Du muscat dans les bouteilles ! De la frontignane à la torsadée
Du muscat dans les bouteilles ! De la frontignane à la torsadée
Laurence SERRA * & Carole BRIFFAUD **
* Docteur en Archéologie de l’Université d’Aix-Marseille (LA3M-AMU-CNRS-UMR 7298), laurenceserra@arkaeos.fr
** Responsable des archives du service patrimoine de la ville de Frontignan-La Peyrade, cbriffaud@ville-frontignan.fr
P. 69 à 80
Le muscat de Frontignan bénéficie dès le XVIIe siècle d’un conditionnement en flacons de verre, qui favorise son exportation sur longues distances dans de bonnes conditions de conservation. Se basant sur des archives locales, l’article étudie les relations des viticulteurs frontignanais avec les verreries de Bordeaux puis de Marseille, qui élaborent des modèles de bouteilles dédiés au muscat. Ainsi naît au XVIIIe siècle la célèbre frontignane, et au XIXe la torsadée.
From the 17th C the Muscat de Frontignan (sweet wine) was packaged in glass bottles, that provided the best conditions for transporting the wine. Based on local archive collections, this article studies the relationships between the wine-growers of Frontignan and the glass bottle manufacturers of Bordeaux and later of Marseille, who produced types of bottles especially for the Muscat wine. This led to the well-known frontignane 18th C and the twisted shape of the muscat bottle in the 19th C.
Lo muscat de Frontinhan se preval dempuèi lo sègle XVII d’un condicionament amb de flascons de veire, çò que favoriza son exportacion sus de distàncias longas dins de bonas condicions de conservacion. S’apiejant sus d’archius locals, l’article estudia las relacions dels vinhairons frontinhanencs amb las veirièras de Bordèu puèi de Marselha, que amagestran de modèls de botelhas vodats al muscat. Aital espelís al sègle XVIII la celèbra frontinhanenca, e la torcida al sègle XIX.
Le département de l’Hérault est, au milieu du XIXe siècle, le premier producteur de vin français. Selon Alain Berger et Frédéric Maurel 1, pendant la première moitié du XIXe siècle, « le vignoble héraultais connaît la plus forte croissance : 96 000 hectares en 1828, 174 000 en 1850 ! ». Cette même année, à la veille de la crise de l’oïdium, l’Hérault produit près de 4 M d’hl, soit 8,7 % des 45 M d’hl de la récolte nationale. Il s’agit souvent de vins de chaudière c’est-à-dire destinés à être distillés en eaux de vie, et non de vins fins. Les muscats de Frontignan et de Lunel, appelés également vins des dames font exception à cette production de masse et de basse qualité Le Frontignan est consommé partout en France et régulièrement exporté vers les marchés des Amériques, à destination des États-Unis et des Iles françaises des Antilles. Son transport en bouteille est ancien. En effet, une liasse datée du XVIIe siècle, regroupant des extraits de comptabilité des clavaires de Frontignan, conservée dans le fond des archives municipales, vient d’être transcrite et fait état, entre autres, des premiers conditionnements du muscat dans des flacons de verre.
Les premières mentions d’un transport de muscat en bouteilles
Les premières attestations d’un conditionnement du muscat en flacons de verre datent du XVIIe siècle. Plusieurs correspondances manuscrites, conservées aux archives municipales de Frontignan, font état de ces envois. Ces documents, extraits de la comptabilité des clavaires (trésoriers de la ville), permettent d’affirmer que les consuls de cette période organisaient déjà la promotion du muscat à travers le royaume de France. L’usage du verre est associé à cette promotion du produit. Comme pour le parfum, l’usage du flacon de verre est un gage de qualité et de raffinement. C’est la garantie d’une conservation du vin sans altération (contrairement au tonneau), lui conférant ainsi un caractère luxueux qui engendre, de fait, une augmentation substantielle du prix de vente.
