Du parc à la nature sauvage – Introduction
Du parc à la nature sauvage :
Introduction
Étude réalisée par
Isabelle CELLIER, anthropologue
avec la contribution de :
Jean-Louis GIRARD, historien du village
Claude RAYNAUD, archéologue
Maëlle BANTON, géographe
p. 9 à 11
Le terme même de château viticole appose deux réalités bien distinctes. Tandis que ‘château’ souligne le côté ostentatoire de la demeure, ‘viticole’ renvoie à la fonction d’exploitation agricole. C’est à la première facette que l’on va s’intéresser ici. Les riches bourgeois de la fin du XIXe siècle investirent en effet dans des domaines viticoles dont ils tirèrent des revenus non négligeables. Ils les utilisèrent comme lieux de villégiature ou d’habitation où ils pouvaient inviter leurs amis et leurs pairs, et surtout afficher leur réussite. Construire ou transformer, voici les options qui s’offraient à eux. Contrairement à de nombreuses familles qui optèrent pour une construction ex nihilo, c’est transformer que choisit Paul Manse quand il hérita du vieux château de Lunel-Viel acheté par son père en 1843. (Fig. 2) Aussi, à l’heure de la configuration définitive qu’il allait donner au château et à son parc, c’est à l’agrandissement et à l’embellissement qu’il pensait. Et au moment où sa fortune culminait grâce à son implication dans les affaires, il réinvestit ses profits dans ce but.
Une présentation du château a déjà été faite 1 et l’étude de sa gestion pendant la guerre de 1914-1918 a donné lieu à la parution d’un ouvrage 2. C’est maintenant à son parc, écrin de verdure destiné à renforcer le prestige de l’habitation, que l’on va s’intéresser, de l’aménagement d’origine aux transformations qu’il subit à travers le temps, en élargissant notre regard à ce qu’il dit de ceux qui l’aménagèrent et du rapport à la nature qu’ils entretenaient.
Issue du notariat, la famille Manse, selon son habitude, archiva scrupuleusement tous les documents concernant le château, léguant aux chercheurs une documentation d’une densité exceptionnelle. Les archives châtelaines sont en effet conservées de 1910 jusqu’en 1975, avec une lacune pour les années 1945 à 1953, période durant laquelle l’exploitation fut mise en fermage. Malgré cela, ce fonds d’archives constitue une source de premier intérêt sur un sujet encore peu étudié au niveau régional en raison de la rareté et/ou de la difficulté d’accès à la documentation. Les semainiers décrivent ainsi le travail fourni sur le domaine au jour le jour et même par demi-journée, tandis que les livres de comptes révèlent, outre les dépenses, des annotations souvent significatives.
Plans, actes officiels, factures, cahiers de cours à l’École d’Agriculture de Montpellier, cahiers de tableaux de chasse, permis de chasse, livre de poésies, mais aussi documentation plus personnelle, lettres et même brouillons de lettres, cartes postales, albums photo, photos, complètent le dossier auquel nous avons eu accès et font parler une page historique comme n’aurait pu le faire le seul examen du cadastre et des archives départementales. Large part sera faite ici à des extraits de ces écrits personnels qui traduisent au plus près ce que pensaient les propriétaires. On n’hésitera cependant pas ensuite à recourir à des archives tant municipales qu’associatives pour retracer la trajectoire qui amena le parc de ce château viticole à passer du domaine privé au domaine public.
Qu’entend-on exactement par parc, c’est ce à quoi le Dictionnaire critique de la géographie s’essaie à répondre, tant il est vrai que le terme renvoie à de multiples définitions. « Désignant à l’origine une parcelle entourée d’une clôture mobile pour le pacage du bétail », une dérivation amène, lorsque l’on parle de parc attenant à un château ou à une maison de maître, à la définition de « terrain boisé et clos, avec des arbres fruitiers ou des arbres d’ornement » 3. L’historienne M.-H. Bénetière, dans l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé, « Jardin. Vocabulaire typologique et technique », précise cette définition :
« Un espace organisé, généralement clos, indépendant ou associé à un édifice, comportant des végétaux d’utilité ou d’agrément, cultivés en pleine terre ou hors sol, créé à partir d’une modification plus ou moins profonde du site naturel » 4.
Pour elle, la notion de jardin est centrale. Elle en précise la caractéristique principale :
« Ce qui caractérise le jardin, c’est l’intervention humaine sur la nature, profonde et dans la durée : sur le relief, sur le sous-sol, sur le réseau hydrique, sur la couverture végétale… On crée réellement un écosystème ; on construit un espace en trois dimensions en quelque sorte : en sous-sol, en surface et… en se projetant dans l’avenir ! » 5.
