons pas à l’opposition des éléments divers du savoir. Ne décourageons pas les fortes intelligences, comme il s’en trouve assurément parmi vous, qui veulent étendre leur culture avant de choisir une application. Parce que nous ne pouvons, le plus souvent, apercevoir qu’un côté de la montagne, parce qu’il nous faut parfois nous arrêter à mi-chemin, ne refusons pas d’admirer ceux qui parviennent au sommet d’où l’on devine les deux versants… ».

* Discours inédit
(© Bibliothèque nationale de France, Paris)

Prononcé par Jean Moulin, préfet de l’Aveyron, le mercredi 13 juillet 1938, lors de la distribution des prix du lycée Ferdinand Foch de Rodez qu’il présidait, en réponse au discours d’usage du professeur P. Mas : « Un ancien élève du lycée de Rodez : Pierre de Nolhac (1859-1936). Bibliothèque nationale, Manuscrit, Nouvelles acquisitions françaises, 17864, fol. 134 à 142, 10 feuillets de 0,16 x 0,22.

Informations complémentaires

Année de publication

2001

Nombre de pages

4

Auteur(s)

Jean MOULIN

Disponibilité

Produit téléchargeable au format pdf