De la Mission Racine au plan Littoral 21,
l’aménagement touristique du Golfe du Lion
De la Mission Racine au plan Littoral 21,
l’aménagement touristique du Golfe du Lion
* Géographe, maître de conférences HDR à l’Université Paul Valéry-Montpellier 3 est membre du Laboratoire de Géographie et Aménagement de Montpellier (LAGAM). Ses travaux portent sur les rapports eaux-territoires. La ville résiliente, l’urbanisme littoral, les politiques de l’eau et la renaturation des territoires ainsi que le risque inondation sont ses thèmes de recherche privilégiés, développés en France et au Canada. Il est responsable du Master PROJET.
** Historien de l’art contemporain, spécialiste reconnu de l’architecture viticole en Languedoc et en Gironde, il s’intéresse également à l’évolution de l’architecture et de l’urbanisme balnéaire en particulier dans l’Hérault. Il a collaboré à plusieurs programmes de recherche dont celui portant sur le Sud Biterrois, financé par la Fondation de France (2016-2019). Il a co-organisé en 2018 le colloque de la Fondation de France à Agde et dirigé un numéro de la revue Le Patrimoine.
*** Urbaniste et cartographe. Elle été impliquée dans plusieurs projets de recherche et d’aménagement durable centrés sur l’eau, en particulier la renaturation de la Rize en partenariat avec le Grand Lyon. Elle est désormais doctorante au sein du Laboratoire de Géographie et Aménagement de Montpellier. Sa thèse de doctorat en cours, financée par Euryal Asset Management et le Crédit Agricole Centre France, porte sur le vieillissement de la population et l’aménagement du territoire.
p. 65 à 77
Dès le XIXe siècle, des investisseurs privés s’intéressent à la côte du golfe du Lion et donnent naissance à une première génération de stations balnéaires. Au début des années 1960, la Mission interministérielle d’aménagement du littoral du Languedoc-Roussillon est créée pour planifier la réalisation d’une seconde génération de stations (la Grande-Motte, le Cap d’Agde…). L’article présente la genèse, les principaux acteurs, les principes et les réalisations de la « Mission Racine ». Il s’interroge également sur la portée du Plan Littoral 21 au regard des objectifs affichés par les pouvoirs publics, et, d’autre part, sur les conditions d’une adaptation du littoral d’Occitanie à des enjeux à la fois locaux et globaux.
As early as the nineteenth century, private investors became interested in the coastline of the Gulf of Lion and created the first generation of seaside resorts. In the early 1960s, the Mission interministérielle d’aménagement du littoral du Languedoc-Roussillon (Interministerial Mission for the Development of the Languedoc-Roussillon Coastline) was created for the implementation of a second generation of resorts (Grande-Motte, Cap d’Agde, etc.). This article presents the origins, the main actors and the principles behind and the achievements of the “Mission Racine” (« Root Mission »). It also examines the scope of the Coastal Plan 21 in terms of the objectives stated by the public authorities, and the conditions for an adaptation of the Occitanie coastline to both local and global issues.
Le 10 mars 2017, Bernard Cazeneuve, alors Premier ministre, Carole Delga, présidente de la Région Occitanie, et Marc Abadie, directeur du réseau et des territoires de la Caisse des dépôts et consignations, ont cosigné un accord-cadre fixant les grandes orientations du plan Littoral 21 et son programme de financement. Ainsi, un demi-siècle après la création de la Mission interministérielle d’aménagement du littoral du Languedoc-Roussillon dite « Mission Racine », à l’origine de la deuxième génération de stations balnéaires, les pouvoirs publics cherchent à conforter l’aménagement touristique de la côte du Golfe du Lion tout en diversifiant l’économie du littoral. Et pour cause, tout a changé en cinquante ans. Le rythme de l’urbanisation et la mise en tourisme du littoral en particulier. Désormais, le vieillissement des stations balnéaires pousse la plupart d’entre elles à engager d’importants chantiers d’adaptation commerciale et écologique. Or, les instruments de planification semblent inadaptés… à l’adaptation. Revenir sur le contexte, les acteurs et les principaux objectifs de la Mission Racine permet de montrer en quoi les enjeux du plan Littoral 21 sont à la fois nombreux, variés et stratégiques tant à l’échelle du littoral qu’à celle de la nouvelle Région Occitanie.</p
Un potentiel touristique largement inexploité
Dès le XIXe siècle, des investisseurs privés se sont intéressés à la côte du Golfe du Lion. Comme en Normandie, en Picardie ou au Pays basque, de petites stations balnéaires fraîchement sorties de terre accueillent leurs premiers touristes. Des hameaux de pêcheurs, tels Palavas-les-Flots et le Grau-du-Roi, sont modernisés à des fins touristiques. Le littoral languedocien attire des clientèles aisées venant des grandes villes limitrophes (Nîmes, Montpellier, Béziers) reliées aux nouveaux lieux de villégiature par le chemin de fer. Seule une infime partie de la population a en effet à cette époque accès à la mer, exception faite des locaux. La nature du tourisme, médical ou culturel, explique que l’on se rendait de préférence l’hiver à Collioure sur la Côte Vermeille ou à Nice sur la Côte d’Azur, à l’occasion de séjours plutôt longs 1 !
Durant les Trente Glorieuses (1945-1975) cependant, tout s’accélère. L’adoption de la troisième (1956) puis de la quatrième (1969) semaine de congés payés, la baisse du temps hebdomadaire de travail, l’accroissement du pouvoir d’achat, les offres des comités d’entreprise et la généralisation de la voiture contribuent à l’avènement de la société de consommation et des loisirs 2. Les Français sont vingt millions à partir en vacances en 1966 pour seulement huit en 1951 ; leur destination préférée ? La mer. Devant le « tropisme solaire » de cette période, l’État veut encadrer le développement touristique. Et pour cause, le littoral languedocien fait jusque-là l’objet d’un « bourgeonnement désordonné ». Jean Sagnes évoque une expansion spontanée en fonction des conditions naturelles, « les pouvoirs publics se contentant de suivre le mouvement » 3.