Le premier document, daté de 1624, fait référence à l’envoi à Béziers d’une caisse en bois fabriquée par le menuisier de la ville de Frontignan, Jehan Sendrau, remplie de bouteilles de muscat, à l’attention du comte de Montmorency : « Jehan Sendrau metre menuzier de la presante ville de Frontinian ay resu du Sieur Phelip Roux Consul et qlavere de ladite ville la somme de trante sous pour paiemant dune grant qese contenant une douzene et demy de bouteilies plenes de vin musqat pour anvoier amon senieur de mommouransy abeziers de ladite somme de trante sous man tien qonntan et bien paie et an foy dese me suis sine se dizsetieme mars 1624. (signé) J. Sendrau » 2. (Fig. 1)
Le même Jehan Sendrau, en 1650, cette fois en qualité de consul de la ville de Frontignan, rédige et cosigne avec les autres consuls Roux et Bruguières un envoi de vin muscat par charrette via Béziers à l’attention du comte de Bieules : « Pierre Maraval premier consul et clavaire de notre ville notre collegue payes et deslivre a Me Jacques delanglée docteur et advocat de ladite ville la somme de vingt une livres et sest pour le pri et voiture de la presente ville a celle de Beziers, qua fait sa charrette du vin muscat et autre chose. Prezant par notre Communaute a Monsieur le Comte de Bieules Lieutenant et Gouverneur pour le Roy en notre province. Laquelle somme de vingt une livre en rapportant le present mandatement et quittance au pied Vous sera tenu en compte sur les deniers de votre administration en randant le compte dicelle. Faict a Frontignan le dixneusvime jour doctobre MVIC cinquante. (signé) Bruguières Ier Consul, P. Roux Consul, Sendrau J. Consul, Du mandement des dit Sieurs (signé) Roux » 3.
Le dit comte de Bieules est par ailleurs propriétaire de la verrerie de Laprade où il fait du verre à vitre et des bouteilles. Il est possible d’imaginer que le muscat offert par Frontignan est peut-être conditionné dans ses bouteilles.
La troisième correspondance, datée également de 1650, relate un envoi vers Paris. Le sieur François Peroudet secrétaire de monsieur de Manchaud, conseiller et secrétaire d’État mentionne : « Je soubzsigné, François Péroudet, secrétaire de Monsieur de Manchaud, conseiller et secrétaire d’Estat, déclaire comme le sieur Figuière, marchand de vin muscat de Frontignan, a offert et livré audit sieur deux dousaines de bouteilhes vin muscat de la part de messieurs les consuls du dit Frontignan qui c’est truvé fort excellant m’ayant commandé ledit sieur de Manchaut d’espédier ledit certificat audit sieur figuière pour luy servir comme il appartiendra. Faict à Paris, ce 20me dexambre 1650. (signé) F Peroudet » 4. (Fig. 2)
On remarque que le sieur Figuier (qui s’écrit aussi Figuière) est un négociant en vin muscat qui s’adresse à de hautes personnalités de l’État. Si dans la précédente correspondance il vend son vin au secrétaire d’État, dans deux autres on s’aperçoit qu’il bénéficie d’entrées privilégiées à Versailles (Fig. 3). Il est en contact avec Lacroix, l’échanson de la Cour ; il se déplace à Paris à plusieurs reprises pour présenter son vin, en tonneau ou en bouteilles, à son altesse royale le duc d’Orléans comme en atteste l’extrait qui suit, daté du quinze décembre 1650 : « Je, soubzsigné, chef d’eschançonnerie, bouche de son Altesse royalle, certiffie à tous qu’il appartiendra que monsieur Figuier, marchand, a présenté une pièce de muscat à son altesse royalle, laquelle m’a esté mise ez mains… De plus, je certiffie que ledit sieur Figuier a aussy présenté à monsieur Goullas, secrétaire des commandementz de son Altesse royalle, douze bouteilles de muscat et monsieur Frémont aussy secrétaire des commandemens de sa dicte Altesse, douze autre bouteilles de muscat. Faicte le quinzième jour de décembre mil six centz cinquante (signé) La Croix » 5.