L’étude d’espaces comme les parcs et jardins s’est particulièrement développée depuis les années 1980, définissant un champ de recherche dynamique qui appelle à des études interdisciplinaires, car le pluralisme des approches semble nécessaire pour appréhender un objet qui se situe au confluent du spatial et du social, du passé et du présent et touche aussi bien à l’aménagement du territoire, au patrimoine historique qu’aux perceptions et usages par l’être humain de son environnement. Aussi, pour mener à bien ces recherches faut-il, selon la géographe F. Barthe-Deloizy, prendre en compte deux aspects majeurs :
« Tout d’abord, l’étude de la production d’un aménagement […] et l’usage qui en est fait ; ensuite, l’ancrage de cet espace dans une double temporalité, celle du passé et du présent : du passé, car il faut des années pour mener à maturité un parc et sa végétation où les fréquentations et les pratiques se construisent dans des cycles répétitifs, quotidiens, liés aux saisons, aux âges, aux modes ; du présent, car l’observation contemporaine du parc en un temps « t » apporte des enseignements à la fois sur la transmission d’une histoire mais aussi sur le « visage » de l’instant d’une communauté urbaine. » 6.
Ces espaces, longtemps considérés comme accessoires, sont désormais définis comme des construits sociaux et de ce fait très révélateurs : « n’offrent-ils pas une image de la nature revue et corrigée par l’homme qui la manipule en mobilisant des techniques traditionnelles ou novatrices, et y imprime la marque de ses goûts, de ses rêves et de ses croyances ? » questionne le géographe P. Claval 7. Et l’archéologue A. Malek de renchérir : « l’art des jardins vise à atteindre une nature idéalisée, façonnée selon une culture particulière. Chaque culture propose sa vision d’une nature perfectionnée ou idéalisée qui la sépare des autres terres cultivées ou entretenues. Notre définition se veut universelle, mais les jardins sont historiquement et culturellement spécifiques » 8.
Comment mieux cerner cette vision plurielle de la nature qu’en considérant comment leurs croyances respectives ont amené historiquement les Occidentaux à s’en distinguer pour mieux la domestiquer, et les Amérindiens à la respecter car ils pensaient ne faire qu’un avec elle, souligne l’anthropologue I. Cellier 9. Aussi d’autres anthropologues, F. Paul-Lévy et M. Ségaud, affirment-ils que l’organisation spatiale est « le résultat de la pratique symbolique et l’expression d’idéalités matérialisées » 10. La conclusion de la géographe F. Barthe-Deloizy, qui parle « d’entités qui permettent la projection concrète des ambitions sociales et politiques des pouvoirs » est sans équivoque : « l’observation et l’analyse d’un espace non productif comme le parc ou le jardin public […] contribuent d’une manière significative à la compréhension globale d’une communauté dans son rapport à l’espace » 11. Les anthropologues Y. Droz, V. Mieville-Ott, J. Forney et R. Spichiger vont cependant encore plus loin en disant qu’au sein d’une même culture, chaque individu construit sa propre vision du paysage :
« Le paysage est un construit social et consiste en une représentation qui n’a pas de réalité objective. Le paysage associe un substrat physique au regard d’un individu socialement et culturellement déterminé. […] Le concept de posture paysagère décrit le discours et la position observable prise par un individu face à un paysage en lien avec sa profession, son origine sociale, son histoire personnelle, etc. » 12.
Quelle posture adoptèrent les propriétaires du château de Lunel-Viel ? Comment perçurent-ils l’espace qui les entourait ? Comment l’utilisèrent-ils ? Et comment l’aménagèrent-ils surtout ? La profusion des archives en notre possession, concernant tant le parc, le domaine que la pratique de la chasse, va aider à répondre à ces questions et à celle, plus fondamentale encore : qu’est-ce que la posture qu’ils adoptèrent nous dit du rapport à la nature qu’entretenait la bourgeoisie de la fin du XIXe siècle et début du XXe dont ils étaient issus ? Dépassant une démarche simplement descriptive du parc, de ses bâtiments et de ses essences, les archives permettront d’apporter un éclairage sur l’utilisation que l’on en fit, sur l’entretien également qu’il nécessita, ce à quoi peu d’études peuvent prétendre, faute de documentation et sur les profits qu’on chercha à tirer de l’exploitation pour assurer son aménagement. Mais elles aideront surtout à mettre en avant comment cet aménagement servit à asseoir l’image sociale de ses propriétaires et à en tirer une réflexion plus générale sur le rapport qu’entretenait un bourgeois du tournant du XXe siècle à la nature en général. A partir du plan de 1895, qui présente l’aboutissement de la concrétisation de ce rêve bourgeois et demeure le plan de référence, on suivra ensuite le long cheminement qui amena au morcellement du parc et à sa vente… ou comment un espace réservé à une minorité privilégiée devint un espace public ouvert à tous.
NOTES
1. RAYNAUD, CELLIER, 2011.
2. CELLIER, GIRARD, RAYNAUD, 2018.
3. BRUNET et al., 1992, p. 366.
4. BÉNETIÈRE, 2000.
5. BÉNETIÈRE, 2013, p. 64.
6. BARTHE-DELOIZY, 1998, p. 130.
7. CLAVAL, 1989, p. 168.
8. MALEK, 2013, p. 64.
9. CELLIER et al., 1995.
10. PAUL-LÉVY, SÉGAUD, 1983.
11. BARTHE-DELOIZY, 1998, p. 130.
12. DROZ et al., 2009, p. 180.