Quelque 300 000 estivants se rendaient sur les rivages du Languedoc au début des années 1960 4, soit dix fois moins qu’aujourd’hui. C’était peu au regard du potentiel touristique de cette côte, à savoir de grandes plages de sable et 300 jours de soleil par an qui font de cette région une des plus ensoleillées de France. À l’époque, les côtes espagnoles, une des priorités du dictateur Franco en matière d’aménagement du territoire, séduisent davantage les classes moyennes que celles, sous-équipées, du Languedoc-Roussillon, et ce d’autant que le change est très favorable aux touristes français 5. La Côte d’Azur, plus chère, en accueille toutefois une partie dans ses campings, ses locations saisonnières et ses résidences hôtelières bon marché.
Pour les pouvoirs publics l’enjeu est double. À l’échelle nationale, il faut proposer une Costa Brava « à la française » de façon à organiser le développement d’un tourisme familial et populaire à la mer. Les changements de société survenus durant cette période ont accru le rôle de la plage, devenue un espace de détente et d’exposition des corps. À l’échelle régionale, il s’agit de canaliser le développement anarchique de cabanes et de campements sur les sites les plus prisés de la côte languedocienne 6. Les reportages de l’époque montrent des plages jonchées de déchets sans sanitaires ni eau courante, et des maires démunis.
L’autre enjeu, de loin le plus important, est de littoraliser une économie largement tributaire de la viticulture 7. Cette extrême spécialisation agricole 8 et une sous-industrialisation expliquent la fragilité économique de la région. Ces facteurs justifient une diversification qui s’appuierait sur le tourisme de masse. Il faut donc capter des clientèles nouvelles (employés, ouvriers…) en aménageant le littoral. La Mission Racine, dotée de trois milliards de francs, a pour credo « la ville de loisir du plus grand nombre ». L’objectif affiché est d’accueillir un million d’estivants répartis dans six unités touristiques, et d’atteindre une capacité de 263 500 lits, soit une densité moyenne par unité égale à 100 lits par hectare. (Fig. 1)
Dès 1959, Abel Thomas, ingénieur du Génie Maritime fraîchement nommé commissaire du Massif central et du Midi, sillonne la région pour choisir l’emplacement des futures stations balnéaires. Afin d’éviter l’envolée des prix, l’État, par l’entremise de la Compagnie du Bas-Rhône et du Languedoc (BRL) et de son président, Philippe Lamour, se porte acquéreur de centaines de terrains en prétendant y créer des exploitations maraîchères et fruitières. En 1963, 3 000 hectares supplémentaires sont achetés, et 25 000 hectares, inscrits dans des zones d’aménagement différé (ZAD), le sont ultérieurement aux prix évalués par l’administration des Domaines. En évitant la spéculation foncière, l’État a gagné son pari ; il lui reste dès lors à constituer une équipe capable de concrétiser sa vision. (Fig. 2)
Fonctionnaires, ingénieurs et architectes réunis
« Un commando au sein de l’administration française » : c’est par ce titre que Pierre Racine introduit le deuxième chapitre de son livre intitulé Mission Impossible ? L’aménagement touristique du littoral du Languedoc-Roussillon paru en 1980. L’idée de créer ce commando de choc, constitué de hauts fonctionnaires, vient de Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre de l’Économie et des Finances. Reprenant l’idée d’Edgar Pisani énoncée dans la Revue Française des Sciences Politiques en avril 1956, il propose de confier la responsabilité de ce vaste chantier d’aménagement, non pas à une administration classique fonctionnant en « silo », mais plutôt à une « administration de mission » supposée plus opérationnelle. Ce faisant, la Mission interministérielle a une liberté totale sur l’aménagement du territoire et l’utilisation des budgets alloués par l’État. Enfin, le fait qu’elle dépende directement du Premier ministre la protège d’une éventuelle remise en cause de la part d’un ministère.
Le 18 juin 1963, le Premier ministre Georges Pompidou signe le décret n°63-580 portant sur la création d’une Mission interministérielle pour l’aménagement touristique du littoral du Languedoc-Roussillon. Elle est rattachée à la DATAR (délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) mise en place trois mois plus tôt. Il nomme à sa tête Pierre Racine (conseiller d’État et ancien chef de cabinet du Premier ministre Michel Debré) et confie le secrétariat général à Pierre Raynaud (inspecteur général de la construction). Ce dernier prépare les travaux de la mission, veille à la mise en œuvre des décisions et dirige le service d’études. Ce tandem est assisté d’Henri Alphonse Bariseel (secrétaire général adjoint pour la construction et l’équipement), d’Édouard Bonnaud (directeur du service régional d’études pour la construction et l’urbanisme, déconcentré à Montpellier) et de l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées Roger Vian (Travaux publics et équipement).
En plus de Pierre Joxe, rapporteur à la commission nationale d’aménagement du territoire au Commissariat général du plan, et Robert Pissère, préfet de ce que l’on appelait la « région de programme » Languedoc-Roussillon, chacun des six ministères impliqués (Intérieur, Finances et Affaires économiques, Travaux publics, Agriculture, Construction, Tourisme) dispose d’un représentant dans l’équipe de direction. Une fois constituée, la Mission a pour tâche « de définir le programme général d’aménagement de la côte du Languedoc-Roussillon, d’en déterminer les moyens d’exécution et d’en suivre la réalisation par l’État, les collectivités locales et par tout organisme public ou privé agissant avec l’aide de l’État ou sous son contrôle » 9.
Les objectifs et l’organisation de la Mission Racine
Si les grands travaux d’infrastructures (ponts, routes, ports, boisement) incombent à l’État, l’aménagement des stations est concédé à quatre sociétés d’économie mixte (SADH, SEBLI, SEMEAA, SEMETA) que la Mission Racine contrôle administrativement et financièrement. Localement, le service régional d’études travaille de concert avec les architectes et urbanistes nommés par le ministre de la Construction. Ces hommes de l’art, avec à leur tête l’architecte Georges Candilis, sont regroupés dans l’Agence pour l’aménagement du littoral du Languedoc-Roussillon (AALR), qui devient en 1977 l’Agence d’urbanisme pour l’aménagement touristique du Languedoc-Roussillon (ATLR). La première tâche de cette agence est d’établir le plan d’urbanisme d’intérêt régional (PUIR), approuvé par le décret n°64-275 du 26 mars 1964. Ce plan, qui sert de socle aux futurs outils d’aménagement et d’urbanisme, s’articule finalement autour de cinq unités touristiques : (La Grande-Motte, Bassin de Thau, Gruissan, Leucate-Barcarès, Saint-Cyprien).