Ce qui est intéressant à relever pour l’époque c’est que le vin en bouteille conditionné en caisses, voyage loin et par différentes voies de communication. Il est transporté dans la région et jusqu’à Paris en charrettes par les routes, mais aussi vers Bordeaux par le canal du Midi (ouvert en 1671) et enfin vers l’étranger. Tout d’abord la famille Argeliès possède des quirats (parts) sur des navires qui effectuent des liaisons commerciales par cabotage, avec principalement le Royaume de Gènes, au départ de Frontignan. Ces pinques, gabarres, bélandres, dogres ou polacres transportent aussi bien des caisses de bouteilles que des tonneaux (source AMF CC37/ Baux, comptes et correspondances 1610-1747). Les flacons sont expédiés également vers l’Angleterre, la Hollande, l’Allemagne et la Suède via les ports de Bordeaux et de Sète à partir de 1666. Le commerce du muscat avec ces pays est facilité par l’installation de nombreux protestants en Languedoc à la suite des guerres de religion (Ferras, Lauraire 2000, 13).
Cependant au XVIIe siècle il n’existe pas de modèle de bouteille spécifique au muscat. Il s’agit d’une production locale de flacons ou flasquets destinés à contenir tous types de vins ou liqueurs. Ils sont en verre épais bleu-vert, communément appelés bleu de Grésigne, fabriqués par les verreries à bois situées dans les forêts limitrophes : soit celle du Mas de Baumes, sur le causse de l’Hortus au nord de Montpellier, soit celle du château de Moussans à la lisière de l’Hérault et du Tarn, ou encore celle de la Sauvie sur le causse du Larzac. La vente de ces emballages en verre est assurée par les marchands de Montpellier (Fig. 4). Un contrat daté du 26 octobre 1677, conservé aux archives départementales de l’Hérault, atteste de ce commerce. Anthoine Millet, marchand verrier de Montpellier, vend à André Gautier, marchand de muscat de la ville de Frontignan : « la quantité de 24 000 bouteilles de verre appelées flasquets ronds suivant le modèle qu’il en a baillé du poids de six ou huit onces chacune… treize ou seize onces aussi à la volonté du dit Gautier au prix de six livres cinq sols le cent… ». Le marchand s’engage à livrer 3 000 pièces par mois 6. Un autre document qui se réfère à une pièce comptable, daté du premier décembre 1645, mentionne l’achat par M. Gaillard, premier consul de la ville de Frontignan, pour un montant de seize livres de : « … trente six boutelles verre tenant la piece deux pichets pesant 64 livres… » 7.
Bourg-sur-Gironde, la première verrerie à bouteille au charbon en France.
Invention de la frontignane
Le premier tiers du XVIIIe siècle, en France, voit l’émergence d’une révolution dans la production des emballages en verre avec l’arrivée des fours à charbon. C’est à Bordeaux, à partir de 1723, que la bouteille en verre bleu produite dans les verreries à bois est remplacée par celle en verre noir, produite dans les verreries à charbon 8. C’est également à la même époque que le muscat de Frontignan se voit attribuer son propre modèle de flacon appelé la frontignane. Cette appellation découle du contenu et non du design. En effet, le muscat de Frontignan est déjà célèbre bien avant le vin de Bordeaux en raison du caractère médicinal qu’il est réputé posséder. Le muscat de Frontignan, a acquis ses lettres de noblesse dès l’époque médiévale. En effet Guy de Chauliac (1300-1368) médecin de Montpellier des papes Clément V, Innocent IV et Urbain V, le préconisait pour ses vertus fortifiantes ; Arnaud de Villeneuve (1240-1314) médecin et alchimiste, également montpelliérain, vantait son pouvoir rajeunissant (Martin 2009, 11 ; Ferras, Lauraire 2000, 20).