Deux des unités touristiques devaient s’édifier dans l’Hérault. « La Grande-Motte », la première, à cheval sur le département du Gard, rassemble les stations existantes du Grau-du-Roi, de Carnon et Palavas, et celles, nouvelles, de La Grande-Motte et Port-Camargue, dont les travaux ont commencé respectivement en 1965 et 1969. La seconde unité touristique est celle de « Thau » qui voit, autour de la station du Cap d’Agde créée en 1967, s’agréger les stations existantes du Grau d’Agde, de Balaruc-les-Bains et de Marseillan-Plage. Le département de l’Aude, avec l’unité touristique de « Gruissan », compte en 1975 une station nouvelle (Gruissan) et deux anciennes (Saint-Pierre-sur-Mer et Narbonne-Plage). L’unité touristique « Leucate-Barcarès », située sur les départements de l’Aude et des Pyrénées-Orientales, se voit gratifiée de deux stations nouvelles (Port-Leucate et Port-Barcarès), construites à partir de 1968-1969, et de quatre anciennes (La Franqui, Leucate-Plage, Leucate et Le Barcarès). Enfin, celle de « Saint-Cyprien » voit trois de ses quatre stations existantes être aménagées et modernisées (Canet, Saint-Cyprien et Argelès-sur-Mer).
Le plan comporte la construction ou l’aménagement de douze ports de plaisance dans les stations nouvelles et dans les stations préexistantes, la création d’un réseau de voies de communication, l’assainissement et l’aménagement des étangs pour les activités nautiques, la démoustication grâce à une Entente interdépartementale créée en 1956, l’amélioration et la construction d’équipements aériens, la réalisation de réseaux d’alimentation en eau potable, ainsi que le traitement et l’évacuation des eaux usées. Évalués à 700 millions de francs (valeur 1963), ces travaux devaient être exécutés avant la construction des premiers bâtiments. Des coupures vertes sont prévues entre chaque unité touristique afin de limiter cette extension urbaine. Pour cela, la Mission charge le service des Eaux et Forêts de concevoir des espaces verts à l’intérieur des stations nouvelles, d’établir des parcs forestiers aux abords de ces dernières et d’implanter des forêts péri-urbaines : au total, le reboisement du littoral s’étendait sur 6 000 hectares. (Fig. 3) La décision de protéger des espaces naturels et de reboiser a préfiguré la création du Conservatoire du littoral en 1975 10. Les promoteurs du plan envisagent aussi que par un effet d’entraînement, les petites villes, les villages et les anciennes stations balnéaires bénéficient des investissements publics et privés concentrés sur les cinq nouvelles stations. La constellation de territoires situés dans l’aire de ces unités touristiques serait alors, du moins en théorie, modernisée sans être dénaturée.
Un laboratoire de l’architecture des vacances
« La nomination d’un architecte en chef pour chaque station, un statut hérité de la période de la Reconstruction, [permet] une maîtrise globale de l’opération. » 11 Ainsi Jean Balladur est-il chargé de La Grande-Motte et de Port-Camargue, George Candilis des stations de Port-Leucate et Port-Barcarès, Jean Le Couteur du Cap-d’Agde et les architectes Raymond Gleize et Édouard Hartané de Gruissan. Un septième projet, confié aux architectes Henri Castella et Pierre Lafitte, et prévu à l’embouchure de l’Aude, est finalement remplacé par l’aménagement de Saint-Cyprien. Ces architectes ont des trajectoires et des formations variées, bien que Balladur, Le Couteur et Gleize soient passés par les Beaux-Arts de Paris.
Chacun a en outre son style, et est chargé de concevoir le plan d’urbanisme de « sa » station et invité à assumer son parti architectural. En revanche, ces concepteurs, qui sont des modernes, ont en commun d’être des architectes des Trente Glorieuses associés aux grands programmes publics d’aménagement du territoire et d’urbanisme et à leurs contraintes liées à la réalité politique, sociale et technique d’un monde en mutation.
Leurs réalisations relèvent en effet, pour plusieurs d’entre eux, de la commande publique. Le Couteur participe à la construction de grands équipements comme l’université de Tananarive, à l’élaboration du schéma directeur du sud-Finistère à l’origine du plan routier breton – une action forte en matière d’aménagement du territoire destinée à désenclaver la Bretagne, et aussi stratégique que celle de la Mission Racine. Candilis dirige le projet du Mirail à Toulouse, tandis que Raymond Gleize a réalisé notamment depuis 1949 les grands barrages hydroélectriques du Chastang (Corrèze), de Tignes (Savoie) et de Vouglans (Jura). Tous ont également en commun d’avoir été influencés par quelques-uns des fondateurs de l’Architecture moderne, qui s’affirme avec la création de l’école du Bauhaus en 1919. Candilis a collaboré avec Le Corbusier, Le Couteur était un élève d’Auguste Perret, et Balladur a montré en imaginant La Grande-Motte combien il était dans la lignée de l’architecte Oscar Niemeyer et de ses premières réalisations à Brasilia. (Fig. 4)
Les architectes en chef de la Mission Racine cherchent donc, chacun à sa façon, à bâtir pour le plus grand nombre des cités de vacances modernes, à la fois par leur architecture, leur organisation et leur fonctionnalisme. À l’échelle de chaque îlot ou bâtiment, des architectes d’opération, sélectionnés à l’issue d’appels d’offres, déclinent les prescriptions architecturales, techniques et paysagères définies par les architectes en chef. 10 % de la surface bâtie à construire sont toutefois alloués à ces derniers, de manière à ce qu’ils imposent la facture architecturale de la station dont ils ont la charge.