Les cahiers comptables des verreries à charbon de Bordeaux et de Bourg-sur-Gironde ont été étudiés par les historiens André Orsini et Dominique Dabas. Ils relèvent que la frontignane est produite à près de 43 000 exemplaires entre 1734 et 1739. Ils précisent également que le muscat conditionné en tonneau était acheminé via le canal du Midi sur des barques, de Frontignan vers Bordeaux. Il était ensuite embouteillé et vendu au détail par les négociants locaux. Dans les registres comptables de la verrerie de Bourg-sur-Gironde on note la mention suivante : « 14 novembre 1735 : reçu du sieur Letellier, négociant de Bordeaux, la somme de 3 900 Livres Tournoi pour payement de vingt mille huit cent bouteilles frontignanes d’un demy pot … » 9.
En cette première moitié de XVIIIe siècle, d’autres verreries au charbon produisent des formes de bouteilles identiques et sous la même appellation de frontignane. C’est le cas de la verrerie de Dioncq-Lenglé à Dunkerque qui les fabrique et les exporte, soit directement par son port vers les colonies françaises d’Amérique, soit à destination des négociants bordelais. L’enquête des Préfets, commandée par l’Empereur, en date du 20 janvier 1809 montre, sous forme de dessins, différents modèles de bouteilles : champenoise, pinte de Paris, pinte anglaise et la fameuse frontignane appelée également bordelaise 10 (Fig. 5, 6).
La singularité de cette bouteille est d’être réservée exclusivement au muscat. Elle diffère des autres bouteilles à vin par sa forme tronconique et son volume (Fig. 7). A Bordeaux comme à Bourg, les verriers ne sauraient se plier à l’uniformisation exigée par Paris en matière de contenance. L’État avait cherché à imposer partout en France la mesure d’une pinte de Paris (90 cl) comme étalon de fabrication des bouteilles. Mais les établissements de Gironde refusent de s’y conformer. En 1741, une entorse au règlement est commune aux deux établissements. Les deux verreries s’accordent pour fabriquer des flacons d’une contenance de 20-21 onces (58, 60 cl.) pour le muscat de Frontignan. Au-delà de la contrainte technique et de la réglementation, s’imposent en effet les impératifs du marché, car avant d’obéir à l’ordonnance, les Bordelais préfèrent répondre d’abord à la demande. On peut avancer deux hypothèses à cette différence de volume entre le vin de Bordeaux et le vin de muscat. D’une part, il s’agit de distinguer son caractère médicinal et, d’autre part, les vins en flacon destinés à l’exportation sont considérés comme des produits de luxe et donc d’une contenance moindre. D’ailleurs cette pratique se retrouve chez les négociants marseillais d’huile d’olive surfine dont la contenance du flacon à l’exportation est également de 21 onces 11.
Le muscat de Frontignan un vin qui voyage loin…
Dès les années 1730, aux destinations traditionnelles vers les ports de l’Europe du Nord, s’ajoutent celles vers les Iles françaises d’Amérique. La vente du muscat de Frontignan Outre-Atlantique s’organise depuis le port de Bordeaux qui se spécialise dans les exportations de vin à destination de Saint-Pierre en Martinique, Pointe-à-Pitre en Guadeloupe et Port-au-Prince à Saint-Domingue 12. Le vin ordinaire est vendu en barrique ou en tonneau, seuls les muscats et les vins fins sont expédiés en flacons. Bordeaux propose donc un article d’assortiment qui voyage au détail, en petites quantités, avec de substantiels bénéfices. Généralement la bouteille vendue en France 13 à 14 sols est à 40 à 50 sols dans les Iles, soit un bénéfice de 200 à 250 %.
La seconde destination relève plus de la diplomatie que d’une logique de marché. Thomas Jefferson, ambassadeur des États-Unis d’Amérique en France, visitant la région languedocienne entre 1785 et 1789, pour se documenter sur son vignoble et de façon plus large sur les techniques d’agricultures locales, découvre le cépage muscat à petits grains de Frontignan. Il éprouve un véritable engouement pour ce vin et se lie d’amitié avec le docteur Lambert, diplômé de la faculté de Montpellier, propriétaire de vignes et consul de Frontignan. En 1790, Thomas Jefferson, choisi pour devenir secrétaire d’état du premier gouvernement de Georges Washington, décide d’en ramener dans ses malles à l’intention du premier Président des États-Unis. A cette occasion il demande au docteur Lambert, avec qui il entretient une correspondance amicale et suivie, de faire graver sur les bouteilles, par les verriers bordelais, les initiales du Président GW, ainsi que les siennes ThJ (Galtier 1953, 69-71) (Fig. 8, 9) 13.
Au XIXe siècle, Marseille supplante Bordeaux
Dans la première moitié du XIXe siècle, les verreries de Bordeaux continuent de fournir les bouteilles pour le marché frontignanais. Cependant la forme et la capacité de la bouteille évoluent et se standardisent. En effet, sous l’ancien Régime, chaque ville possède son système de mesures ; le système métrique, voté à la Révolution, se met en place lentement sur l’ensemble du territoire. Dès lors, la bouteille mesure 75 cl et prend la forme d’une bordelaise aux proportions classiques. Les épaules sont façonnées avec un angle de 110 à 120° contre 140 à 150° pour la bourguignonne (Orsini, Dabas, 2005, 50). Seul son aspect visuel diffère des autres modèles de bouteilles à vin. La bouteille en verre noir, généralement utilisée pour le vin, est supplantée, pour le muscat de Frontignan, par celle en verre incolore sublimant ainsi sa belle robe couleur or, gage de son succès. C’est très probablement grâce à ce choix que la clientèle des Antilles plébiscite le produit (Serra, 2013). Un exemplaire de ce modèle incolore avec cachet (Fig. 10), conservé dans une collection privée, apporte d’autres éléments qui accentuent l’originalité liée au contenu 14.
En effet, on retrouve mentionnés sur le cachet : l’origine, Frontignan ; la désignation, deux grappes de raisin ; le millésime, 1847. Nous sommes en présence du premier exemple de design pour une bouteille de Frontignan, le décor cannelé intérieur rappelant la légende d’Hercule 15. Au delà de l’esthétique, ce que cherchent les négociants c’est une logique de rentabilité commerciale. Ils plébiscitent la fin d’une production standard et intègrent la notion de design. Ainsi ce modèle sert à la reconnaissance au premier regard de son célèbre contenu qui s’exporte jusqu’en Amérique. On relève par exemple, dans Le courrier de la Martinique, dans les états de cargaisons du brick l’Abeille, en provenance de Marseille et à destination de Fort Royal (Fort-de-France), l’envoi de 600 caisses de muscat le 18 août 1837. Par ailleurs des marchands de la ville de Saint-Pierre s’offrent une réclame en quatrième de couverture dans le même quotidien sous l’appellation vin des dames (AD Martinique presse / Amouric, Serra, à paraître) (Fig. 11).
Dans la seconde moitié du XIXe, Frontignan change de fournisseur et Marseille vole le marché des bouteilles à Bordeaux. Ce changement s’explique par plusieurs facteurs. Marseille modernise ses équipements plus vite que Bordeaux. Dès les années 1860, les verreries marseillaises, notamment la verrerie Veuve de Queylar, produisent plus grâce à l’invention des moules en fonte qui font gagner un temps de fabrication important aux ouvriers du verre 16. Par conséquent, les tarifs marseillais deviennent plus concurrentiels. En ces temps de révolution industrielle, la rentabilité et la modernité priment sur la tradition.