Chaque station se dote d’une image forte. La Grande-Motte, comme Chandigarh en Inde ou Brasilia au Brésil, est entièrement imaginée et créée par un architecte avant-gardiste : Jean Balladur. Celui-ci privilégie des formes pyramidales inspirées du Mexique pour les immeubles d’habitation qui bordent de grands axes et entourent sans les étouffer les promenades, les allées et les bassins. Cette marque de fabrique a certes suscité la controverse. Cependant, l‘écriture architecturale, le soin apporté aux modénatures 12 qui créent un réel dynamisme, la modernité des bâtiments, leur blancheur, le traitement soigné des parties communes et surtout la logique de leurs emplacements en font des éléments bien identifiables – avec certains équipements comme la capitainerie, la passerelle Saint-Jean, l’église, le palais des congrès ou encore la mairie – et très structurants 13. C’est pourquoi la station deviendra patrimoine du XXe siècle quarante ans plus tard 14. (Fig. 5)
La place accordée aux espaces publics (le quai Georges-Pompidou) et, en particulier, aux espaces verts (le parc de la Boule-Rouge) fait de La Grande-Motte une « ville-jardin », où les quartiers sont reliés les uns aux autres par des cheminements arborés et paisibles à l’écart de la circulation motorisée : un tour de force à l’apogée de la voiture au milieu des années 1970 ! Pour Port-Camargue – un enjeu stratégique puisque la plaisance et les sports nautiques sont au centre de l’urbanisme de stations balnéaires de deuxième génération – Jean Balladur, assisté de Denis Barthélémy et Paul Gineste, met en avant la marina autour de laquelle des immeubles de faible hauteur se déploient sans faire concurrence aux pyramides de la ville voisine et aux mâts des grands voiliers. (Fig. 6)
Jean Le Couteur bâtit la ville du Cap-d’Agde en plans étagés afin de respecter la majesté du site. Il veut « échapper à tout prix à l’aspect architectural de “grands ensembles” construits trop rapidement » 15. Son projet initial, qui était de couvrir les habitations d’un toit-terrasse, est remanié suivant le souhait du sénateur-maire de Béziers, Pierre Brousse, alors président de la Société d’aménagement du Cap-d’Agde. Partisan du style méditerranéen et rejetant les terrasses à l’arabe, il impose la couverture en tuile canal et affadit l’image voulue par l’architecte. Le Couteur traite avec soin les espaces publics en reprenant le « langage » du Port-Saint-Martin (sols en basalte dont est faite la vieille ville d’Agde, mobilier urbain, espaces verts). À Gruissan, les immeubles, caractérisés par la forme de leur toit constitué de voûtains, s’harmonisent entre eux par des décrochements et une variation de la hauteur et des volumes. Leucate et Barcarès sont définis par leurs ports respectifs et la grande linéarité du site. Hormis pour ces dernières, les stations sont construites autour des ports nouvellement créés. Ceux-ci représentent « incontestablement la réalisation la plus spectaculaire de l’aménagement touristique. » 16 Sur les 19 prévus à l’origine, 14 ont été creusés. Inauguré le 30 juillet 1967, le port de La Grande-Motte est le premier maillon de cette longue chaîne portuaire.
La Mission Racine s’inscrit alors dans le cadre de la politique naissante de l’aménagement du territoire dont le but est de répondre aux besoins d’équipements (routes, autoroutes, rail, aéroports, stations de montagne et littorales…). Cette politique prolonge les chantiers de l’après-guerre et constitue l’un des volets clefs de la politique de modernisation de la France voulue par le président Charles de Gaulle et poursuivie par son successeur Georges Pompidou. Le tourisme, qui nécessite des infrastructures, s’impose peu à peu au chapitre des priorités économiques (on parle « d’industrie du tourisme ») au même titre que l’indépendance énergétique, la souveraineté agro-alimentaire ou encore la modernisation de l’appareil industriel.
D’autres littoraux que celui du Golfe du Lion font l’objet d’un traitement spécial de la part de l’État, et d’abord le Centre-ouest atlantique 17. Sur les 680 kilomètres de côtes séparant l’estuaire de la Loire du Pays basque, les pouvoirs publics recherchaient les moyens d’accueillir un million d’estivants. Mais il leur fallait protéger les terres agricoles et les espaces naturels remarquables (baie de Bourgneuf par exemple) 18. L’analyse des premiers plans d’occupation des sols (POS) révélait une tendance des élus locaux à ouvrir des zones à l’urbanisation et à réduire la portée des schémas directeurs d’aménagement et d’urbanisme (SDAU) qui garantissaient un équilibre entre protection de l’environnement et aménagements 19. Une Mission interministérielle pour l’aménagement de la Côte Aquitaine (MIACA), voisine de la Mission Racine, est mise en place de 1967 à 1988. En Gironde et dans les Landes, l’objectif des pouvoirs publics est de faire du tourisme un volet supplémentaire du développement économique et social de ces départements, alors qu’au Pays basque, il est d’améliorer l’organisation urbaine de la côte. La MIACA engage alors, comme la Mission Racine quelques années plus tôt, une politique foncière active et un programme général d’équipements et de services 20. L’urbanisation est contenue en retrait de la façade dunaire. Les nouvelles unités touristiques s’organisent à partir des noyaux urbains existants : Carcans, Lège, Vieux-Boucau, Capbreton… L’accent est mis sur la sauvegarde des espaces naturels par le gel des zones sensibles (180 000 hectares), la création de réserves (4 000 hectares) et la fondation du parc naturel régional des Landes de Gascogne en 1970.
Des études et des propositions d’aménagement plus ou moins suivies d’effets ont aussi concerné l’actuelle région des Hauts-de-France, la Normandie et la Bretagne. L’État, résume Alain Merckelbagh, a eu un rôle clef dans l’évolution du littoral, plus encore par les aménagements qu’il a décidés en Languedoc-Roussillon et en Aquitaine que par les orientations qu’il a préconisées en Basse-Normandie, en Bretagne et dans les Pays de la Loire. Rétrospectivement, la MIACA et la Mission Racine sont symptomatiques de l’organisation volontariste de l’espace telle qu’elle a été mise en œuvre dans les années 1960 et 1970 : l’approche était planificatrice et descendante, et de grands commis de l’État étaient à la manœuvre. Micheline Cassou-Mounat observe cependant dès 1981 que « si la MIACA est officiellement responsable de l’aménagement de la Côte Aquitaine, elle est loin d’être le seul intervenant. Les collectivités locales jouent un rôle de premier plan [planification urbaine, camping…] » 21. « La répartition des rôles entre les différents acteurs, publics et privés, s’inscrit dans le contexte politico-économique de la période : l’État décide, contrôle et prend en charge les grandes infrastructures ; les collectivités locales et les départements viabilisent et équipent les sites par le biais de sociétés d’économie mixte, sous le contrôle des architectes en chef ; le secteur privé réalise les constructions, toujours sous le contrôle des architectes en chef, sur les terrains revendus au prix coûtant et parfois au prix de l’habitat temporaire traditionnel », insiste Thierry Lochard au sujet de la Mission Racine 22.