En 1885 la verrerie Veuve de Queylar dépose à l’INPI le premier modèle marseillais de bouteille à muscat 17. Les Bècle-Combette, négociants-propriétaires de Frontignan, choisissent les premiers un décor à cannelures torsadées, dont le design est encore utilisé de nos jours (Fig. 12). En dehors du dépôt légal à l’INPI, deux exemplaires de ce modèle sont conservés, l’un dans la collection du musée d’histoire de Frontignan et l’autre dans la collection privée d’Alain Peyronnet (producteur de muscat). Ce premier modèle, soufflé dans un moule en fonte à charnières, a la particularité d’avoir son décor à l’intérieur de l’objet comme le modèle bordelais de 1847 (voir fig. 10). On constate alors que la bouteille de 1885 ne fait que reprendre le décor originel. Si la notion de design n’est prise en compte qu’à partir des années 1860 par les négociants en vin ou les industriels de l’agro-alimentaire, le muscat de Frontignan, baptisé roi des vins du midi, est encore une fois en avance sur son temps 18. Olive Jones, archéologue canadienne du verre, qualifie ces formes de type propriétaire, c’est à dire une forme associée à une maison. Ces bouteilles soufflées sont de fait associées à un moule propriétaire (Jones 1998, 209).
1924 : la guerre des moules
En 1912, la verrerie Veuve de Queylar, forte de cinq médailles à des concours nationaux, dirigée par Charles fils de Françoise (Fig. 13), dépose à l’INPI un nouveau modèle de bouteille pour le muscat de Frontignan à la demande de la coopérative. Produite mécaniquement cette bouteille conserve son décor à torsades cannelées mais cette fois, apparentes en extérieur 19. De plus, la verrerie a prévu au centre du moule une emprise lisse pour coller l’étiquette et rajoute une impression moulée sur le bas de panse : un écusson à l’effigie de la ville (Fig. 14, 15). Pour autant, les autres producteurs utilisent le même modèle de base (torsades cannelées). Par exemple le modèle de la maison Bècle-Combette se différencie en apposant sa signature moulée à la place de l’écusson (Fig. 16, 17).
Un courrier pourtant va déclencher la guerre des moules. En effet, la verrerie Veuve de Queylar se manifeste par l’intermédiaire de son avocat maître Boettcher le 3 juillet 1924, ce qui déclenche, à peine deux jours plus tard, une séance du Conseil d’Administration de la cave coopérative.
Le rapport de séance, daté du 5 juillet, nous apprend que la coopérative a cassé le contrat commercial qui la liait avec son fournisseur, Queylar à Marseille, car elle prétend que le modèle est également utilisé par un négociant privé, du nom de Bècle-Combette. L’avocat précise dans son courrier que : « Des deux modèles qui vous furent, à cette époque, présentés, vous prîtes celui que vous exploitez encore. L’autre modèle fut choisi par un concurrent qui l’exploite également encore maintenant. » Il ajoute que : « Vous ne pouvez prétendre par suite à aucun droit sur la propriété du modèle et lorsque vous avez rompu le contrat purement commercial qui vous liait au propriétaire légitime du modèle, vous n’avez certainement pas conservé le droit de continuer à l’utiliser. Vous êtes donc au point de vue de ce modèle, dans une situation irrégulière » 20. En effet, et c’est là le plus contestable, Charles de Queylar accuse la coopérative de faire fabriquer le modèle Queylar par une autre verrerie dont on ignore le nom. L’avocat poursuit ainsi : « A ce point de vue, vous-même et aussi le verrier qui vous fabrique le modèle, pouvez à tout moment être poursuivis comme contrefacteurs ». Le modèle étant déposé à l’INPI depuis 1912, Charles de Queylar revendique alors son droit d’exclusivité et menace d’intenter un procès si la coopérative ne cesse pas ses agissements controversés ! Ce que révèle ce rapport de séance, c’est que face à une concurrence forte, la coopérative, souhaitant que son produit soit identifiable grâce à son emballage, semble prête à tout, y compris à faire fabriquer un modèle déposé par une autre verrerie probablement moins coûteuse. Cette affaire est unique car il n’y a pas d’antécédent. C’est le premier exemple juridique relatif à la défense de la propriété d’un modèle déposé dans l’industrie verrière française (Serra, 2011, 217). Cette affaire illustre parfaitement l’importance de la garantie de dépôt d’un modèle et le droit à la propriété industrielle.