Le retour des territoires dans l’aménagement du littoral
D’Abel Thomas à Pierre Racine, les hauts fonctionnaires ont eu tendance à dresser un sombre tableau économique et social du Golfe du Lion, de manière à justifier une intervention forte de l’État dans des territoires vierges ou sous-équipés, pour ne pas dire sous-développés. Les municipalités de Canet, Mauguio, Gruissan ou encore de Valras n’ont pas attendu l’État pour affirmer dès l’entre-deux-guerres la vocation touristique de leur commune, en prenant des dispositions particulières en matière de fiscalité ou d’urbanisme. Les maires, pour la plupart politiquement de gauche et promoteurs d’un tourisme balnéaire populaire, risquaient de devenir les spectateurs d’un gigantesque dispositif national dont ils n’ont été prévenus que sur le tard. Pour Bernard Kalaora et Anne Konitz, dans un contexte de forte revendication régionaliste, « ce projet rencontre une hostilité locale qui dénonce l’utilisation de l’activité touristique comme seule ressource pour ces territoires. Le milieu politique intervient dans le débat, remettant en cause cet aménagement : “tourisme de classe”, tempête le Parti communiste ; “interventionnisme étatique peu libéral”, déplorent certains milieux de droite » 23.
Pourtant, souligne Christine Delpous-Darnige, malgré leur faible pouvoir de négociation, ces élus locaux ont presque tous fini par adhérer au projet initié par le pouvoir gaulliste, réussissant parfois à l’amender localement afin de profiter au maximum des moyens alloués à la Mission Racine. Avaient-ils, du reste, le choix ? Les pouvoirs publics n’avaient-il pas la partie facile en raison de l’intérêt que le général de Gaulle portait au projet (il était présent à La Grande-Motte en 1967 pour suivre l’état d’avancement des travaux), et des risques électoraux qu’il y avait à s’opposer à un projet de « développement » et du manque de ressources des collectivités ? L’arrivée progressive des premiers résidents à partir de 1968 à La Grande-Motte, a probablement convaincu les élus que le pari était en passe d’être gagné. Pourtant, selon Bernard Kalaora et Anne Konitz, le modèle du « tout tourisme » littoral languedocien a également rencontré une contestation au sein même de l’État. Les auteurs distinguent ceux qui, « au ministère de la Construction, auraient préféré lui voir une vocation industrielle et économique plus marquée, [des] autres [qui] contestent la logique de l’équipement touristique induisant plus d’urbanisation qui, à terme, menacera le milieu littoral [ou qui] perçoivent que cette logique d’aménagement rationnel accélère des phénomènes qu’elle voudrait éviter, notamment une urbanisation anarchique » 24.
De fait, le littoral attire désormais de 3 à 5 millions de personnes en été : le tourisme balnéaire est l’un des moteurs du développement économique de la nouvelle région. Le bilan, cinquante ans après, est cependant à nuancer, selon un rapport du Conseil économique et social de l’ex-Région Languedoc-Roussillon, daté de 2010 25. Celui-ci dénonce pêle-mêle le peu d’attention prêté à l’arrière-pays littoral, il est vrai oublié à l’époque par Pierre Racine, le vieillissement des infrastructures et des immenses copropriétés de logements touristiques. Il liste une série de difficultés, comme le logement saisonnier, le faible nombre de logements sociaux, la question de la dessaisonalisation du tourisme, l’indispensable professionnalisation de la filière, le manque de partenariat entre les acteurs du tourisme et ceux de l’urbanisme. La « requalification des stations ne peut plus être ignorée », insistent les auteurs. En 2018, un sévère rapport de la Cour des comptes 26 relatif au tourisme diagnostique des causes multiples du manque de compétitivité de l’Occitanie dans ce secteur qui reste cependant déterminant pour son économie : un schéma régional manquant de cohérence, un comité régional du tourisme affaibli, un secteur économique imparfaitement accompagné, des retombées économiques, évaluées à 565 millions d’euros en 2014, concentrées sur quelques-unes des collectivités « dessinant une carte très segmentée de l’espace touristique régional », l’attribution de dotations de l’État pour aider les collectivités « à assurer la promotion touristique de leurs territoires et adapter leurs équipements aux pics de fréquentation l’été ».
En outre, la Mission Racine a paradoxalement précipité l’urbanisation incontrôlée du littoral. Il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner l’évolution du rapport entre les zones naturelles et agricoles, d’une part, et les zones urbaines, commerciales et industrielles, d’autre part. Les surfaces urbanisées sont passées de 1 905 ha en 1950 à 21 489 ha en 2018 27. Jadis inexistants, les campings occupent désormais des parties conséquentes des communes du littoral. À Agde par exemple, l’hôtellerie de plein air s’étend sur 182 hectares (soit 4 % de la superficie communale). Dans la commune voisine de Vias, les campings occupent 208 hectares ! Le tourisme n’est pas l’unique facteur d’artificialisation des sols. En effet, les difficultés d’accès au logement que rencontrent les ménages dans les villes-centres, la pénurie de gisements fonciers pour les grands consommateurs d’espaces (grande distribution, logistique…), en concurrence directe avec l’agriculture, expliquent le report ou l’accentuation des pressions exercées par les aménageurs sur le littoral, déjà très attractif. (Fig. 7)
« L’initiative privée a pris le relais [de l’État] en développant un parc important de résidences secondaires et près de 53 000 lits marchands, en camping pour l’essentiel » 28. Le marché s’est ainsi peu à peu substitué aux pouvoirs publics. Le durcissement et la diversification des outils de planification urbaine ont tout au plus permis de limiter les conséquences environnementales et sociales de son action. Pour répondre à l’accroissement de la population (elle a doublé en cinquante ans), mais aussi pour attirer les investisseurs (nautisme, hôtellerie…), les différentes collectivités (communes, Départements, Région) ont également favorisé de fait l’étalement urbain.
L’artificialisation des espaces naturels et ruraux a un impact négatif sur la biodiversité et les rendements agricoles. Rétrospectivement, le processus de littoralisation a aussi augmenté l’exposition aux risques naturels en construisant des habitations et des équipements à moins de 500 mètres de la mer. Les problèmes d’érosion des plages très fréquentées l’été et d’élévation progressive du niveau de la mer poussent aujourd’hui les pouvoirs publics à remettre en cause cette urbanisation du littoral, en particulier dans les zones les plus basses et sableuses. Plus d’un million de mètres carrés seront, directement ou indirectement, touchés par ces aléas à l’horizon 2100 : logements, commerces, équipements publics et privés doivent par conséquent faire l’objet de fortes mesures d’adaptation. Des secteurs de la côte du Golfe du Lion comme le Sud-Biterrois sont désormais si vulnérables au risque de submersion marine que l’État envisage de relocaliser à distance de la côte une partie des activités commerciales et touristiques, dont il a autrefois facilité l’implantation. À ceci près que l’État a, en 1982 et 1983, avec les lois de décentralisation, transféré aux Conseil régional et Conseils généraux les compétences d’aménageur global du littoral, la Mission Racine cédant alors la place à un Syndicat mixte pour l’aménagement touristique du littoral.
L’autonomie des collectivités et la coopération intercommunale se sont depuis renforcées (lois, entre autres, de 1992, 2004, 2014 et 2015). Ce faisant, les collectivités se retrouvent être aujourd’hui les véritables artisans de la réorganisation du littoral. Il leur faut à la fois diversifier l’offre touristique et conforter le tissu industriel en difficulté, localisé parfois de longue date dans les territoires littoraux et surtout rétro-littoraux. Cependant, elles n’ont pas de moyens financiers à la hauteur des enjeux à cause de la contribution de l’État jugée insuffisante au regard de leurs compétences et de leurs recettes fiscales, qui dépendent de la situation économique des entreprises et des ménages. En outre, des blocages législatifs et réglementaires freinent l’expérimentation urbaine et l’innovation architecturale. Comment, dans ces conditions, développer une stratégie foncière ambitieuse ? Comment tester, en grandeur nature, la réversibilité de bâtiments dont les usages sont amenés à changer ? Comment inciter (obliger ?) des centaines de milliers de propriétaires à entreprendre des travaux (studios cabines, petits commerces…), tant pour répondre aux effets du réchauffement climatique que pour concourir à la modernisation de stations balnéaires vieillissantes ? Quelle voie leur montrer, faute, en vérité, d’exemples à suivre et de projets suffisamment convaincants ? Les élus locaux sont conscients qu’ils ne peuvent pas répondre isolément à un chantier aussi colossal que complexe et coûteux, d’où le lancement le 1er juillet 2016 du plan Littoral 21 par la nouvelle Région Occitanie et l’État.
Le Plan Littoral 21, une nouvelle ambition ?
La nouvelle Région Occitanie a poursuivi la politique de l’ancien Languedoc-Roussillon en matière de tourisme. Dès 2016, elle se positionne comme chef de file. Elle crée une direction pour coordonner plus efficacement ses actions en faveur de la mer. Elle relance également le parlement de la Mer, une instance consultative à l’écoute des acteurs du monde maritime, de façon à les fédérer et à favoriser la concertation entre les usagers de la mer et du littoral. La Région Occitanie et l’État décident conjointement en juillet 2016 d’un plan pour donner un nouvel élan à l’économie maritime et littorale à l’horizon 2050. Le tourisme reste au cœur de « l’économie bleue ». Les actions prévues dépassent toutefois le seul cadre du tourisme (modernisation d’infrastructures portuaires, résilience du bâti, énergies renouvelables…). Le 10 mars 2017, à Montpellier, un accord-cadre, signé entre la Région, l’État et la Caisse des dépôts et consignations, prévoit sur la période 2017-2020 de mobiliser pour les actions du plan Littoral 21 près d’un milliard d’euros, dont 300 millions de la Région. Le discours prononcé ce jour-là par le Premier ministre témoigne de l’intérêt renouvelé de l’État envers le littoral languedocien bien des décennies après la Mission Racine. Il insiste sur la nouvelle répartition des rôles dévolus aux acteurs du littoral : « Les projets aujourd’hui ne viennent plus d’en haut. Ils sont issus des territoires, portés par des acteurs locaux et construits en partenariat avec l’État » 29. En juillet 2018, le plan Littoral 21 permet d’engager 150 dossiers à hauteur de 250 millions d’euros. Ainsi, dans l’Hérault, le Cap d’Agde, Vias et La Grande-Motte aménagent-ils leurs fronts de mer. Dans l’Aude, sont programmés l’extension du port et la requalification de la place des Arènes à Leucate, ainsi que la valorisation éco-touristique de l’île Sainte-Lucie à Port-la-Nouvelle. Dans les Pyrénées-Orientales, le plan finance l’espace d’accueil des saisonniers d’Argelès-sur-Mer, le réaménagement du front de mer de Banyuls ou encore la construction du futur aquarium de Canet-en-Roussillon.
L’édition 2021 se concentre sur les trois thématiques suivantes : la valorisation et le recyclage des déchets à la mer ou issus d’activités maritimes, la gestion quantitative et qualitative de l’eau en lien avec les activités de la plaisance dans les ports et dans la conception et la maintenance nautique, et enfin le tourisme résilient sur le littoral, qui consiste à développer des solutions pour des infrastructures, des équipements et des services touristiques réversibles, autonomes et sans impact sur le bord de mer. (Fig. 8) Le risque est de vouloir apporter des réponses techniques qui, mises bout à bout, ne débouchent pas sur un véritable projet de territoire. L’autre risque, comme c’est presque toujours le cas avec les plans de relance d’après crise, est de répondre dans la précipitation aux déficits d’équipements sans esquisser un travail de fond en faveur de la transition écologique. Les études de prospective, les ateliers d’urbanisme et les « expérimentations » d’où sortent des idées originales ne manquent pourtant pas 30. Mais contrairement aux « solutions » de l’ingénierie publique et surtout privée, ces travaux trouvent peu d’échos sur le terrain car ils s’inscrivent dans le très long terme.