Conclusion
Cet article parcourt trois siècles d’histoire d’un vin illustre sublimé par son flacon qui a su voyager loin, bénéficier de toutes les innovations techniques du siècle industriel et se positionner en leader d’un marché en mouvement. C’est à la fois un des vins français les plus anciens, connu pour ses vertus thérapeutiques dès le XIVe siècle, tout en ayant su rester moderne.
Récemment, sur un chantier de restauration des caves du château de Versailles, est découvert fortuitement un lot de bouteilles de muscat de Frontignan d’avant 1950. C’est lors d’une visite de l’Architecte des bâtiments de France et de l’inspecteur de l’Équipement qu’une pièce scellée est rouverte permettant de sortir ce lot de l’oubli. Cette découverte extraordinaire souligne la pérennité des envois de muscat de Frontignan au château de Versailles, déjà attestés, il y a trois cent ans, par les correspondances inédites et confirme ainsi le caractère précieux de ce trésor local…
BIBLIOGRAPHIE
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Galtier, Gaston, La viticulture de l’Europe occidentale à la veille de la Révolution française d’après les notes de voyage de Thomas Jefferson, ed. La Journée vinicole, Montpellier, 1953.
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Serra, Laurence, Le verre comme mode d’emballage en Provence à l’époque moderne et contemporaine. Industrie, productions, commerce (1720-1920), thèse de doctorat en archéologie et histoire de l’art sous la direction de Danièle Foy, Centre Camille Jullian, Aix-Marseille Université, deux volumes, 2011.
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NOTES
1. Berger, Alain, Maurel, Frédéric, La viticulture et l’économie du Languedoc du XVIIIe siècle à nos jours, Montpellier, Éditions du Faubourg, 1980.
2. Source : archives municipales de Frontignan (AMF/HH4). Dans cette correspondance l’orthographe est aléatoire. Par exemple on retrouve qlavere et qese alors qu’il faut lire clavaire et caisse. Paléographie : Henri Amouric La3m AMU CNRS.
3. Source : archives municipales de Frontignan (AMF/HH4). Jehan Sandrau, mentionné en tant que menuisier en 1624 est devenu consul en 1650. On retrouve Phelip Roux comme consul dans les deux courriers. Paléographie : Henri Amouric La3m AMU CNRS assisté par Jean-Louis Vaysettes SRA DRAC Occitanie.
4. Source : archives municipales de Frontignan (AMF/HH4). Il doit s’agir de Charles de Machault, seigneur d’Arnouville, né en 1587, conseiller au grand conseil le 25 avril 1608, maître des requêtes le 21 août 1619, intendant des armées en Normandie, Languedoc, Bourgogne et Dauphiné, puis conseiller d’État, et doyen en mars 1665 ; mort le 16 janvier 1667, à 80 ans. Paléographie : Julien Duvaux conservateur du patrimoine ADH 34.
5. Source : archives municipales de Frontignan (AMF/HH4). En 1645 et 1650, le duc d’Orléans est le frère de Louis XIV. Son altesse royale est l’expression utilisée quand on s’adresse au frère du roi. Paléographie : Henri Amouric, La3m AMU CNRS.