Le temps de la Mission Racine est, en tout état de cause, révolu. L’État, d’abord, n’est plus seul à décider des actions à mener en matière d’aménagement du territoire. Sont passées par là notamment la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, ainsi que la loi NOTRe adoptée un an plus tard par le législateur. Le rôle de l’État est d’impulser des politiques publiques, de cofinancer et de contrôler – lorsque c’est de son ressort – les travaux en cours. La concertation, ensuite, est le passage obligé de tout plan d’aménagement. En l’espèce, le plan Littoral 21 a été longuement débattu avec les collectivités locales, les acteurs de l’économie régionale et le parlement de la mer. Et, enfin, des appels à projets périodiques rythment la mise en œuvre du plan. Ainsi les collectivités territoriales sont-elles amenées, le plus souvent en partenariat avec le secteur privé ou des universités par exemple, à proposer des projets qui répondent au cadre d’action défini préalablement par la gouvernance partagée du plan Littoral. La place des architectes semble être passée au second plan. Élisabeth et Christian de Portzamparc ainsi que Laurence Tubiana, négociatrice de l’accord de Paris sur le climat, ont certes rédigé un rapport commandé par le Premier ministre Manuel Valls au sujet du littoral 31. Ce rapport, peu diffusé, n’a pas eu l’écho espéré par ses auteurs, puisque leurs recommandations (la création d’un parlement de l’urbanisme par exemple) n’ont pas été retenues dans les appels à projets qui ont suivi.
L’édition 2021 se concentre sur les trois thématiques suivantes : la valorisation et le recyclage des déchets à la mer ou issus d’activités maritimes, la gestion quantitative et qualitative de l’eau en lien avec les activités de la plaisance dans les ports et dans la conception et la maintenance nautique, et enfin le tourisme résilient sur le littoral, qui consiste à développer des solutions pour des infrastructures, des équipements et des services touristiques réversibles, autonomes et sans impact sur le bord de mer. (Fig. 8) Le risque est de vouloir apporter des réponses techniques qui, mises bout à bout, ne débouchent pas sur un véritable projet de territoire. L’autre risque, comme c’est presque toujours le cas avec les plans de relance d’après crise, est de répondre dans la précipitation aux déficits d’équipements sans esquisser un travail de fond en faveur de la transition écologique. Les études de prospective, les ateliers d’urbanisme et les « expérimentations » d’où sortent des idées originales ne manquent pourtant pas 30. Mais contrairement aux « solutions » de l’ingénierie publique et surtout privée, ces travaux trouvent peu d’échos sur le terrain car ils s’inscrivent dans le très long terme.
Le temps de la Mission Racine est, en tout état de cause, révolu. L’État, d’abord, n’est plus seul à décider des actions à mener en matière d’aménagement du territoire. Sont passées par là notamment la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, ainsi que la loi NOTRe adoptée un an plus tard par le législateur. Le rôle de l’État est d’impulser des politiques publiques, de cofinancer et de contrôler – lorsque c’est de son ressort – les travaux en cours. La concertation, ensuite, est le passage obligé de tout plan d’aménagement.
En l’espèce, le plan Littoral 21 a été longuement débattu avec les collectivités locales, les acteurs de l’économie régionale et le parlement de la mer. Et, enfin, des appels à projets périodiques rythment la mise en œuvre du plan. Ainsi les collectivités territoriales sont-elles amenées, le plus souvent en partenariat avec le secteur privé ou des universités par exemple, à proposer des projets qui répondent au cadre d’action défini préalablement par la gouvernance partagée du plan Littoral. La place des architectes semble être passée au second plan. Élisabeth et Christian de Portzamparc ainsi que Laurence Tubiana, négociatrice de l’accord de Paris sur le climat, ont certes rédigé un rapport commandé par le Premier ministre Manuel Valls au sujet du littoral 31. Ce rapport, peu diffusé, n’a pas eu l’écho espéré par ses auteurs, puisque leurs recommandations (la création d’un parlement de l’urbanisme par exemple) n’ont pas été retenues dans les appels à projets qui ont suivi.
Conclusion
La Mission Racine a permis de faire sortir des sables des stations balnéaires pour tous en un temps record. Le contexte économique (plein emploi, forte croissance…) était favorable à la réussite d’une telle opération. Toujours est-il que l’État a remporté son pari en s’appuyant sur une équipe restreinte, animée par Pierre Racine. Depuis, des centaines de milliers de touristes français et étrangers se pressent l’été sur la côte pour y séjourner : le tourisme balnéaire est maintenant un pilier de l’économie régionale. L’architecture de La Grande-Motte, autrefois qualifiée de « Sarcelles-sur-Mer » rappelle Gilles Ragot 32, séduit même aujourd’hui les actifs des bassins d’emploi voisins qui lui reconnaissent de grandes qualités. Reste qu’après la période des grands travaux qui s’est échelonnée de la fin des années 1950 jusque dans les années 1980, le principe d’équilibre entre zones bâties et zones naturelles du plan régional est oublié.
Les collectivités territoriales, devenues les architectes des politiques d’urbanisme, ont localement prolongé l’action aménagiste de l’État dans le but de renforcer l’attractivité touristique de la côte – mais en ordre dispersé et sans tenir compte des signes précurseurs d’une vulnérabilité croissante aux aléas et aux difficultés économiques et sociales. Le problème n’est pas propre au Languedoc : la dynamique résidentielle et touristique ne s’est pas relâchée sur le littoral français, bien au contraire 33. Dans son rapport sur la gestion du trait de côte et la recomposition du littoral sur la côte ouest de Vias (Hérault), la Cour régionale des Comptes insiste d’ailleurs sur l’absence de stratégie d’ensemble locale comme…de solutions juridiques nationales (2021). La loi du 22 août 2021 relative à la lutte contre le dérèglement climatique et renforçant la résilience face à ses effets pourra-t-elle changer la situation ? Des dispositions prévoient notamment pour les collectivités concernées la possibilité d’élaborer des stratégies locales de gestion du trait de côte, l’identification tous les 9 ans de la liste des communes touchées par le recul du trait de côte, et l’élaboration de cartographies. Les SCoT et les PLU devront aussi prendre en compte ce phénomène. La loi crée en outre un droit de préemption prioritaire relatif au recul du trait de côte.
En attendant, la décentralisation et le renforcement des intercommunalités ont bel et bien favorisé le laisser-faire par choix politique, par déficit stratégique ou par manque de moyens, au bénéfice des investisseurs privés (banques, assurances, mais aussi particuliers), et ce, en dépit des dispositions législatives et réglementaires censées limiter la « bétonisation » du littoral. L’action publique a toujours oscillé, au temps de la Mission Racine, entre l’urbanisation et la protection de la nature 34. Cette ambiguïté persiste car le plan Littoral 21 n’a pas (encore ?) opéré d’arbitrages très forts à l’avantage de ce qu’il reste de nature sur le littoral, et plus globalement en faveur de l’adaptation aux changements climatiques, démographiques, sanitaires et sociaux. L’explication tient moins à l’activisme des lobbies de la promotion immobilière et du BTP auprès des élus, qu’à l’absence de projets locaux suffisamment convaincants. De deux choses l’une : ou bien les pouvoirs locaux voient la question de l’adaptation comme un frein au développement de leur territoire, et le plan Littoral 21 n’aura été qu’un plan de plus, ou ils la considèrent comme le principal moteur d’un des plus grands chantiers d’aménagement durable que la France ait été amenée à mettre en œuvre, comme la Mission Racine naguère.
BIBLIOGRAPHIE
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https://www.gouvernement.fr/partage/7533-grau-du-roi-discours-de-manuel-valls
consulté le 12 août 2019.
NOTES
1. TOULIER, 2016.
2. CORBIN, 2001, TOULIER, 2016.
3. SAGNES, 2001.
4. PINCHON, 2009.
5. BARBAZA Yvette, Le paysage humain de la Costa Brava, Armand Colin, Paris, 1966, ainsi que CALS Joan, ESTEBAN Juli, TEIXIDOR Carles, « Les processus d’urbanisation touristique sur la Costa Brava », Revue Géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, Tome 48, Fasc. 2, Toulouse, 1977, p. 199-208.
6. RACINE, 1980.
7. La viticulture a connu des crises successives après celle de 1907.
8. RACINE, 1980.
9. Article 6 du décret n°63-580 portant sur la création d’une Mission interministérielle pour l’aménagement touristique du littoral du Languedoc-Roussillon.
10. LOCHARD, 2016.
11. LOCHARD, 2016, p. 67.
12. « Le mot modénature désigne l’ensemble des éléments architecturaux qui permettent d’animer une façade : appuis, arcs, bandeaux, chapiteaux, corniches, encadrements, etc. Intégrés dès le départ à la construction ou rapportés après coup, ces éléments caractérisent le style du bâtiment en remplissant une double fonction : technique et décorative. » (Source : site internet futura-sciences.com).
13. RIEUCAU, 2000. ; RAGOT, 2016 ; LOCHARD, 2016.
14. RAGOT, 2016. Les stations sont aujourd’hui reconnues pour leur qualité architecturale et urbaine. Les stations du Cap d’Agde, Gruissan, La Grande-Motte, Port-Barcarès et Port-Leucate ont été classées en 2010 au Patrimoine du XXe siècle. La capitainerie, le quai d’honneur et la marina de Port-Camargue l’ont été en 2015.
15. Journal de la Ville d’Agde, juin 2010, édition spéciale 40 ans, p.6. 16. RACINE, 1980. 17. Voir notamment : Aménagement du littoral Centre-ouest atlantique, régions des Pays-de-la-Loire et du Poitou-Charentes. Loire-Atlantique, Vendée, Deux-Sèvres, Charente-Maritime ; rapport préliminaire : juin 1972 / Aménagement du littoral Centre-ouest atlantique, Atelier d’études ; collab. Ateliers régionaux d’études économiques et d’aménagement rural Pays-de-la-Loire et Poitou-Charentes. – Les Sables d’Olonne : ALCOA, 1972. 18. MASSOUD et PIBOUBES, 1994. 19. RENARD, 1975. 20. www.giplittoral.fr. 21. CASSOU-MOUNAT, 1981, p.41. 22. LOCHARD, 2016. 23. KALAORA et KONITZ, 2004, p. 88. 24. KALAORA et KONITZ, 2004, p. 87. 25. Conseil économique et social-Région Languedoc-Roussillon, 2010, www.cesdefrance.fr/pdf/1095. 26. COUR DES COMPTES, 2018, p. 555. 27. Sources : IGN. Ces données concernent les communes littorales. 28. Ibid. 29. Voir la déclaration du Premier ministre www.vie-publique.fr/discours/202753-declaration-de-m-bernard-cazeneuve-premier-ministre-sur-les-grandes-o. 30. Une quinzaine d’étudiants du Master PROJET (Université Paul Valéry Montpellier 3) se sont penchés sur l’avenir des paillotes, en partenariat avec le syndicat du SCoT Biterrois, en 2022 ; une centaine d’étudiants de licence à l’école d’architecture de Montpellier ont imaginé le futur de Frontignan, en 2021 ; quatre élèves de l’école d’architecture de Marne-la-Vallée ont travaillé sur le littoral héraultais face au changement climatique en 2018 avec l’aide de la DDTM de l’Hérault, etc. Voir aussi ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, Appel à projets – cinq territoires recomposent le littoral, traits urbains, hors-série, hiver 2016-2017 –, Innovapresse, 108 p., ou bien quelques années plus tôt Garcez C. (dir.), Le littoral en projets, collection « Grands territoires », éditions Parenthèses, Marseille, 141 p. 31. www.gouvernement.fr/partage/7533-grau-du-roi-discours-de-manuel-valls. 32. RAGOT, 2016. 33. MERCKELBAGH, 2009. 34. PARRINELLO, BÉCOT, 2019.