6. Source : archives départementales de l’Hérault (ADH 34 IIE 55/161 folio 259).
7. Source : archives municipales de Frontignan (AMF/HH4). Paléographie : Henri Amouric, La3m AMU CNRS.
8. La première manufacture à charbon s’implante à Bordeaux dès 1723 à l’initiative d’un anglais Mitchell ; elle importe du charbon d’Angleterre ; elle est suivie par Bourg-sur-Gironde en 1726 (Bonneau, Figeac 2009, 23).
9. Source : archives départementales de Gironde (AD Gironde F12/7600 et 7626).
10. Source : archives départementales du Nord (ADN M581/228). Nous remercions Stéphane Palaude, historien des verreries des Hauts de France et membre de l’Afav (association française pour l’archéologie du verre), qui nous a autorisées à utiliser la documentation de ses recherches.
11. Dans l’état détaillé du verre sorti du port de Marseille pour l’étranger daté entre 1724 et 1786, il est fait mention de canavettes, flacons contenant l’huile d’olive, d’une contenance d’une vingtaine d’onces soit entre 50 et 60 cl (AD 13 C2300-23003 et Serra 2011, 120, 235). Cette pratique (d’une contenance moindre que 75 cl) se poursuit au XIXe siècle comme l’atteste la découverte de 200 flacons de 60 cl d’huile surfine de Marseille (en caisses) dans l’épave de l’Amphitrite coulée en 1839, retrouvée au large de Frontignan ; navire parti de Marseille à destination de Saint-Pierre en Martinique (Serra 2006, 42, 60).
12. Source : archives nationales de France, fond des colonies, série C8 B17 – 27.
13. Le manuscrit regroupant les cinq premières lettres est conservé aux archives de la Société historique du Massachussetts à Boston, la sixième est conservée à la bibliothèque du congrès de Washington et la dernière aux archives de la Société historique du Missouri.
14. Il s’agit de la collection de Willy Van den Bossche, amateur éclairé et membre de l’AFAV (association française pour l’archéologie du verre) qui a publié ce modèle dans son ouvrage Antique glass bottles (Bossche 2001, 211).
15. Il est de coutume de raconter à Frontignan que le dieu grec Heraclés, fils de Zeus, de passage sur le territoire de l’actuelle Frontignan lors de ses douze travaux, a bu du vin local pour étancher sa soif. Le vin était si bon que pour en extraire les dernières gouttes il tordit la bouteille en la pressant.
16. Grâce au moule en fonte, les bouteilles sont entièrement façonnées, du goulot jusqu’au fond, ne nécessitant plus de finitions manuelles. Le premier modèle de ce type, daté entre 1860 et 1880, conserve les torsades moulées à l’intérieur (Fig. 11 – collections du musée de Frontignan).
17. INPI : l’institut national pour la propriété intellectuelle a été créé en 1853 pour déposer une invention notamment dans le domaine industriel.
18. Cette expression est employée par Claude Bellonnet-Lacrouzette (négociant-propriétaire et maire de Frontignan de 1867 à 1870) dans un article paru dans le Messager agricole du Midi en 1866, dans lequel il vante avec passion les qualités de cet excellent vin qui a toujours été placé au premier rang par les œnologues et les gourmets.
19. Présentée à l’exposition universelle de 1900, à Paris, la machine Boucher, du nom de son inventeur (verrier de Cognac) offre une capacité de production des bouteilles décuplée. Cette machine est très vite adoptée par les verriers français et remplace le soufflage à la canne. Menacé par la concurrence extérieure, la famille De Queylar se résigne à ces investissements pour ses usines de Saint-Marcel et de Pont-de-Vivaux. Le prix de revient diminue et la verrerie marseillaise reste compétitive (Fig. 13 -collections du musée de Frontignan). D’après le journal national La voix des verriers, paru en 1902, la maison De Queylar, voulant rester compétitive fait partie des premiers établissements verriers à adopter cette nouvelle technologie française.
20. Source : archives municipales de Frontignan : rapport de la séance du Conseil d’Administration de la coopérative du 5 juillet 1924 (fond privé en dépôt).